mardi 13 février 2018

Couleurs de l'incendie ★★★★★ de Pierre Lemaitre

Il n'y a, à tout prendre, ni bons ni méchants,
ni honnêtes gens ni filous, ni agneaux ni 
loups; il n'y a que des gens punis et des 
gens impunis.
Jacob Wassermann

Un superbe roman aux couleurs ... du talent !
La suite d'Au revoir là-haut, mais qui peut très bien être lue sans avoir lu le premier tome de cette trilogie.
Le roman commence en 1927, quatre ans après la fin du premier et deux ans avant la grande dépression.
Pierre Lemaitre nous plonge dans la France de l'entre deux guerres, une France indifférente à ses héros qui peinent à retrouver du travail, et dans laquelle l'injustice sociale règne, dans cette époque instable avec la crise économique de 29 et ces nombreuses faillites, les complots financiers qui sévissent, les médias à la morale douteuse, le cynisme des capitalistes, la montée du nazisme en Europe... une époque qui se dirige droit vers la catastrophe, et qui, étrangement, est bien proche de la nôtre...
Couleurs de l'incendie, c'est aussi une belle histoire de vengeance et d'émancipation féminine, celle de Madeleine Pericourt (découverte dans le premier tome), victime de trahisons et déclassée socialement, mais qui fera tout ce qui est en  son pouvoir pour se relever.
De l'humour, de nombreux rebondissements, une machination machiavélique, un récit tiré au cordeau, une écriture fluide et impeccable, et aucun temps mort... un cocktail gagnant qui fait de ce roman un excellent moment de lecture, un roman haletant, un plaisir de lecture qui vaut absolument le détour, même si celui-ci est, à mon avis, d'une moindre intensité que le précédent.
Pierre Lemaitre prend des libertés avec l'Histoire, et j'ai beaucoup apprécié le «dessous des cartes» qu'il nous propose à la fin du roman et qui nous permet de resituer certains événements du roman dans la vraie Histoire.
Vivement le troisième volume !
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«Si, les obsèques de Marcel Péricourt furent perturbées et s'achevèrent même de façon franchement chaotique, du moins commencèrent-elles à l'heure. Dès le début de la matinée le boulevard de Courcelles était fermé à la circulation. Rassemblée dans la cour, la musique de la garde républicaine bruissait des essais feutrés des instruments, tandis que les automobiles déversaient sur le trottoir ambassadeurs, parlementaires, généraux, délégations étrangères qui se saluaient gravement. Des académiciens passaient sous le grand dais noir à crépine d'argent portant le chiffre du défunt qui couvrait le large perron et suivaient les discrètes consignes du maître de cérémonie chargé d'ordonner toute cette foule dans l'attente de la levée du corps. On reconnaissait beaucoup de visages. Des funérailles de cette importance, c'était comme un mariage ducal ou la présentation d'une collection de Lucien Lelong, le lieu où il fallait se montrer quand on avait un certain rang".
Depuis quelque temps, vieillir était devenu son activité principale. «Je dois me surveiller en permanence, disait-il, je crains de sentir le vieux, d'oublier mes mots ; j'ai peur de déranger, d'être surpris à parler tout seul, je m'espionne, ça me prend tout mon temps, c'est épuisant de vieillir...»
Son article, intitulé «Ouf, un scandale !», faisait mine de se féliciter de la succession des affaires qui ne cessaient de secouer le pays. Autrefois exceptionnelles, elles s'étaient «heureusement imposées aujourd'hui comme la matière première des journalistes, ravissant les lecteurs les plus exigeants par l'extrême diversité de leur éventail. Le rentier peut ainsi se repaître de scandales boursiers, le démocrate de scandales politiques, le moraliste de scandales sanitaires ou moraux, l'homme de lettres d'affaires artistiques ou judiciaires... La République en offre pour tous les goûts. Et tous les jours. Nos parlementaires manifestent dans ce domaine une imagination qu'on ne leur connaît ni en matière de fiscalité ni sur l'immigration. L'électeur attend avec impatience qu'ils mettent cette créativité au profit de l'emploi. Entendez : du chômage, puisqu'en France les deux mots ne sont pas loin de devenir des synonymes».
