samedi 26 mars 2022

Le sang des bêtes ★★★★☆ de Thomas Gunzig

Thomas Gunzig, un auteur belge que je découvre avec cet opus et ce, grâce à Masse critique de Babelio et aux éditions Au Diable Vauvert. Un grand merci à vous !
Le temps passe, et un jour, on jette un oeil derrière soi et on distingue  vaguement au loin celui pour qui "la vie toute entière semblait brûler d'un grand feu de joie". Alors les questions affluent : Qu'est-ce que j'ai fait de ma vie ? Il a bien pu passer où l'amour ? Il est où celui que j'aurais voulu être ? Il s'est passé quoi ? Il est où le désir ? 

Avec humour et profondeur, Thomas Gunzig nous interpelle sur la quête de soi, sur l'intersectionnalité, sur la vie, la vieillesse, le couple, celui qui dure par habitude, la famille... C'est "vachement" bon, pas aussi jubilatoire que ce à quoi je m'attendais, mais je n'ai pas boudé mon plaisir. Le burlesque taquine pas mal de sujets d'actualité et donne à réfléchir. Je vais aller voir de plus près les autres livres de Thomas Gunzig. Vous connaissez ? 

« - Qu'est-ce que j'ai fait de ma vie ? 
C'était une question qu'il se posait de plus en plus souvent. C'était peut-être le signe qu'il vieillissait. Lorsqu'un événement, même insignifiant, venait lui rappeler que sa jeunesse était passée sans qu'il s'en aperçoive, pareille à cette pluie d'automne, pareille à cet enfant qui courait ou plus simplement chaque fois qu'il s'ennuyait, il se posait cette question. En réalité, il ne se la posait pas vraiment. Elle se matérialisait plutôt dans son esprit, comme venue de l'extérieur et elle mettait longtemps avant de s'en aller. Pour ça, il fallait qu'un client entre dans le magasin ou qu'un coup de téléphone vienne interrompre ses pensées. Mais comme il n'y avait pas beaucoup de clients ni beaucoup de coups de téléphone, la plupart du temps la question restait là, à stagner mollement, longuement, comme un morceau de bois dans un étang, avant de disparaître dans la vase de son subconscient. 
- Qu'est-ce que j'ai fait de ma vie ? »

« Il avait fallu des jours pour que les choses s'apaisent et lorsqu'elles s'étaient apaisées, elles l'avaient fait comme une guerre qui s'arrête : seulement parce que les deux armées sont trop fatiguées pour continuer à se battre. A ce moment, Tom avait conclu que le secret d'un couple qui dure c'est un couple qui n'a pas assez d'énergie pour se disputer et surtout, qui est trop paresseux pour se séparer. 
Mais où a bien pu passer l'amour ? »
« - Je voulais que vous sachiez que je vous crois, lui dit-elle sur le ton grave de la sororité, si vous dites que vous êtes une vache, si vous vous sentez vache, il n'y a aucune raison pour que vous ne soyez pas une vache. Pour moi, ça rejoint toute la problématique du genre : si une femme se sent homme, c'est qu'elle est un homme ou si un homme se sent femme, c'est qu'il est une femme et si quelqu'un refuse qu'on lui attribue un genre ou l'autre sur base de son apparence, c'est bien entendu son droit et sa liberté ! Alors, si vous vous sentez vache, pour moi c'est que vous en êtes une ! 
N7A hocha la tête.
- Parfois je ne sais plus très bien ce que je suis, répondit-elle.
- C'est normal, la société a tendance à vous essentialiser, les normes sociales vont tout faire pour éliminer les gens comme vous, ceux qui refusent les cases qu'on leur assigne, la liberté est un combat de tous les jours. C'est terriblement difficile d'avoir la force de se définir lorsqu'on se trouve hors du cadre. En tant que femme asiatique élevée dans les valeurs occidentales, je sais de quoi je parle ! Moi : femme/asiatique/adoptée et vous femme/sans papiers/ vache... »

« [...] comment tu crois que grandit un jeune homme sur lequel un père projette tous ses propres complexes ? »

