mardi 28 décembre 2021

Mahmoud ou la montée des eaux ★★★★☆ d' Antoine Wauters

Des vers libres convoquent un passé troublé par des actes de cruauté et de barbarie, des actes infâmes perpétrés par "un régime qui écrasait tout et régentait jusqu'[aux] rêves". 
Des vers empreints de liberté pour parler de blessures béantes, de peine et de rage, de pertes, de rêves entêtants comme des entraves à la sérénité.
De la poésie libre pour parler d'amour et de vies avortées arbitrairement par d'aveugles illuminés. 

Un amoureux des mots nous offre ici un éblouissant moment chargé d'émotions, d'histoires et d'Histoire. 
Palmer et se laisser porter de l'autre côté, dans le monde des souvenirs où "tout est là et tout est parti". 
C'est un beau programme qui vous attend si vous ouvrez ce livre. Avec douceur, les mots s'y abritant  poignardent le coeur. Quel témoignage ! Tout est là.
« Voilà ce qu'est vieillir.
N'avoir plus d'endroit où cacher sa douleur. »
Suis ravie d'avoir un peu de temps devant moi pour éplucher ma PAL de cette rentrée littéraire de septembre, pleine de promesses, tenues et c'est chouette ;-)  

« La vie, c'est être continuellement mouillé.
La vie, c'est nager dans le petit bassin du moment présent. » SOHRAB SEPEHRI , en exergue

« Quand on a perdu un enfant, ou plusieurs enfants,
ou un frère, ou n'importe qui comptant follement
pour nous, alors on ne peut plus avoir un buisson
de lumière dans le coeur. On ne peut plus avoir 
qu'un ridicule morceau de joie. Un fétu minuscule.
Et on se sent comme moi depuis tout ce temps :
séparé.
Détruit.
Je continue de palmer, souple, toujours plus souple,
pour ne pas blesser l'eau. »

« Là-bas, un ami détenu disait que la poésie
lui servait à emprisonner la prison.
C'était juste.
Même si en ce qui me concerne, je n'y suis jamais
parvenu.
Mes poèmes ne sont pas des poèmes.
Ce sont des vers remplis de peurs,
et de rage et de peine. »

« Qui a dit que vieillir, c'est oublier ?
J'ai rejoint la mémoire des choses, Sarah.
Chaque jour, je nage jusqu'à me revoir enfant.
Mahmoud des prairies, en courtes culottes.
Elmachi !
Si seulement ils savaient ...
Au loin, mon père, âgé de trente ans.
Il court et me hurle dessus pour que j'arrose
les fleurs au lieu de les piétiner et les semer
dans le vent.
Je sens le parfum de maman, sa force virevoltante.
Dans le verger, je cueille une pêche pour toi, debout
sur une échelle - qu'est-ce que tu fiches sur une échelle ? -,
tes fesses rondes comme deux pains aux noix de tante
Anaïta.
Tu chantes un vieil air de Verdi, le ciel est clair.
T'ai-je dit que mes cheveux ont blanchi ?
Tout est clair, bel amour.
L'oubli est une seconde mémoire.
T'ai-je déjà dit ces choses ?
Que dirais-tu que l'on se retrouve ?
Que dirais-tu que je m'assoie sous le prunier ?
Je divague, pardon.
Mais je n'invente rien.
Le visage de nos enfants, les jeux et les joies de Nazifé
à la belle chevelure. Tout est partie et tout est là.
C'est une chose curieuse.
Je peux les voir sauver la grenouille rousse dans la mare.
M'entendre hurler sur eux quand ils n'obéissent pas.
Et me revoir ici en train de terminer ce poème où je dis
que la vie, c'est être toujours mouillé.
Tout est là.
Toi aussi, mais ton corps est dans la maison avec tes
livres russes et tes occupations, ta lassitude de moi,
qui sait.
Sous l'arbre où je te retrouverai bientôt. »


Quatrième de couverture

Syrie. Un vieil homme rame à bord d’une barque, seul au milieu d’une immense étendue d’eau. En dessous de lui, sa maison d’enfance, engloutie par le lac el-Assad, né de la construction du barrage de Tabqa, en 1973.

Fermant les yeux sur la guerre qui gronde, muni d’un masque et d’un tuba, il plonge – et c’est sa vie entière qu’il revoit, ses enfants au temps où ils n’étaient pas encore partis se battre, Sarah, sa femme folle amoureuse de poésie, la prison, son premier amour, sa soif de liberté.

