mardi 30 mars 2021

Sous le soleil de mes cheveux blonds ★★★☆☆ de Agathe Ruga

Un premier roman intimiste qui couvre une décennie : du lycée à la fac, des premiers amours à la première grossesse, puis la deuxième, d'une amitié forte à une absence insurmontable, des premières fois à un premier mariage, des premières désillusions au grand amour... 
Pas évidente cette période, à la fois grisante, émoustillante mais également remplie de doutes, une période où l'on se découvre, tâtonne, se transforme, rêve d'un bel avenir. Et puis la fac (médecine de surcroît, ici), avec ce temps de travail acharné, dément, titanesque, entrecoupé, fort heureusement, de moments de relâche tout aussi fous parce qu'il faut bien lâcher du lest à un moment donné, parce qu' « Il faut bien que le corps exulte »...

Une autofiction qui tient en haleine une fois les premiers chapitres passés, parce que clairement, on a très envie de savoir qui est ce grand amour, l'amour de sa vie qui lui a donné ce deuxième enfant. 

L'écriture est précise, directe, parfois crue, et la structure du récit, avec ses va-et-vient entre passé et présent et l'utilisation de la deuxième personne du singulier est très intéressante.
La narratrice, Brune, interpelle son amie de lycée et de fac, Brigitte, avec un "tu" qui questionne, cherche à comprendre, réécrit leur amitié pour trouver les raisons de la rupture. J'ai senti beaucoup de tension, d'agressivité parfois derrière ce "tu" derrière lequel il y a du vécu indéniablement, cela se sent. Un "tu"  et un récit très courageux, nécessaire, parce que mettre des mots derrière une déception, c'est aussi panser une blessure.

Je ne me suis pas retrouvée dans cette jeunesse dorée, mais qu'importe, elle a parlé et elle parlera à d'autres lecteurs et lectrices et personnellement, j'ai découvert une plume prometteuse, et par procuration, repensé à ces belles années emplies de promesses que l'on ne tient, certes, pas toujours en effet. Les amitiés ne peuvent toutes durer, c'est la vie, les souvenirs, eux, restent, et nous forgent, nous cimentent, nous accompagnent et c'est déjà là une belle promesse.

« Nous sommes entre deux vies.
Nous ne sommes plus légères, les poids des responsabilités nous a fatiguées. Nos corps exulteraient bien, mais nous ne savons plus danser. Alors nous procréons, et nous achetons bio. Une application scanne les cosmétiques que nous devons utiliser. Nous snobons allègrement notre passé, nous avons enfin fini par nous assumer, nous comprenons nos parents et gardons la psychanalyse pour plus tard. Nous n'envoyons plus de messages à notre premier amour, notre groupe d'amis actuel a rayé l'ancien, tout se passe comme s'il n'y avait jamais rien eu avant, ou bien rien d'important, nous sommes installées dans une routine confortable. Notre métier nous plaît et nous ne savons pas encore que nous en changerons. Nous repensons parfois avec dédain et mélancolie à ces anciennes soirées enivrées où nous laissions notre corps perdre le contrôle, lorsque l'aube nous grisait. Nous sommes vieilles alors que tout commence enfin. »

« Tu m’as quittée, tu nous as toutes quittées. Pas un jour ne passe sans un souvenir de nous et de nos fêtes intérieures. Tu es ma plus belle robe de soirée, mon champagne le plus euphorisant, mon plus long SMS. Mon plus bel amour inachevé. »

« Les gens parfois disparaissent de nos vies sans mourir, sans guerre et sans cris. Nous avons grandi avec eux, certains nous ont tout appris, ils existent au plus profond de nous sans qua jamais nous ne puissions le leur redire. Nous fermons la porte de nos souvenirs, nous serrons les mâchoires lorsqu'une musique nous ramène à eux, nous bâillonnons nos réflexe et nous rendons à l'évidence : nous ne les reverrons plus. »

« L'amour réciproque a été une révélation, jusque-là j'avais toujours rêvé de vivre une histoire pure et sincère. Mon goût pour la littérature est étroitement lié à la découverte du romantisme. Il est apparu vers mes huit ans avec "La Petite Fadette". Le jeune Landry tombe amoureux de Fanchon, une petite fille du village que l'on prend pour une sorcière. Chez George Sand, l'amour inexpliqué est souvent preuve de sorcellerie. Il survient là où on ne l'attend pas, parfois sur le chemin d'un autre comme dans "La Mare au diable". L'attirance est dirigée vers la personne interdite, d'un âge ou d'une classe sociale différente. Un contexte difficile prouve la véracité de l'amour. Je visualiserai toujours le feu follet décrit dans "La Petite Fadette", une chose s'illumine dans la nuit et Landry en perd la tête. L'allégorie s'est inscrite en moi, je n'avais plus qu'à le la reconnaître. J'étais de ce feu-là, celui des histoires d'amour érotiques et majestueuses. »

« Je plissais les yeux, déçue. Les gens bien s'aimaient drôlement mal. J'appréciais cependant leurs bonnes manières, jamais on ne voyait traîner un avant-bras sur la table, un dos affaissé, les repas en famille étaient des moments de liesse et de partage, mais je ne comprenais pas pourquoi on y évitait les sentiments. »

« De tout ce que nous reprochons aux hommes, nous pardonnons plus facilement leurs actes que leur absence d'actes. »

« La déception chez une femme ne s'efface jamais. Elle se superpose seulement à d'autres. L'amour d'une femme se mesure à la quantité que celle-ci a pénétré l'âme, le mépris qui l'accompagne ne peut s'en déloger. Ceux qui me connaissent savent que la déception est la pire chose qu'il puisse m'arriver. Je mets très longtemps à la digérer, elle se transforme lentement, tel un poison, en rancœur. Et un jour la rancœur devient vengeance. Bien trop tard, inadaptée aux circonstances. Je me venge toujours. »

« À cette époque, nous avions un joli petit groupe d'amis. La notion de groupe elle-même était dangereuse. En apparence hermétique et soudé, le groupe en réalité étouffait et s'apparentait à une bombe prête à exploser. Le chaos affleurait à chaque instant, comparable à une moyenne section de maternelle, morsures, vol de jouets, manipulation, coups bas. Les premiers amis seront les derniers, ceux que l'on rencontre en fac ou dans le travail sont déjà beaucoup trop en compétition avec nous. Il est quasiment impossible d'établir des rapports sains avec eux. »

« Aujourd'hui, j'écris encore très souvent des lettres de rupture avec certaines personnes, mais je ne les envoie plus ; j'ai compris que la libération réside dans l'écriture et non dans l'envoi. »

« Quand un homme tremble en vous voyant, prenez garde. Méfiez-vous de ce qu'il va vous dire, à quel point il va bouleverser votre votre vision de l'amour. Méfiez-vous des hommes qui vous aiment autant que Marceau a pu m'aimer. Mais savourez. Souriez et dansez sur terre uniquement pour qu'un homme vous regarde comme ça. Dans ses yeux, je me voyais, j'étais un incendie, je prenais feu et il restait immobile, hypnotisé par les flammes, inquiet et fasciné. Par l'image qu'il me renvoyait, Marceau devenait la plus grande drogue jamais avalée ; et il ne m'avait pas touchée. »

« Je ne méritais pas la vie qu'il m'offrait, je voulais descendre sous terre, enterrer mon âme dans ses circonvolutions. Je voulais me noyer, étouffer, pleurer, regretter, hurler de joie. Je voulais savoir. Je voulais écrire. »

« On nous bassine avec le danger d'internet, le cloud, les vieilles photos compromettantes, alors que tout est infiniment volatil, les traces de nous disparaissent, quoi que l'on fasse. De nouveaux disques durs remplacent les anciens, et nous n'imprimons plus les photos car nous en créons 2500 par seconde dans le monde. Et nous ne sommes toujours pas devenues Kate Middleton, les grands hackers de la planète ne s'amusent pas à conserver nos photos de soirée. Seuls quelques souvenirs - les meilleurs ou les pires, selon le point de vue - subsisteront. Les moments anodins échouent sur les rives de notre mémoire et je me sens vaine. Que me reste-t-il de toi ? Comment sauver notre amitié, puisque nous sommes condamnées à ne plus nous revoir ? Nous écrire était la seule finalité. »

« L’absence est pire que la mort, rien n’arrête le sentiment d’absence, on est condamné à vivre avec tous ces absents qui demeurent quelque part et sans nous. Et quand bien même ils tenteraient de revenir dans nos vies, leur réapparition ne changerait rien. Ils ont été absents, ils seront toujours absents, ils ont créé un immense vide, impossible à combler. Il n’y a pas d’issue. Les absents sont des trous dans nos coeurs. »

Quatrième de couverture

L’une est blonde, secrète et bourgeoise. Au lycée, on la surnomme Brigitte. L’autre, extravertie et instable, répond au nom de Brune. Toutes deux sont encore des jeunes filles pleines d’avenir. Ensemble, elles se le promettent, elles pourront tout vivre.Traversant les années folles de la jeunesse, elles découvrent la joie d’aimer, de danser, de rire et de boire jusqu’au petit matin en rêvant à leurs destins de femmes. Mais un étrange jour d’été, tout s’arrête brusquement. Sans donner aucune explication, Brigitte rompt leur amitié et disparaît.
Les années passent mais n’effacent pas la douleur de l’absence. Lorsque Brune tombe enceinte, le moment est venu de comprendre ce qui s’est joué entre elles, ce qui les a unies puis séparées. D’autant que Brigitte, dont elle n’avait plus la moindre nouvelle, revient la hanter : dans ses rêves, elle aussi attend un enfant… 
Avec brio, Agathe Ruga explore une tranche de vie aussi enivrante que violente, celle des premières fois, de l’éveil de la féminité, du passage à l’âge adulte et des désillusions, jusqu’à la délivrance.

Éditions Stock, collection Arpège, février 2019
300 pages

jeudi 25 mars 2021

Une vie comme les autres ★★★★★ de Hanya Yanagihara

On suit une bande de potes, à l'aube de leur vingtaine, à New York et sur plusieurs dizaines d'années. 

Jude, l'avocat au mystérieux boitement, glissement, Willem, l'acteur BG, JB, l'architecte, Malcolm, l'artiste peintre. Un pavé (plus de huit cent pages !) qui nous laisse le temps de nous imprégner des personnages, de leurs vies,  leurs lubies, leurs désirs, leurs blessures, leurs erreurs, leurs souffrances.  

La psychologie des personnages est très détaillée, ainsi que leur quotidien. On suit leurs existences, on grandit, on aime, on affronte  (difficilement, douloureusement parfois) avec eux. 
Les bonnes années succèdent aux mauvaises, et vice et versa. « Les Années d'ambition. Les Années d'insécurité. Les Années de gloire. Les Années de désillusion. Les Années d'espoir. »

Chacun a son histoire, son passé, ses secrets, mais c'est bien autour de Jude, le personnage le plus énigmatique de ce roman, que chacun des trois amis gravitent plus ou moins étroitement. Il est en souffrance, fragilisé par des événements de son passé que l'on découvre au fur et à mesure de la lecture. Une souffrance, une douleur viscérale avec laquelle il lui faut vivre.  
« Lorsqu'il s'était promis qu'il n'essaierait pas de réparer Jude, il avait oublié que tenter d'élucider une personne revenait en fait à désirer la remettre en état : diagnostiquer un problème, et ensuite ne pas tenter de le résoudre, ne lui semblait pas seulement nonchalant, mais immoral. »
Un très grand roman sur l'Amitié et la souffrance. Un pavé troublant de vérités dont je suis ressortie soufflée. Un roman bouleversant, très émouvant, sombre, qui égratigne. 
« Tu ne comprends pas ce que je veux dire maintenant, mais un jour tu comprendras : le seul truc avec l’amitié, je pense, consiste à trouver des gens qui sont mieux que toi – pas plus intelligents ou plus cool, mais plus gentils, plus généreux et plus indulgents -, et puis de les apprécier pour ce qu’ils peuvent t’enseigner et à essayer de les écouter quand ils te disent quelque chose sur toi-même, que ce soit une bonne ou mauvaise chose, et de leur accorder ta confiance, ce qui est le plus difficile. Mais aussi le plus gratifiant. »

« L'autre aspect de ces trajets que JB adorait les soirs de semaine était la lumière - cette façon qu'elle avait d'emplir le train à l'instar de quelque chose de vivant tandis que les wagons traversaient le pont dans un bruit de ferraille, d'effacer la lassitude du visage de ses compagnons de voyage, les révélant tels qu'ils étaient lorsque, tout juste débarqués au pays et encore jeunes, ils imaginaient pouvoir conquérir l'Amérique. Il observait cette douce et sirupeuse clarté se répandre dans la voiture, gommer les sillons des fronts, recouvrir les cheveux gris d'une teinte dorée, adoucir l'éclat agressif des tissus bon marché pour leur donner un air chatoyant et raffiné. Puis le soleil disparaissait, le train s'en éloignant, indifférent, dans son bruit de ferraille, et le monde retournait à ses couleurs et formes ordinaires et tristes, les gens à leur humeur ordinaire et triste, un tour de passe-passe aussi cruel et abrupt que s'il avait été accompli d'un coup de baguette magique par un méchant sorcier. »

« S'il s'était agi de n'importe qui d'autre, songea-t-il, il n'aurait pas hésité. Il aurait exigé des réponses, aurait appelé leurs amis communs, l'aurait fait asseoir, aurait crié, plaidé et menacé jusqu'à lui soutirer une confession. Mais être l'ami de Jude impliquait cette forme de contrat : il le savait, Andy le savait, tous le savaient. Vous laissiez glisser les choses à l'encontre de votre instinct, vous chassiez vos suspicions. Vous compreniez que la preuve de votre amitié résidait dans le fait de garder vos distances, d'accepter ce qu'on vous disait, de tourner les talons et de vous en aller quand on vous fermait la porte au nez au lieu de la forcer à se rouvrir. »

« Était-ce ce à quoi être un père ressemblait ? Était-ce ce à quoi être un enfant qui avait des parents ressemblait ? Tant de chagrin, tant de déceptions, tant d'espoirs inexprimés qui ne se réaliseraient pas ! »

« Que lui avait-il révélé ? lui demanda-t-il un jour.
- Assez, répondit-elle, pour me convaincre que l'enfer existe et que ces hommes devraient y croupir.
Elle prononça ces paroles sur un ton dépourvu de colère, mais chacun de ces mots en était chargé, et il ferma les yeux, impressionné et légèrement effrayé de s'apercevoir que ce qui lui était arrivé - à lui ! - puisse susciter une telle passion, une telle hargne. »
« Je n'ai jamais fait partie de ces personnes - et je sais que toi non plus - qui ont le sentiment que l'amour qu'on éprouve pour un enfant est d'une certaine manière un amour supérieur, un amour plus important, plus significatif, et plus grand qu'aucun autre. Je n'ai pas ressenti cela avant Jacob, et je ne l'ai pas ressenti après. Mais c'est incontestablement un amour singulier, parce que c'est un amour qui n'est pas fondé sur l'attirance physique, ou sur le plaisir, ou sur l'intellect, mais sur la peur. On ne connaît pas la peur, jusqu'à ce qu'on ait un enfant, et peut-être que c'est ce qui nous fait imaginer par erreur que cet amour est plus sublime, parce que la peur elle-même est plus sublime. Chaque jour, notre première pensée n'est pas "Je l'adore", mais : "Comment va-t-il ?" Le monde, du jour au lendemain, se réorganise pour devenir un parcours d'obstacles terrifiants. Je le tenais dans les bras et attendais pour traverser la rue, et je me rendais compte à quel point l'idée que mon enfant, n'importe quel enfant, puisse survivre à cette existence était absurde. »

« L'amitié comprenait d'être témoin du lent écoulement des malheurs d'un autre, ainsi que de longues périodes d'ennui, et d'occasionnels triomphes. Elle consistait à se sentir honoré du privilège d'être présent pour quelqu'un dans ses moments les plus sombres, et de savoir que l'on pouvait en retour se sentir déprimé en compagnie de cette même personne. »

« Ce dont il n'avait pas pris conscience à propos du succès était que celui-ci rendait les gens ennuyeux. L'échec rendait aussi les gens ennuyeux, mais d'une manière différente : les personnes qui échouaient ne cherchaient qu'une chose - la réussite. Mais celles qui réussissaient cherchaient aussi uniquement à conserver leur succès. C'était la différence entre courir et courir sur place, or courir avait beau être une activité terriblement ennuyeuse, au moins la personne qui courait était en mouvement, traversant plusieurs paysages et profitant de différentes vues. Et pourtant, là encore, il semblait que Jude et Willem possèdent quelque chose qu'il n'avait pas, quelque chose qui les protégeait de l'ennui suffocant de la réussite, de la monotonie de vous réveiller et de vous rendre compte de votre succès et d'avoir tous les jours à continuer à faire ce qui vous apportait ce succès, parce qu'une fois que vous vous arrêtiez, vous échouiez. Il pensait parfois que ce qui les différenciait vraiment, lui et Malcolm, de Jude et Willem, n'était pas la race ou l'argent, mais la capacité sans fond de Jude et de Willem à s'émerveiller : leur enfance avait été si misérable, si grise, comparée à la sienne, que, devenus adultes, ils semblaient toujours éblouis de tout. [...] Il leur enviait cette propension, cette capacité qu'ils possédaient (même s'il avait conscience que, dans le cas de Jude du moins, cela constituait une récompense après une longue enfance punitive) de se montrer toujours émerveillés, cette foi qu'ils conservaient en l'existence, cette croyance que l'âge adulte continuerai à leur apporter des expériences étonnantes, que leurs années fantastiques n'étaient pas encore derrière eux. [...] En quoi pouvait consister le sentiment d'être adulte et de découvrir encore les plaisirs de l'univers ? 
Et là résidait la raison, pensait-il parfois, pour laquelle il aimait tant se droguer : non pas parce que cela lui offrait une possibilité d'échapper à la vie quotidienne, comme tellement de personnes le croyaient, mais parce que la vie de tous les jours semblait moins quotidienne. Pour une courte période - de plus en plus courte au fil des semaines - le monde lui apparaissait splendide et neuf. »

« Tout le monde était tellement plus divertissant à l'époque. Que s'était-il passé ? 
L'âge, supposait-il. Et avec lui : le travail ; l'argent ; les enfants. Toutes les choses qui permettent de déjouer la mort, de s'assurer de sa propre pertinence, toutes les choses qui apportent du réconfort et donne sens et contexte à l'existence. La marche en avant, dictée par la biologie et les conventions, à laquelle même les esprits les plus irrévérencieux ne pouvaient résister. »

« Lorsqu'il s'était promis qu'il n'essaierait pas de réparer Jude, il avait oublié que tenter d'élucider une personne revenait en fait à désirer la remettre en état : diagnostiquer un problème, et ensuite ne pas tenter de le résoudre, ne lui semblait pas seulement nonchalant, mais immoral. »

« Il considérait aujourd'hui comme une relation réussie une relation dans laquelle les deux personnes avaient identifié le meilleur de ce que l'autre avait à offrir et avaient également décidé d'estimer cette chose. »

« La psychothérapie, les psychothérapeutes, promettaient une rigoureuse absence de jugement ( mais n'était-ce pas une impossibilité, le fait de parler à une personne sans qu'elle vous juge ?), et pourtant, derrière chaque question, se trouvait un sous-entendu, qui vous poussait gentiment mais inexorablement vers la reconnaissance d'une faille, vous incitait à résoudre un problème dont vous ne connaissiez pas l'existence. Au fils des ans, il avait eu des amis qui avaient été convaincus que leur enfance avait été une enfance heureuse, que leurs parents les avaient fondamentalement aimés, jusqu'à ce que la psychothérapie les rende sensibles au fait qu'ils n'avaient pas été heureux, qu'ils n'étaient pas heureux. Il ne voulait pas que cela lui arrive ; il ne voulait pas qu'on lui dise que sa satisfaction n'était finalement pas de la satisfaction, mais un fantasme. »

« En vieillissant, il se met de plus en plus à songer à son existence comme une série de rétrospectives, jaugeant chaque saison qui passe comme s'il s'agissait d'un millésime, divisant les années qu'il vient de vivre en ères historiques : Les Années d'ambition. Les Années d'insécurité. Les Années de gloire. Les Années de désillusion. Les Années d'espoir. »

Quatrième de couverture

Épopée romanesque d’une incroyable intensité, chronique poignante de l’amitié masculine contemporaine, Une vie comme les autres interroge de manière saisissante nos dispositions à l’empathie et l’endurance de chacun à la souffrance, la sienne propre comme celle d’autrui.

On y suit sur quelques dizaines d’années quatre amis de fac venus conquérir New York. Willem, l’acteur à la beauté ravageuse et ami indéfectible, JB, l’artiste peintre aussi ambitieux et talentueux qu’il peut être cruel, Malcolm, l’architecte qui attend son heure dans un prestigieux cabinet new-yorkais, et surtout Jude, le plus mystérieux d’entre eux. Au fil des années, il s’affirme comme le soleil noir de leur quatuor, celui autour duquel les relations s’approfondissent et se compliquent, cependant que leurs vies professionnelles et sociales prennent de l’ampleur.

Révélant ici son immense talent de styliste Hanya Yanagihara redonne, avec ce texte, un souffle inattendu au grand roman épique américain.

Éditions Buchet.Chastel, janvier 2018
815 pages
Traduit de l'Anglais (États-Unis) par Emmanuelle Ertel 

Vladivostok Circus ★★★☆☆ de Elisa Shua Dusapin

Observatrice au pair, Elisa Shua Dusapin capte l'atmosphère, l'ambiance et avec peu de mots, nous la retranscrit, nous embarque dans un quotidien presque banal, à Vladivostok, dans un cirque, entre deux saisons, où il ne se passe rien de trépidant, où la vie s'écoule lentement, plus ou moins paisiblement. Elle nous ferait presque entendre le « Froissement de taffetas, [le] crissement de tulle, [la] douceur mousseline ».
Le temps s'égrène au rythme ici des répétitions d'un trio d'athlètes à la barre russe, Anton et Nino, les porteurs, et Anna la voltigeuse. Sous le regard du directeur artistique Léon et de la costumière, Nathalie, fraîchement arrivée sur les lieux et narratrice de cette histoire.
Le regard est posé sur les risques d'un métier physiquement éprouvant, qui requière une précision, une concentration de tous les instants et une confiance absolue en ses partenaires. Un numéro dangereux car l'acrobate est sans filet. Et cette phrase qui fait sens : 
« Un bébé apprend plus vite à rester debout qu’un adulte à lâcher prise. »
Il m'a fallu, contrairement à son premier roman "Hiver à Sokcho", qui m'avait saisie dès les premières pages, attendre quelques dizaines de pages avant de réellement me retrouver aux côtés d'Anna, Nino, Anton, Léon, ou encore Nathalie. Et de comprendre l'enjeu des répétitions, de cerner les responsabilités, les difficultés de chacun, leurs troubles, leurs angoisses, de réaliser à quel point le trio d'athlètes jouent leur vie en tentant l'exploit d'être les premiers à réaliser le quadruple saut lors d'une compétition à Oulan-Oude, en Sibérie. Nous sommes les témoins des liens qui se tissent entre chacun des protagonistes, des liens évitant pour certains au début, puis l'affection gagne du terrain, et la confiance indéniablement s'installe. Chacun se doit d'être à l'écoute de l'autre. Ils sont une équipe. Une équipe qui tâtonne, se cherche, qui vise les sommets, la réussite à tout prix, ou presque à tout prix. Et des personnages qui se cherchent eux-mêmes aussi d'ailleurs.

Vladivostok Circus est une parenthèse hors du temps. Elisa Shua Dusapin maîtrise l'écriture, il n'y a pas de doute. Concise, précise, poétique, élégante, gracieuse, singulière, saisissante.... Personnellement, j'en redemande. Il me reste d'ailleurs à découvrir son deuxième roman "Les Billes de Pachinko". 

« Le numéro à la barre russe ouvre le second acte. Je reconnais les porteurs que j’ai vus sur mon téléphone. Anton et Nino. Ils entrent en habit de corsaire. Anna dans une robe déchirée. La captive qui cherche à se libérer. Ils alternent entre figures sur la barre et pas chorégraphiés au sol. L’ensemble est en décalage avec l’orchestre. Je ne comprends pas si la musique accélère ou s’ils sont trop lents. Anna semble devoir précipiter ses sauts pour garder le tempo. J’en suis mal à l’aise. »

« Il reste trois jours avant le dernier spectacle. je me donne pour devoir d’assister aux entraînements individuels d’Anton et Nino. Je les regarde depuis les gradins. Travail de musculation, de souplesse. Nino roule sur le dos, soulève le bas-ventre, les pieds tendus. Anton est moins mobile. Il n’a pas le même corps d’athlète, mais une masse de puissance qui déborde, le fait ployer, l’encombre dès lors qu’il n’est pas à la barre. Il fait tourner ses hanches avec lenteur, mains sur la taille. Ensuite ils prennent la barre. Anna se place entre eux. Elle lance au plafond un sac de sable qu’ils doivent rattraper sans se regarder. Elle pose une chaise sur la barre, en équilibre sur deux pieds. Ils la maintiennent le plus longtemps possible. Ils bougent à peine. Parfois Léon me rejoint, m’explique l’importance de ce genre d’exercices, car les porteurs prennent en charge toute la stabilité de l’acrobate, qui ne doit surtout pas chercher à s’équilibrer lui-même. Il dit qu’il faut s’imaginer Anna à la place de la chaise, s’en remettre aux porteurs avec autant d’inertie. C’est l’une des grandes difficultés de la barre russe. »

« - Moi je pense que le public vient surtout pour voir si ça fonctionne. Jusqu'où on tient. On peut dire qu'on veut du rêve mais en vrai, c'est la faille qu'on espère. En voir chez les autres, ça rassure. »

« - Tu sais combien pèse la barre quand j'atterris ? Anton pourra plus le supporter longtemps. Imagine s'il lâche tout, s'il arrive pas à sentir qu'il n'a plus de forces. Comment tu sais que tu dois arrêter de faire ce que t'as fait toute ta vie ? 
- Il saura, tu ne crois pas ? Avec l'expérience qu'il a ...
- On vieillit qu'une seule fois. »

« Le mouvement de leurs mains va très vite. Ils marchent sur la piste les yeux fermés, se frôlent, s'ils se touchent ils s'écartent et partent à l'opposé comme des atomes éclatés. Entretemps, le ballon a rebondi, il est tombé dans les gradins. Personne ne le ramasse puisqu'il n'existe pas. Plus tard, ils recommencent en musique. Ils forcent un sourire, l'expression d'une joie que dirige Léon. J'aime la voir chez Nino et Anna. Sur Anton, ça me rend triste. On dirait un vieil enfant. Et je ne supporte pas cette musique. Elle m'empêche de comprendre. Elle ne ressemble à rien de l'histoire que je m'imagine pour eux. Parfois, Léon cesse de guider, va s’asseoir sur le bord du plateau, le menton dans une main, et fixe un point dans les gradins. Alors j'éteins la caméra. Je regarde cet homme suspendu à une pensée dont je ne sais rien. Interrompre mon propre travail me donne l'impression d'appartenir à sa réflexion. »

« Froissement de taffetas, crissement de tulle, douceur mousseline. »

« En me dirigeant vers le réfectoire, j'entends Anna qui respire à travers le mur. Inspiration, expiration. Vaste amplitude, à peine ébranlée par les secousses au contact de la barre. Ils font des réglage. Le volume s'amplifie. Le souffle monte. Comme s'il voulait sortir de la piste, atteindre le dôme, le gonfler, faire s'envoler le cirque tout entier. »

« Le train s'arrête à des gares aux panneaux recouverts de glace. Des lieux presque sans nom. Anton achète du poisson séché aux femmes sur les quais. Les arrêts sont brefs, la transaction s'effectue par la fenêtre. On se penche avec l'argent, le poisson nous est lancé, on le rattrape au vol en serrant les doigts comme s'il était vivant.
- This is omoul, me dit Anton en effilochant un filet. Of Baïkal. Try !  
Il nous parle d'Irkoutsk, de légendes du Baïkal, de chamanes. Les militaires se joignent à nous avec du chocolat, nous plaisantons. Les odeurs de poisson, de café soluble mêlées à celles des corps alourdissent l'habitacle. Les conversations se raréfient. Bientôt, nous ne parlons plus. Nous restons alignés sur les banquettes.
Deux jours et deux nuits nous séparent d'Oulan-Oude. J'essaie de donner un contour à ce temps. Je regarde Anton mastiquer le poisson. Je revois l'homme paniquer dans la pâtisserie face aux multiples gâteaux. Je n'arrive pas à les associer. Dans une besace à ses pieds, les cabanons d'oiseaux. »

« [...] ce soir, des milliers de pinsons sont arrivés sur la place. Ils tournent autour du public aux ports du chapiteau. C'est la première. Il sont perchés partout, sur les câbles électriques, les arrimages, les guirlandes du cirque comme des lampions sans lumière. Sais-tu qu'il existe une espèce particulière, dont les ailes sont si grandes que les oiseaux ne peuvent pas se propulser tout seuls depuis le sol ? Alors ils restent en vol. Ils arrivent à vivre toute une vie sans se poser. Ils dorment en l'air, à dix kilomètres au-dessus de nos têtes. 
Tu sais quand je pense à tous ces petits corps suspendus entre le ciel et la terre, ça me fait sourire de me dire que parmi eux, il y en a pour qui se mettre à voler, c'est d'abord tomber. »

Quatrième de couverture

A Vladivostok, dans l’enceinte désertée d’un cirque entre deux saisons, un trio s’entraîne à la barre russe. Nino pourrait être le fils d’Anton, à eux deux, ils font voler Anna. Ils se préparent au concours international d’Oulan-Oude, visent quatre triples sauts périlleux sans descendre de la barre. Si Anna ne fait pas confiance aux porteurs, elle tombe au risque de ne plus jamais se relever. Dans l’odeur tenace d’animaux pourtant absents, la lumière se fait toujours plus pâle, et les distances s’amenuisent à mesure que le récit accélère. 

Dans ce troisième roman, Elisa Shua Dusapin convoque son art du silence, de la tension et de la douceur avec des images qui nous rendent le monde plus perceptible sans pour autant en trahir le secret.

Éditions ZOE, août 2020
 pages

mercredi 24 mars 2021

Les Lumières d'Oujda ★★★★★ de Marc Alexandre Oho Bambe

« L'homme libre est celui qui choisit son exil. » 
Mahmoud DARWICH, cité en exergue

"Les Lumières d'Oujda", c'est une traversée littéraire humaine, poignante, multiple par les formes proposées : cri, chant, récit, documentaire, slam, poésie ... pour témoigner de vies tourmentées, ballottées, en fuite, en partance pour un ailleurs pas forcément plus vert et difficilement atteignable. 

Personnellement, je me prends une claque à chaque fois que des mots touchent des vies humaines en difficulté. Ici il est question de nos semblables hommes, femmes, ados, enfants ... « Elles et Ils, Ulysse modernes. / Résistants, résilients magnifiques. » qui rejoignent la route parce que rester dans leur pays n'est plus possible, n'est plus humain, n'est plus vivable, n'est plus. Rester c'est ne plus être libre. Ne plus être soi-même. 
« Se parler.
S'écrire.
S'ouvrir.
Se demander comment on va.
Et où on en est.
De son chemin.
Intérieur.
Son parcours, sa traversée.
De toutes les frontières, qui nous rapprochent ou nous éloignent. De nous. Du monde.
Je crois au pouvoir de la parole. Je crois à la résilience.
Par les mots.
Les nôtres.
Et ceux d'autres, aussi.
Tuteurs.
Professeurs.
D'espérance.
Qui peuvent.
Nous aider, nous soigner, nous accompagner.
Sur la route de nous-mêmes. »
Marc Alexandre Oho Bambe, vos mots n'empruntent pas un chemin facile, ils s'alignent à la ligne souvent d'une manière singulière. J'ai aimé votre sens de la formule, votre déroute des mots, des maux. Sur le fil menaçant, des vies ... s'inventent, se rencontrent, s'aiment, se découvrent, se fracassent aussi.
Et quel témoignage vous nous livrez en postface ! « "On" ne peut rien faire pour les migrants, on ne peut pas aider "ces" gens-là ? » Des petits mots qui restent en travers de la gorge, c'est sûr.

Les Lumières d'Oujda, un roman polyphonique qui nous entraîne sur les routes de l'exil. 
Profondément humain, empreint de poésie, d'amour, de vibrations. Des trajectoires de vies qui ébranlent.
« Bonjour mon frère, comment va ta douleur ? »
« Il y a des phrases comme ça étincelles éternelles.
Des phrases qui font.
Du bien.
Et donnent.
Lumière et force.
Pour continuer.
La marche du monde ....
Même quand.
Rien ne marche. »

« C'est vraiment arrivé, à Oujda j'ai pleuré.
Je pleure encore.
Devant toutes ces grenades dégoupillées.
Le long des routes du monde.
Jeunes gens aux regards hagards.
Adolescents incandescents aux vécus de mèche allumée.
Gamins, gamines.
En quête d'azur.
De vie meilleure.
D'Europe.
D'ailleurs.
D'eldorado, qui chante.
Faux. »

« Et nous passions des heures à rapper Caroline ensemble, à l'heure de nous-mêmes et de notre amour-défonce.
Je me fis arrêter un soir rempli de joie, ivre d'espérance, piégé par les Stups qui me remirent entre les mains de la police des frontières et d'un juge, sosie presque parfait d'il Cavaliere, alors au sommet de sa gloire. Passée.
Extra-communitare, pour certains Italiens une tare. Les mecs de la farce de l'ordre qui me serrèrent n'y allèrent pas de main morte, je m'étais rendu sans faire d'histoires, mais ils me sonnèrent littéralement, m'assommèrent de coups de poing. Républicains sûrement. »

« « À demain. » Elle m'avait dit à demain.
Demain ?
Demain n'existe pas.
Non, demain n'existe pas.
Là où dansent les poètes sans papiers.
Avec les fées.
Avec l'amour, avec la mort, avec la mort de l'amour.
Nous vivions sans nous soucier du lendemain.
Carpe diem. »

« La vie ?
Parfois, une partie d'échecs.
Avec soi-même. »

« L'humanité à laquelle il ne croit plus, parce qu'il l'a vue lui, il l'a vue, lui, il l'a vue crever mille fois, et expirer.
En même temps que sa foi.
Expirée, elle aussi.
Dans un mouroir à ciel ouvert.
Désert traversé.
À la nage.
En solitaire.
En quête de la bonne heure.
L'heure de soi-même. 
L'heure de vivre.
Ou de revivre.
Enfin.
Et ne plus mourir.
Sans cesse ! »

« Partir.
Revenir.
Devenir.
Partir de rien.
Revenir à tout, à soi.
Devenir soi-même, sinon rien.
Refuser toute compromission, toute concession, tout ce qui ne nous convient pas, ne nous convient plus, ne nous a jamais convenu et qu'on a accepté parce qu'on pensait ne pas avoir d'autres choix que celui d'être un ou une autre, qu'on n'était pas, qu'on ne voulait pas, qu'on n'aimait pas.
Pas tellement. Pas du tout. Et pourtant. »

« Revenir 
à la page
pas à pas
à la vie
à l'amour
c'est bien
de cela
qu'il s'agit
pour ne pas perdre
ne jamais perdre
le fil 
de soi »

« Mais comment faire face, entendre l'indicible, même quand c'est notre métier d'écouter ?
Comment accueillir ces paroles de rescapés ?
Comment soutenir les regards d'enfants, d'adolescents, de femmes et d'hommes, réduits en esclavage, puis à néant, brisés par leurs semblables humains. Humains ?
Comment garder la juste distance, avec ses émotions et les leurs, la terreur dans leurs yeux, la solitude de celles et ceux qui ont tant marché, marché la terre tonnerre au coeur ? Comment, oui, comment ne pas penser qu'il est trop tard, trop tard pour arrêter l'hécatombe, entraver la fin du monde, trop tard pour empêcher l'humanité d'exploser ? Comment ? »

« Des fugees.
Comme s'appelaient certains jeunes, entre eux, fugees.
En hommage peut-être, à Lauryn, Wyclef, et Pras.
Fugees.
Hip-hop.
Résistance.
Résilience.
Espérance.
RAP (Réapprendre à parler), c'était bien de cela qu'il s'agissait, aussi.
Réapprendre à parler.
Pour se défaire de l'orage.
Dire, être. Au monde. Présent à soi et à ses rêves.
Déportés.
Dire, être. Au monde.
Se réunir. Se recentrer. Se renouer. Se retrouver.
Après la perte. De tout repère humain.
Chez soi.
Chez l'autre.
L'autre qui nous a marchandisés, esclavagisés, moqués, humiliés, tabassés, volés, emprisonnés, expulsés.
L'autre.
L'enfer c'est, parfois. »

« Se parler.
S'écrire.
S'ouvrir.
Se demander comment on va.
Et où on en est.
De son chemin.
Intérieur.
Son parcours, sa traversée.
De toutes les frontières, qui nous rapprochent ou nous éloignent. De nous. Du monde.
Je crois au pouvoir de la parole. Je crois à la résilience.
Par les mots.
Les nôtres.
Et ceux d'autres, aussi.
Tuteurs.
Professeurs.
D'espérance.
Qui peuvent.
Nous aider, nous soigner, nous accompagner.
Sur la route de nous-mêmes. »
« Est-ce donc ainsi que les Hommes vivent ?
Oui, sous les tropiques amers.
Des hommes sans foi ni loi, peuvent.
Esclavagiser qui bon nègre leur semble.
La traite arabo-musulmane semble avoir laissé des traces.
Et une certaine nostalgie chez certains.
Alors l'occasion est belle de revenir en arrière, de prendre par-derrière les droits de l'Homme qui n'a pas de droits, celui qui en a le moins, toujours pour certains, sur cette Terre.
Le nègre.
Noir.
D'Afrique.
Noir des îles.
Noir désir.
Le nègre.
Noir.
Sur tous les continents.
Reste un nègre.
Dans le regard.
De haine, de méfiance ou d'envie, porté.
Sur lui.
Depuis des générations.
Parfois.
Sans foi ni loi.
Elles non plus. »
« Beyrouth
De terre
De mer
De feu 
Et de rêves brisés

Beyrouth
De guerre
De trêve
Et de dette
De sang versé

Beyrouth
De partage
De dattes
De lumière
Et d'humanité

Beyrouth
De communautés
De doxas et paradoxes
Noyée
Bombardée
Détruite
Ressuscitée
Mille fois »
« Il me faut un peu de temps.
Pour faire le tri.
Dans mes sentiments.
Mes envies.
Ma vie.
Pour me ressembler parfaitement à nouveau.
Rassembler mes morceaux épars.
Débris d'être.
En deuil perpétuel. »

« Ma soeur, mon frère, mon coeur
Les hommes détestent les hommes
Quand ils n'ont pas de raisons
Ils en cherchent et à force
De réflexion et d'autopersuasion
Ils finissent par trouver
Ils finissent
Par trouver
La douleur
Et la mort
La douleur
Et la mort
De l'humanité »
« L'humanité qui se brûle à son essence geint et meurt d'avoir trop marché ressuscite et marche encore même quand rien ne marche pour les femmes les hommes enfants du monde qui marchent à la marge profonde des sommets G7 sans têtes ni coeurs à l'idéal commun humain seul capable de faire advenir les utopies qui manquent tant à l'humanité dépassée qui ne fait que passer...passer sa route égarée passer sa route écumer ses jours ses nuits sur la route passer sa route sortir de route passer sa route tracer sa route sans cesse entre défaites et déroutes passer sa route trépasser sur toutes les routes les routes du monde qui gronde la route les routes la route les routes la route les routes la route les routes la route les routes qui mènent les humains à la fronde aux frontières du réel... Ce n'est pas moi, c'est l'homme qui n'a pas peur pas peur de prendre la route dans tous les sens pour se sauver ou sauver ce qui reste d'humain, d'humanité, en lui...

La route
Quitte la barre
Et repart
Du tribunal
De l'Histoire. »

« L'évidence nous guide, rencontre après rencontre, les visages, les regards, les sourires et les larmes, les voix s'entremêlent, les destins s'entrelacent, les histoires s'enlianent, jusqu'à devenir une seule et même mémoire à trous, mémoire vive, vivante, vibrante, mémoire du monde qui tourne à l'envers de lui-même, à l'endroit des femmes, des hommes et des enfants qui subissent le désordre mondial. »

« L'humanité, qui résiste.
Comme elle peut.
L'humanité qui rime avec solidarité.
L'humanité piétinée aussi, gazée, excommuniée.
Par une République qui arbore fièrement les valeurs liberté, égalité, fraternité sur le fronton de toutes ses administrations, mais n'en est plus à cette contradiction près. »

Quatrième de couverture

« Et la nuit tombe sur Oujda,
enveloppant dans l’épaisseur
de son manteau toutes les détresses
et toutes les espérances. Humaines. »

Après avoir tenté l'aventure à Rome, le héros est rapatrié au Cameroun, son pays natal. En quête de sens, porté par l'amour de Sita, sa grand-mère, il s’engage
dans une association qui lutte pour éviter les départs « vers les cimetières de sable et d’eau ». Au Maroc, il rencontre le père Antoine, qui accueille des réfugiés,
et Imane, dont il ne lâchera plus la main. Au rythme de cette épopée chorale lumineuse, les parcours s’enchevêtrent, les destins s’entremêlent, entre l’Afrique mère fondamentale et l’Europe terre d’exils. La voix et le phrasé uniques de Marc Alexandre Oho Bambe effacent les frontières entre roman, poésie et récit initiatique.

Poète, écrivain et slameur connu sous le nom de Capitaine Alexandre, Marc Alexandre Oho Bambe est pétri d'influences multiples, dont Aimé Césaire et René Char. Après plusieurs ouvrages de poésie, dont Le Chant des possibles (La Cheminante, 2014) et un premier roman remarqué, Diên Biên Phû (Sabine Wespieser, 2018), il signe Les Lumières d'Oujda

Éditions Calmann Levy, août 2020
327 pages

vendredi 19 mars 2021

Mousson froide ★★★★☆ de Dominique Sylvain

Une pause polar
, ça fait toujours du bien. 
Après quelques lectures un peu dures, elle est arrivée à point nommée. 

Un plaisant moment de lecture, pas de tout repos non plus. 
Dominique Sylvain nous malmène, nous trouble, nous perd un peu, au début surtout, et nous surprend en donnant la parole à un chien. C'est avec sa truffe qu'il s'exprime lui, d'ailleurs, et selon les odeurs qu'il hume, il est capable de nous donner un aperçu des états dans lesquels se trouvent les protagonistes à un moment donné. J'ai bien aimé ce concept, qui n'est pas commun, et qui apporte un décalage sympathique à la lecture. 
Une lecture qui nous emmène de Séoul à Montréal, d'une fuite dans le passé à la sortie anticipée de prison d'un gangster, de l'élaboration d'une vengeance sanglante à une idylle, d'une voix à une autre. La tension monte crescendo, nous happe, et à l'instar de Mark, un des personnages principaux, qui lui est hanté par un passé « replié serré » et un héritage paternel aussi abominable qu'inenvisageable, nous sommes hantés par cette vengeance diaboliquement orchestrée, et même si j'ai trouvé qu'il n'y a eu que peu de surprises dans le scénario, j'ai tout de même apprécié ma lecture. 
J'ai noté quelques incohérences temporelles, mais j'ai lu une version non corrigée ; ces petites erreurs ont peut-être été corrigées pour la sortie officielle du livre le 11 mars 2021. 
Une lecture qui m'a donné envie de lire davantage de polars, qui ne font plus vraiment partie de mon paysage littéraire depuis quelques années. Et c'est bien dommage ! 
Grâce à cette lecture, j'ai aussi découvert une nouvelle auteure qui semble composer de "savoureux" polars, alors que demander de mieux ! Un grand merci à Babelio et son Masse Critique privilégiée, à Dominique Sylvain et aux éditions Robert Laffont.

« Un ange au pays des monstres. 
Jade et moi n'en avons pas l'air, mais nous sommes des chasseurs d'ogres.
Une seule certitude en ce bas monde : la droiture et l'altruisme de ma jeune maîtresse sont mes boucliers contre les effets délétères de l'infamie. La cruauté est une notion qui m'est étrangère, et essayer de comprendre ce qu'elle apporte aux humains me donne envie de hurler à la lune. Un sport qui est plus dans l'esthétique d'un husky que dans celle du labrador. On ne se refait pas. »

« Ce bon vieux Yong-hwan. Ce bon vieux Yogwe, ce bon vieux démon.
Il étouffe un rire. 
Ce surnom, il le tient depuis l'école. Les autres déformaient son prénom et se foutaient de lui. Il lui avait fallu un moment pour percuter. Et pour admettre que ce surnom, il lui allait comme un gant. Il était noble. Un Yogwe, c'est une plante ou une bestiole qui a viré diabolique. Un yogwe ne ressemble plus à ce qu'il était à sa naissance. En échange, il gagne des pouvoirs. Des pouvoirs maléfiques. »

« « Qui sait, un jour, avec ta gueule et c'que t'as dans le crâne, tu pourras faire d'la politique. Pense toujours à la vie comme à un escalier. » Yong-hwan a suivi ses conseils. Mais, pour une fois, Goro s'est planté. Il n'a pas vu venir la vague noire. Ce moment où le gouvernement a arrêté les frais. En 1990, une loi a interdit les gangs. Beaucoup de geondal ont fui le pays ou réduit leur business, et les flics se sont mis à surveiller les repentis. Goro s'est barré. Un direct pour les États-Unis. Il a dit qu'il reviendrait une fois les choses tassées. Mais il a dû se plaire là-bas et n'a plus jamais  refoutu les pieds en Corée. »

« Mark se redresse, se frotte le visage, grogne entre ses doigts. C'est perdu. C'est mort. La nuit est une chienne qui réclame son dû. »

« Il nous a fallu près d'une demi-heure pour rallier Montréal-Nord. L'enthousiasme de la neige n'ayant pas faibli, les déblayeurs étaient de sortie et peinaient à suivre le rythme ; des travaux en cours sur l'autoroute n'arrangeaient pas la situation. Tout le long du trajet, focalisé sur sa mission, mon humaine ne s'est accordé ni un soupir ni un murmure. J'ai perçu ses efforts pour se concentrer, ils s'entrelaçaient aux ondes de l'affection qu'elle me porte. Ces moments où elle et moi parlons la même langue silencieuse, je les vénère. »

« Dans la foulée, le vent m'apporte le parfum humide et musqué de la rivière des Prairies. Il se mêle aux senteurs d'un groupe d'arbres. L'odeur acide du ginkgo biloba domine celles des tilleuls et des marronniers. »

« Mélanger le vrai et le faux. Glisser une once de réalité dans sa fiction. Pour rendre les choses plus « intéressantes ». Et savourer la naïveté de ses victimes. Je me dis que c'est bien là l'idée d'un pervers complet. »

« De son point de vue, son brio l'écarte du commun des mortels. À quoi bon canaliser ses pulsions, se conformer aux lois et respecter l'intégrité physique et mentale des autres quand on se juge supérieur ? »

« Mark sort rincé de la salle d'interrogatoire. Des heures à chercher la faille. Le photographe est d'une arrogance inouïe. Persuadé d'être un type exceptionnel, un brillant esthète que les pauvres lois humaines ne concernent pas. Il n'a rien lâché. Une âme en chiendent. »

« Décidément, les êtres humains ne sont pas si bien servis que cela par la nature. S'ils savaient déchiffrer les odeurs, ces messages invisibles, ils encaisseraient moins de déconvenues. »

Quatrième de couverture

Une histoire sombre portée par une écriture lumineuse.

Séoul, 1997. Un gangster accomplit une vengeance sanglante.
Montréal, 2022. Mark, un flic d’origine coréenne, Jade et Jindo, son labrador à l’odorat affûté, spécialisé dans la détection de mémoires électroniques, enquêtent sur un réseau pédopornographique.
Alors que les premiers coupables de cette sombre affaire tombent, un mystérieux tueur ensanglante l’hiver montréalais. L’homme, insaisissable, redoutable, a croupi plus de deux décennies dans une prison coréenne. À peine libéré, il monte dans un avion, destination le Québec, déterminé à prendre la revanche qu’il fomente depuis des années.
Dans la ville enneigée, l’assassin poursuit son passé…

Mousson froide est un roman peuplé de personnages complexes, attachants souvent, terrifiants parfois. Leurs destins se croisent, les points de vue s’entremêlent pour tisser une intrigue captivante.

Éditions Robert Laffont, mars 2021
377 pages

mercredi 17 mars 2021

Loin-Confins ★★★★★ de Marie-Sabine Roger

Bercée, émerveillée, captivée, hypnotisée, envoûtée, par les mots de son papa, Tanah, jusqu'à ses neuf ans, « les soirs de balcon »« les yeux écarquillés sur l'infini stellaire, larmoyants déjà dans l'air vif » embarque pour un beau voyage dans l'Archipel des songes
« Et ses mots sont bien plus que des mots, ils recréent les senteurs, chantent les clapotis, et exaltent la brise. »
Elle est princesse, son père est Roi. L'imagination de son père est débordante, elle est si vraie dans l'esprit de Tanah. Il brode, il extrapole. Et tant pis si l'archipel extraordinaire de Loin-Confins ou l'océan Frénétique ne se trouvent pas sur une carte, si la lave de Grand'Montagne Chaude ne coule pas en apparence sur notre Terre, tant pis si une même histoire a plusieurs versions...qu'importe, les yeux de son père pétille de vie, d'amour ; ils sont un doux refuge pour Tanah. 
« Elle devient réceptacle, calice, s'apprête à recueillir et garder à jamais ce trésor : l'exacte vérité. »

La poésie de Marie-Sabine Roger est un baume qu'elle passe sur un ordinaire  bien terne, pour en adoucir les angles et le transformer en pays des merveilles. 

La réalité est ce qu'elle est, il y a une face cachée derrière ces belles histoires, derrière ce conte enfantin dans lequel Tanah s'épanouit, enfant : il y a la douce folie d'un homme, dévastatrice

Il y a l'amour aussi. Celui d'une femme pour son mari, un amour sincère qui lui évitera de s'enfuir. « Il en faut du courage, et de la dignité, pour enluminer d'or la tristesse et les drames. » Celui  fou d'une fille pour son papa, son héros et vice versa. Celui d'une mère pour sa fille, peu perceptible celui-ci. Pour préserver peut-être le cocon, épargner, soustraire son enfant de l'inévitable. Espérer peut-être qu'il n'y aura pas de rechute.

Je reviens d'un beau voyage, empli d'émotions, de beautés, de rêves, de magie, de tumultes aussi, un peu de vraie vie. De ces tumultes, de ces fragilités qui nous font grandir.  Merci Marie-Sabine Roger.
« Ils ne sont pas si nombreux, dans une vie, ceux qui saupoudrent de paillettes le lavis gris du quotidien. »

« Un poète doit laisser des traces de son passage,
non des preuves.
Seules les traces font rêver. » (en exergue) René Char - La parole en archipel

Incipit
« La princesse est enfant. Elle est assise, sage. L'air froid pique ses yeux mais c'est sans importance, elle est pelotonnée contre le Roi son père, Agapito Ier, Souverain de Loin-Confins et des contrées annexes, Patelin, Pétrassel, Macapète et Mouk-Mouk, Empereur honoraire d'Ergastule et Mitard. 
Il n'y a pas, pour elle, de torture plus douce que ce vent glacial qui se lève parfois à l'angle du balcon. C'est le prix à payer, le temps de la leçon. Tant pis si le nez coule.
La petite princesse se prénomme Tanah. Elle apprend. Un jour peut-être -même si c'est peu probable - à son tour, elle sera Reine.
Pour l'instant, la princesse Tanah renifle, elle a la chair de poule, elle se colle un peu plus près de son père, qui n'a jamais froid, lui. Qui est fort.
Qui est Roi.
Elle n'entend pas, elle n'écoute pas, la voix agacée de sa mère qui les rappelle à l'ordre, il faut rentrer, il se fait tard.
[...]
Son père parle, et parle de sa voix chaude et lente, quelquefois ponctuée d'émotion contenue, frémissements légers, doux friselis de vagues qui berceraient ses mots, qui les feraient vibrer plus large.
C'est cela dont elle se souvient, la voix profonde de son père, ses cheveux grisonnants, ses épaules un peu maigres drapées dans son manteau de pourpre, le teint pâle, l'oeil gris, rêveur et doux, posé sur l'horizon ou perdu au hasard dans les semis d'étoiles, les mains fines, soignées, ardentes, expressives. Des mains comme des pinceaux, des ciseaux de sculpteur, des mains de dentellière appliquées aux fuseaux, et toute cette majesté qui émane de lui cependant qu'il décrit la vie de l'Archipel à sa fille Tanah et qu'il tisse pour elle, pour elle seule au monde, le fil dur et soyeux des généalogies. »

« Tanah grandit ainsi, petite fille seule mal partagée entre une mère ancrée dans le réel au point de ne voir dans les histoires pour enfants qu'un ramassis de mensonges stupides, et qui méprise au plus haut point tout ce qu'elle appelle  «  des imaginations », et un père divagant comme d'autres respirent.
Aujourd'hui encore, même en sachant à quel point son père a vécu séquestré en lui-même, et le prix exorbitant que lui auront coûté tous ses décampements, elle ne peut s'empêcher de penser que des deux, c'était sa mère la plus captive. Les pieds soudés au sol. Bétonnés dans le concret, le vrai, le quantifiable, les vérités sans poésie. »

« Pour le reste, tous autant qu'ils sont, ils ressemblent plutôt à leur auguste père, mêmes cheveux fins et rebelles, incoiffables, mêmes visages longs, cyphose, bras ballants et genoux hyperlaxes. Ils sont plutôt vilains, d'une même laideur. Laids comme le sont ces fins de race dont on voit les portraits dans les livres d'Histoire, lorsque la génétique trahit ouvertement les alliances consanguines et distribue à l'aveuglette prognathismes, hémophilies, troubles mentaux et autres royales miséricordes. »

« C'est un de ces oisillons disgracieux qui se changent un jour en oiseaux magnifiques et tracent dans le ciel, d'un frémissement d'aile, l'histoire de leur vie au gré des courants d'air. »
« Tanah ne parle pas avec sa mère, elles ont très tôt égaré leurs modes d'emploi respectifs. Leurs échanges se limitent au prosaïque, au quotidien. Plus tard, Tanah ne se souviendra pas avoir eu avec elle de conversations personnelles. Usée par sept enfants, parasites bruyants qui lui volent son oxygène, largement aidés en cela par un mari qui les vaut tous, à lui seul, sa mère est assaillie comme une citadelle. Privée de loisirs, de plaisirs, elle s'en tient de façon maniaque et sourde aux devoirs supposés de sa charge - nourrir, laver le linge, faire le ménage à fond une fois par semaine. Elle n'est ni aimante, ni hostile ni indifférente, elle n'est tout simplement pas là.  »

« Et ses mots sont bien plus que des mots, ils recréent les senteurs, chantent les clapotis, et exaltent la brise. »

« Parfois on perd ce à quoi on tenait. On nous le vole, ou on l'abîme. Mais personne ne peut en voler, ni en abîmer le souvenir.
C'est la seule chose qui compte. La seule chose à retenir. »

« La lumière se tamise, tout se teinte de bleu, de pourpre, de violet. Le soleil immergé se noie hâtivement, orange éblouissante dans un bol de café. Les dernières lueurs sont toujours les plus belles, elles ont le goût des regrets, des jours trop tôt passés, en allés, disparus. »

« Le monde de son père est un château de cartes, si personne n'y touche, il peut tenir mille ans. Un souffle, et il s'effondre. »

« Elle conservera à jamais un souvenir grave, doux et ravi de ces moments partagés. Peu importe que son regard ait changé par la suite, la faute à la vraie vie, cette réalité qui encrasse nos rêves, les transforme en vieil imagier aux pages déchirées, aux coins souillés de traces, piquetés de moisi.
Quelles que soient les trahisons, les déceptions, elle fera tout pour garder en elle, vivace, la saveur des enchantements. 
Qu'importe si son père, aujourd'hui, n'a plus grand-chose à voir avec son père d'hier, si cet homme qu'elle croyait connaître n'a jamais vraiment existé, mais seulement son apparence. Qu'importe si, aux dires des autres, il n'était qu'un fantôme pathétique, une coquille vide, une aimable illusion, elle aura vécu ces moments, la magie aura existé. C'est son trésor de guerre, sa seule médaille en chocolat, durement gagnée au front de ce combat perdu qu'on appelle l'enfance. »

« Tanah adulte consolera plus tard son petit moi enfant. Elle lui expliquera que chaque nouveau bébé aura ôté du temps à ses parents, un temps si aisément consacré aux aînés, mais devenu si difficile à trouver par la suite, dans ce tourbillon perpétuel des familles nombreuses. Dans un foyer serein, posé, dans lequel chacun aurait eu, et son rôle, et sa place, il aurait été plus facile d'entretenir de beaux albums. Mais sa mère était submergée, et son père était englouti. »

« Ils ne sont pas si nombreux, dans une vie, ceux qui saupoudrent de paillettes le lavis gris du quotidien.
Son père lui a appris le rêve comme d'autres lui auraient enseigné la cuisine, la mécanique, la religion, une langue étrangère. Avec patience, et conviction. »

« Là où Tanah, enfant, ne sait voir que sagesse bornée, pragmatisme médiocre, et destin de bousier poussant jour après jour sa boulette de merde, Tanah adulte distinguera ce qu'il y a eu de grandeur, de douleur et de rêves brisés dans la vie de sa mère.
Elle percevra enfin ce mélange subtil de révolte et de sacrifices et surtout, oui, surtout, cet amour ambigu entre ses deux parents.
Elle sera rattrapée au tournant, alors, par le souvenir de sa mère au même âge, cette femme qui avait dû être tellement séduisante, et joyeuse, et frivole. Cette prima donna dédiée à l'amour et à l'adoration, que la vie aura plaquée au sol à dix-neuf ans, puis peu à peu enterrée sous les biberons, les couches, le Devoir, les contraintes, et la folie insondable de cet homme, son mari, qu'elle n'aura pas su déceler à temps.
Son mari, l'ogre doux qui lui aura cloqué sept enfants dans le tiroir, comme elle disait elle-même dans les jours de rancune, avant de la dévorer lentement tout entière, rêve après rêve, espoir après espoir, rire après rire. Jour après jour.
Cet homme enfant, irresponsable, qui lui aura tout volé par pièces et lambeaux, jusqu'à l'affection de sa fille.  »

« [...] aucun enfant d'une même fratrie n'est élevé de la même façon. Les parents vieillissent, gagnent en expérience ou s'enferrent dans leurs travers. Leurs conditions de vie évoluent ou régressent. Leur couple tient le cap, ou s'égare, se perd. Les familles se recomposent, se décomposent, dans des mouvements infimes de plaques tectoniques, ou des effondrements soudains de failles. »

« Et jusqu'où les sagas des pères influencent-elles les choix futurs de leurs enfants ? Sans Grand'Montagne Chaude, serait-elle devenue volcanologue ? »

« Elle saura enfin pourquoi, depuis qu'elle est petite, elle a toujours préféré le mot folie qui déplaît tellement aux psychiatres, à tous leurs termes précis et médicaux.
Non, son père ne se trouve nulle part dans ces noms compliqués, mythomane, schizophrène, bipolaire, délirant, maniaco-dépressif, border line, mégalomane ou autre.
Il ne se cache ni dans les névroses, ni dans les psychoses, ni dans aucun de ces termes arides, dans aucun de ces diagnostics, aucune de ces pathologies.
Son père est un ballon léger, rempli d'hélium. Il vit tranquillement dans sa cabane en feuilles, les feuilles luxuriantes des grands macapetus ou des bruns flotaleaux. 
Elle aime cette idée, cette image, d'un père un peu « perché », fluctuant et fragile, sensible aux courants d'air. »

« Elle se dira qu'il n'y a pas de fatalité et que, dans toute sa famille, il n'y a eu et n'y aura qu'un seul Agapito. Un seul Empereur légitime. Et elle décidera, pour toujours, de respecter tendrement la folie de son père, cet Ulysse voué à célébrer Ithaque. »
« Son père est trop fragile, à présent. Il faut garder la chambre. Le moindre courant d'air le tuerait. Le soleil est trop chaude et le vent est trop froid.
L'espace se réduit quand le temps s'amenuise.
Parler est un effort, et vivre est un fardeau. »

Quatrième de couverture

Il y a longtemps de cela, bien avant d’être la femme libre qu’elle est devenue, Tanah se souvient avoir été l’enfant d’un roi, la fille du souverain déchu et exilé d’un éblouissant archipel, Loin-Confins, dans les immensités bleues de l’océan Frénétique. Et comme tous ceux qui ont une île en eux, elle est capable de refaire le voyage vers l’année de ses neuf ans, lorsque tout bascula, et d’y retrouver son père. Il lui a transmis les semences du rêve mais c’est auprès de lui qu’elle a aussi appris la force destructrice des songes. 
Dans ce beau et grave roman qui joue amoureusement avec les mots et les géographies, Marie-Sabine Roger revient à ce combat perdu qu’on nomme l’enfance et nous raconte l’attachement sans bornes d’une petite fille pour un père qui n’était pas comme les autres.

Les romans de Marie-Sabine Roger ont remporté de nombreux prix et conquis un large public, tant en France qu'à l'étranger. Deux d'entre eux ont été adaptés au cinéma par Jean Becker, La Tête en friche et Bon rétablissement

Éditions du Rouergue la brune, août 2020
200 pages