« Quand elle était morte, il avait perdu son amour, sa tendresse, ses mots et ses caresses mais surtout, il avait perdu le seul véritable témoin de son existence, le seul regard qui comptait vraiment, qui le trouvait beau et qui le lui disait. À cet instant, dans cette cuisine, Tom comprit que le sport, le bodybuilding, la tentative de se construire un corps « remarquable » était la réponse qu'il avait trouvée au besoin éperdu de retrouver ce regard après la mort de sa mère. »

« Les petits rituels du quotidien rythmèrent à nouveau les matins et les soirées et la monotonie rassurante des vieux couples s'installa entre eux, comme elle le faisait avant, les enveloppant à la manière d'une ouate douce et tiède, les calmant comme une verveine, les apaisant comme de l'éther, les berçant comme on berce un enfant qui serait tombé à genoux sur du gravier. »

« Il dut se rendre à l'évidence que la motivation, ce qu'on appelait la « faim », n'était plus là. Au fond de lui, il prenait conscience de son âge, cette donnée contre laquelle personne ne pouvait rien. C'était comme ça : en vieillissant, sa production hormonale diminuait et avec cette diminution son métabolisme perdait sa capacité à dégrader la graisse et à produire de la masse musculaire. Pire, pareille à un flocon de neige tombé sur une joue d'enfant, la masse existante était condamnée à fondre plus ou moins rapidement. »

« C'est lorsque je soulève des choses lourdes que je suis la plus heureuse d'être ce que je suis. Je ne sais pas expliquer pourquoi. Peut-être parce que c'est un moment où je me sens en vie, c'est merveilleux, vous savez, la vie. Toutes les vies sont des merveilles. Cela dit, je ne crois pas être particulièrement forte. Je ne le suis que comparativement aux humains  qui sont physiquement faibles. Par rapport aux animaux, vous n'avez pas beaucoup de force. Même les petits animaux sont plus forts que vous : un canard, un chat, un lapin... Ils sont tous plus forts qu'un humain. Si un lièvre un castor ou bien une fouine ou une belette voulait vous faire du mal, il y parviendrait sans difficulté. Et les grands animaux comme les vaches ont une puissance énorme par rapport à vous. Le monde est rempli de créatures qui pourraient vous détruire en un instant : les singes, les requins, les kangourous. Vous êtes tous si faibles que, pour vous, le monde est un endroit dangereux et effrayant. Vous avez développé une technologie qui vous a permis de tout détruire. Ca vous a rassurés de faire ça. Aujourd'hui, vous ne laissez vivre que les animaux qui vous amusent ou qui vous nourrissent. C'est à la fois terriblement égoïste mais surtout très lâche ! »

Quatrième de couverture


Éditions Au Diable Vauvert, novembre 2021
223 pages

mercredi 23 mars 2022

La cellule ★★★★★ de Soren Seelow, Kévin Jackson, Nicolas Otero

La cellule éclaire sur l'effrayante mécanique qui a conduit aux terribles attentats du 13 novembre 2015 mais également,  on y découvre précisément le processus d'adhésion au Jihad avec les étapes de l'endoctrinement d'un jeune migrant. 
Une mécanique impitoyable côté Daech, et des failles dans les systèmes de défense ont conduit au pire. Il faut avoir le coeur accroché pour appréhender cet organigramme de la cellule qui est glaçant. Extrêmement bien documenté, cette BD aide à comprendre ce que l'on entend ou lit sur le procès actuellement en cours. Hier justement, le terroriste Abrini était entendu. Il n'a pas fait parti des commandos et dans la BD, on imagine bien pourquoi. Il a révélé pour la première fois hier qu'il aurait dû en faire partie. La semaine prochaine, il est censé donné à la cour davantage d'explication sur son retrait. On suit de près cette cellule des mois avant le jour fatidique, on est embarqué dans cette course contre la montre, on a d'un côté les terroristes et de l'autre, les services de renseignement, sous staffés, qui ont souvent pourtant été à deux doigts de déjouer les sanglants projets des terroristes. Perturbante lecture, mais nécessairement passionnante.
Les planches de Nicolas Otero sont géniales. C'est presque du photojournalisme. Les auteurs ont inséré de vrais extraits de conversations. 
A lire pour mieux comprendre. 
A lire aussi les brèves hebdomadaires d'Emmanuel Carrère qui couvre le procès des attentats pour "L'Obs" depuis le 08 septembre.








