jeudi 2 novembre 2017

Le triomphe de Thomas Zins ★★★★☆ de Matthieu Jung

Une belle découverte pour moi et pour laquelle je remercie vivement les éditions Anne Carrière et Babelio Masse critique. Un moment de lecture assez troublant, parfois déroutant, assurément très dense, une plongée réelle et vertigineuse, dans la France des années 1980, de l'ère Mitterrand, dans une société qui broie les singularités.

Un pavé de 750 pages (un peu long et fastidieux, peut-être aurait-il mérité d'être raccourci quelque peu) que j'ai dévoré, les pages se tournent très facilement, et il a été impossible pour moi de fausser compagnie à Thomas Zins, le héros, l' anti-héros surtout de cet opus ô combien intrigant. 

Ah cette période déstabilisante et inconstante de l'adolescence, empreinte d’ambiguïté (à l'instar de Thomas, personnage tendre et insensible, fragile et solide à la fois), de doutes comme de rêves, d'interrogations, une période d'initiation, de construction ... dans la rupture parfois, et les désillusions; elle en a fait couler de l'encre. Se révéler aux autres, à soi-même, avec ses différences, ses propres désirs et aspirations, et s'assumer tel que l'on est, ouvertement, et ainsi prendre le pouvoir sur sa propre vie, même si elle se révèle être aux antipodes des standards de la société et d'autrui...Un challenge déjà pas évident à relever à l'âge adulte, alors en pleine puberté, une mission difficile, voire impossible ... pour Thomas Zins. 
«Ils sont là à nous casser les couilles avec leurs droits de l'homme et tutti quanti, mais la vérité c'est qu'un être humain, suffit de le faire souffrir suffisamment fort et suffisamment longtemps pour le transformer en une gentille petite chiffe molle bien obéissante. On peut tuer quelqu'un rien qu'en lui parlant. Quelqu'un à qui tu répètes à longueur de temps quelque chose qu'il ne parvient pas à supporter, s'il n'entend plus jamais nulle part dire le contraire, au bout d'un moment il meurt. Soit il se suicide, soit il tombe malade et il meurt.»
Le triomphe de Thomas Zins est un roman d'apprentissage original, aux notes sombres, que je qualifierais davantage de roman de dés-apprentissage ! Car sans vouloir trop en dire, c'est bien d'une descente aux enfers dont le lecteur se rend témoin en tournant les pages de ce roman.

L'écriture de Matthieu Jung est captivante, riche, très recherchée, le vocabulaire des adolescents de l'époque côtoie un langage parfois très soutenu (morigéner, puînée...un vocabulaire que l'on n'emploie pas tous les jours !), et les portraits des protagonistes sont saisissants.

J'ai aimé les passages que Matthieu Jung insère dans son récit, qui évoquent Tchernobyl ou encore Hiroshima (évoqué dans un très court et édifiant passage ) ou qui relatent certains pans de la vie du grand-père et du père de Thomas Zins, nous donnant notamment des détails très intéressants sur la Guerre d'Indochine et les conflits qui ont impliqué la France, et sur le retour malheureux en France des soldats impliqués dans ces conflits, traités en paria et traînés aux gémonies.
«Un zéro, broyé sans recours par l'Histoire. Dans les manuels scolaires, prévaudrait désormais la version des faits succincte et manichéenne forgée par les gaullistes : pendant la Seconde Guerre mondiale, l'Indochine était un repaie de colons véreux (tautologie) et de pétainistes veules (pléonasme). Dans cette atmosphère méphitique, la graine de héros germait mal.»
Je ne résiste pas à la tentation de partager avec vous ce bouleversant passage sur Hiroshima, qui m'a profondément chamboulée et émue aux larmes :
«Si Enola Gay n'avait pas largué «Little Boy», papa serait mort. [...] «S'il n'y avait pas eu Hiroshima, nous ne serions jamais revenus d'Indochine.» Les Japs auraient exterminé les Blancs, jusqu'au dernier. Ou bien ils auraient laissé les Viets fanatiques exécutés la besogne. La cité Herault, à grande échelle. Dans la marmite bouillante, la marmaille. [...] Si plusieurs dizaines de milliers d'êtres humains n'avaient pas été pulvérisés en quelques secondes, les 6 et 9 août 1945, si des innocents n'avaient pas vu leur peau fondre comme un plastique surchauffé puis se décoller de leur chair en lambeaux noirâtres, si les rescapés n'avaient pas agonisé durant des semaines, rien n'existerait de ce qui est aujourd'hui. Dans les visages de ceux qui n'étaient pas morts sur le coup, les orbites elles-mêmes avaient disparu. En lieu et place des narines et de la bouche, ne subsistaient plus que trois orifices informes, par où circulaient d'ultimes, d'atroces souffrances.Quelle cause mérite-t-elle que tant de martyrs éprouvent ces indescriptibles souffrances ? Imagine que cinquante méduses t'injectent simultanément leur venin. Ou bien pose trois secondes sur ton vente la semelle d'un fer à repasser réglé à pleine puissance. A lors tu sauras à quel prix tu as payé ta vie et à quels procédés, pour se perpétuer, l'humanité recourt.»
Ces courts chapitres, imbriqués dans le récit, n'ont pas de réel lien avec la trame, mais ils n’enlèvent rien à la qualité de cet opus, je dirais même qu'ils ajoutent de la substance et de la profondeur à ce roman. Assurément, un roman d'une grande qualité. Thomas Zins, un être insaisissable ... saisissant, qui ne va me quitter de si tôt ! A découvrir !


