mardi 28 décembre 2021

Mahmoud ou la montée des eaux ★★★★☆ d' Antoine Wauters

Des vers libres convoquent un passé troublé par des actes de cruauté et de barbarie, des actes infâmes perpétrés par "un régime qui écrasait tout et régentait jusqu'[aux] rêves". 
Des vers empreints de liberté pour parler de blessures béantes, de peine et de rage, de pertes, de rêves entêtants comme des entraves à la sérénité.
De la poésie libre pour parler d'amour et de vies avortées arbitrairement par d'aveugles illuminés. 

Un amoureux des mots nous offre ici un éblouissant moment chargé d'émotions, d'histoires et d'Histoire. 
Palmer et se laisser porter de l'autre côté, dans le monde des souvenirs où "tout est là et tout est parti". 
C'est un beau programme qui vous attend si vous ouvrez ce livre. Avec douceur, les mots s'y abritant  poignardent le coeur. Quel témoignage ! Tout est là.
« Voilà ce qu'est vieillir.
N'avoir plus d'endroit où cacher sa douleur. »
Suis ravie d'avoir un peu de temps devant moi pour éplucher ma PAL de cette rentrée littéraire de septembre, pleine de promesses, tenues et c'est chouette ;-)  

« La vie, c'est être continuellement mouillé.
La vie, c'est nager dans le petit bassin du moment présent. » SOHRAB SEPEHRI , en exergue

« Quand on a perdu un enfant, ou plusieurs enfants,
ou un frère, ou n'importe qui comptant follement
pour nous, alors on ne peut plus avoir un buisson
de lumière dans le coeur. On ne peut plus avoir 
qu'un ridicule morceau de joie. Un fétu minuscule.
Et on se sent comme moi depuis tout ce temps :
séparé.
Détruit.
Je continue de palmer, souple, toujours plus souple,
pour ne pas blesser l'eau. »

« Là-bas, un ami détenu disait que la poésie
lui servait à emprisonner la prison.
C'était juste.
Même si en ce qui me concerne, je n'y suis jamais
parvenu.
Mes poèmes ne sont pas des poèmes.
Ce sont des vers remplis de peurs,
et de rage et de peine. »

« Qui a dit que vieillir, c'est oublier ?
J'ai rejoint la mémoire des choses, Sarah.
Chaque jour, je nage jusqu'à me revoir enfant.
Mahmoud des prairies, en courtes culottes.
Elmachi !
Si seulement ils savaient ...
Au loin, mon père, âgé de trente ans.
Il court et me hurle dessus pour que j'arrose
les fleurs au lieu de les piétiner et les semer
dans le vent.
Je sens le parfum de maman, sa force virevoltante.
Dans le verger, je cueille une pêche pour toi, debout
sur une échelle - qu'est-ce que tu fiches sur une échelle ? -,
tes fesses rondes comme deux pains aux noix de tante
Anaïta.
Tu chantes un vieil air de Verdi, le ciel est clair.
T'ai-je dit que mes cheveux ont blanchi ?
Tout est clair, bel amour.
L'oubli est une seconde mémoire.
T'ai-je déjà dit ces choses ?
Que dirais-tu que l'on se retrouve ?
Que dirais-tu que je m'assoie sous le prunier ?
Je divague, pardon.
Mais je n'invente rien.
Le visage de nos enfants, les jeux et les joies de Nazifé
à la belle chevelure. Tout est partie et tout est là.
C'est une chose curieuse.
Je peux les voir sauver la grenouille rousse dans la mare.
M'entendre hurler sur eux quand ils n'obéissent pas.
Et me revoir ici en train de terminer ce poème où je dis
que la vie, c'est être toujours mouillé.
Tout est là.
Toi aussi, mais ton corps est dans la maison avec tes
livres russes et tes occupations, ta lassitude de moi,
qui sait.
Sous l'arbre où je te retrouverai bientôt. »


Quatrième de couverture

Syrie. Un vieil homme rame à bord d’une barque, seul au milieu d’une immense étendue d’eau. En dessous de lui, sa maison d’enfance, engloutie par le lac el-Assad, né de la construction du barrage de Tabqa, en 1973.

Fermant les yeux sur la guerre qui gronde, muni d’un masque et d’un tuba, il plonge – et c’est sa vie entière qu’il revoit, ses enfants au temps où ils n’étaient pas encore partis se battre, Sarah, sa femme folle amoureuse de poésie, la prison, son premier amour, sa soif de liberté.

Cet ouvrage a reçu le prix Wepler – Fondation La Poste, le prix Marguerite-Duras, le prix des lecteurs de la Librairie Nouvelle à Voiron et le prix de la Librairie Nouvelle d’Orléans.

Éditions Verdier, août 2021
131 pages
Prix Wepler - Fondation La Poste 2021, Prix Marguerite-Duras 2021

samedi 25 décembre 2021

Comme des bêtes ★★★★☆ de Violaine Bérot

Un court roman à plusieurs voix sur la maltraitance institutionnelle et sur le rapport de l'homme à la nature
La nature crée des différences, la société en fait des inégalités ...

Avec délicatesse, Violaine Bérot évoque le tragique et pointe du doigt les abus et défaillances de notre système dans lequel le conformisme semble encore de mise.
   
Tendres fragments de la vie d'un être "différent" tant aimé d'une mère ô combien déterminée. Un petit bijou de littérature, un conte coup de poing.
Acceptons-nous comme nous sommes ... merci Violaine Bérot pour cette histoire qui prend aux tripes.

« Auprès de nous
les fées
disparaît
la peur des géants.

S'envole
La peur des géants
avec nous
les fées.

Alors
les entendons rire
entendons rire les géants
entendons tinter
à nos oreilles les fées
leur rire.

À nos oreilles
comme des chatouilles
le rire des géants.

Leur rire
pour de petits riens
un rayon de soleil sur le nez
trois fourmis soulevant un brin d'herbe
leur rire
aux géants
pour de petits riens. »

« Nous
les fées
le voyons
le monde d'en bas
entre quatre murs
enfermer
ceux qui vont de travers
les égarés.

Entre quatre murs
enfermer
les géants.

Loin des torrents
des forêts
des bêtes
loin des grottes.

Entre quatre murs
enfermer
les géants égarés.

Les enfermer
pour leur bien
disent-ils. »

« Devant l’institutrice qui, je vous le répète, n’était pas une tendre, elle l’a embrassé, lui, son fils, notre idiot de l’école. Et elle ne l’a pas embrassé vite fait, sans y penser, par habitude, non, elle l’a embrassé avec une application et une lenteur incroyables. Ce baiser de mère, moi il m’a bouleversé. Vraiment. Un pareil amour entre une mère et son fils, je n’avais jamais vu ça. Je ne savais pas que c’était possible. »

« Ben oui, ça m'énerve. Ça m'énerve toute cette surexcitation autour de cette affaire. Vous avez vu tous ces journalistes avec leurs micros et leurs caméras à aller titiller les gens du coin, à vouloir en savoir toujours davantage, à chauffer tout le monde ? Est-ce qu'on va fouiller chez eux, nous ? Est-ce qu'on entre dans leurs maisons ? Est-ce qu'on photographie leurs affaires en train de sécher sur l'étendoir à linge ? Est-ce qu'on aurait idée, aussi rustres qu'on soit, d'être aussi indélicats ? »

« Nous
les fées
parfois
entendons
du monde d’en bas
certaines voix
s’élever.

Certaines voix
discordantes
dissonantes
les voix de certains normaux
anormalement normés.

Ils rient avec les égarés
puis
un sourire aux lèvres
continuent leur chemin
leur chemin de normaux
anormalement normés.

Cela nous console
nous
les fées
de savoir que certains
dans le monde d’en bas
certains normaux
anormalement normés
des égarés
n’ont pas peur
aux égarés
font confiance
certains.

Cela nous console
nous
les fées
cela nous console de savoir
le monde d’en bas
par endroits
anormalement normé. »

« Préciser ce que disent les vieux ? Je vous l’ai déjà dit, ce problème avec les fées. Les vieux en démordent pas. Les fées, si on a le malheur de leur reprendre un enfant, deviennent pires que des sorcières. Ils disent que ce qui va se passer va être terrible, que le village se remettra jamais de la malédiction. Je vous répète ce que j’entends. Pour eux il faut relâcher l’Ours et ramener la gosse dans sa grotte. Que tout redevienne comme avant. »

« Non, je ne me calmerai pas ! Vous enfermez mon enfant et vous voulez que je reste calme ? Vous enfermez mon garçon que toute sa vie j'ai justement protégé de ça, et vous me demandez à moi, sa mère, de rester calme ? Mais ils sont où, vos psys, ils sont où ceux qui comprennent quelque chose ? Il n'y a personne chez vous qui s'intéresse un peu aux gens différents ? »


« Devant l’institutrice qui, je vous le répète, n’était pas une tendre, elle l’a embrassé, lui, son fils, notre idiot de l’école. Et elle ne l’a pas embrassé vite fait, sans y penser, par habitude, non, elle l’a embrassé avec une application et une lenteur incroyables. Ce baiser de mère, moi il m’a bouleversé. Vraiment. Un pareil amour entre une mère et son fils, je n’avais jamais vu ça. Je ne savais pas que c’était possible. »

Quatrième de couverture

La montagne. Un village isolé. Dans les parois rocheuses qui le surplombent, se trouve une grotte appelée "la grotte aux fées". On dit que, jadis, les fées y cachaient les bébés qu'elles volaient.

A l'écart des autres habitations, Mariette et son fils ont construit leur vie, il y a des années. Ce fils, étonnante force de la nature, n'a jamais prononcé un seul mot. S'il éprouve une peur viscérale des hommes, il possède un véritable don avec les bêtes.

En marge du village, chacun mène sa vie librement jusqu'au jour où, au cours d'une randonnée dans ce pays perdu, un touriste découvre une petite fille nue. Cette rencontre va bouleverser la vie de tous...

Violaine Bérot, dans ce nouveau roman à l'écriture poétique, décrit une autre vie possible, loin des dérives toujours plus hygiénistes et sécuritaires de notre société. Un retour à la nature qu'elle-même expérimente depuis vingt ans dans la montagne pyrénéenne.

Éditions Buchet.Chastel, avril 2021
160 pages

jeudi 23 décembre 2021

Komodo ★★★★☆ de David Vann

Quel livre une nouvelle fois de David Vann ! Une plongée en eaux troubles qui laisse des traces et qui me reste bien en mémoire. Le sujet y est pour quelque chose évidemment ; il a ravivé quelques "épiques" souvenirs de tension familiale mais c'est surtout, que ce livre m'a carrément hypnotisée. Impossible de le lâcher, j'ai plongé aux côtés de Tracy, cette jeune femme à la recherche de sérénité, de tranquillité, de beautés, de sensations, j'y étais vraiment tant les descriptions des sorties sous-marines sont superbement envoûtantes, chacune des plongées m'a embarquée. Et puis, David Vann n'a pas son pareil pour nous décrire une toute autre plongée, celle qui nous emmène au plus profond des âmes humaines. Il la maîtrise parfaitement cette incursion, tellement bien, que  les émotions, la rage, les colères que couvent Tracy et qui nous explosent au visage et au coeur m'ont littéralement anéantie. 
« La vraie vie n'est qu'une question de pouvoir, jamais de justice. Mordre les nageoires ou se faire mordre les siennes. »
Une lecture décapante. Une petite virée en Indonésie, sur l'île paradisiaque de Komodo. Mais dans un David Vann, il n'y a que le décor qui est paradisiaque ! Surtout avec un sujet comme les liens familiaux, ça ne pouvait être qu'une lecture explosive et terrifiante !
« Notre petite cellule familiale qui voudrait tout soigner, quand les blessures elles-mêmes auraient pu être évitées. Rien de tout ceci n’aurait dû arriver. La misère de nos vies est inventée. Nous n’avons pas grandi en zone de guerre ni dans un pays pauvre comme l’Indonésie, alors nous avons dû créer nos propres problèmes. […] Nous sommes trop crétins. Ce voyage censé nous rapprocher tous les trois me pousse à croire qu’on ferait mieux de se noyer. »

« Peut-être que la famille est un immense sac à merde qui se balance dans le vent, et qu'on s'en sert de piñata avant de reculer pour ne pas être éclaboussé quand elle éclate. »

« J'expire et plonge, je souffle pour équilibrer mes oreilles. Sous le rebord du chaudron, des corniches à l'infini où des gros poissons se cachent dans l'ombre, et qui poussent à se demander ce qu'il pourrait y avoir de plus gros encore dans les parages. Pourquoi les yeux des poissons ont-ils toujours l'air apeurés ? Pas les yeux des requins, bien sûr, qui ne sont qu'une surface presque incapable de voir, et pas les miroirs de verre des poissons-grenouilles, mais presque tous les autres. C'est peut-être parce qu'ils sont si gros, des yeux démesurés en guise de tactique de survie, pour donner l'impression que le poisson est plus imposant qu'il ne l'est réellement. Les humains le font aussi, avec leurs majuscules aux noms propres. »

« Contempler un requin, c'est comme contempler les étoiles, ou le temps, dis-je. C'est comme voir une vidéo d'une éruption solaire, on ne peut pas le relier à l'existence humaine. On n'arrive pas à croire qu'on vit dans le même monde. L'oeil d'un requin, c'est ça. »

« [...] je grimpe en lentes spirales, je regarde la surface vers un autre monde et me demande à quoi il ressemblera. Si seulement ce pouvait être un nouveau monde. Un univers à quatre lunes, où les enfants sont contenus dans des bulles qui les maintiennent en sécurité, propres et silencieux, où les collines sont faites de sommeil. Les rêves y galopent en liberté comme des animaux sauvages, les maris sont plantés la tête en bas dans le sol afin qu'ils ne puissent plus bouger, leur bouche est enterrée mais on peut suspendre des objets à leurs membres, y faire sécher une serviette ou accrocher un panneau ou empiler des pierres dans leur ramure pour obtenir un arbre lesté. »

« Je vois une raie nager droit sur moi, juste au-dessus du sable, son immense ventre blanc et le battement de ses ailes. Comme si dieu descendait enfin sur Terre, après toutes ces décennies d’attente. Un vol doux, et bouleversant. »

« Ce que j'aime, c'est le soleil sur mon dos et le sentiment d'abandon total. Les sons du vent et de l'eau et du bateau qui m'enveloppent, chaque île que nous longeons, déserte et sublime. Comme si nous pouvions visiter la terre avant notre naissance, se balader et décider où se planter, où prendre racine. Cette île-là, parce que j'aime la petite vallée et la colline qui domine toutes les îles, et parce que je pourrais nager au large de cette plage tous les jours. Déposez-moi ici. »
« Notre petite cellule familiale qui voudrait tout soigner, quand les blessures elles-mêmes auraient pu être évitées. Rien de tout ceci n'aurait dû arriver. La misère de nos vies est inventée. Nous n'avons pas grandi en zone de guerre ni dans un pays pauvre comme l'Indonésie, alors nous avons dû créer nos propres problèmes. J'ai choisi Lautaro, je me suis fait virer de mon travail, j'ai gâché a santé en mangeant à l'excès et j'ai faille mourir pendant une sortie en plongée. Tout est si idiot. Roy a renoncé à son mariage si simple sans la moindre raison, il a perdu la totalité de ses économies pour rien. Maman a reçu un héritage suffisant pour passer une vie entière à l'abri du besoin, mais elle a spéculé en bourse, consciente de l'imminence d'un crash annoncé mais se trompant sur le timing. Aujourd'hui, elle compte chaque centime. Nous sommes trop crétins. Ce voyage censé nous rapprocher tous les trois me pousse à croire qu'on ferait mieux de se noyer. »

« La ville est tout le contraire des sites de plongée. Un autre monde. Visiblement, ils préparent leur béton sans colle, ici, si bien qu'il se dissout et s'émiette. Peut-être qu'ils le font tenir avec du dentifrice ou du blanc d'œuf, ou juste un peu d'eau et de salive. Et les voitures tiennent plus ou moins de la même façon, elles brinquebalent et perdent en puissance dans les collines, elles rechignent, elles refusent d'avancer. »

« La vraie vie n'est qu'une question de pouvoir, jamais de justice. Mordre les nageoires ou se faire mordre les siennes. »

Quatrième de couverture

Sur l’invitation de son frère aîné Roy, Tracy quitte la Californie et rejoint l’île de Komodo, en Indonésie. Pour elle, délaissée par son mari et épuisée par leurs jeunes jumeaux, ce voyage exotique laisse espérer des vacances paradisiaques : une semaine de plongée en compagnie de requins et de raies manta. C’est aussi l’occasion de renouer avec Roy, qui mène une vie chaotique depuis son divorce et s’est éloigné de sa famille. Mais, très vite, la tension monte et Tracy perd pied, submergée par une vague de souvenirs, de rancœurs et de reproches. Dès lors, un duel s’engage entre eux, et chaque nouvelle immersion dans un monde sous-marin fascinant entraîne une descente de plus en plus violente à l’intérieur d’elle-même, jusqu’à atteindre un point de non-retour.

Avec ce portrait trouble d’une femme en apnée, David Vann confirme son immense talent pour sonder les abysses de l’âme humaine.

Éditions Gallmeister, mars 2021
Traduit de l'américain par Laura Derajinski 
288 pages

mercredi 24 novembre 2021

Le voyant d'Étampes ★★★★★ de Abel Quentin

Persuadé d'être un passeur de génie, d'être le découvreur d'une œuvre injustement méprisée, Jean Roscoff le narrateur, un sexagénaire désabusé alcoolique retraité de l'université (séduisant ce portrait, non ?), plus vraiment dans le coup, malmené par l'Histoire, espérais "conjurer le sort" avec la sortie de son nouvel essai sur un poète qui a touché son coeur. Mais c'était sans compter sur la "woke "culture qui inonde les réseaux sociaux et qui ne lui laissera aucun répit. Il n'a pas abordé son sujet sous le bon angle d'après les "woke", celui de l'identité raciale. De surcroit, il est blanc ; on lui reproche tout bonnement mais violemment de s'approprier une culture qui n'est pas la sienne.
« Quel crime avais-je commis ? Même en tenant pour acquis l'ensemble des prolégomènes de l'antiracisme moderne, quel putain de crime avais-je commis qui justifie que je sois sacrifié ? Précisément, j'avais posé un regard non racisant sur mon sujet, Robert Willow. Je l'avais déracisé. Je n'avais vu, je n'avais voulu voir que le poète frère, mon frère mélancolique. Je n'avais pas vu le Noir. N'était-ce pas le but ultime poursuivi par ce mouvement ? Et cette histoire d'appropriation culturelle, en quoi me concernait-elle ? Je n'avais pas pillé la culture d'autrui, mon casque de colon entre les deux oreilles. »
On s'y attache à ce soixante-huitard, blessé, incompris, démuni qui s'exprime avec beaucoup d'humour et de dérision, un homme qui doit composer avec une société dans laquelle le dialogue s'efface au profit de la polémique. 
Un très bon roman, au style toutefois un peu rugueux, mais une lecture tellement riche, fouillée, qui confronte avec brio les générations, une satire si bien orchestrée de notre époque aux comportements déviants, obsédée par les "identités" particulières plutôt que par l'universalisme, qu'il serait dommage de passer à côté. Les insultes, les dénonciations à l'emporte-pièce, le moralisme sont devenus monnaie courante dès lors que l'on aborde le sujet de la question identitaire. La radicalité du militantisme de nos jours fait peur. La nuance a disparu du tableau.
Vous l'aurez compris, ces pages font réfléchir ! Alors le seul mot qui me vient pour clore ce retour, c'est "foncez" !

« Ma fille avait hérité de moi une propension à l'échec, quoique celle-ci ne s'accompagnât pas de l'aigreur paternelle, de sa sinistre lucidité : elle était gaie comme un pinson. Elle travaillait dans le coaching relationnel appliqué au onde de l'entreprise, un de ces emplois qui pullulaient comme des poissons pilotes (des sangsues, aurait dit Marc) autour des industries et des services de l'économie de marché, profitant de l'essor du concept tartuffier de responsabilité sociale des entreprises. L'idée pour les entreprises converties au RSE, était grosso modo de convaincre le public qu'elles étaient des acteurs du capitalisme à visage humain ; que leur gloutonnerie, leur cynisme, leur brutalité connaissaient certaines limites, et qu'elles étaient soucieuses du bien-être de leurs salariés (et même, pourquoi pas, de leur bilan carbone). Pour lui donner chair, on payait (mal) des prestataires extérieurs qui apprenaient aux gens à se parler, à libérer la parole dans l'openspace. »

« Je me sentis misérable. Je jouais avec les nerfs de cet homme qui ne m'avait rien fait, je cédais à une exaltation de midinette, au fétichisme. Le culte des maisons d'écrivains, franchement. Quel insulte à l'intelligence. C'était une invention de journaliste, de chasseurs de fantômes, d'idolâtres prompts à se prosterner devant la relique d'un taille-crayon. C'était bien mal aimé la littérature. C'est le culte adolescent pour la blonde hitchcockienne que l'on n'essaie même pas d'aborder. J'avais soixante-cinq ans, et je me comportais comme comme un étudiant de première année de lettres, qui croit avoir découvert la pierre philosophale en dénichant un poème inconnu. Or, il n'y avait pas de pierre philosophale, il n'y en avait jamais eu. Il y avait sept milliards d'individus contraints de se frayer leur chemin à travers l'existence, et certains qui parvenaient à le faire plus dignement que d'autres. »

« Je questionnais Léonie, en chargeant ma voix d'une chaleur sympathique :
- Que veux tu dire par là ? Je suis un dinosaure, tu sais.
- Jeanne est éveillée. Elle est "woke". Elle a pris conscience qu'en tant que femmes non racisées, nous bénéficions d'avantages invisibles et pourtant bien réels par rapport à des individus racisés. Elle a une approche intersectionnelle, plus complexe. L'idée est de dire : femme non racisée et lesbienne, je suis à la fois agent d'oppression (parce que blanche) et victime d'oppression (parce que femme et homosexuelle).
Sa science était toute neuve et ça se voyait. Elle répétait sa leçon comme un singe savant. Elle en parlait avec une fausse familiarité mais il lui manquait de la pratique, les convictions nécessitaient de la pratique, il fallait se les mettre en bouche. Il fallait les "faire", comme on "fait" des chaussures neuves. »

« Ce n'était pas le Pérou, mais son impatience courroucée me racontait un peu la famille Willow. Une famille soucieuse de respectabilité, au conformisme sourcilleux. Decent people, avait dit Dory, et ce mot contenait toutes les névroses américaines : l'héritage puritain, le matérialisme étroit et le sentimentalisme bon marché. On pouvait imaginer que les inclinaisons artistiques de Willow n'avaient pas trouvé, dans cet environnement, un terreau favorable. »

« Dans ma génération, parmi ceux qui avaient défilé entre République et Nation, parmi tous les enfants chéris du mitterrandisme, beaucoup s'étaient droitisés pour des raisons essentiellement économiques. Ils avaient forci, acheté un appartement, deux appartements dont le prix avait quintuplé sous l’effet du boom immobilier. Ils avaient acheté des maisons de campagne.
Ils s'étaient félicités lorsqu'un fils d’ouvrier, un socialiste austère et probe du nom de Pierre Bérégovoy avait déréglementé les marchés financiers. Ils avaient acheté des actions, poussé les portes capitonnées des fonds d'investissement, ils avaient de plus en plus d'argent et des nuances s'étaient glissées dans leurs conversations : « Il y a un principe de réalité », « il ne faudrait pas non plus décourager les gens », « bien sûr que je crois à l'impôt, oui, je suis socialiste : mais pas à la fiscalité punitive ». Et puis bientôt : « il faut arrêter de faire croire aux gens qu’on peut raser gratis », « on est bien obligés de regarder ce que font les autres », « la concurrence mondiale est une réalité ».
Arrivés à la cinquantaine, la peau ravinée par les plaisirs, la peau creusée et ravinée, ces hommes et ces femmes prononcèrent des mots comme « le culte malsain de la dépense publique ». Les hommes portaient des vestes légères sur des chemises bleu ciel, des chapeaux, des pantalons chino. Ils apparaissaient, épanouis par leurs festins de viande, repus de carnages, dans la loge d'un client, à Roland-Garros. Ils ressemblaient tous plus ou moins, dans l’allure générale, dans l'impression qui demeure après que le souvenir d'un visage s’est évanoui, à Dominique Strauss-Kahn. »

« À l'époque, SOS Racisme était une antichambre de l'Élysée. Mais aussi, pour qui savait manœuvrer entre les courants invisibles et profonds de la gauche morale, SOS Racisme pouvait conduire à Canal plus. La jeune chaîne télé était née en 1983, l'année de la marche des beurs. Celle, aussi, où Laurent Fabius et sa morgue aristocratique éteignaient les derniers feux de la période romantique, jauressienne, vieille gauche, inflationniste, incarnée par l’imposant Pierre Mauroy - et c'était tout un programme que de voir un trentenaire aux doigts délicats et aux costumes croisés déloger le colosse du Nord, l’ancien professeur d'enseignement technique, le militant besogneux qui avait plus d'une fois allongé ses grosses mains au-dessus d'un feu de baril, dans le matin gelé, au milieu des grévistes. C'était le début du règne de la raison, (le cercle de la raison avait écrit un essayiste), la fin du Temps des cerises et des grandes réformes. C'était aussi le début d'un autre règne, médiatique celui-là, celui de la chaîne cryptée (voulue par François Mitterrand) et de son ironie branchouille, de ses émissions léchées. Elles permettaient à des millions de Français qui ne mettraient jamais un pied au Palace d'en goûter l’ambiance frelatée. »

« Canal. Une télé intello-porno-chic qui ouvrait grandes les portes au talent, où les émissions étaient écrites par Wolinski et Jean-Michel Ribes, où le parisianisme marchait main dans la main avec le sport de masse et la pornographie. Cette télé était animée par une caste puissante, qui se présentait sous l’aspect sympathique et potache d'une bande de potes. Dans les studios de l'avenue D. officiaient les prêtres de cette chose fabuleuse, de ce chic ultime : l'esprit Canal. Ils étaient les hommes et les femmes les plus rayonnants de leur temps, ceux qui combinaient la puissance financière, l’hégémonie symbolique et surtout l’esprit de dérision, l’arme fatale de celui qui met les rieurs de son côté. Producteurs déconneurs, animateurs pasticheurs, tous oiseaux de nuit de haute volée qui élisaient régulièrement perchoir chez Castel. Et ça se pelotait franchement sur les banquettes, en sniffant d'interminables traits de coke. »

« À présent que j'avais toute latitude pour multiplier les partenaires, je dus faire face à une réalité moins enchanteresse. Le jeune dandy à crinière n'était plus. Quelques vestiges perpétuaient son souvenir : lippe charnue, sourcils épais et regard bleu horizon. Pour le reste, je ne me faisais pas d'illusions. J'étais un sexagénaire aux jambes maigres, avec une bedaine : morphologiquement, je ressemblais à un poulet-bicyclette. Il ne me restait guère plus qu'une niche, celle des étudiantes en lettres modernes désireuses de scandaliser leur monde en se mettant à la colle avec un vieux, voir de se laisser prendre au charme sophistiqué d'un cheval de retour aux airs de droopy neurasthénique (le genre qui en pince pour Woody Allen). À Paris VIII, j'en avais croisé quelques-unes dans les couloirs. Elles sont bipolaires et ardentes, raffolent des films de Gaspard Noé ou de Béatrice Dalle, placardent sur leur frigo d'adolescente le portrait de Rimbaud par Nadar et racontent à qui veut l'entendre qu'elles mourront à vingt-sept ans. Elles peuvent vous poignarder pendant l'amour, avant de fondre en larmes et d'appeler les pompiers. D'aucuns diront qu'elles sont casse-couilles ; d'autres qu'elles sont intégrales. Je n'avais plus la force de cela. Dans ma situation, l'idéal aurait été de trouver un arrangement financier avec une femme extra-européenne rêvant de rejoindre l'espace Shenghen. Je préférais m'abstenir : mon amour-propre était trop abîmé pour que j'accepte sans dommage d'être aimé pour mon passeport bordeaux. Je m'admonestai. Cesse de te faire du mal, Roscoff ! Sois digne ! De retour chez moi, j'évacuai le sujet à la force du poignet, mâchoires serrées, face au lavabo. [...] »

« La fac était le décor familier qui me déprimait autant qu'il me rassurait et c'était celui des ensembles en béton, de la morgue intellectuelle, des rétributions symboliques, des cols roulés, des publications pointues, des colloques jargonneux, des photocopieuses en panne, des jeux de pouvoir invisibles, ascenseurs vétustes et amiantés, chapelles, culte des titres, grades, étudiants chinois effarés, acronymes mystérieux, baies vitrées sales, syndicats sourcilleux, cartons de tracts crevés, tags fripons dans les chiottes, c'était cette vieille ruine au charme inaltéré : l'Université. J'y avais passé près de quarante ans, elle ne m'avait pas ouvert les portes aussi grandes que je l'aurais souhaité, elle m'avait déçu mais enfin c'était mon monde, mon environnement naturel. »




« Que lui dire ? Que Willow avait touché mon coeur, étrangement, spécifiquement, que son chant long et séditieux avait trouvé chez moi une résonance singulière. Que son acte de sécession exprimait une calme résolution qui m'avait toujours manqué. Il était allé en paix dans son ermitage, il n'était pas parti sur un coup de sang, il n'avait pas fui mais il avait pris la route très simplement, et cela n'en faisait pas un saint ou un être exceptionnel mais peut-être un modèle, en tout cas le Willow des dernières années était un modèle pour moi, oui. On peut le dire comme ça. Et j'ai l'outrecuidance de te dire, Jeanne, je vais commettre ce sacrilège-là de penser que je comprends mieux Willow que toi. Je te le dis sans arrogance mais je te le dis sans rougir : Willow ne t'appartient pas. »

« On ne dira jamais assez le vertige de celui qui réalise qu'il n'est plus dans le coup. Quelques individus de ma génération compensaient ce vertige par le fait qu'ils étaient en responsabilité. Ils avaient encore prise sur quelque chose, un travail, une tribune, un engagement associatif. Ils étaient encore, du point de vue économique, du point de vue du pouvoir, dans le jeu. Dans le game, aurait dit Léonie »

« Camus se lève, donc. Quatre mille personnes tendent l'oreille. Il ne harangue pas, il veut parler aux intelligences et il veut parler aux cœurs aussi. Il veut atteindre cet endroit fragile qui est le point de contact entre le cœur et l'intelligence. Il veut faire entendre une voie différente « au milieu d'un monde desséché par la haine ». Il parle du courage de la mesure. Il refuse l'injonction qui est faite aux artistes : « de tous les coins de notre société politique un grand cri s'élève à notre adresse qui nous enjoint de nous justifier ». Il met en garde contre les idéologies. Il se méfie. Il a une méfiance atavique, viscérale « de leur raison imbécile ou de leur courte vérité ».
Il dit : « II n'y a pas de vie sans dialogue. » II dit que le dialogue est remplacé aujourd'hui par la polémique, que « le XXe siècle est le siècle de la polémique et de l’insulte ». Il s'interroge, il réfléchit à haute voix, et sa pensée a été accouchée dans la douleur, matière à la fois robuste et composite, le fruit d'intenses ruminations et de scrupuleuses observations : « Mais quel est le mécanisme de la polémique ? Elle consiste à considérer l'adversaire en ennemi, à le simplifier par conséquent et à refuser de le voir. Celui que j'insulte, je ne connais plus la couleur de son regard, ni s'il lui arrive de sourire et de quelle manière. Devenus aux trois quarts aveugles par la grâce de la polémique, nous ne vivons plus parmi des hommes, mais dans un monde de silhouettes. » Le cœur et l'intelligence pour trouver l’équilibre. Camus est bien seul, en ces temps d'anathèmes et d'excommunication, à parler ainsi ; il essaie de faire comprendre aux jeunes gens de la salle Pleyel que la nuance n'est pas le compromis, ni le maquignonnage. Elle est le courage suprême. »

« J'aime la bière. C'est la déglingue de proximité. On commande sans réfléchir, comme on hèle un taxi. Une-pression-s'il-vous-plaît. On reprend la conversation. Une bière, ce n'est pas grand chose. On garde un air dégagé, mais toute l'attention est tendue vers le verre à venir. Le manque se fait sentir, cruel : pas une sensation sophistiquée, juste un trou au plus profond de l'être. Qui a bu, boira : c'est l'axiome implacable. La bière arrive. On ne renifle pas le verre, on ne fait pas cent grimaces. On ne la goûte pas. On la sèche sans façon. La bière n'est jamais décevante. On reçoit ce que l'on vient chercher : la fraîcheur, le goût de blé humide et l'alcool qui chauffe le carafon. Elle ne recèle pas de secret, elle est ce qu'elle donne à voir : le contenu doré et glacé, dans son contenant ergonomique et fuselé. On ne la fait pas tourner comme un maniaque, on ne commente pas, on saisit le verre parce qu'il fait bon sentir les minuscules cristaux de givre sur la paume. On en boit une deuxième, on est très légèrement engourdi, on se détend, on prend possession des lieux. Tout à coup les choses se précisent, les choses et les gens gagnent en relief. Les couleurs sont plus chaudes, pas beaucoup plus mais un peu. On veut se nouer. On parle aux gens qu'on ne connaît pas. Ou bien on reste seul, dans la torpeur agréable. Vient le moment du combat. Il faudrait s'arracher. On essaie de trouver des forces, on cherche autour de soi un regard sur lequel s'appuyer. On est seul, avec l'effrayante liberté. Il faudrait s'arracher d'un coup, et partir en courant. On préfère fuir au-dedans de soi. On recommande. Trois, quatre, cinq, six. Là : foutu pour foutu. On se trouve mille excuses. On s'attendrit. Sept. Huit. On est devenu une merde, très tranquillement, une vieille poche qui refoule du goulot. Je rentrais après la fermeture, complètement rôti. »

« Aux États-Unis, j'ai un peu suivi la - comment dites-vous ? - la polémique, sur les sites français, c'est vraiment regrettable. Nos deux pays sont en train de devenir fous. Vous savez, je suis un homme d'ordre, a patriot. J'ai travaillé trente ans dans l'administration fédérale. Et je suis un African-American. J'ai soutenu le mouvement Black Lives Matters, je me suis battu toute ma vie pour l'égalité. Cependant je ne pense pas que l'on puisse répondre à le racisme par le racisme. La cancel culture, ces trucs-là. Typical New York bullshit. »

Quatrième de couverture

« J'allais conjurer le sort, le mauvais oeil qui me collait le train depuis près de trente ans. Le Voyant d'Étampes serait ma renaissance et le premier jour de ma nouvelle vie. J'allais recaver une dernière fois, me refaire sur un registre plus confidentiel, mais moins dangereux. » 

Universitaire alcoolique et fraîchement retraité, Jean Roscoff se lance dans l'écriture d'un livre pour se remettre en selle : Le voyant d'Étampes, essai sur un poète américain méconnu qui se tua au volant dans l'Essonne, au début des années 60. 
A priori, pas de quoi déchaîner la critique. Mais si son sujet était piégé ? 

Abel Quentin raconte la chute d'un anti-héros romantique et cynique, à l'ère des réseaux sociaux et des dérives identitaires. Et dresse, avec un humour délicieusement acide, le portrait d'une génération.

Abel Quentin est l'auteur d'un premier roman très remarqué, Soeur (sélection prix Goncourt et finaliste du prix Goncourt des lycéens 2019).

Les éditions de l'Observatoire, août 2021
379 pages
Prix de Flore 2021 

dimanche 7 novembre 2021

Soixante-neuf tiroirs ★★★★★♥ de Goran Petrović

Adam Lozanitch, un étudiant en langue et littérature serbes et correcteur provisoire du magazine bimensuel de tourisme et nature Beautés de notre pays, est capable de tâter le pouls d'un texte rien qu'en posant la main sur un livre. Je m'y suis essayé après ma lecture, et bien je confirme, le pouls secret de ce livre battait bien sous mes doigts, brûlant des angoisses et des espoirs fiévreux de l'auteur dont il est question entre ces pages et dont on découvre l'étonnant destin...Forcément plus simple quand on a lu le livre ;-) 
Et quel livre ! Un livre érudit, intelligent, savoureux, un soupçon exigeant pour ceux qui n'aimeraient pas les lectures non linéaires, quelques petites longueurs aussi, mais qui valent vraiment la peine d'être surmontées. Car tourner les pages de ce livre, c'est avoir dans ses yeux, quelque chose qui est de l'ordre de l'enchantement, de l'émerveillement. Il est bluffant, éblouissant. Quelques gouttes de ce texte et c'est l'enivrement assuré ! J'aime bien cette image ;-). Elle est le reflet un tantinet exagéré de ce que j'ai ressenti à cette lecture, mais si peu, car cette lecture a été pour moi synonyme d'évasion. Un voyage particulier, entre réalité, onirisme et imaginaire qui vaut le détour pour qui aime les livres.
En refermant ce livre, je me suis dit que je ne prenais pas toujours le temps de me plonger dans mes lectures, de m'y échapper, d'y vagabonder sereinement, sans parasites ni fritures sur la ligne, que je ne la considérerais pas assez comme « un temps dans le temps »...  C'est aussi ça Soixante-neuf chapitres, un livre qui donne très envie de s'engouffrer dans une lecture comme on le ferait dans un labyrinthe de compartiments secrets et avoir l'espoir de déboucher sur un espace sans fin (ceux qui ont lu le livre comprendront ce petit clin d'oeil ;-) ) 
Une ode à la littérature et à ce qu'elle est capable de créer, de susciter chez un lecteur. Le pouvoir des mots est infini.
Lu et beaucoup aimé ! Merci aux bibliothécaires de ma ville qui ont mis en avant ce livre et qui m'ont ainsi permis de ne pas passer à côté de cette superbe et atypique aventure. 

