samedi 22 juillet 2017

Le jour avant le bonheur ★★★★★ de Erri De Luca

Plonger dans les romans d'Erri De Luca, c'est entrer dans un univers hors de notre temps, côtoyer des personnages attachants, avoir le sentiment de les connaître, de partager leur quotidien, baigner dans une atmosphère particulière et s'en imprégner, c'est un voyage qui ne s'oublie pas et qui invite à jouir pleinement de la vie. 
Ici, c'est une plongée dans Naples de l'après-guerre, Naples que l'auteur connaît bien, personnage à part entière dans ce récit, Naples magnifiée «Elle est belle la nuit, notre ville. Elle est pleine de danger, mais aussi de libertés. [...] La lumière du jour accuse, l'obscurité de la nuit donne l'absolution.», Naples chaude et vivante «Les ruelles les plus étroites et les plus braillardes du monde.»
Naples, témoin des quelques années d'adolescence du narrateur, que nous suivons, jeune orphelin vivant dans un basso (maison typiquement napolitaine) aux côtés de Don Gaetano, concierge de l'immeuble qui sera comme un père pour lui. Don Gaetano lui transmettra son savoir et les rudiments de la vie afin de lui permettre de voler de ses propres ailes. 
Don Gaetano narre l'histoire de Naples, narre la guerre, il raconte sa rencontre avec un Juif qu'il a caché pendant la guerre, ou encore comment les habitants de Naples se sont organisés pour repousser l'envahisseur...«Naples s'était consumée de larmes de guerre, elle se défoulait avec les Américains, c'était carnaval tous les jours. C'est à ce moment-là que j'ai compris la ville : monarchie et anarchie. Elle voulait un roi, mais pas de gouvernement. C'était une ville espagnole. L'Espagne a toujours connu la monarchie, mais aussi le plus fort mouvement anarchiste. Naples est espagnole, elle se trouve en Italie par erreur.» 
«Les histoires de Don Gaetano [...] étaient nombreuses et tenaient dans une seule personne. C'était parce qu'il avait vécu en bas, disait-il, et que les histoires sont des eaux qui vont au bout de la descente. Un homme est bassin de recueil d'histoires, plus il est en bas plus il en reçoit.», elles sont poignantes, suscitent l'émotion, témoignent de la richesse intérieure des Hommes et nous poussent aussi à nous interroger sur le bonheur, sa quête et ce qu'il en reste une fois le bonheur passé.
Les livres occupent une place importante dans ce récit, ils sont un moyen pour le narrateur d'échapper à la solitude, et comme dans "Trois chevaux", l'auteur partage une nouvelle fois de belles réflexions sur les livres «Les livres gardent l'empreinte d'une personne plus que les vêtements et les chaussures. Les héritiers s'en défont par exorcisme, pour se libérer du fantôme. Le prétexte est qu'on a besoin de place, qu'on étouffe sous les livres.» 
L'écriture est belle, sincère et juste, elle est fluide et transparente, empreinte de poésie, d'humanité et d'humilité. «L’écrivain doit être plus petit que la matière dont il parle.»
Sous le charme je suis tombée ...

«Merci, merci, merci, disaient mes yeux, d'être là.»