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«L'acné juvénile, une taille inférieure de presque dix centimètres à la moyenne nationale, zéro roulage de pelle au compteur et un dépucelage inenvisageable pour cause d'atrophie zobienne auraient démoli n'importe qui, surtout si on ajoute à ces tares un zozotement, des jambes arquées et des cheveux si noirs qu'en cinquième Noëlle Gaudel traitait Thomas de Portugais!Seulement un dur à cuir comme Zins ne s'avoue pas vaincu devant l'adversité. Il rame fort contre le courant pour quitter la mauvaise passe.
Cet entêtement, chez les prolétaires, à confondre miches et nichons, à cause de l'assonance de ces deux noms communs...La simple lecture d'un San Antonio permet pourtant de vérifier que «miches» ne signifient pas «seins» mais «fesses»!
Il n'avait plus autant reniflé depuis la quatrième, le jour où le père Goriot a rendu l'âme à la pension Vauquer sans avoir embrassé un dernière fois ses filles, drame à la suite duquel Thomas Zins a résolu d'abandonner la carrière de footballeur professionnel pour devenir écrivain. Oui, Honoré de Balzac a convaincu le collégien que rien désormais sur terre ne lui procurerait plus de joie que d'agencer des mots en phrases, et des phrases en chapitres, et des chapitres en romans, afin de provoquer émotions violentes et méditations fécondes chez ses «frères humains».
Alors, insurgé sans émeute, diplômé en solitude, encerclé de boudins, l'atrophié zobien Thomas Zin a choisi l'exil.
Ce que sa mère peut énerver Thomas, parfois...Elle et ses amies fustigent sans arrêt les bonshommes, n'empêche qu'à l'heure d'aller se faire trouer la peau sur le champ de bataille, elles ne se bousculeront pas au portillon. Jusqu'à preuve du contraire, les cimetières militaires ne sont pas peuplées de femmes. Ce ne sont pas des poilues qui reposent, anonymes, sous les milliers de croix blanches alignées dans la campagne meusienne. Il est certes affreux de perdre un fils ou un mari ou un frère, mais quand on est une mère éplorée ou une veuve éplorée ou une sœur éplorée la vie continue, alors que quand on est mort, on est mort.[...] Quelle perspective atroce, de mourir à la fleur de l'âge, sans avoir connu l'amour !
Les battements de son coeur s'accélèrent. Il transpire, maintenant ! Il va puer le fauve, à ce train-là. Qu'est-ce que tu veux, bon sang ? C'est satisfaisant, peut-être de te tripoter ta nouille chinoise avant de t'endormir en ressassant les occasions manquées de la journée ? Tu l'aimes, ta vie ? Que préfères-tu ? Rester un éternel adolescent qui se réfugie dans l'imaginaire ou te colleter à la réalité pour infléchir le cours des événements ? Après l'enterrement du père Goriot, est-ce que Rastignac rentre pleurnicher à la pension Vauquer ? Non. En contemplant Paris du sommet d'une colline, il déclare : «À nous deux maintenant !»
- Ah ! socialiste ! Tu veux que je te dise ? Ton Mitterrand, c'est un sâpré salopard. Il nous a fait de belles promesses pour se faire élire, et maintenant, à Pompey, à Neuves-Maisons, il veut nous fermer les aciéries. Mais pas question, pas question. On le laissera pas faire, à la C.G.T.Comment reprocher son égarement idéologique à ce brave mais inculte prolétaire, dont les œillères du stalinisme réduisent le champ de vision historique ? 
Avec l'amour, on guérit de tout.De tout.
Les bourgeois sont bourrés de défauts, d'accord, mais ils connaissent les bonnes manières. À peu près leur seule vertu, d'ailleurs, à ces vachards. Mamie, par exemple. L'exploitation ouvrière, elle s'en tamponne le coquillard, n'empêche qu'à table, si papa sauce son assiette avec un morceau de pain qu'il a planté au bout de sa fourchette, elle s'exclame : «Serge enfin! Où as-tu attrapé cette manie ? » Bientôt, au contact de cette grand-mère de compétition, Céline apprendra à son tour les règles de savoir-vivre.
Durand, un lieutenant homosexuel, s'est attiré les faveurs d'un officier japonais qui, contre paiements en nature, l'a autorisé à organiser un juteux marché noir de denrées alimentaires. Pour les brebis galeuses de cette engeance-là, la devise qui prévaut ici se résume à : «Chacun pour sa peau». L'infortune agit sur les âmes avec l'implacable efficacité d'un révélateur chimique.  
- Comment ça, tu ne te marieras jamais ?- Non, le mariage c'est pour les bourgeois.Quand mamie prend cet air pincé, là, ça signifie qu'elle est vexée, donc que son petit-fils a vidé juste. Bien fait. De temps en temps, elle traite maman de haut, bien lui faire comprendre que papa, l'aîné des enfants Zins, a commis une erreur en la choisissant pour épouse. Et pourquoi a-t-il commis une erreur ? Parce-que maman vient d'une classe inférieure et qu'elle ignore tout des codes sociaux requis. Elle dit ce qu'elle pense, notamment. Or tu ne sais jamais ce que pensent les bourgeois. Si tu commets une gaffe devant eux, ils ne t'en feront pas la remarque, mais ton impair sera noté dans le grand registre invisible qu'eux seuls compulsent et, jusqu'à ton dernier souffle, tu seras catalogué dans la catégorie de «plouc» ou «malotru», et tricard à jamais. 
Parcours magique quotidiennement renouvelé, bonheur de flâner dans les librairies d'occasion lorsque y règne le calme feutré qui précède la fermeture, joie de picorer quelques pages d'un livre au titre attirant, allégresse de dénicher un joyau signé Cavafy, Gripari ou Peyreffitte, bohème déclinante d'un Paris où, les uns après les autres, les cinémas d'art et d'essai et les librairies d'occasion ferment et sont rachetés par de cupides marchands du Temple qui viennent écouler leurs stocks de vêtements. D'ici la fin du mois, les guirlandes de Noël auront terminé de défigurer la ville.
Col roulé Benetton bleu ciel rentré dans son 501, ceinture Façonnable en tissu bleu marine traversé d'une bande rose pâle horizontale et cuir lisse marron foncé aux deux extrémités avec boucle arrondie dorée, mocassins Sebago bleu marine cousus main sur semelle cuir, achetés sept cent cinquante francs chez Caractère, Burlington bleu foncé à losanges blanc et bleu marine, liserés jaunes. En principe, il est paré.
Quand on est adolescent, on ne s'habille pas en fonction de ses goûts, on se contente d'imiter les autres afin d'éviter les bâches - un minimum de jugeote permet de le deviner.
Les doigts croisés derrière sa nuque, il s'applique à distinguer, sur l'écran sombre et infini qui a été déroulé au-dessus de lui, le graphisme étincelant des constellations.»

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Quatrième de couverture

Thomas Zins a quinze ans et il ambitionne de devenir enfin un homme. Le jour de son entrée en seconde, une aventure s’offre à lui, promesse d’un amour absolu, d’un amour de légende. Elle s’appelle Céline Schaller, elle a « de magnifiques yeux gris-bleu, soulignés d’un trait de maquillage trop appuyé, qui donne à son visage quelque chose de vulgaire ». Au premier regard qu’elle pose sur lui, Thomas vibre de tout son être. Dans ce frisson, il puise l’énergie de déplacer les montagnes. Mais à peine a-t-il triomphé que le jeune conquérant fait l’amère expérience de l’insatisfaction. Il lui faut plus, il lui faut tout ! Prêt à vendre son âme à quiconque se propose de le guider dans sa quête de succès mondains et érotiques, il devient la proie de corrupteurs plus aguerris que lui. Mauroy, Fabius et Chirac se succèdent à Matignon. Renaud, Gainsbourg et les Rita Mitsouko occupent les premières places du « Top 50 ». Bernard Giraudeau, Gérard Lanvin et Valérie Kaprisky se partagent le haut des affiches de cinéma. Thomas Zins, pour sa part, passe les « années Mitterrand » à saccager son rêve. Moderne en diable par les dévoilements qu’il opère, le roman d’apprentissage que nous offre Matthieu Jung nous ramène aussi aux classiques du genre, puisque sa figure centrale est celle d’un grand héros romantique.

Editions Anne Carrière, août 2017
750 pages
Prix de la feuille d'or 2017 au Livre



Matthieu Jung est né à Nancy et vit à Paris. Il est l’auteur de Principe de précaution (Stock, 2009) et de Vous êtes nés à la bonne époque (Stock, 2011).




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