Cet ouvrage a reçu le prix Wepler – Fondation La Poste, le prix Marguerite-Duras, le prix des lecteurs de la Librairie Nouvelle à Voiron et le prix de la Librairie Nouvelle d’Orléans.

Éditions Verdier, août 2021
131 pages
Prix Wepler - Fondation La Poste 2021, Prix Marguerite-Duras 2021

samedi 25 décembre 2021

Comme des bêtes ★★★★☆ de Violaine Bérot

Un court roman à plusieurs voix sur la maltraitance institutionnelle et sur le rapport de l'homme à la nature
La nature crée des différences, la société en fait des inégalités ...

Avec délicatesse, Violaine Bérot évoque le tragique et pointe du doigt les abus et défaillances de notre système dans lequel le conformisme semble encore de mise.
   
Tendres fragments de la vie d'un être "différent" tant aimé d'une mère ô combien déterminée. Un petit bijou de littérature, un conte coup de poing.
Acceptons-nous comme nous sommes ... merci Violaine Bérot pour cette histoire qui prend aux tripes.

« Auprès de nous
les fées
disparaît
la peur des géants.

S'envole
La peur des géants
avec nous
les fées.

Alors
les entendons rire
entendons rire les géants
entendons tinter
à nos oreilles les fées
leur rire.

À nos oreilles
comme des chatouilles
le rire des géants.

Leur rire
pour de petits riens
un rayon de soleil sur le nez
trois fourmis soulevant un brin d'herbe
leur rire
aux géants
pour de petits riens. »

« Nous
les fées
le voyons
le monde d'en bas
entre quatre murs
enfermer
ceux qui vont de travers
les égarés.

Entre quatre murs
enfermer
les géants.

Loin des torrents
des forêts
des bêtes
loin des grottes.

Entre quatre murs
enfermer
les géants égarés.

Les enfermer
pour leur bien
disent-ils. »

« Devant l’institutrice qui, je vous le répète, n’était pas une tendre, elle l’a embrassé, lui, son fils, notre idiot de l’école. Et elle ne l’a pas embrassé vite fait, sans y penser, par habitude, non, elle l’a embrassé avec une application et une lenteur incroyables. Ce baiser de mère, moi il m’a bouleversé. Vraiment. Un pareil amour entre une mère et son fils, je n’avais jamais vu ça. Je ne savais pas que c’était possible. »

« Ben oui, ça m'énerve. Ça m'énerve toute cette surexcitation autour de cette affaire. Vous avez vu tous ces journalistes avec leurs micros et leurs caméras à aller titiller les gens du coin, à vouloir en savoir toujours davantage, à chauffer tout le monde ? Est-ce qu'on va fouiller chez eux, nous ? Est-ce qu'on entre dans leurs maisons ? Est-ce qu'on photographie leurs affaires en train de sécher sur l'étendoir à linge ? Est-ce qu'on aurait idée, aussi rustres qu'on soit, d'être aussi indélicats ? »

« Nous
les fées
parfois
entendons
du monde d’en bas
certaines voix
s’élever.

Certaines voix
discordantes
dissonantes
les voix de certains normaux
anormalement normés.

Ils rient avec les égarés
puis
un sourire aux lèvres
continuent leur chemin
leur chemin de normaux
anormalement normés.

Cela nous console
nous
les fées
de savoir que certains
dans le monde d’en bas
certains normaux
anormalement normés
des égarés
n’ont pas peur
aux égarés
font confiance
certains.

Cela nous console
nous
les fées
cela nous console de savoir
le monde d’en bas
par endroits
anormalement normé. »

« Préciser ce que disent les vieux ? Je vous l’ai déjà dit, ce problème avec les fées. Les vieux en démordent pas. Les fées, si on a le malheur de leur reprendre un enfant, deviennent pires que des sorcières. Ils disent que ce qui va se passer va être terrible, que le village se remettra jamais de la malédiction. Je vous répète ce que j’entends. Pour eux il faut relâcher l’Ours et ramener la gosse dans sa grotte. Que tout redevienne comme avant. »

« Non, je ne me calmerai pas ! Vous enfermez mon enfant et vous voulez que je reste calme ? Vous enfermez mon garçon que toute sa vie j'ai justement protégé de ça, et vous me demandez à moi, sa mère, de rester calme ? Mais ils sont où, vos psys, ils sont où ceux qui comprennent quelque chose ? Il n'y a personne chez vous qui s'intéresse un peu aux gens différents ? »