********************
«Est-ce que les Juifs sont faits d'une autre substance ? Ils ne croient pas en Jésus-Christ et moi non plus. Ce sont des gens comme nous, nés et élevés ici, ils parlent le dialecte. Nous n'avions rien à voir avec les Allemands. Ils voulaient commander, pour finir ils mettaient les gens contre les murs et les fusillaient, ils dévalisaient les magasins. Mais quand est venu le moment de où la ville s'est jetée sur eux sur eux, ils couraient comme nous, ils perdaient toute leur morgue. Mais qu'est-ce qu'ils leur avaient fait aux Allemands, les Juifs ? On n'a jamais pu l'éclaircir. Chez nous, les gens ne savaient même pas que les Juifs, un peuple de l'Antiquité, existaient. Mais quand ils s'est agi de gagner de l'argent, alors tout le monde savait qui était juif. Si on mettait à prix la tête des Phéniciens, on était capable de les trouver chez nous, même de seconde main. Car il y avait des ordures qui servaient d'indics.
Les gens mettent toute une vie à remplir des étagères et les fils s’empressent de les vider et de tout jeter. Que mettent-ils sur les étagères, des fromages, du caciocavallo ? Il suffit que vous m’enleviez ça de là, me disent-ils. Et là se trouve la vie d’une personne, ses envies, ses achats, ses privations, la satisfaction de voir grandir sa propre culture centimètre par centimètre comme une plante.
Tu cherches à tout prix un saint. Il n'y en a pas, pas plus que des diables. Il y a des gens qui font quelques bonnes actions et une quantité de mauvaises. Pour en faire une bonne tous les moments se valent, mais pour en faire une mauvaise, il faut des occasions, des opportunités. La guerre est la meilleure occasion pour faire des saloperies. Elle donne la permission. En revanche, pour une bonne action, aucune permission n'est nécessaire.
Don Gaetano comprenait l'économie du pays en regardant la charrette du chiffonnier, ce que jetaient les gens. «Nous sommes en train de devenir des seigneurs, ils ont jeté une vieille baignoire, carrément, ils jettent même les matelas de laine, ils ont acheté ceux avec les ressorts. Ils jettent les machines à coudre à pédale. Ils croient au courant électrique comme à la vie éternelle, et s'il s'arrête ? »
La nature marche par couples, la scopa marche par désaccouplement. Le donneur de cartes a intérêt à conserver tout accouplé, l'adversaire, non. C'est une lutte entre l'ordre et le chaos. Laissez-moi prendre au sérieux le jeu de la scopa.
«Allez au bord de la mer et jetez une pierre dans l'eau pour moi.» Je pensais qu'il n'avait plus toute sa tête à force de rester là-dessous. Je lui ai répondu que je ne savais pas si j'irais de ce côté-là, que la ville se soulevait. «C'est un de nos rites, pour nous c'est le jour de l'an, demain. Nous le fêtons en septembre. Une pierre lancée dans l'eau est pour nous le geste qui nous délivre de nos fautes. L'année commence demain pour nous. Puisse le Nôtre faire d'aujourd'hui le jour avant le bonheur.»
Nous sommes montés au milieu des genêts, puis sur la pierraille. Nous sommes arrivés au bord du cratère, un trou large comme un lac, où disparaissait la pluie fine du nuage avant de toucher terre. Le nuage de l'été nous trempait, mouillés de sueur et de sa pluie. Tout n'était que paix dans ce sac de brume légère, une paix tendue qui concentrait le sang. Sur le bord du volcan, à la fin de la montée, je sentis que mon sexe avait gonflé. Je m'éloignai de don Gaetano prétextant un besoin urgent. Quelques pas en descente suffirent à m'enfermer dans la densité du nuage et j'évacuai mon envie, en la répandant sur la cendre compacte. Don Gaetano m'appela et je le retrouvai.«Ça c'est la nature, mon garçon, quand tu es seul dans un de ces coins perdus et que tu te connais.» J'étais étourdi, le nuage m'avait fait entrer dans son bain, il avait soufflé sa vapeur sur mon visage et me gardait enfermé. Les yeux ouverts ou clos, je voyais la même chose, un voile sur les paupières et le sang blanc qui montait jusqu'à la pointe de mon sexe. C'était la nature et je l'abordais pour la première fois.
C'était un soir qui élargissait les pores, tout ce que je voyais m'émerveillait. Pas de lune, les étoiles suffisaient pour voir loin. [...] Devant et au-dessus, le ciel débordait de galaxies. [...] En fait, il s'étendait à l’œil nu et ressemblait à un mimosa en mars, avec ses grappes fleuries, surchargé de points nébuleux, jetés pêle-mêle dans le feuillage, serrés au point de cacher le tronc. Ils descendaient au ras de la barque, je les voyais entre la barque et son béret bien enfoncé sur la tête. Cet homme, le pêcheur, n'y prêtait pas attention. Un homme pouvait-il vraiment s'habituer à ça ? Être au milieu des étoiles et ne pas les chasser de son dos ? Merci, merci, merci, disaient mes yeux, d'être là.
Les désirs des enfants donnent des ordres à l'avenir. L'avenir est un serviteur lent, mais fidèle.
À l'âge des émotions, le cœur ne suffit pas à maîtriser la poussée du sang. Le monde tout autour est bien petit face à la grandeur qui se déchaîne dans la poitrine? C'est l'âge où une femme doit se réduire à la petite taille du monde. Un choc intérieur lui fait croire qu'elle n'y arrivera pas, se réduire demande une trop grande violence.
Elle détacha les mains de mes hanches et sortit de mon sexe tout le oui qui avait couru en elle. Mon oui d’épuisement et d’adieu, de bienvenue, le oui de la marionnette qui s’avachit sans la main qui tient ses fils. Je glissai sur le côté et je vis le lit taché de sang.« C’est le nôtre, c’est l’encre de notre pacte. Tu as mis en moi ton initiale, que j’ai attendue, intacte. Je lui donnerai un corps et un nom. »«Ils ne peuvent pas être vrais, don Gaetano, c'est une hallucination due au café bouillant.- Ils existent bien pourtant. C'est le dernier peuple inventé par le monde, le dernier arrivé. Ils savent la guerre et les autos. C'est un peuple de grands enfants. Si tu leur demandes où ils se trouvent, ils répondent : loin de chez nous. Ils existent. Pour eux, c'est nous les inexistants. Nous nous croisons, ils passent devant nous et ne nous voient pas. Ils vivent ici et ne voient même pas le volcan. J'ai lu dans le journal qu'un marin américain est tombé dans la bouche du Vésuve. Rien de bizarre, il ne l'a pas vu.»»

********************

Quatrième de couverture

Nous sommes à Naples, dans l’immédiat après-guerre. Un jeune orphelin, qui deviendra plus tard le narrateur de ce livre, vit sous la protection du concierge, don Gaetano. Ce dernier est un homme généreux et très attaché au bien-être du petit garçon, puis de l’adolescent. Il passe du temps avec lui, pour parler des années de guerre et de la libération de la ville par les Napolitains ou pour lui apprendre à jouer aux cartes. Il lui montre comment se rendre utile en effectuant de menus travaux et d’une certaine façon, il l’initie même à la sexualité en l’envoyant un soir chez une veuve habitant dans leur immeuble. Mais don Gaetano possède un autre don : il lit dans les pensées des gens, et il sait par conséquent que son jeune protégé reste hanté par l’image d’une jeune fille entraperçue un jour derrière une vitre, par hasard, lors d’une partie de football dans la cour de l’immeuble. Quand la jeune fille revient des années plus tard, le narrateur aura plus que jamais besoin de l’aide de don Gaetano… 
Dans la veine de Montedidio, ce nouveau livre du romancier italien s’impose comme un très grand roman de formation et d’initiation.

Éditions Gallimard, Collection Du monde entier, mai 2010
138 pages
Traduit de l'italien par Danièle Valin

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire