mardi 30 juin 2020

Nuits d'été à Brooklyn ★★★★☆ de Colombe Schneck

« People, can we all get along ? »
Kwane Anthony Appiah
à la télévision en 1991.

Colombe Schneck nous transporte dans le quartier de Brooklyn, été 1991

Le roman s'ouvre sur une description éloquente et efficace, d'un terrible drame - la mort d'un jeune Noir, renversé par le cortège d'un rabbin, leader iconique des loubavitchs - et dès les premières pages, on prend une claque. Cet accident sera suivi de trois jours d'émeutes antisémites. Le quartier de Crown Heights, Brooklyn, devient le théâtre d'affrontements déchirants entre les communautés juives et afro-américaines locales. Des "Vive Hitler" résonnent dans les rues. 
« On n'en peut plus. Les Juifs obtiennent tout ce qu'ils veulent. Ils tuent nos enfants. Nous n'obtenons ni la justice ni le respect. » 
La fièvre antisémite fond sur ce quartier. 
« La peur est la poudre et la haine est la mèche. Le dogme, en dernière instance, n'est que l'allumette qui y met le feu. » écrivait très justement Carlos Ruiz Zafón dans Le Jeu de l'ange (2008).

Esther Rosen, une jeune journaliste stagiaire est envoyée à New York pour enquêter sur ces émeutes et comprendre ce conflit entre deux communautés qui vivent dans le même quartier. Elle apprivoise le New York des années 90 et fait la rencontre de Frederick Armitage un homme noir américain, professeur de littérature française à New York University. On observe ces deux personnages dans leur relation adultère, dangereuse et fragile. Des personnages de fiction, tout droit sortis du monde réel; la touche personnelle de Colombe Schneck est palpable. 
Témoignage bouleversant sur la condition des Noirs aux Etats-Unis, sur leur peur d'être toujours suspecté. 
« Ne pas parler trop fort, ne pas courir dans la rue sous peine d'être en danger, s'écarter quand il voyait une femme blanche devant lui afin de ne pas l'effrayer, ne jamais se faire remarquer ni risquer d'être arrêté par un policier. Il était constamment, quoi qu'il fasse, suspect. Et si par grand malheur il était arrêté, il fallait baisser la tête et toujours répondre « Yes sir ». »
Une enquête politique et sociale bien menée, un roman d'amour aussi. 
Une construction remarquable, qui tient en haleine, qui émeut, qui touche. 

N'y a t-il pas une place pour tous ? Peu importe les croyances, la couleur de peau, n'avons-nous pas TOUS le droit de vivre autrement que dans la peur ? Haine, vengeance, peur : des mots sombres, ancrés dans notre monde noir et dur. A quand un monde sécurisant et doux, ouvert et tolérant ?  
« Un Noir n'a t-il pas des yeux ? Un Noir n'a t-il pas, comme un Blanc, des mains, des organes, des dimensions, des sens, des affections, des passions ? N'est-il pas nourri de la même nourriture, blessé par les mêmes armes, sujet aux mêmes maladies, guéri par les mêmes remèdes, réchauffé et glacé par le même été et le même hiver ? Si vous nous piquez, ne saignons-nous pas ? Si vous nous chatouillez, ne rions-nous pas ? Si vous nous empoisonnez, ne mourons-nous pas ? Et si vous nous faites du mal, ne nous vengerons-nous pas ? »
Un livre empreint d'humanité, un livre haletant, sensible, un livre à lire. Douloureusement et effroyablement d'actualité.

« Ne pas parler trop fort, ne pas courir dans la rue sous peine d'être en danger, s'écarter quand il voyait une femme blanche devant lui afin de ne pas l'effrayer, ne jamais se faire remarquer ni risquer d'être arrêté par un policier. Il était constamment, quoi qu'il fasse, suspect. Et si par grand malheur il était arrêté, il fallait baisser la tête et toujours répondre « Yes sir ». »

« Esther ne sait pas encore que le passé nous entrave, que ceux qu'on a laissés derrière soi, morts ou vivants, nous surveillent, que rien ne commence ni se termine vraiment. » 

« Les Juifs pensent que les Noirs sont des assassins et des violeurs, les Noirs que les Juifs sont des esclavagistes en puissance, faut qu'on arrive à remettre le dentifrice dans le tube. » 

« C'est un cliché bien sûr, mais il est comme chacun, il ne peut pas s'empêcher de se rassurer, de reconnaître l'autre dans une image fixe et faussement réelle, la mère de famille blonde et mince de l'Upper East Side. »
 
« La littérature est le lieu de l'ombre, pas celui de la morale. » 

« Esther lui demande si dans le métro ce matin, il a vu la citation de Shakespeare, l'extrait de la tirade du Marchand de Venise.
- Oui, lui répond-il, mais j'ai ma propre version. Durant ma dernière année de lycée, notre professeur d'anglais nous avait lu la version originale, et avait demandé à chaque élève de l'apprendre par coeur et de remplacer « Juif » par ce qu'il voulait. Alors, moi je l'avais récité ainsi : « Un Noir n'a t-il pas des yeux ? Un Noir n'a t-il pas, comme un Blanc, des mains, des organes, des dimensions, des sens, des affections, des passions ? N'est-il pas nourri de la même nourriture, blessé par les mêmes armes, sujet aux mêmes maladies, guéri par les mêmes remèdes, réchauffé et glacé par le même été et le même hiver ? Si vous nous piquez, ne saignons-nous pas ? Si vous nous chatouillez, ne rions-nous pas ? Si vous nous empoisonnez, ne mourons-nous pas ? Et si vous nous faites du mal, ne nous vengerons-nous pas ? » » 


Quatrième de couverture

« Appelons-le Frederick, il a 41 ans, il est professeur de littérature, spécialiste de Flaubert, marié, père de Lizzie, 15 ans et vit, au moment des faits, l’été 1991, dans une jolie maison en briques à trois étages dans le quartier de Carroll Gardens à Brooklyn. Frederick trompe sa femme. Sa maîtresse s’appelle Esther, elle est blanche, juive, parisienne, évidemment plus jeune. Elle vient de terminer ses études de journalisme. Elle est en stage de trois mois à New York. Cet adultère est un événement minuscule, mais la vie personnelle est plus importante que les mouvements du monde, tant qu’on a la capacité d’y échapper. »

Pourtant ce sont bien les mouvements du monde qui vont rattraper Frederick et Esther.
Août 1991, à Crown Heights, un quartier résidentiel de Brooklyn, un juif renverse accidentellement deux enfants noirs qui jouent de l’autre côté de la rue. L’un d’eux est tué sur le coup. Ce quartier où cohabitent difficilement les deux communautés se retrouve très vite à feu et à sang, les rues résonnent aux cris de « morts aux juifs » et « vive les nazis », les magasins sont pillés et les voitures brûlent. Pendant que la réaction policière tarde à venir, Rabbins, révérends, mères de famille, journalistes et simples citoyens s’affrontent, cherchant la faute et la violence dans le regard de l’autre.
L’histoire d’amour entre Esther et Frederick ne survivra pas à ces événements qui les opposent jusqu’à la rupture. Esther ne s’en remettra pas et passera 25 ans à ressasser son amour perdu et à essayer de comprendre ce qui s’est joué lors de cet été 1991. Ce livre est le récit de sa quête pour répondre à la question posée un jour par son amant : Pourquoi ne pouvons-nous pas nous aimer les uns les autres ?

Le roman, écrit d’une plume alerte et qui touche toujours juste, que tire Colombe Schneck de ces événements bien réels transporte autant qu’il questionne sur les thèmes malheureusement actuels du racisme et de l’antisémitisme mais toujours en nous parlant la langue universelle de l’amour et de l’espoir.

Écrivaine, Colombe Schneck a notamment publié, chez Stock, L'increvable Monsieur Schneck (2006), Val de Grâce (2008), Les Guerres de mon père (2018), et, aux éditions Grasset, La Réparation (2012), traduit dans plusieurs pays et La Tendresse du crawl (2019).

Éditions Stock, février 2020
297 pages

dimanche 14 juin 2020

La commode aux tiroirs de couleurs ★★★★☆ d'Olivia Ruiz

« Parce que je sais que se construire 
avec une histoire, 
même riche de blessures autant que de joies, 
d'épreuves surmontées comme de miracles accueillis, 
c'est une chance. »

Une belle entrée en littérature ! 
Pas de doute Olivia Ruiz sait raconter, conter de sa belle voix, émerveiller ses lecteurs de sa plume agile, fluide, sans ambages, avec poésie, tendresse et humour.
Sur le silence des ses grands-parents est née cette belle histoire de femmes et d'exil, avec, en toile de fond, la guerre espagnole. 

Deux illustres poètes contestataires, cités en exergue, ouvrent le bal et nous guident vers ces belles pages, sur les sentiers douloureux du déracinement, de la perte des êtres aimés, dans les souffrances d'un coeur brisé, dans les tourbillons enivrants de l'amour, et ceux brûlants des souvenirs et des secrets.

Olivia Ruiz a tissé un beau roman de son imagination fertile. Petite-fille de grands-parents exilés de la Guerre d'Espagne, elle est la génération qui a envie de «... savoir d'où l'on vient pour savoir où l'on va », de creuser, de déterrer les secrets de famille, les non-dits.
La commode aux tiroirs de couleurs est un retour dans un passé à la fois sombre et lumineux. Elle est attirante, cette commode, un arc-en-ciel de tiroirs aux petites clefs de métal doré, des "renferme-mémoire". Elle déborde de colère, d'injustice, de joies, de peines, de bonheurs, de doux parfums. Une commode qui raconte ce qu'aurait pu être la vie de son Abuela et celle de sa maman, comme un prolongement de la présence des absentes.
« L'idée de remplir les tiroirs de cette commode de nos vies m'est venue comme une fulgurance. Dès que je me suis retrouvée face à elle, je me suis autorisée à laisser remonter mes souvenirs. [...] Nos couleurs. Chaudes, franches. Je veux que ces femmes si différentes, si vivantes, si complexes qui composent ton arbre généalogique puissent t'inspirer et t'aider à savoir qui tu es, le fruit de quels voyages et de quelles passions. [...] A ton tour d'y faire de la place pour votre futur. »
Un beau roman, touchant, nécessaire aussi.
Merci Olivia Ruiz, merci aussi à votre bonne fée, Olivia de Dieuleveult pour avoir cru en vous, et en vos deux nouvelles, et vous avoir poussée à croire en vous. Merci aussi à Mathias Malzieu si j'ai bien compris ;-)
Une rencontre colorée hier à la Librairie des Abbesses, merci pour ce moment de partage, de lectures et d'échanges, et un invité surprise : des sons de Hard-rock !! Mémorable !
Bravo !

« Se taire et brûler de l'intérieur est la pire des punitions qu'on puisse s'infliger. »
Federico Garcia Lorca

« Le déracinement pour l'être humain est une frustration qui d'une manière ou d'une autre modifie la clarté de son âme. »
Pablo Neruda

« Épuisée par mon chagrin, j'ai soudain la sensation d'être ma grand-mère quatre-vingts ans plus tôt, gravissant les Pyrénées. Grelottante. Perdue. Amputée. Elle de sa terre. Moi de sa présence désormais. »

« Ma grand-mère, depuis toujours, c'est elle qui décide, elle qui nous mate. Elle est comme sa cuisine, d'abord elle te tente irrésistiblement, te surprend, puis te violente de son tempérament épicé. Quand le repas est est terminé pourtant, c'est une saveur suave qui te reste dans la bouche, rassurante parce qu'elle te donne l'impression d'être aimé passionnément. »

« Mieux vaut croire au Père Noël et souffrir d'apprendre son inexistence que de ne pas goûter au plaisir de la rêverie infinie qu'il engendre, non ? »

« C'est si facile de partir quand on ignore que c'est peut-être pour toujours. »

« J'ai compris que toute ma vie serait écrite à l'encre rouge de ces quelques jours. »

« Le ciel s'ouvrait, pour me donner la chance d'inventer un avenir ambitieux. Mais je pouvais suer sang et eau, je restais une paria d'Espagnole qui avait débarqué chez aux avec ses quatre cent mille cousins. Il ne pourrait rien m'arriver de grand. Je survivrais au mieux. Moi, je voulais un peuple. Un peuple face auquel je n'aurais pas honte et qui n'aurait pas honte de moi. »

« Je l'aimais bien, mais je trouvais mes rêves trop grands pour lui. »

« Chaque accord qu'il égrène sans y penser révèle tout ce que j'occulte. Le manque. Le manque mortel. Des miens, de mon pays, de toute cette vie qui n'est plus. Je ne veux pas entendre cette musique, je ne suis pas apte à soigner la petite fille que j'étais, juste à l'enterrer provisoirement pour réussir à vivre. »

« Le souvenir, c'est bien quand il te porte. »

« En vieillissant, tu apprends que les secrets de famille peuvent devenir des gangrènes, vicieuses et parfois indécelables. Ta mère a catégoriquement refusé d'en savoir plus [...] 
- Maman, un secret, c'est fait pour être tu, c'est son essence même. Le révéler, c'est rompre son existence, le faire partir en fumée, et là, la vengeance du secret peut devenir terrible, a-t-elle dit en me souriant. Moi, les secrets, je n'y touche pas. Je leur laisse tranquilles dans leurs cachettes. Je t'assure, Maman, c'est mieux comme ça. »

« C'est vertigineux et merveilleux de sentir naître cela en soi. Donner la vie, c'est prendre un énorme pavé en pleine figure. Le plus beau pavé du monde, lancé du plus bel élan, du plus beau geste...mais en pleine figure tout de même. »

« Qu'il est lourd le silence quand on n'a pas d'outil pour l'anéantir. »

« Pour moi comme pour beaucoup d'immigrés, qui ne sont ni d'ici ni de là-bas, le voyage est une autre résidence, comme la langue est une maison. Le mouvement, chez moi, est un ancrage. Entendre et parler espagnol en revanche, c'est fredonner l'air de ma première berceuse. C'est redevenir l'enfant que j'ai été, c'est être au plus près de ce que je suis. Avant que la vie ne m'esquinte. »

Quatrième de couverture

À la mort de sa grand-mère, une jeune femme hérite de l’intrigante commode qui a nourri tous ses fantasmes de petite fille. Le temps d’une nuit, elle va ouvrir ses dix tiroirs et dérouler le fil de la vie de Rita, son Abuela, dévoilant les secrets qui ont scellé le destin de quatre générations de femmes indomptables, entre Espagne et France, de la dictature franquiste à nos jours.
La commode aux tiroirs de couleurs signe l’entrée en littérature d’Olivia Ruiz, conteuse hors pair, qui entremêle tragédies familiales et tourments de l’Histoire pour nous offrir une fresque romanesque flamboyante sur l’exil.

Éditions JC Lattès, juin 2020
198 pages

« Un premier roman magnifique sur l’exil. Un petit bijou. » Le Parisien

« La chanteuse se révèle être une romancière de talent avec La commode aux tiroirs de couleurs, une fresque familiale émouvante sur l’exil. » Version Femina

« À chaque tiroir qui s’ouvre, c’est comme une voix qui sort, pour conter la destinée de cette femme. Une réussite. » Causette








mercredi 10 juin 2020

Le fusil de chasse ★★★★☆ de Yasushi Inoué

Un court roman épistolaire, intime, fulgurant, très prenant, duquel se dégage une force insoupçonnée. 

Un poète, inspiré par un fusil comme métaphore de la solitude humaine, publie son poème dans une revue de chasse. Le chasseur, Josuké, qui s'est reconnu dans le chasseur décrit, prend contact avec le poète et lui adresse trois lettres, celles de trois femmes, son épouse, sa maîtresse et la fille de cette dernière, toutes trois, tourmentées, tiraillées chacune différemment par un secret pesant, un secret que l'on pourrait illustré d'un haori en soie, orné de chardons brillants, qui irradie de sa splendeur les pages de ce roman. 

J'ai lu cette citation de George Orwell, il y a quelque jour, et je la trouve fort à propos : « Pour la première fois de sa vie, il comprit que lorsqu'on désirait garder un secret on devait aussi se le cacher à soi-même. »  Difficile de se taire à soi-même, de ne pas se révéler tel que l'on est réellement. De se cacher des autres. Les secrets pèsent lourd sur une vie. « Un jour, tu m'as dit que tout être abritait un serpent dans son corps.[...]Qu'est-il donc ce serpent qui, dit-on habite chacun de nous ? Égoïsme, Jalousie, Destin ? Peut-être quelque chose d'analogue au karma, qui les contient tous trois, et dont nous ne pouvons disposer à notre gré. »    

Une histoire dans laquelle il y est question d'amour, de passion, de jeu de rôle, de rupture, de jalousie, de tristesse, de trahison, de tromperie ... une histoire pourtant sans esclandres, sans affrontements.

Un texte sensible, plein de poésie et un auteur que je découvre enfin... […]
Un roman qui plaira sans aucun doute aux amoureux de la littérature japonaise.

« Sa grosse pipe de marin à la bouche,Un setter courant devant lui dans l'herbe,
L'homme gravissait à grandes enjambées, en ce début d'hiver,
Le sentier du mont Amagi,
Et la gelée blanche craquait sous ses semelles.
Il avait vingt-cinq cartouches à la ceinture,
Un manteau de cuir, marron foncé,
Une carabine Churchill à canons jumelés ...
Mais d'où venait son indifférence, malgré son arme de blanc et brillant métal,
À ôter la vie à des créatures ?

Fasciné par le large dos du chasseur,
Je regardais, je regardais.

Depuis ce temps-là,
Dans les gares des grandes villes,
Ou bien la nuit dans les quartiers où l'on s'amuse,
Parfois je rêve,
Je voudrais vivre sa vie ...
Paisible, sereine, indifférente.

Par instants change la scène de chasse :
Ce n'est plus le froid début d'hiver sur le mont Amagi,
Mais un lit asséché de torrent, blanc et blême.
Et l'étincelant fusil de chasse,
Pesant de tout son poids sur le corps solitaire,
Sur l'âme solitaire d'un homme entre deux âges,
Irradie une étrange et sévère beauté,
Qu'il ne montra jamais, quand il était pointé contre une créature. »

« [...] à l'heure qu'il est, vous êtes, j'imagine, en train d'admirer les arbres dont l'Izu possède tant d'essences diverses. La région, je me le rappelle, est baignée d'une lumineuse clarté, mais, en un sens, elle évoque une froide et sobre image peinte sur porcelaine. »

« Jusqu'à présent, je croyais que l'amour était semblable au soleil, éclatant et victorieux, à jamais béni de Dieu et des hommes. Je croyais que l'amour gagnait peu à peu en puissance, tel un cours d'eau limpide qui scintille dans toute sa beauté sous les rayons du soleil, frémissant de mille rides soulevées par le vent et protégé par des rives couvertes d'herbe, d'arbres et de fleurs. Je croyais que c'était cela l'amour. Comment pouvais-je imaginer un amour que le soleil n'illumine pas et qui coule de nulle part à nulle part, profondément encaissé dans la terre, comme une rivière souterraine ?  »

« En plus des trente couleurs au moins que contient une boîte de peinture, il en existe une qui est propre à la tristesse et que l’œil humain peut fort bien percevoir. »

« Un amour qui ne peut survivre qu'au prix du péché doit être bien triste. »

« Il me semble qu'un homme est bien fou de vouloir qu'un autre le comprenne. »

« Tout en regardant, de ma fenêtre située à l'étage supérieure, je me mis à songer que le jardin, vivement éclairé par l'effrayante blancheur de la lune, ressemblait à une grève sauvage et blême dans les pays de l'Extrême-Nord, et le bruit du vent me rappelait le déferlement des vagues. »

« Puisque nous ne pouvons éviter d'être des pécheurs, soyons du moins de grands pécheurs. »

« À cette époque, un étrange reflet de tristesse émanait de ton regard, qui trahissait sans aucun doute ta pitié. [...] Toi qui pouvait avoir un si merveilleux regard,pourquoi ne m'avais-tu jamais regardée ainsi auparavant ? La force n'est pas l'unique qualité chez un homme. Quand ton regard tombait sur moi, c'était toujours celui d'un homme qui examine une porcelaine, n'est-ce pas vrai ? »

« [...] de fil en aiguille, nous avons atteint cet actuel degré de froideur, ce merveilleux esprit de famille si glacial que l’un et l’autre nous avions souvent l’impression que nos cils étaient raidis par le givre. »

« À bout de forces, trop fatiguée pour bouger le petit doigt je laissai machinalement mon regard s'attacher à ton reflet sur la vitre. Tu avais fini de frotter le canon et tu remontais la culasse, que tu avais également nettoyée. Alors tu levas et abaissas plusieurs fois le fusil en épaulant à chaque fois. Mais peu après le fusil ne bougea plus. Tu l'appuyas fermement contre ton épaule et tu visas, en fermant un œil. Je me rendis compte que le canon était manifestement dirigé vers mon dos. 
« Il va me tirer dessus ? » me demandai-je. 
Bien sûr, le fusil n’était pas chargé, mais il m’intéressait de voir si tu voulais me tuer. Je pris un air indifférent et fermai les yeux.
« Vise t-il mon épaule, mon dos, ou ma nuque ? » pensai-je.
J’attendis impatiemment d’entendre le claquement sec de la gâchette dans la quiétude de la pièce, mais il ne retentit jamais. Si je l’avais entendu, je serais tombé raide, car j’avais envisagé d’agir ainsi si j’avais été la cible chérie de celui qui avait été toute ma vie pendant des années…
À la longue, la patience m’abandonna, et précautionneusement, j’ouvris les yeux afin de te regarder en train de me viser. Je restai ainsi un certain temps. Mais, tout à coup, cette comédie me parut ridicule, et je fis un mouvement. Et quand mon regard se porta vers toi - et non vers ton reflet dans la vitre-, tu détournas vivement de moi le canon du fusil. Tu te mis à viser les roses alpestres que tu avais rapportées du mont Amagi et qui avaient fleuri cette année pour la première fois, et enfin tu pressas la détente. Pourquoi ne pas avoir tué ta volage épouse ? Je méritais, assez, je pense, à cette époque, d’être abattue. Tu avais clairement l’intention de m’assassiner et pourtant tu n’as pas pressé la détente. »

« L'amour est une obsession. Il est parfaitement normal d'être obsédé par le besoin d'une tasse de thé. Alors, pourquoi n'aurais-je pas le droit d'être obsédé par toi ? »

« Ce que je vis, cette nuit-là, à la surface de la mer, n'était sans doute que le supplice aussi bref que pathétique d'une femme consumée par les feux de l'amour. »

« Je reçois le châtiment mérité par une femme qui, incapable de se contenter d’aimer, a cherché à dérober le bonheur d’être aimée. »  

Quatrième de couverture

L'histoire d'une liaison, source de passion, de rupture et de mort, racontée à travers trois lettres inoubliables dans un style glacé et brûlant qui fait de ce court roman un chef-d'oeuvre universel.

Poète, nouvelliste et romancier, Yasushi Inoué (1907-1991) restera sans doute le plus grand et le plus populaire écrivain japonais de son temps. Son oeuvre, d'une richesse exceptionnelle, aborde tour à tour avec le même bonheur toutes les formes de l'écriture. Depuis la parution, voici près de trente ans, du Fusil de chasse, elle a connu en France un succès qui ne s'est jamais démenti.


Éditions Stock, Collection La Cosmopolite janvier 2000
106 pages
Traduit du japonais par Sadamichi Yokoö, Sandorf Goldstein et Gisèle Bernier

mardi 9 juin 2020

La maison ★★★☆☆ de Emma Becker

« Il ne fallait pas aller du côté
où habitait la dame aux grandes belles robes.
Personne ne lui parlait, personne ne lui disait
même bonjour. Elle enlevait les petits garçons.
Sa maison en était pleine. Pleine de petits garçons
qu'on n'avait jamais revus, qu'on ne reverrait jamais
parce qu'elle les mangeait l'un après l'autre.
La dame aux grandes belles robes
était une fille de joie. »
Louis CALAFERTE, La mécanique des femmes

Vivre de l'intérieur pour ressentir au plus profond de soi ce que peut ressentir une femme qui exerce le plus vieux métier du monde et décrire ce métier au plus près de la réalité. C'est ce qu'a fait Emma Becker, sous le pseudonyme de Justine. Elle a vécu et fait commerce de son corps pendant deux ans, dans deux maisons closes de Berlin, autorisées en Allemagne. Le deuxième établissement, La maison, donne son nom au roman. 

Une immersion dans une maison close réussie à mon avis, un documentaire sociologique dense et intéressant sur la sexualité, le désir, les fantasmes, les rapports de domination et la psychologie sexuelle des hommes. 
« [...] il faudrait en faire un bouquin. Ça, c'est une lecture qui me ferait rire. Qui ferait rire toutes les putes. Et toutes les autres, parce que le bordel, au fond, ce n'est qu'un miroir grossissant où tous les défauts, tous les vices des hommes tempérés par le quotidien deviennent assourdissants. »
J'ai regretté néanmoins les digressions sur l'écriture de son roman, sur son "métier de passage", sur son rôle d'écrivain, qui ont, à mon goût, alourdi la lecture de ce récit, et l'ont rendue de ce fait moins captivante par moment. Trop de longueurs.
Je n'ai également que très rarement compris le lien entre les titres musicaux cités en début de certains chapitres et la teneur de ces chapitres en question...un effet de style ? 

Néanmoins une autofiction courageuse, audacieuse sur un sujet délicat, une plume savante et esthétique, des passages saisissants notamment les portraits de ses collègues, de ce 
« nid de femmes et de filles, de mères et d’épouses, se confortant toutes dans la conscience d’œuvrer aussi un peu, avec leur chair et leur infinie patience, pour le bien des individus qui composent cette société ».
Dans La maison, les femmes choisissent d'exercer ce métier, elles choisissent même leurs clients...
« Ceci n’est pas une apologie de la prostitution. Si c’est une apologie, c’est celle de la Maison, celle des femmes qui y travaillaient, celle de la bienveillance. On n’écrit pas assez de livres sur le soin que les gens prennent de leurs semblables. »
Même s'il en est autrement pour tant de femmes qui se retrouvent sous le joue d'un proxénète, et dont la vie est loin d'être celle "heureuse" décrite dans ce récit. Emma Becker mentionne d'ailleurs au début du livre, un autre bordel "Le manège" qui exploite les femmes et qu'elle a fui. 
Le modèle prohibitionniste français envers la prostitution n'est-il pas paradoxal ? La loi pénalise les clients, mais ne donne aucun droit ni protection aux prostituées.

Un récit empreint de beaucoup d'humanité et de sincérité, c'est ce que je retiens avant tout, de cette lecture.
« Je parle d'un monde où les putes pouvaient choisir d'être des princesses, des elfes, des fées, des sirènes, des petites filles, des femmes fatales. je parle d'une maison qui prenait les dimensions d'un palais, les douceurs d'un havre. 
Maintenant le reste du monde, pour les filles, c'est un abattoir. »

« Cette fente, cette cicatrice effilée qui ne s'écarte jamais que sur un monstrueux sourire sans fin. Noir. Béant. Un sourire édenté. Étrangement lascif. Peut-être n'y a-t-il rien d'autre au bout de notre inquiétude, et pour toute réponse, que l'incoercible hilarité muette de cet orifice gluant. » Louis CALAFERTE, Septentrion

« Je pense chaque fois, voilà des femmes qui sont vraiment des femmes, qui ne sont vraiment que ça. Voilà des êtres éminemment sexués qu'on peut définir sans aucun mal. Y aurait-il en elles quoi que ce soit d'un peu ambigu, cette duplicité serait noyée dans la débauche d'ornements et de phéromones dont elles saturent ce coin de pavé. De Joseph, il m'est resté cette conviction aberrante qu'une femme qui baise autant qu'un homme - c'est à dire de façon aussi désinvolte - ne peut être qu'une pute, quelle que soit sa tenue ou les regards avec lesquels elle s'offre. »

« Comment peut-elle à son âge, réunir tous ces artifices, tous ces attrape-couillons, sans ressembler à une gamine venant de mettre à sac la penderie de sa mère ? Et est-ce qu'elle le sait, elle ? Comment ça peut bien être, d'avoir conscience qu'à chaque homme croisé elle évoque une pensée sexuelle, involontaire ou non ? Ça fait quoi d'être comme ça, dans la rue, en plein milieu des bagnoles et des passants, un rappel tonitruant, implacable, de la prévalence du désir sur tout ? »

« Stéphane est un feu très contrôlé, et dont on sent la chaleur par éclairs. Je me demande s'il serait tombé amoureux de moi ; les trente ans de Stéphane, ces palpitantes années quatre-vingt où je pétillais encore le long de l'épididyme paternel, me paraissent une dimension paradisiaque où rien n'aurait été impossible. Je m'y vois haute comme une tour, fascinant cette jeune bête pleine de sève, le baladant dans tout Paris, perçant le mystère de cette femme, la seule qu'il ait aimée au point de lui faire un enfant. C'est peut-être moi, d'ailleurs qui lui aurais inspiré l'idée de se reproduire pour me maintenir dans son sillage - et il m'aurait aimée, puis ce serait lassé, et aurait fini par me haïr pour ces sacrifices que personne ne lui aurait demandés. Je serais devenue cette habitude couchant dans la chambre d'à côté avec le marmot, épuisée et pleine de lait, lasse de le connaître si bien, lasse de ses faiblesses, de ses lâchetés, de ses promesses, méprisée et déshonorée par des bordées entre hommes durant des nuits entières - j'aurais connu les colères de Stéphane, ses reproches, ses incohérences, ses tromperies, peut-être même ses larmes. Et j'aurais pu dire, après des années de cohabitation, qu'il n'y avait pas, mon Dieu, de quoi se mettre martel en tête, que c'était juste un homme comme les autres. On se serait déchirés pour des raisons valables, en hurlant, en cassant des choses, et la nuit, coupable, je serais venue m'asseoir sur le bord de son lit comme maintenant, comme j'aurais posé la main sur ses cheveux, Stéphane aurait ouvert un œil, m'aurait regardée sans bruit, hésitant quant à l'émotion à ressentir, et il aurait soupiré, et aurait dit Oh, chérie ...!  »

« [...] j'aimerais, parfois, pouvoir écrire l'allemand pour traduire l'affection que l'on sent dans tous ces -chen, ces -lein, faisant une caresse des mots les plus banals. »

« Le problème avec ce métier, c'est qu'au bout d'un moment, ton corps ne sait plus quand tu fais semblant et quand tu sens vraiment quelque chose.
[...] Tu te donnes tellement de mal à bâtir cette indifférence, c'est tellement devenu un réflexe, qu'il faut un certain temps pour que ton corps réapprenne à sentir. C'est ça, le vrai problème dans le fait d'être une pute. Le reste, c'est rien - ce que pensent les autres, l'argent, la fatigue, supporter les mecs... Le problème, c'est les mascarades que l'on s'impose et qui deviennent réalité. »

« Mon Dieu, c’était donc possible pour un homme, de se trouver à dix centimètres de cuisses écartées et de continuer à croire qu’il y a une marche à suivre inamovible, une sorte de préchauffage dont la procédure ne changeait ni en fonction des jours ni de l’humeur ni de la compagnie ni du désir ? »

« Le contact avec les muqueuses d'une femme qui n'est pas la leur, surtout lorsqu'elle appartient à tout le monde, a quelque chose d'un cauchemar dont aucun réveil en sursaut ne les sauvera - et d'un juste châtiment divin. Il ne faut pas longtemps à Mark pour devenir blême ; la sensation d'air froid sur sa bite suffi. J'ai à peine commencé à extraire la capote de moi que je le sens secoué de tremblement fébrile de l'homme marié qui voit son empire éclater comme une bulle et imagine déjà dans sa bouche l'amertume de la trithérapie. »

« - Je fais ça pour l'expérience, ai-je renchéri avec hargne - parce que si l'expérience était en effet ma raison première, celle de grimper sur un mec dans ton genre ne me tenait pas précisément éveillée toutes les nuits. »
 
« Dans cette carapace vide que sont les putes, ces quelques carrés de peau loués à merci, auxquels on ne demande pas d'avoir un sens, il y a une vérité hurlant plus fort que chez n'importe quelle femme qu'on n'achète pas. Il y a une vérité dans la pute, dans sa fonction, dans cette tentative vaine de transformer un être humain en commodité, qui contient les paramètres les plus essentiels de cette humanité. 
Et que Calaferte me pardonne de l'avoir si mal compris en le lisant à quinze ans ; ce n'est ni un caprice ni une fantaisie d'écrire sur les putes, c'est une nécessité. C'est le début de tout. Il faudrait écrire sur les putes avant que de pouvoir parler des femmes, ou d'amour, de vie ou de survie. »

« C'est sûr qu'il est plus facile de faire des putes des machines de sexe dépourvues du moindre affect, jetant dans le même panier de mépris et de haine, et tombant miraculeusement amoureuses dès qu'elles posent le pieds hors du bordel - parce que les femmes sont ainsi faites, n'est-ce-pas ? Disons qu'on a voulu les femmes ainsi. Ce serait trop complexe de rendre la parole aux putes et de les voir telles qu'elles sont réellement, pas différentes des autres femmes. Il n'est pas besoin, pour se prostituer, d'être acculée par la misère ou complètement cinglée, ou sexuellement hystérique ou affectivement démunie. Il suffit simplement d'en avoir assez de trimer pour n'acheter que le strict nécessaire. Si quelqu'un doit payer pour la pérennité de ce métier, c'est probablement la société toute entière, l'obsession de la consommation - pas les hommes ni les femmes. »

« [...] il faudrait en faire un bouquin. Ça, c'est une lecture qui me ferait rire. Qui ferait rire toutes les putes. Et toutes les autres, parce que le bordel, au fond, ce n'est qu'un miroir grossissant où tous les défauts, tous les vices des hommes tempérés par le quotidien deviennent assourdissants. »

« Je parle d'un monde où les putes pouvaient choisir d'être des princesses, des elfes, des fées, des sirènes, des petites filles, des femmes fatales. je parle d'une maison qui prenait les dimensions d'un palais, les douceurs d'un havre. 
Maintenant le reste du monde, pour les filles, c'est un abattoir. »

« Le bordel est la part d'humilité inexorable de la société, l'homme et la femme réduits à leur plus stricte vérité - de la chair, qui goûte et sent et frémit sans l'ombre d'une pensée, sans la moindre rationalisation, un plus et un moins qui se pénètrent bêtement puisque c'est là le but ultime, la ligne d'arrivée de cette course folle. Et dans cette bêtise, dans cet encéphalogramme plat du désir de bêtes pour d'autres bêtes, personne n'a conscience du combat éminemment cérébral que ces deux êtres humains livrent contre le temps. Le temps. Parce qu'il n'y a rien d'autre. Le temps, et au bout la mort - la grande soeur de l'ennui, à qui on aurait appris l'honnêteté. »

Quatrième de couverture

«J’ai toujours cru que j’écrivais sur les hommes. Avant de m’apercevoir que je n’écris que sur les femmes. Sur le fait d’en être une. Écrire sur les putes, qui sont payées pour être des femmes, qui sont vraiment des femmes, qui ne sont que ça ; écrire sur la nudité absolue de cette condition, c’est comme examiner mon sexe sous un microscope. Et j’en éprouve la même fascination qu’un laborantin regardant des cellules essentielles à toute forme de vie.»

Éditions Flammarion, septembre 2019
330 pages
Prix du Roman-News  2019
Prix du roman France Culture- Télérama - 2019
Prix Blù Jean-Marc Roberts

La rafle de Compiègne ★★★★☆ de Anne Sinclair

Anne Sinclair explique qu'elle n'avait que peu d'éléments pour aborder dans ce livre uniquement une histoire familiale, et qu'elle ne souhaitait pas en faire un roman « car j'aurais eu l'impression de trahir le récit si douloureux qu'ont livré les quelques survivants. » 

C'est un témoignage, une enquête fouillée sur le camp de détention de Compiègne-Royallieu qui a vu le jour.

Anne Sinclair met en effet en lumière ce camp français administré par la Wehrmacht, moins connu que celui de Drancy, Pithiviers ou Beaune-la-Rolande. 
Elle raconte la rafle des notables, comment le 12 décembre 1941, les vies de Léonce et Margot, Schwartz, ses grands-parents paternels, et celle, de tant d'autres familles, ont basculé. Ce matin-là, 743 notables juifs français et 300 juifs étrangers, ont été interné dans « Le Camp de la mort lente » pour une détention barbare, inhumaine.  
Quelques-uns furent libérés. Pour les autres, le convoi n°767, parti de la gare du Bourget-Drancy, les achemina à Auschwitz, trois mois et demi plus tard.  

Un pan triste et sombre de l'Histoire que l'auteure dépose « comme un fardeau intime devenu mémoire collective ».  
Elle évoque à plusieurs reprises ce sentiment de culpabilité qui la tiraille, la hante, celui de ne pas avoir interrogé davantage son père sur le passé, sur ce qui s'est passé dans ce camp. Elle nourrit alors une obsession, celle « [d'essayer] de redonner un peu de chair aux disparus. » 

Un grand et bel hommage à son grand-père. 
« Léonce restera donc comme une ombre qui passe dans ce récit. Mais l'effort pour retrouver sa trace durant ces mois de 1941-1942 m'aura permis d'entrer par effraction dans une tragédie déchirante et mal connue, et me donner la volonté d'en transmettre le récit à mes enfants et petits-enfants. »
Texte toujours et ô combien nécessaire, à l'heure où l'on assiste en France, depuis quelques années déjà, à la résurgence de l'antisémitisme ainsi qu'à la montée de l'extrémisme et du populisme.

« Cependant, cette rafle je veux qu'on la connaisse, qu'elle dépasse le cercle des spécialistes de cette période. Elle n'intéressera pas ceux que ces récits lassent, dont la Shoah mille fois racontée a émoussé l'attention. Je voudrais simplement rendre hommage aux hommes qui ont souffert aux côtés de mon grand-père que je n'ai pas connu et peut-être ainsi atténuer la culpabilité de n'avoir pas tenté plus tôt de démêler les fils de cette histoire. »

« J’ajoute que ce chapitre si lourd du XXe siècle me ronge, et plus l’âge avance, plus il me semble obscur. Face à l’antisémitisme renaissant, l’extrémisme et le populisme se développant en Europe et en France comme on ne l’aurait jamais imaginé dans ma jeunesse, j’ai été de plus en plus habitée par les années d’Occupation et le trou noir de la Shoah qui semble toujours inatteignable à la raison. »

« Ce tourment, passager clandestin de ma propre mémoire, de ma propre histoire, j'espère pouvoir, en l'écrivant, le déposer comme un fardeau intime devenu mémoire collective. »

« La résistance psychique a des ressorts mystérieux. »


«  La faim lancinante entraînait des vertiges, de l'hébétude, des dégradations physiques qui, « par degrés, réduisent l'homme au rang de la bête », écrit Roger Gompel, qui ajoute, lucide lui aussi, que c'était « un acheminement implacable vers la mort selon une méthode pour humilier, avilir, abrutir, épuiser, jusqu'à la complète extinction de toute personnalité humaine [...] une sorte de pogrom à froid » . L'image est glaçante, mais illustre bien la lente agonie des internés ou déportés. »

« Comme si vivre le présent, laisser le passé derrière soi était devenu le mot d’ordre de tous ceux qui avaient eu à approcher la sauvagerie nazie. »

« Léonce restera donc comme une ombre qui passe dans ce récit. Mais l'effort pour retrouver sa trace durant ces mois de 1941-1942 m'aura permis d'entrer par effraction dans une tragédie déchirante et mal connue, et me donner la volonté d'en transmettre le récit à mes enfants et petits-enfants. »

Quatrième de couverture

    « Cette histoire me hante depuis l’enfance… »
    S’interrogeant sur la manière dont son grand-père paternel, Léonce Schwartz, a échappé à la déportation, Anne Sinclair découvre un chapitre méconnu de la persécution sous l’Occupation : la « rafle des notables ».
    En décembre 1941, les Allemands arrêtent 743 Juifs français, chefs d’entreprise, avocats, écrivains, magistrats. Pour parvenir au quota de mille détenus exigé par Berlin, ils adjoignent à cette population privilégiée 300 Juifs étrangers déjà prisonniers à Drancy.
    Tous sont enfermés au camp de Compiègne, sous administration allemande : un vrai camp de concentration nazi d’où partira, en mars 1942, le premier convoi de déportés de France vers Auschwitz (avant la Rafle du Vél’ d’Hiv de juillet 1942).
    En reconstituant la coexistence dans ce camp de bourgeois assimilés depuis des générations et de Juifs étrangers familiers des persécutions, ce récit très personnel raconte avec émotion une descente aux enfers.
    « Essayer de redonner un peu de chair aux disparus est devenu pour moi une obsession », écrit l’auteur, dont le fardeau intime sert de fil rouge à une œuvre de mémoire collective.
    De sorte que l’enquête familiale sur le destin énigmatique de Léonce se fait peu à peu enquête historique sur la tragédie de Compiègne, puis hommage à ceux qui n’en sont pas revenus.

Éditions Grasset, mars 2020
126 pages

lundi 8 juin 2020

Neige ★★★★☆ de Maxence Fermine

« Rien que du blanc à songer. »
Arthur Rimbaud

« Le haïku est un genre littéraire japonais. Il s'agit d'un court poème composé de trois vers et de dix-sept syllabes. Pas une de plus. »


Yuko Akita avait deux passions.
Le haïku.
Et la neige.
« La neige est un poème. Un poème d'une blancheur éclatante.
Elle recouvre en janvier la moitié du nord du Japon.
Là où vivait Yuko, la neige était la poésie de l'hiver. »
La neige, inspirante, sur laquelle glisse les mots. 
« Ne rien enjoliver. Ne pas parler. Regarder et écrire. En peu de mots. Dix-sept syllabes. Un haïku. 
Un matin, on se réveille. Il est temps de se retirer du monde pour mieux s'en étonner. 
Un matin, on prend le temps de se regarder vivre. » 
Une plume poétique et reposante, qui suspend le temps, le temps d'une lecture douceur, d'une lecture tendresse.
Un moment de contemplation intense. Un instant vrai.
Une belle histoire qui m'a laissée songeuse. 
« Il y a deux sortes de gens.
Il y a ceux qui vivent, jouent et meurent.
Et il y a ceux qui ne font jamais rien d'autre que se tenir en équilibre sur l'arête de la vie.
Et il y a les acteurs.
Et il y a les funambules. »  

« La neige est un poème. Un poème qui tombe des nuages en flocons blancs et légers.
Ce poème vient de la bouche du ciel, de la main de Dieu. »

« La neige est un poème. Un poème d'une blancheur éclatante.
Elle recouvre en janvier la moitié du nord du Japon.
Là où vivait Yuko, la neige était la poésie de l'hiver. »

« À chaque jour un autre poème, une nouvelle inspiration, un nouveau parchemin. À chaque jour un paysage différent, une autre lumière. Mais toujours le haïku et la neige. Jusqu’à la tombée de la nuit. » 

« - Qu'est-ce que la poésie ? demanda le prêtre.
- C'est le mystère ineffable, répondit Yuko. 
Un matin, le bruit du pot d'eau qui éclate dans la tête fait germer une goutte de poésie, réveille l'âme et lui confère sa beauté. C'est le moment de dire l'indicible. C'est le moment de voyager sans bouger. C'est le moment de devenir poète. 
Ne rien enjoliver. Ne pas parler. Regarder et écrire. En peu de mots. Dix-sept syllabes. Un haïku. 
Un matin, on se réveille. Il est temps de se retirer du monde pour mieux s'en étonner. 
Un matin, on prend le temps de se regarder vivre. » 

« La neige possède cinq caractéristiques principales. 
Elle est blanche.
Elle fige la nature et la protège.
Elle se transforme continuellement.
Elle est une surface glissante.
Elle se change en eau. » 

« - Elle est blanche. C'est donc une poésie. Une poésie d'une grande pureté.
Elle fige la nature et la protège. C'est donc une peinture. La plus délicate peinture de l'hiver. 
Elle se transforme continuellement. C'est donc une calligraphie. Il y a dix mille manières d'écrire le mot neige.
Elle est surface glissante. C'est donc une danse. Sur la neige tout homme peut se croire funambule.
Elle se change en eau. C'est donc une musique. Au printemps, elle change les rivières et les torrents en symphonies de notes blanches. » 

« La couleur n'est pas au dehors. Elle est en soi. Seule la lumière est dehors.  »

« En vérité, le poète, le vrai poète, possède l'art du funambule. Écrire, c'est avancer mot à mot sur un fil de beauté, le fil d'un poème, d'une œuvre, d'une histoire couchée sur un papier de soie. Écrire, c'est avancer pas à pas, page après page, sur le chemin du livre. Le plus difficile, ce n'est pas de s'élever du sol et de tenir en équilibre, aidé du balancier de sa plume, sur le fil du langage. Ce n'est pas non plus d'aller tout droit, en une ligne continue parfois entrecoupée de vertiges aussi furtifs que la chute d'une virgule, ou que l'obstacle d'un point. Non, le plus difficile, pour le poète, c'est de rester continuellement sur ce fil qu'est l'écriture, de vivre chaque heure de sa vie à hauteur du rêve, de ne jamais redescendre,  ne serait-ce qu'un instant, de la corde de son imaginaire. En vérité, le plus difficile, c'est de devenir un funambule du verbe. » 

« Lorsqu'il mourut, il se laissa gagner par la blancheur du monde.  
Il était heureux.
À hauteur du cœur. »

« Il y a deux sortes de gens.

Il y a ceux qui vivent, jouent et meurent.

Et il y a ceux qui ne font jamais rien d'autre que se tenir en équilibre sur l'arête de la vie.

Et il y a les acteurs.
Et il y a les funambules. »  

Quatrième de couverture

Dans une langue concise et blanche, Maxence Fermine cisèle une histoire où la beauté et l’amour ont la fulgurance du haïku. On y trouve le portrait d’un Japon raffiné où, entre violence et douceur, la tradition s’affronte aux forces de la vie.

Éditions Arléa, janvier 1999 
120 pages 

La formule préférée du professeur ★★★★☆ de Yoko Ogawa

Une histoire d'amitié et de filiation touchante entre un vieux et éminent professeur de mathématiques, une aide-ménagère attentionnée, généreuse patiente et pleine d'empathie et son fils passionné de baseball. Le professeur leur transmettra son amour des chiffres, conviant ainsi le lecteur dans une belle aventure dans le monde des chiffres. La signification de la racine carrée, les nombres premiers jumeaux, les nombres parfaites, les nombres amis, les nombres triangulaires, les nombres entiers naturels, les nombrés déficients, les nombres abondants, la conjecture d'Artin, la paire Ruth-Aaaron, la fameuse identité d'Euler, ... n'auront plus de secret pour vous ;-)
« L'intuition, c'est important. On attrape les mathématiques avec l'intuition, comme un martin-pêcheur fond soudainement sur l'eau par réflexe, dès qu'il aperçoit l'éclat d'une nageoire dorsale dans la lumière. »
La relation entre ces trois personnages n'est pas simple, elle se construit au fil des pages, avec des hauts et des bas, le professeur étant handicapé par une amnésie qui limite sa mémoire à quatre-vingts minutes. Des petits billets accrochés à sa veste lui permettent de ce souvenir "ma mémoire ne dure que 80 minutes". Chaque matin, il recevait une cruelle déclaration en lisant ce papier : son moi de la veille était tombé dans un gouffre du temps dont il ne remonterait jamais.  
« Pour le professeur dont la mémoire s’éteignait au bout de quatre-vingt minutes, lorsque j’apparaissais dans l’entrée j’étais toujours quelqu’un qu’il rencontrait pour la première fois »
Douceur et délicatesse, poésie et amour imprègnent cette histoire, on s'attache aux personnages, et le désir de connaissances qui s'emparent de la mère et du fils, s'empare du lecteur à son tour. 
Un professeur aimant, qui étonne, amuse et rend heureux.
« Il traitait Root comme un nombre premier. De la même manière que pour lui les nombres premiers constituaient la base sur laquelle s'appuyaient tous les nombres naturels, il pensait que les enfants étaient un élément indispensable pour nous, les adultes. Il croyait que c'était grâce aux enfants qu'il existait ici et maintenant. »
La recherche mathématique à la poursuite de la beauté.
Une lecture intéressante, originale et profondément humaine. 
« [...] il y avait là une sorte de quiétude que je n'avais jamais ressentie jusqu'alors. Une quiétude qui n'était pas simplement absence de bruit, mais une accumulation des couches du silence qui remplissait le cœur du professeur lorsqu'il errait dans la forêt des nombres, un silence inviolé par les cheveux ou les moisissures. Un silence limpide, comme un lac dissimulé au fond d'une forêt. »

« - Quelle pointure faites-vous ? [...] 
- Du 24. 
- Ooh, un chiffre très résolu. C'est la factorielle de 4. [...] 
- C'est quoi une factorielle ? [...] 
- Le produit des nombres naturels de 1 à 4 est égal à 24, répondit le professeur sans ouvrir les yeux. C'est quoi votre numéro de téléphone ? 
- 576 1455 
- 5761455, vous dites ? N'est-ce pas merveilleux ? Il est égal à la quantité de nombres premiers qui existent jusqu'à cent millions. » 

« Peu après avoir commencé à fréquenter le pavillon comme aide-ménagère, je découvris que le professeur avait l'habitude, lorsqu'il était plongé dans la confusion parce qu'il ne savait pas quoi dire, de proposer des nombres au lieu des mots. C'était le moyen qu'il avait trouvé pour échanger avec les autres. Les nombres étaient la main droite qu'il tendait vers l'autre pour une poignée de main, en même temps qu'ils lui servaient de manteau pour se protéger. Un manteau que personne ne pouvait lui faire enlever, si lourd et si épais qu'on ne distinguait pas la silhouette de son corps en passant la main dessus. En le portant, il s'assurait d'abord d'un endroit où se trouver. » 

« "La nouvelle aide-ménagère" 
Les caractères étaient petits et frêles. Derrière était dessiné un visage de femme. Aux cheveux courts, aux joues rondes, avec un grain de beauté à côté des lèvres, le dessin était du niveau d'un enfant de maternelle, mais je reconnus aussitôt mon visage. 
En l'entendant aspirer sa blanquette, j'ai imaginé le professeur après mon départ, en train de se dépêcher de faire son dessin avant que sa mémoire le trahisse. Cette note était la preuve qu'il avait interrompu son précieux temps de réflexion pour moi. »

« Une démonstration véritablement juste forme un équilibre harmonieux entre la souplesse et une solidité à toute épreuve. Il existe tout un tas de démonstrations qui, même si elles ne sont pas fausses, sont ennuyeuses, grossières et irritantes. Vous comprenez ? De la même façon que personne n'est capable d'expliquer pourquoi les étoiles sont belles, c'est difficile d'exprimer la beauté des mathématiques. »

« L'intuition, c'est important. On attrape les mathématiques avec l'intuition, comme un martin-pêcheur fond soudainement sur l'eau par réflexe, dès qu'il aperçoit l'éclat d'une nageoire dorsale dans la lumière. » 

« Ce n'est rien de plus qu'un jeu, me disait-il sur un ton plus triste que modeste. Ceux qui élaborent les problèmes en connaissent la réponse. Résoudre un problème dont la solution existe obligatoirement, c'est un peu comme faire avec un guide une randonnée en montagne vers un sommet que l'on voit. La vérité ultime des mathématiques se dissimule discrètement à l'insu de tous au bout d'un chemin qui n'en est pas un. En plus, il n'est pas sûr que cet endroit soit un sommet. Ce peut être une gorge entre deux falaises abruptes ou un fond de vallée. »
 
« - Quand il fait des mathématiques, le professeur ne parle tout seul comme toi, et il ne s'arrache pas les cheveux non plus. Son corps est là, mais son cœur est ailleurs.»  

« À ce moment-là, je fis pour la première fois de ma vie l'expérience d'un instant miraculeux. Dans un désert cruellement piétiné, une rafle de vent venait de faire apparaître devant mes yeux un chemin qui allait tout droit. Au bout du chemin brillait une lumière qui me guidait. Une lumière qui me donnait envie de suivre le chemin pour m'y plonger tout entière. Je compris alors que je recevais une bénédiction qui avait pour nom étincelle. »

« Ce sont les nombres premiers que le professeur a aimés le plus au monde. Je connaissais leur existence bien sûr, mais l'idée ne m'avait jamais effleurée qu'ils puissent constituer un objet d'amour. Cependant, même si l'objet était extravagant, la manière d'aimer sur professeur était tout à fait orthodoxe. Il éprouvait pour eux de la tendresse, de la dévotion et du respect, il les caressait ou se prosternait devant eux de temps en temps, et ne s'en séparait jamais. »

« Une autre merveille de l'enseignement du professeur était l'utilisation généreuse qu'il faisait de l'expression ne pas savoir. Ne pas savoir n'était pas honteux, car cela permettait d'aller dans une autre direction à la recherche de la vérité. Et pour lui, enseigner la réalité qu'il y avait là des possibilités intactes était presque aussi important que d'enseigner des théorèmes déjà démontrés. »

« Il lui fallait un calme à l'intérieur du cœur, où les sons extérieurs n'arrivaient pas. » 
« Quand j'y repense aujourd'hui encore, je n'ai pas de mots pour qualifier la pureté de l'affection qu'il avait pour les enfants. C'est une vérité aussi éternelle que l'invariance de la formule d'Euler. »

« Il traitait Root comme un nombre premier. De la même manière que pour lui les nombres premiers constituaient la base sur laquelle s'appuyaient tous les nombres naturels, il pensait que les enfants étaient un élément indispensable pour nous, les adultes. Il croyait que c'était grâce aux enfants qu'il existait ici et maintenant. »

Quatrième de couverture 

Une aide-ménagère est embauchée chez un ancien mathématicien, un homme d'une soixantaine d'années dont la carrière a été brutalement interrompue par un accident de voiture, catastrophe qui a réduit l'autonomie de sa mémoire à quatre-vingts minutes. 
Chaque matin en arrivant chez lui, la jeune femme doit de nouveau se présenter — le professeur oublie son existence d'un jour à l'autre - mais c'est avec beaucoup de patience, de gentillesse et d'attention qu'elle gagne sa confiance et, à sa demande, lui présente son fils âgé de dix ans. Commence alors entre eux une magnifique relation. Le petit garçon et sa mère vont non seulement partager avec le vieil amnésique sa passion pour le base-bail, mais aussi et surtout appréhender la magie des chiffres, comprendre le véritable enjeu des mathématiques et découvrir la formule préférée du professeur... 
Un subtil roman sur l'héritage et la filiation, une histoire à travers laquelle trois générations se retrouvent sous le signe d'une mémoire égarée, fugitive, à jamais offerte... 

Éditions Actes Sud, septembre 2005
247 pages
Traduit du japonais par Rose-Marie Makino-Fayolle
Prix littéraire du Yomiuri, le premier grand prix des Libraires 2004
Prix de la Société des mathématiques