« Devant l’institutrice qui, je vous le répète, n’était pas une tendre, elle l’a embrassé, lui, son fils, notre idiot de l’école. Et elle ne l’a pas embrassé vite fait, sans y penser, par habitude, non, elle l’a embrassé avec une application et une lenteur incroyables. Ce baiser de mère, moi il m’a bouleversé. Vraiment. Un pareil amour entre une mère et son fils, je n’avais jamais vu ça. Je ne savais pas que c’était possible. »

Quatrième de couverture

La montagne. Un village isolé. Dans les parois rocheuses qui le surplombent, se trouve une grotte appelée "la grotte aux fées". On dit que, jadis, les fées y cachaient les bébés qu'elles volaient.

A l'écart des autres habitations, Mariette et son fils ont construit leur vie, il y a des années. Ce fils, étonnante force de la nature, n'a jamais prononcé un seul mot. S'il éprouve une peur viscérale des hommes, il possède un véritable don avec les bêtes.

En marge du village, chacun mène sa vie librement jusqu'au jour où, au cours d'une randonnée dans ce pays perdu, un touriste découvre une petite fille nue. Cette rencontre va bouleverser la vie de tous...

Violaine Bérot, dans ce nouveau roman à l'écriture poétique, décrit une autre vie possible, loin des dérives toujours plus hygiénistes et sécuritaires de notre société. Un retour à la nature qu'elle-même expérimente depuis vingt ans dans la montagne pyrénéenne.

Éditions Buchet.Chastel, avril 2021
160 pages

jeudi 23 décembre 2021

Komodo ★★★★☆ de David Vann

Quel livre une nouvelle fois de David Vann ! Une plongée en eaux troubles qui laisse des traces et qui me reste bien en mémoire. Le sujet y est pour quelque chose évidemment ; il a ravivé quelques "épiques" souvenirs de tension familiale mais c'est surtout, que ce livre m'a carrément hypnotisée. Impossible de le lâcher, j'ai plongé aux côtés de Tracy, cette jeune femme à la recherche de sérénité, de tranquillité, de beautés, de sensations, j'y étais vraiment tant les descriptions des sorties sous-marines sont superbement envoûtantes, chacune des plongées m'a embarquée. Et puis, David Vann n'a pas son pareil pour nous décrire une toute autre plongée, celle qui nous emmène au plus profond des âmes humaines. Il la maîtrise parfaitement cette incursion, tellement bien, que  les émotions, la rage, les colères que couvent Tracy et qui nous explosent au visage et au coeur m'ont littéralement anéantie. 
« La vraie vie n'est qu'une question de pouvoir, jamais de justice. Mordre les nageoires ou se faire mordre les siennes. »
Une lecture décapante. Une petite virée en Indonésie, sur l'île paradisiaque de Komodo. Mais dans un David Vann, il n'y a que le décor qui est paradisiaque ! Surtout avec un sujet comme les liens familiaux, ça ne pouvait être qu'une lecture explosive et terrifiante !
« Notre petite cellule familiale qui voudrait tout soigner, quand les blessures elles-mêmes auraient pu être évitées. Rien de tout ceci n’aurait dû arriver. La misère de nos vies est inventée. Nous n’avons pas grandi en zone de guerre ni dans un pays pauvre comme l’Indonésie, alors nous avons dû créer nos propres problèmes. […] Nous sommes trop crétins. Ce voyage censé nous rapprocher tous les trois me pousse à croire qu’on ferait mieux de se noyer. »

« Peut-être que la famille est un immense sac à merde qui se balance dans le vent, et qu'on s'en sert de piñata avant de reculer pour ne pas être éclaboussé quand elle éclate. »

« J'expire et plonge, je souffle pour équilibrer mes oreilles. Sous le rebord du chaudron, des corniches à l'infini où des gros poissons se cachent dans l'ombre, et qui poussent à se demander ce qu'il pourrait y avoir de plus gros encore dans les parages. Pourquoi les yeux des poissons ont-ils toujours l'air apeurés ? Pas les yeux des requins, bien sûr, qui ne sont qu'une surface presque incapable de voir, et pas les miroirs de verre des poissons-grenouilles, mais presque tous les autres. C'est peut-être parce qu'ils sont si gros, des yeux démesurés en guise de tactique de survie, pour donner l'impression que le poisson est plus imposant qu'il ne l'est réellement. Les humains le font aussi, avec leurs majuscules aux noms propres. »