Quatrième de couverture

Voici l’histoire de la cellule terroriste qui a organisé l’assassinat de 130 personnes au Bataclan, sur des terrasses de cafés parisiens et devant le Stade de France, le 13 novembre 2015.

Abdelhamid Abaaoud, djihadiste belge membre de l’État islamique, est l’un des responsables de cette cellule. Plusieurs mois avant les attentats, il est identifié comme une menace importante par les services de renseignements. S’engage alors une course contre la montre pour tenter de le localiser, de le neutraliser et d’intercepter ses commandos.

Dans cette reconstitution extrêmement documentée, le journaliste Soren Seelow raconte l’histoire de cette traque et retrace, jour après jour, la préparation de ces attentats, depuis leur conception en Syrie jusqu’à l’infiltration des terroristes en Europe.

On y découvre l’impuissance des services de renseignements français et européens face à la détermination de l’État islamique. Après les attentats de Paris, cette cellule frappera de nouveau à Bruxelles le 22 mars 2016.

Élaborée à partir de dossiers judiciaires, d’écoutes téléphoniques, de photos, de notes des services de renseignements français et de rapports confidentiels belges, cette enquête approfondie nous permet de mieux comprendre comment cette tragédie a été possible.

Soren Seelow est journaliste au Monde, spécialiste des questions de terrorisme.
Kévin Jackson est directeur d’études au Centre d’Analyse du Terrorisme (CAT).
Nicolas Otero est auteur de bandes dessinées.

Éditions Las Arènes BD, Août 2021
248 pages
Prix France info de la BD d'actualité et de reportage 2022

samedi 19 mars 2022

La maison des voix ★★★★☆ de Donato Carrisi

Étourdissant thriller psychologique. 
Dévoré tellement il est captivant. 
Il a été un peu long pour moi à démarrer, le temps que le scénario se mette en place, mais honnêtement une broutille. J'ai vite été embarquée au point d'avoir été vraiment frustrée quand il a fallu que je lâche par moment ce livre ;-) J' avais entendu parlé de l'imagination de Donato Carrisi ; je ne saurais vous dire si elle en est à son apogée, car première rencontre pour moi avec l'auteur, mais là, je dois dire que je suis bluffée !
Pas trop envie de parler de l'histoire pour ne pas spoiler. Juste ajouter que l'aspect psychologique est très présent et c'est ce qui m'a plu. De même que les thèmes profondément humains (famille, identité...)
Donato Carrisi joue dans La maison des voix avec son lecteur, et les séances d'hypnose auxquelles on assiste entre une patiente tout droit débarquée d'Australie (dont la version adulte m'a toutefois un peu agacée, mais une broutille encore une fois) et son thérapeute en proie aux doutes, nous dévoilent par fragments un passé insoupçonnable. 
Quand le passé vient flirter avec le présent, la vérité éclate par petits bouts jusqu'au dénouement final qui m'a scotchée ! 
Génial !
Des livres de l'auteur à me conseiller ?

« - La question est de savoir si on peut vraiment choisir d'oublier quelque chose. C'est comme si la psyché établissait automatiquement que pour survivre au traumatisme, il faut le nier de toutes ses forces : elle nous cache ce lourd fardeau pour nous permettre d'aller de l'avant. »

« - Je comprends que ça puisse être frustrant, mais ne pensez pas que je ne vous croie pas : au contraire, je suis ici pour vous aider à vous souvenir et à vérifier si ce souvenir est réel ou non. 
 - Il l'est, répondit-elle gentiment.
 - Je vais vous expliquer quelque chose. Il est prouvé que les enfants n'ont pas de mémoire avant trois ans [...]. À partir de là, ils ne se souviennent pas automatiquement : ils apprennent à le faire. Or, dans ce travail d'apprentissage, réalité et imagination s'entraident et, inévitablement, se mélangent ... Pour cette raison, on ne peut pas se permettre d'exclure le doute. »

« Le monde dans les pages d'un livre est à la fois fascinant et menaçant, comme un tigre en cage. On en admire la beauté, la grâce, la puissance... mais on sait que si on tend le bras entre les barreaux pour le caresser, il n'hésitera pas à nous l'arracher. »

« - Pour revenir à votre histoire, demandez à qui vous voulez : chaque adulte se souvient d'un événement inexplicable dans son enfance, affirma-t-elle, avec certitude. Mais en tant qu'adultes, on relègue ces épisodes au rang de fruits de notre imagination, parce que quand ils sont arrivés on était trop petits pour les rationaliser. 
[...]
- Et si les enfants possédaient un talent spécial pour voir les choses impossibles ? Si, dans les toutes premières années de notre vie, on avait la capacité de regarder au-delà de la réalité, d'interagir avec des mondes invisibles, et qu'on perdait cette capacité en devenant adultes ? 
Le psychologue laissa échapper un petit rire nerveux, mais c'était pour sauver les apparences : en réalité, ces paroles l'inquiétèrent. 
Hanna Hall tendit sa main froide pour lui serrer le bras, puis parla d'une voix qui lui glaça le coeur : 
- Quand Ado venait me voir la nuit, dans la maison des voix, il se cachait toujours sous mon lit ... Mais ce n'est pas lui qui m'a appelée par mon prénom cette fois-là... Ce sont les étrangers, déclara-t-elle avant de conclure : Règle numéro deux : les étrangers sont le danger. »

« Vous avez remarqué que, quand on demande à un adulte de décrire ses parents, il ne dit jamais comment ils étaient dans leur jeunesse, mais il parle plutôt d'eux déjà vieux ? »

« Ma mère disait toujours que, quand on a pas de famille, on ne connait pas la vraie peur, poursuivit la femme pour lui laisser entendre qu'elle avait compris qui posait sur la photo. »

« Le psychologue observe, disait toujours monsieur B. De même que le documentariste n'intervient pas pour sauver le bébé gazelle des griffes du lion, le thérapeute n'interfère pas avec la psyché du patient. »

« Pour un enfant, la famille est l'endroit le plus sûr au monde, ou alors le plus dangereux : les psychologues pour enfants le savent bien. C'est juste qu'un enfant ne fait pas la différence. »

« L'identité d'un individu se forme dans les premières années de sa vie. Le prénom non seulement en fait partie, mais encore il en constitue la clé de voûte. Il devient l'aimant autour duquel se rassemblent toutes les particularités qui définissent qui nous sommes et qui nous rendent uniques. L'aspect, les signes distinctifs, les goûts, le caractère, les qualités et les défauts. L'identité est fondamentale pour définir la personnalité. La transformation de la première risque de faire basculer la seconde vers quelque chose de dangereusement indéfini. »

« Vous avez remarqué que, quand on demande à un adulte de décrire ses parents, il ne dit jamais comment ils étaient dans leur jeunesse, mais il parle plutôt d'eux déjà vieux ? »

Quatrième de couverture

« UN TOUR DE FORCE PSYCHOLOGIQUE 
AUSSI INVENTIF QUE CAPTIVANT » 
Corriere della Serra

Florence, de nos jours. Pietro Gerber est un psychiatre 
pour enfants, spécialiste de l’hypnose. Il arrive ainsi à extraire 
la vérité de jeunes patients tourmentés.

Un jour, une consœur australienne lui demande de poursuivre 
la thérapie de sa patiente qui vient d’arriver en Italie.
Seul hic, c’est une adulte. Elle s’appelle Hanna 
Hall et elle est persuadée d’avoir tué son frère pendant son enfance.

Intrigué, Gerber accepte mais c’est alors qu’une spirale infernale 
va s’enclencher : chaque séance d’hypnose révèle plus encore 
le terrible passé d’Hanna, mais aussi qu’elle en sait beaucoup 
trop sur la vie de Gerber. Et si Hanna Hall était venue
le délivrer de ses propres démons ?

AVEC LA MAISON DES VOIX, DONATO CARRISI 
RENOUVELLE LE THRILLER PSYCHOLOGIQUE 
ET NOUS LAISSE SANS VOIX.

Éditions Calmann Lévy, novembre 2020
299 pages
Traduit de l'italien par Anaïs Bouteille-Bokobza

mercredi 9 mars 2022

Ne t'arrête pas de courir ★★★★☆ de Mathieu Palain

En refermant, je n'arrive pas à m'enlever de la tête, que parfois l'enfermement n'est une solution. Surtout que j'ai enchaîné avec "Un tesson d'éternité".
Il y a parfois des décisions rapides, qui tranchent, qui sont là pour montrer l'exemple, arbitraires, sans analyse du psyché, sans chercher à comprendre pourquoi un individu entreprend des actions judiciairement condamnables. Loin de moi l'envie de blâmer quiconque, de cibler des personnes ou un corps de métier. Mais quand même, il y a un système qui est loin de répondre aux attentes, qui effraie souvent, moi, qui m'interpelle ... avec ses murs opaques sur lesquels toute raison vient se cogner. On nait tous avec un bagage, et puis l'éducation des parents, des services sociaux, de l'éducation nationale, d'un quidam sur notre route, de la famille, un événement dramatique ... nous formatent plus ou moins. Et on quittera plus ou moins le droit chemin.
Mais il y a ce système. Qui se fourvoie. Qui enlise dans le mauvais chemin des prétendants à un retour au calme, à la sortie de crise . Qui n'apporte pas de solution. Qui ne se donne pas toujours les moyens de trouver une solution tout simplement.

💙💙 J'ai aimé ce témoignage, ces témoignages in fine. Celui d'un athlète de haut niveau, Toumany Coulibaly, à qui je souhaite de trouver sérénité et apaisement. Celui d'un journaliste free-lance qui nous livre ici une belle aventure humaine, « un livre, fondé sur un principe de sincérité vis-à-vis du lecteur, un livre dans lequel le narrateur [pose] ses tripes sur la table, un narrateur qui [dit] je et qui [raconte] une relation, pas une histoire en surplomb. »

Une lecture qui m'a fait repenser, avec émotion, à Olivier Goudreault et à sa bête derrière les barreaux.
Et si ça peut vous rassurer, pour ceux qui ne l'ont pas encore lu, ce récit est bien plus délicat que ma chronique ;-)
Il regorge d'humanité et l'auteur réussit à captiver : on essaie de dénouer avec lui l'énigme Coulibaly "pourquoi un athlète si performant se fait-il voleur ?", on se passionne pour l'athlétisme, on se retrouve en prison avec tout ce que l'enfermement comprend.
C'est passionnant !
« [...] Moi, je ne suis même pas vraiment rapide - je joue 6 au foot, le type qui court longtemps -, mais je sais que le tour de piste est la pire des distances. Il faut être à fond tout en gérant l'effort. Rester en fréquence mais ne pas s'asphyxier. Accepter le lactique sans tétaniser. C'est un sport de chien qui vus fait vomir à l'entraînement et n'offre rien à part des souvenirs et des coupes qui prennent la poussière. On n'y gagne pas sa vie.
Je m'appelle Mathieu Palain. Je suis journaliste. Je ne veux pas vous faire chier. Je sais simplement, parce que j'ai passé ma vie à Ris, Évry, Grigny, Corbeil, qu'il y a des choses que les journalistes ne peuvent pas comprendre. Disiz La Peste a fait une chanson là-dessus, le  « Banlieusard Syndrome ». Une histoire de spirale du mec de tess, le truc qui fait qu'on a beau chercher à s'enfuir, le quartier nous rattrape. 
Je sais que ce n'est pas facile, et que s'entraîner dans une promenade à Fresnes est un non-sens. Mais j'aimerais vous rencontrer. Je ne suis pas psychologue, mais je pense que je comprends. »

« Le silence vous apprend à entendre l'imperceptible. »

« Les cours de promenade consistent en un couloir vétuste aux murs si hauts qu'on ne peut espérer le soleil qu'au zénith. Plusieurs tribunaux les ont jugées « attentatoires à la dignité humaine » mais Toumany n'a rien d'autre pour courir alors il slalome entre les détenus, trouve une foulée correcte et avale les 21 kilomètres d'un semi-marathon dans une cour de quinze mètres de long. »

« J'ai pris l'habitude de venir chaque semaine. Souvent le mercredi. Je me lève à 6 heures et je roule à travers la nuit jusqu'à cette prison perdue au milieu de la Seine-et-Marne, pour que Toumany me raconte sa vie. Je suis convaincu que, pour comprendre un homme, il faut regarder dans son dos. Le sillage. Les chemins empruntés et ceux qu'il a laissés de côté. »

« - Pourquoi ? demande enfin la présidente. Tu entres en équipe de France, tu as un potentiel incroyable, l'athlé peut te sauver. Alors pourquoi ? 
- Tu sais, Anne, c'est compliqué de te dire ça, mais j'ai plus d'adrénaline quand les flics me courent après qu'en remportant un 400 mètres. »
« Je pense qu'il a cherché sa part d'ombre derrière son sourire, sa joie de vivre et une certaine forme de désinvolture...»

« [...] Aujourd'hui la course évite que la prison me ronge, qu'elle me transforme en vrai taulard. Elle me donne du sens, une direction à suivre. Chaque foulée que je fais me rapproche de la sortie. C'est mon oxygène. Mon espace de liberté. »

Quatrième de couverture

L’énigme d’un homme, champion le jour, voyou la nuit. Un face-à-face exceptionnel entre l’auteur et son sujet.

De chaque côté du parloir de la prison, deux hommes se font face pendant deux ans, tous les mercredis. L’un, Mathieu Palain, est devenu journaliste et écrivain, alors qu’il rêvait d’une carrière de footballeur. L’autre, Toumany Coulibaly, cinquième d’une famille malienne de dix-huit enfants, est à la fois un athlète hors norme et un cambrioleur en série. Quelques heures après avoir décroché un titre de champion de France du 400 mètres, il a passé une cagoule pour s’attaquer à une boutique de téléphonie.
Au fil des mois, les deux jeunes trentenaires deviennent amis. Ils ont grandi dans la même banlieue sud de Paris. Ils auraient pu devenir camarades de classe ou complices de jeux. Mathieu tente d’éclaircir « l’énigme Coulibaly », sa double vie et son talent fracassé, en rencontrant des proches. Il rêve qu’il s’en sorte, qu’au bout de sa course, il se retrouve un destin.
Tout sonne vrai, juste et authentique dans ce livre. Mathieu Palain a posé ses tripes sur la table pour nous raconter ce face-à-face bouleversant. Quand la vraie vie devient de la grande littérature.

La révélation d’un auteur qui dépeint avec talent une France urbaine, ultra-réaliste et contemporaine.

Éditions L'Iconoclaste, janvier 2022
424 pages
Prix du roman News - 2021
Prix Interallié - 2021

dimanche 6 mars 2022

Ainsi parlait ma mère de Rachid Benzine ★★★★☆

Deuxième rendez-vous avec les écrits de Rachid Benzine après "Voyage au bout de l'enfance", et j'ai l'intime conviction dores et déjà qu'il est un écrivain que je suivrai, dont j'ai envie de lire tous les livres, que j'ai envie par dessus tout aussi d'écouter. Lors de son passage à la LGL pour la promotion de "Voyage au bout de l'enfance", ses paroles empreintes d'une grande humanité m'ont touchée.
Et cette grande humanité, elle est de nouveau bien présente dans son premier roman "Ainsi parlait ma mère".

Un professeur de lettres de l'Université catholique de Louvain, qui n'a jamais trouvé à se marier, a pris la décision de vivre avec sa mère que la vieillesse a rendue dépendante. Elle s'en remet complètement à lui, y compris pour les gestes intimes, et son garçon, à cinquante-quatre ans lui est entièrement dévoué. 
« Depuis quinze ans, je la soigne, je la change, je la lave, je l’habille. J’assure, plusieurs fois par jour, sa “toilette intime”. Une expression bien neutre pour qualifier un acte que je n’aurais jamais imaginé faire lorsque, il y a cinquante-quatre ans, ma tête hurlante et sanguinolente débouchait de cette même “intimité” pour son premier contact avec l’air libre »
Il passe beaucoup de temps à attendre que sa mère se réveille, pour lui faire notamment la lecture de Peau de Chagrin. Ces attentes sont autant d'occasions pour lui de revenir sur son enfance, sur les relations qu'il a entretenu avec ses parents, et les liens extrêmement forts qu'il a tissés avec sa mère. L'occasion de comprendre ce qu'a été la vie de sa mère, de revenir sur son courageux parcours d'immigrée, de nous livrer ses plus intimes confidences. 
L'occasion de lui rendre ici un bel hommage. 
Ces pages regorgent d'amour. Celui empreint de dévotion et d'une profonde reconnaissance d'un fils pour sa mère. Celui bienveillant et protecteur d'une mère envers son enfant.
Très beau texte, à la frontière entre deux cultures, avec en musique de fond, les douces mélodies de Sacha Distel.
Subtil mélange d'émotions. 
« Je ne sais pas si ma mère a été une bonne mère. Ou simplement une mère qui a fait ce qu'elle a pu. Avec ce que Dieu lui a donné comme connaissance, comme amour, comme courage. Comme patience aussi. Je sais juste que c'est la mienne. Et que ma plus grande richesse en cette vie est d'avoir pu l'aimer. »

« Délicatement, je l'ai alors soulevée sur son matelas, et je l'ai lavée. Mes mains tremblaient. Était-ce la soudaine conscience de la grande fragilité de ma mère, qui s'en remettait entièrement à moi, pour des gestes si intimes ? Était-ce de la sentir gênée, vulnérable ? Nous n'avons pas parlé. Nous avons partagé ce moment d'émotion où nous nous sommes réfugiés dans notre humanité, l'un portant assistance à l'autre sans que les barrières des conventions n'y trouvent à redire. Situation d'une certaine façon libératrice pour elle. Oui, elle pouvait s'en remettre aux siens pour tout, elle qui ne voulait jamais rien demander. Les siens c'était moi, car aucun de mes frères, je crois, n'aurait accepté de réaliser une telle tâche. Chacun fait ce qu'il peut. »

« Mon père travaillait au pilon, près de Bruxelles. Il passait ses journées à détruire des tonnes d'invendus en tout genre. Du livre broché au quotidien local. Du magazine politique à l'album de jeunesse. De la revue érotique aux missels passés d'âge. Des livres, des magazines, des journaux, il en ramenait tous les jours. Autant qu'il pouvait en porter. Ça nous servait pour tout : le chauffage, le calfeutrage des fenêtres, pour caler un meuble, pour les toilettes et comme couches pour les mômes...Et parfois même pour la lecture. Mais ni mon père ni ma mère ne savait lire le français. Ils avaient quitté Zagora, au Maroc, au milieu des années 50 pour la Belgique. À une époque où on n'émigrait pas vraiment. Et bien davantage vers la France que vers le plat pays. Je n'ai jamais vraiment compris le parcours migratoire de mes parents. Mais en ai-je au moins eu l'envie ? Mes parents et moi nous avons vécu ensemble mais jamais en même temps. »

« [...] dès mon plus jeune âge, j'ai dévoré les bouquins comme d'autres des pâtes. Pour donner une réalité à des désirs enivrants. La quête d'une autre vie, en somme. »

« Être reconnaissant à ses parents, ça vaut pour les siens, mais quand on est soi-même parent, ce qu'on peut faire de mieux pour ses enfants c'est que jamais ils pensent qu'ils vous doivent quelque chose. Qu'ils soient libres. »
« La culture scolaire exclut autant qu'elle intègre et les parents étrangers en sont les premières victimes. Ce n'est que bien plus tard que nous été reconnaissants à ma mère  pour le courage dont elle faisait preuve en ces moments pour nous soutenir et essayer de faire bonne figure, par amour pour nous, dans ce monde dont elle ignorait tous les codes. »
« On guérit d'un coup de lance mais on ne guérit pas d'un coup de langue. »

Quatrième de couverture

« Vous vous demandez sans doute ce que je fais dans la chambre de ma mère. Moi, le professeur de lettres de l’Université catholique de Louvain. Qui n’a jamais trouvé à se marier. Attendant, un livre à la main, le réveil possible de sa génitrice. Une maman fatiguée, lassée, ravinée par la vie et ses aléas. La Peau de chagrin, de Balzac, c’est le titre de cet ouvrage. Une édition ancienne, usée jusqu’à en effacer l’encre par endroits. Ma mère ne sait pas lire. Elle aurait pu porter son intérêt sur des centaines de milliers d’autres ouvrages. Alors pourquoi celui-là ? Je ne sais pas. Je n’ai jamais su. Elle ne le sait pas elle-même. Mais c’est bien celui-ci dont elle me demande la lecture à chaque moment de la journée où elle se sent disponible, où elle a besoin d’être apaisée, où elle a envie tout simplement de profiter un peu de la vie. Et de son fils. »

Rachid Benzine est enseignant, islamologue et chercheur associé au Fonds Ricœur, auteur de nombreux essais dont le dernier est un dialogue avec Delphine Horvilleur, Des mille et une façons d'être juif ou musulman (Seuil). Sa pièce Lettres à Nour a été mise en scène avec succès dans plusieurs pays. Ainsi parlait ma mère, son premier roman, est la révélation d'un écrivain.

