mardi 13 février 2024

Le grand cercle ★★★★☆ de Maggie Shipstead

Waouh, quel livre ! Quelques 800 pages, lues très vite car on s'y attache au personnage (fictif) de Marian Graves, une pionnière de l'aviation au féminin, à ses compagnons de route, aux autres femmes qui déambulent dans ces pages, à son frère jumeau Jamie, à Caleb. Des personnages à la psychologie fouillée.

Quel pavé foisonnant de beauté, d'amitié, d'amour, de passions, de libertés, d'aventures, de rebondissements, de désillusions aussi et qui nous fait traverser la grande Histoire de la première moitié du XXème siècle avec panache. C'est passionnant!

Les chapitres se chevauchent entre passé et présent; une autre femme, Hadley Baxter, actrice de cinéma, occupe une grande place également dans ce roman. Elle doit jouer le rôle de Marian Graves dans un prochain film, et nous la suivons dans son parcours pour entrer dans le personnage de Marian et l'incarner au mieux. Tout comme Marian, elle aspire à être une femme libre.

J'ai préféré les pages dans le passé, le personnage de Marian Graves a un destin tellement hors du commun, tellement puissant. Elle est une femme forte, luttant courageusement pour s'affirmer, suivre son instinct, poursuivre, vivre ses rêves, se libérer des carcans sociétaux.
« Savoir ce que l'on ne veut pas est aussi utile que savoir ce que l'on veut. Peut-être plus. »
L'écriture est fluide et très prenante même si quelques dizaines de pages en moins auraient été tout aussi appréciables Le livre est aussi très agréable à tenir malgré son poids. J'en ai aimé la douceur de ses pages.

Un excellent moment de lecture, un beau et inspirant portrait de femme. Si vous aimez le romanesque, n'hésitez pas une seconde ! Et si vous avez quelques jours de congés devant vous, c'est encore mieux 😉


« Manifeste, disait mon coach. Manifeste. J'étais censée regarder dans le miroir et manifester à mon esprit le corps que je voulais. Tout en portant des poids, je me penchais vers l'avant, je pliais les genoux, j'ouvrais les bras vers l'extérieur puis vers le haut. Mon coach appelait ça le papillon. J'essayais d'imaginer le corps que je voulais, mais tout ce que je voyais c'était un papillon qui se débattait dans une atmosphère lourde et marécageuse. Engage le cœur de ton être! disait mon coach.
Il y a un moment déjà, j'ai eu un psy, brièvement, qui m'a conseillé d'imaginer un tigre éclatant chaque fois que je doutais de moi, d'imaginer que le tigre était la source de ma force, mon essence. Je devais me le figurer de plus en plus éclatant, et voir par ailleurs une épaisse couche de poussière se poser sur tout le reste jusqu'à ce que le monde entier soit gris à l'exception de mon tigre. Le tigre était comme la fiole de lumière blanche dans ce film de super-héros. Ce tigre était grotesque. Ce tigre, c'était moi. Ce tigre, c'était tout sauf moi.
Tout le monde sait que Los Angeles est une ville peuplée de gens dans le déni. Tout le monde sait que c'est une ville de silicone et d'acide hyaluronique, de prêcheurs charismatiques sur vélo d'appartement et de gourous de la muscu, de cristaux guérisseurs et de bols tibétains, de probiotiques et de jus détox, de lavements du côlon et d'œufs en jade qu'on s'enfonce dans le vagin et d'onéreuse huile de serpent dont on asperge son pudding chia/noix de coco. Nous nous purifions pour la vie comme s'il s'agissait de la tombe. C'est une ville qui a terriblement peur de la mort. J'ai dit ça à Oliver un jour, et il m'a trouvée un brin négative. Je l'ai dit à Siobhan, et elle m'a filé le nom d'un psy. Je l'ai dit au psy, et il m'a demandé si je trouvais que les gens avaient tort de craindre la mort. J'ai dit que selon moi la peur n'était pas le problème, que le problème était plutôt de se débattre. Qu'au lieu de se débattre pour défier la mort on devrait tout faire pour l'accepter. Et là il m'a dit : Hum, imaginez un tigre. »

« Jimmy Doolittle décrit un cercle et atterrit. Le vol est bref, seulement quinze minutes, banal à l'exception du cache opaque qui obstrue le cockpit et le coupe de tout hormis de ses instruments. On appelle cela voler à l'aveugle. Certains de ses instruments sont expérimentaux, notamment l'horizon artificiel gyroscopique Sperry. Dans une forme plus récente, un avion fixe (vous) est superposé à une sphère à cardans. L'hémisphère du dessous est noir, celui du dessus est bleu (la Terre, le ciel), et l'ensemble vous oriente par rapport à la planète. Cet objet rendra l'avenir possible. Avant, par mauvais temps, on ne volait pas, et par conséquent aucun vol n'était programmé. Pas vraiment. Aucune compagnie aérienne fiable ne pouvait exister, bien entendu. Les pilotes de l'aéropostale tentaient leur chance. Bon nombre d'entre eux mouraient. Avant, si vous perdiez de vue le sol assez longtemps, vous aviez de grandes chances d'être cuit. Si vous traversiez une masse nuageuse, vous aviez de grandes chances de vous retrouver dans une spirale, même si vous aviez aussi de grandes chances de ne pas vous en rendre compte avant qu'il ne soit trop tard. Haut, bas, gauche, droite, nord, sud : tout cela à un angle terrible vous entraînant en dehors du ciel. Les survivants décrivent un état de confusion extrême.
Lorsque Doolittle vole avec l'invention de Sperry, bien des pilotes, en dépit de leurs nombreux camarades morts après être tombés en vrille, ne pensent pas qu'un tel instrument soit nécessaire et se vexent même quand on leur suggère d'y avoir recours. Les plus prudents regardent de près les indicateurs pour s'assurer de ne pas virer par inadvertance, mais, si vous vous laissez distraire et que vous vous engagez dans une spirale, ces indicateurs ne vous seront pas d'une grande aide. Ceux qui ont la chance d'être encore en vie (parmi lesquels la Truite) disent entre eux que les pilotes morts le sont parce qu'il leur manquait le « petit truc » magique et insaisissable.
Il faut voler à l'instinct, disent-ils. En d'autres termes : un vrai pilote sent dans ses tripes chaque mouvement de son avion. 
Sauf que, ce qui vous guide, ce ne sont pas vos tripes, mais votre oreille interne. Et votre oreille interne vous ment.
Un homme dont on bande les yeux avant de l'installer sur une chaise soumise à une lente rotation pensera s'être arrêté lorsqu'il ralentira. Il pensera que le siège est reparti dans l'autre sens lorsque celui-ci sera à l'arrêt. L'erreur se produit tout au fond de son oreille, parmi les minuscules cellules ciliées et le fluide qui se déplacent dans les canaux semi-circulaires du labyrinthe osseux. Ce sont ces infimes instruments internes incroyablement fragiles qui détectent le lacet, le tangage et le roulis de la tête humaine - de merveilleux petits bidules, certes, mais pas assez perfectionnés pour le vol.
Imaginez un biplan. Si on le laisse faire, l'avion commencera naturellement à virer sur l'aile, à s'engager lentement dans un virage régulier et insidieux qu'un pilote ne peut pas toujours détecter si le véritable horizon est assombri par l'obscurité ou des nuages. Ni votre instinct ni votre oreille interne ne prendront la peine de vous alerter sur un virage régulier si vous restez dedans un certain temps, et, sans l'aide des bons instruments, vous croirez voler droit et à une altitude stable. Mais le nez de l'avion plongera vers la terre, sa trajectoire se réduira, commencera à décrire un entonnoir. Peu après, vous vous apercevrez que votre vitesse a augmenté alors que votre altitude a diminué, que le moteur se plaint et que les haubans chantent, que les cadrans bougent et que vous êtes écrasé contre votre siège, et, sans horizon artificiel, vous conclurez que votre avion est en train de plonger (la vitesse qui augmente, l'altitude qui décroît), pas qu'il est dans un virage. Arrivé à ce point, l'avion a peut-être viré à la verticale ou plus, il se trouve peut-être à l'envers, et, en tirant sur le manche pour redresser le nez, vous ne ferez que serrer encore plus le virage.
En anglais, ce genre de virage engagé est surnommé  « spirale de cimetière ».
Ensuite, l'un des trois scénarios suivants se produira. Soit en sortant du bas du nuage vous aurez assez de temps pour comprendre où se trouve le sol, stabiliser l'appareil et vous en tirer. Soit l'avion ne résistera pas à la tension et se disloquera. Soit vous descendrez en flèche avant de vous écraser contre la terre, l'océan ou ce qui se trouve au-dessous de vous. »