« Contempler un requin, c'est comme contempler les étoiles, ou le temps, dis-je. C'est comme voir une vidéo d'une éruption solaire, on ne peut pas le relier à l'existence humaine. On n'arrive pas à croire qu'on vit dans le même monde. L'oeil d'un requin, c'est ça. »

« [...] je grimpe en lentes spirales, je regarde la surface vers un autre monde et me demande à quoi il ressemblera. Si seulement ce pouvait être un nouveau monde. Un univers à quatre lunes, où les enfants sont contenus dans des bulles qui les maintiennent en sécurité, propres et silencieux, où les collines sont faites de sommeil. Les rêves y galopent en liberté comme des animaux sauvages, les maris sont plantés la tête en bas dans le sol afin qu'ils ne puissent plus bouger, leur bouche est enterrée mais on peut suspendre des objets à leurs membres, y faire sécher une serviette ou accrocher un panneau ou empiler des pierres dans leur ramure pour obtenir un arbre lesté. »

« Je vois une raie nager droit sur moi, juste au-dessus du sable, son immense ventre blanc et le battement de ses ailes. Comme si dieu descendait enfin sur Terre, après toutes ces décennies d’attente. Un vol doux, et bouleversant. »

« Ce que j'aime, c'est le soleil sur mon dos et le sentiment d'abandon total. Les sons du vent et de l'eau et du bateau qui m'enveloppent, chaque île que nous longeons, déserte et sublime. Comme si nous pouvions visiter la terre avant notre naissance, se balader et décider où se planter, où prendre racine. Cette île-là, parce que j'aime la petite vallée et la colline qui domine toutes les îles, et parce que je pourrais nager au large de cette plage tous les jours. Déposez-moi ici. »
« Notre petite cellule familiale qui voudrait tout soigner, quand les blessures elles-mêmes auraient pu être évitées. Rien de tout ceci n'aurait dû arriver. La misère de nos vies est inventée. Nous n'avons pas grandi en zone de guerre ni dans un pays pauvre comme l'Indonésie, alors nous avons dû créer nos propres problèmes. J'ai choisi Lautaro, je me suis fait virer de mon travail, j'ai gâché a santé en mangeant à l'excès et j'ai faille mourir pendant une sortie en plongée. Tout est si idiot. Roy a renoncé à son mariage si simple sans la moindre raison, il a perdu la totalité de ses économies pour rien. Maman a reçu un héritage suffisant pour passer une vie entière à l'abri du besoin, mais elle a spéculé en bourse, consciente de l'imminence d'un crash annoncé mais se trompant sur le timing. Aujourd'hui, elle compte chaque centime. Nous sommes trop crétins. Ce voyage censé nous rapprocher tous les trois me pousse à croire qu'on ferait mieux de se noyer. »

« La ville est tout le contraire des sites de plongée. Un autre monde. Visiblement, ils préparent leur béton sans colle, ici, si bien qu'il se dissout et s'émiette. Peut-être qu'ils le font tenir avec du dentifrice ou du blanc d'œuf, ou juste un peu d'eau et de salive. Et les voitures tiennent plus ou moins de la même façon, elles brinquebalent et perdent en puissance dans les collines, elles rechignent, elles refusent d'avancer. »

« La vraie vie n'est qu'une question de pouvoir, jamais de justice. Mordre les nageoires ou se faire mordre les siennes. »

Quatrième de couverture

Sur l’invitation de son frère aîné Roy, Tracy quitte la Californie et rejoint l’île de Komodo, en Indonésie. Pour elle, délaissée par son mari et épuisée par leurs jeunes jumeaux, ce voyage exotique laisse espérer des vacances paradisiaques : une semaine de plongée en compagnie de requins et de raies manta. C’est aussi l’occasion de renouer avec Roy, qui mène une vie chaotique depuis son divorce et s’est éloigné de sa famille. Mais, très vite, la tension monte et Tracy perd pied, submergée par une vague de souvenirs, de rancœurs et de reproches. Dès lors, un duel s’engage entre eux, et chaque nouvelle immersion dans un monde sous-marin fascinant entraîne une descente de plus en plus violente à l’intérieur d’elle-même, jusqu’à atteindre un point de non-retour.

Avec ce portrait trouble d’une femme en apnée, David Vann confirme son immense talent pour sonder les abysses de l’âme humaine.

Éditions Gallmeister, mars 2021
Traduit de l'américain par Laura Derajinski 
288 pages