Éditions Seuil, janvier 2020
96 pages


Voyage au bout de l'enfance ★★★★☆ de Rachid Benzine

La voix, les mots d'un enfant pour dire l'horreur, la bêtise, la violence, la folie des hommes. Des mots débordants d'innocence et pourtant, ils bousculent et livrent la terreur.
Remarquable récit. Courageux.
Il était Fabien, il avait des amis, un instituteur passionnant et passionné, inspirant, il avait et aimait la poésie; il est devenu Farid, il a gardé la poésie comme soupape mais, in fine il a beaucoup, tout perdu. Daesh, cette inconcevable fanatique organisation, a meurtri sa vie. Il a tenu comme il a pu, avec sa poésie, Prévert et sa douceur, mais il a vu l'horreur, l'innommable. La poésie a fait ce qu'elle a pu.
Tant d'émotions m'ont traversée pendant cette courte lecture. Colère, tristesse et sentiment d'impuissance en primeur.
L'oxygène vient très vite à manquer. Elle est éprouvante cette lecture. Elle est nécessaire aussi.
Rachid Benzine, merci pour ces pages, qui touchent en plein cœur et bouleversent.

« ... quand je serai grand j'écrirai moi aussi Les Misérables parce que c'est ce qu'on écrit toujours quand on a quelque chose à dire. » en exergue, La Vie devant soi, Romain Gary

« Et puis moi j'ai dû dire que je m'appelais Farid. Fini Fabien. Bonjour Farid. Parce que ça faisait plus sérieux à Raqqah. Mes parents m'ont eu avant de se convertir à l'islam. Alors je m'appelais Fabien, tout simplement. Et pourquoi ils faisaient pas tout ça avant, eux, le turban, le niqab ? Mes parents m'ont dit que c'était parce qu'à Sarcelles on faisait semblant d'être comme les autres. De s'habiller comme eux. D'être amis avec eux. Mais moi j'ai jamais fait semblant. Mes copains c'est vraiment mes copains. Et monsieur Tannier, mon maître d'école, je l'aime vraiment beaucoup. Et tous les autres aussi. »

« Les gens sont sensibles au sort des enfants soldats. On dit que ce sont des victimes. Mais seulement s’ils sont pas musulmans. Et elle dit que moi et Selim on n’a jamais été des enfants soldats, on a tué personne. Et pourtant on nous laisse mourir ici. Elle dit même que cette guerre a tué plus d’enfants que de militaires. J’avais jamais pensé à tout ça. Et je vois bien que ça fait de la peine à maman. »

« Je ne savais pas qu'on pouvait écrire autant de conneries avec de la poésie. Là je suis vraiment en colère. Parce qu'à Raqqah on a pu me faire avaler pas mal de choses. Mais utiliser de la poésie pour la gloire d'un calife, alors ça, ça ne passe pas. »

« Il faut être discret avec ces corbeaux. Leur répondre comme si on disait la vérité mais pas laisser paraître. C’est un dur métier, menteur à Daesh. Et moi j’aime pas mentir. Mais maman risque d’être tuée. Alors je fais comme tout le monde. Je dis que maman sera toujours fidèle au calife Ibrahim, je baisse la tête et je passe mon chemin. Une fois, maman a réussi à avoir mamie au téléphone grâce à une femme gentille de Daesh. Il y en a. Je n’ai pas aimé ce qu’a dit maman. Elle a reproché à mamie de lui avoir dit de sortir de Baghouz parce que, c’était sûr, on allait être rapatriés. »

Quatrième de couverture

« Trois mois. D’après maman, ça fait précisément trois mois aujourd’hui qu’on est enterrés dans ce fichu camp. Et ça fait presque quatre ans que j’ai quitté l’école Jacques-Prévert de Sarcelles. » R. B.

Fabien est un petit garçon heureux qui aime, le football, la poésie et ses copains, jusqu’au jour où ses parents rejoignent la Syrie. Ce roman poignant et d’une grande humanité raconte le cauchemar éveillé d’un enfant lucide, courageux et aimant qui va affronter l’horreur.

Éditions Seuil, janvier 2022
80 pages