« Octobre se presse contre novembre. La cime des arbres se pare d'or, les peupliers d'Amérique sont aussi éclatants que la chair d'abricot. Le paysage flamboie et chatoie. »

« Lui a ensuite sorti un truc comme quoi L.A. c'est la poussière, les pots d'échappement et ce vent chaud et sec qui vous met à cran et déclenche des incendies sur le flanc des collines, des déchirures discontinues dans le fin papier qui nous sépare des gigantesques nuages de fumée de l'enfer, c'est le soleil qui ne fléchit jamais et le brouillard frais de l'océan qui la nuit se déroule sur tout le bassin comme un drap d'hôpital blanc et propre qu'on enlève le matin. C'est un croissant de lune dans un ciel ecchymosé de vert parce que le coucher du soleil l'a tabassé de ouf. C'est la paresse d'une lune hamac qui s'élève au-dessus des lignes haute tension, des silhouettes squelettiques des pylônes, des cyprès hirsutes et des sommets des palmiers dont la forme noire et hérissée de rascasse se dresse sur des troncs trop maigres. C'est le Big One qui va transformer la ville en tas de gravats et mettre le feu aux décombres, mais avec un peu de chance pas aujourd'hui. C'est l'évidence de faire remarquer que l'autoroute ressemble à un bracelet de rubis tendu le long d'un bracelet de diamants, un fleuve de lave qui s'écoule à contre-courant d'un fleuve de bulles de champagne. Les gens parlent de cette ville qui s'étale, eh ouais, la ville est une pochtronne, une salope hilare étalée de tout son long en robe pailletée, les jambes par-dessus les canyons, la jupe répandue sur les collines, et elle scintille, et elle vibre, elle est chatouilleuse à la lumière. Pas la peine de t'acheter une carte des étoiles. De rouler en voiture les yeux bêtement levés vers le ciel parce que t'y es déjà, mec. T'es dedans. Tout ça n'est qu'une immense carte des étoiles.  »

« J'ai appris une chose : on n'aime pas simplement une personne, on aime la vision qu'on a de la vie avec cette personne. »

« Mon frère, un artiste, m'a dit que ce qu'il souhaitait exprimer dans ses tableaux était une impression d'espace infini. Il savait que sa tâche était impossible en cela que, même si une toile avait la capacité d'accueillir un tel concept, nos esprits seraient vraisemblablement incapables de le saisir. Mais il disait croire, la plupart du temps, que les intentions inatteignables étaient celles qui en valaient le plus la peine. Mon vol a pour intention déclarée un but banal et, je le crois, atteignable, mais cette intention résulte de mon propre désir fondamentalement irréalisable de comprendre l'échelle de notre planète, de voir autant de choses que je le peux. Je souhaite mesurer ma vie à l'aune des dimensions du globe. »

« Être dans les airs signifiait être perdu pour tout le monde hormis pour vous-même [...]. »

« J'imagine que, quand les gens se voient rappeler en permanence qu'ils pourraient mourir, qu'ils vont mourir, ils font plus d'efforts pour être en vie. Tu ne trouves pas ? »

« Je suis bien contente qu'il n'ait pas fait les dessins qu'il pensait. Ils auraient été des mensonges. L'art est une distorsion, mais une forme de distorsion apte à offrir une clarification, comme une lentille qui corrige. »

« Par où commencer ? Par le commencement, bien entendu. Mais où se trouve le commencement ? Je ne sais pas où insérer dans le passé un repère indiquant : ici. C'est ici que le vol a commencé. Parce que le commencement se trouve dans la mémoire, pas sur une carte. »

« À la fin, c'était simple, de commencer. »

« Inévitablement, nous oublierons presque tout. Lorsque nous survolerons l'Afrique dans le sens de la longueur, par exemple, nous nous contenterons de couvrir une seule voie de la largeur de nos ailes, d'apercevoir une série d'horizons. L'Arabie, l'Inde et la Chine passeront sans être vues à l'est, tout comme la grande bête soviétique étalée avec son museau européen et sa queue asiatique. Nous ne verrons rien de l'Amérique du Sud, rien de l'Australie ni du Groenland, rien de la Birmanie ni de la Mongolie, rien du Mexique ni de l'Indonésie. Nous verrons essentiellement de l'eau, liquide et gelée, parce que c'est ce qui existe en majorité. »

« L'aurore occupe d'immenses bandes de ciel en un clin d'œil. Un arc de lumière apparaît d'horizon à horizon, déteint dans les étoiles, là-haut, pour disparaître un instant plus tard. On a l'impression de recevoir des messages d'un expéditeur inconnu, dont le sens est indéchiffrable mais l'autorité incontestable. »

« Lorsque vous avez vraiment peur, vous éprouvez un désir urgent de vous séparer de votre corps. Vous avez envie de vous détacher de la chose qui vivra la douleur et l'horreur, sauf que cette chose, c'est vous. Vous êtes à bord d'un navire qui sombre, et vous êtes le bateau lui-même. Mais, lorsque vous pilotez, la peur ne peut être permise. Votre seul espoir est d'habiter pleinement votre être et, en outre, de faire de l'avion une part de vous. »

« « Il manque aux hommes le sixième sens qui guide sans repère les oiseaux de mer à travers les milliers de milles d'océan. » C'est par cette phrase que s'ouvrait le manuel de l'armée de l'air. »

« Le bruit du vent est mon idée du silence, à présent. Le vrai silence pèserait dans mes oreilles aussi lourdement que la tombe. »

« La reconstruction me déprime presque autant que la destruction. Au moins, il y avait quelque chose d'honnête dans les décombres. »

Quatrième de couverture

Avant d'être portée disparue avec son biplan en 1950, Marian Graves aura passé sa vie à se jouer des règles imposées au « sexe faible ». Son lien indéfectible avec l'aventure et le danger s'établit dès ses premiers mois, quand elle est sauvée d'un paquebot en flammes. Puis, confiée à la garde d'un oncle fantasque dans le Montana, elle comprend à 12 ans qu'elle ne veut qu'une chose: piloter. Un rêve audacieux, mais si irrésistible qu'il la conduira à tenter un tour du globe par les deux pôles...
Bien des années plus tard, Hadley Baxter se voit confier le rôle de Marian dans le film qui retrace son existence tumultueuse. Un rôle à la mesure de cette starlette désabusée qui partage avec l'aviatrice une soif dévorante d'indépendance.
Portrait de femmes insoumises, fresque à la fois épique et intime, Le Grand Cercle est aussi un voyage à travers la première moitié mouvementée du xx° siècle, et un hommage à tous ceux qui explorent sans relâche les périlleux territoires de la liberté...

Sortie de Harvard avec un diplôme en littérature américaine, Maggie Shipstead est l'auteure de trois romans, tous publiés en France. Elle vit à Los Angeles.
Véritable succès critique et commercial, Le Grand Cercle, finaliste du Booker et du Women's Prize, est le livre de sa consécration.

« Extraordinaire. »
The New York Times

« Un livre de grande envergure. »
The Times

Éditions Les Presses de la Cité,  août 2023 
Titre original "Great Circle" publié en 2021 par Alfred A. Knopf
813 pages
Traduit de l'anglais (États-Unis) par Caroline Bouet 

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