Que les parlementaires continuent donc à parlementer stérilement, comme ils en raffolent, mais qu'ils laissent se consacrer au bien ceux qui ont le courage de se lever de bonne heure, c'est à dire à l'heure où l'Assemblée et le Sénat dorment encore du sommeil du juste.
- Ce n'était pas à proprement de l'information, c'était des nouvelles. Un quotidien diffuse les nouvelles utiles à ceux qui le font vivre.- Quoi... Ces articles... étaient payés ?- Tout de suite les grands mots ! Un journal comme le nôtre ne peut pas exister sans appuis, vous le savez bien. Lorsque l'Etat soutient un emprunt de cette importance, c'est qu'il l'estime nécessaire à l'économie du pays ! Vous n'allez tout de même pas nous reprocher d'être patriotes !- Vous publiez sciemment des informations mensongères...- Pas mensongères, là, vous allez trop loin ! Non, nous présentons la réalité sous un autre jour, voilà tout. D'autres confrères, dans l'opposition par exemple, écrivent l'inverse, ce qui fait que tout cela s'équilibre ! C'est de la pluralité de points de vue. Vous n'allez pas, en plus, nous reprocher d'être républicains !
- [...] Personne ne veut d'une nouvelle guerre. Hitler fait monter les enchères pour devenir chancelier, il hausse le ton, mais il cherchera une voie pacifique. Les conflits coûtent trop cher.- Chacun jugera... Et l'histoire dira.
Que les riches soient riches, c'était injuste, mais logique. Qu'un garçon comme Robert Ferrand, visiblement né dans le caniveau, se complaise à être entretenu par la grue d'un capitaliste, ça renvoyait tout le monde dos à dos, l'humanité n'était décidément pas une bien belle chose.
- On peut tout contrôler, monsieur le président, à la condition, je cite, «de ne pas violer le secret des relations entre leurs banquiers et leurs clients». Et comme la plupart des exilés fiscaux choisissent la Suisse, ça nous renvoie à la case départ.[...]- Quand même, il y a le bordereau de coupons...Il faisait allusion à une procédure de transmission automatique de nom des contribuables qui devaient quelque chose au fisc.- Abandonné en février 1925. Les banquiers n'en voulaient pas. Il faut «veiller à ce que les mesures gouvernementales ne portent pas atteinte au secret des banques».- Alors, si je comprends bien...on ne fait rien !- Absolument. Tout le monde pense que si on contrôle les riches, ils vont aller mettre leur argent ailleurs. «Et quand la France, je cite, sera un pays de pauvres, qu'est-ce qu'on fera ?»
Son talent, elle le doit entièrement à la peine, au chagrin, parce que c'est son signe de naissance, elle est une enfant de la douleur, du début à la fin, voici la fin.
Nos parlementaires généralement si fiers de leur Révolution française sont pourtant bien mal placés pour reprocher aux Français de lutter pour leurs libertés parce que, lorsque «le gouvernement viole les droits du peuple, l'insurrection est le plus sacré des devoirs». C'est dans l'article 35 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. »
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Quatrième de couverture

Février 1927. Le Tout-Paris assiste aux obsèques de Marcel Péricourt. Sa fille, Madeleine, doit prendre la tête de l'empire financier dont elle est l'héritière, mais le destin en décide autrement. Son fils, Paul, d'un geste inattendu et tragique, va placer Madeleine sur le chemin de la ruine et du déclassement.
Face à l'adversité des hommes, à la cupidité de son époque, à la corruption de son milieu et à l'ambition de son entourage, Madeleine devra déployer des trésors d'intelligence, d'énergie mais aussi de machiavélisme pour survivre et reconstruire sa vie. Tâche d'autant plus difficile dans une France qui observe, impuissante, les premières couleurs de l'incendie qui va ravager l'Europe.

Couleurs de l'incendie est le deuxième volet de la trilogie inaugurée avec Au revoir là-haut, prix Goncourt 2013, où l'on retrouve l'extraordinaire talent de Pierre Lemaitre.

Éditions Albin Michel,  janvier 2018
535 pages

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