« « Dis, Stévan, quand tu te plonges totalement dans un livre, as-tu le sentiment de ne pas être seul, je veux dire qu'il y a à part toi d'autres personnes pareillement envoûtées qui, par un concours de circonstances, selon les lois de la probabilité, commencent à lire le même livre au même moment à l'autre bout de la ville, dans une autre ville, peut-être à l'autre bout du monde? » laissa échapper Adam, mais il le regretta aussitôt, car son ami le dévisagea d'un air ahuri. Puis, au bout d'un moment, s'étant ressaisi, Stévan se mit à débiter des propos de simple bon sens :
« Il existe trois sortes de lecteurs, selon la classification de Goethe, ce grand pointilleux. La première prend du plaisir sans analyser. La troisième analyse sans prendre du plaisir. Et, entre les deux, il y a celle qui analyse tout en prenant du plaisir et prend du plaisir tout en analysant. C'est cette dernière qui, en fait, recrée l'œuvre. Roland Barthes dit cependant...» Mais Adam ne l'écoutait plus «...Iouri Tynianov... Hans Robert Jauss... Wolfgang Iser ... Manfred Naumann... la théorie de la réception des  œuvres littéraires ... œuvre ouverte... horizon d'attente... concrétisation du texte... Le triangle auteur-œuvre-public... La sémiotique... Enchaînement des signes... Bien qu'il s'agisse dans ce cas du domaine de la peinture, laisse-moi te recommander l'étude récemment traduite de Wilhelm Worringer, Abstraction et empathie ... »
Adam ne l'écoutait pas. Il regardait la jeune fille au chapeau cloche. Il l'observait tandis qu'elle buvait son thé, et trouvait une extraordinaire grâce à ces gestes tout simples. Il la vit se lever et passer près de lui en laissant derrière elle un parfum câlin. Seul le grand travail qui l'attendait le lendemain le décida à ne pas se lever pour suivre ce parfum et à ne pas demander le même dictionnaire pour essayer de parcourir les mêmes lignes que la jeune fille. C'est ainsi qu'il est sorti de la bibliothèque un regret noué dans la poitrine. Les couleurs automnales du jardin de Karageorges viraient au noir. Les chiens en laisse tiraillaient leurs maîtres le long des sentiers et autour du monument du grand chef de l'insurrection. Les croix dorées de l'église Saint-Sava inachevée depuis des décennies veillaient dans le crépuscule qui s'étendait sur les toits du quartier de Vratchar. C'est à peu près à ce moment-là que les premières gouttes de pluie se sont mises à tomber. » »

« Il y avait dans ses yeux, en ce lundi de décembre, quelque chose d'une canicule d'août, d'un friselis de feuilles de saules et d'osiers, des frissons d'oisillons dans un nid construit à la proue d'une barque tirée sur la rive, puis oubliée là ; quelque chose de ces soleils scintillants qui couronnent les vaguelettes d'une rivière, de la brume de chaleur sur la roselière de la rive d'en face et de la grisaille bleutée d'un massif montagneux ramassé sur lui-même, des clairières lointaines sous les neiges éternelles ... Il y eut aussi, lorsque la vieille dame bougea la tête, le contour tremblé d'une maison solitaire d'un étage et d'un ocre clair-obscur, dans un isolement irréel, sur une douce élévation au milieu d'une vallée boisée. Il faisait maintenant plus chaud dans la pièce qu'au moment où elles avaient commencé leur lecture, on y sentait les immensités des eaux qui, depuis des siècles, depuis la création du monde peut-être, coulent on ne sait d'où, vers on ne sait où ... »

« Les livres sont pareils aux éponges. Leur tissu alvéolaire, poreux, de dimension apparemment modeste, est capable d'absorber d'innombrables destinées, d'abriter même des peuples entiers. Que sont les livres sur les civilisations disparues, sinon des éponges qui ont condensé en elles des époques entières ? Jusqu'à la dernière goutte de vie, jusqu'à ce qu'elles-mêmes aient commencé à se dessécher, à se pétrifier... »

« « [...] Nous lisons ensemble, avec la petite, on se dit que c'est un temps dans le temps... »
« Un temps dans le temps. » Adam s'est rappelé avoir entendu parler d'un homme de là-bas, où les gens ne semblent construire des ponts et des bacs en temps de paix que pour pouvoir fuir en temps de guerre, qui refusait d'alimenter un maigre feu avec un livre, alors que la famille entière gelait, avant que tous l'eussent relu. Un temps dans le temps. »

« Les tirades habituelles de Moïssilovitch ne péchaient jamais par la concision ; le jeune homme se disait qu'en guise d'études le propriétaire n'avait certainement suivi que des cours d'anatomie, pour apprendre à écorcher quelqu'un sans le tuer tout à fait, afin qu'il puisse continuer de payer. »

« [...] il rêva - quel cauchemar ! - qu'il s'était réveillé et n'arrivait plus à rêver. »
« C'est à cause de ce frémissement qui est en vous. D'ailleurs, c'est bien d'une harmonieuse vibration des sens que naissent les mélodies... »

Quatrième de couverture

Certains livres traversent les décennies de façon surprenante. C’est l’un d’eux, à la reliure de maroquin rouge, qui tombe entre les mains d’Adam. À première vue, ni intrigue, ni personnages. Adam s’étonne, mais emporté par la magie de son univers et son imaginaire, il ne réussit bientôt plus à s’en détacher. Car voilà qu’apparaissent, au détour des paragraphes, une jeune fille au chapeau cloche, une vieille dame excentrique en tenue de voyage, une cuisinière hors pair et un jardinier trop curieux… Autant de rencontres insolites qui prennent pour Adam la forme de rendez-vous en lui révélant d’étranges similitudes avec la réalité. Le roman culte de tous les amoureux de la lecture, une ode magistrale au pouvoir de la littérature. 

Goran Petrović vit à Belgrade. Son œuvre, traduite dans une vingtaine de langues et souvent primée, lui vaut aujourd'hui une reconnaissance internationale.

« Un formidable conteur. » Le Monde des Livres

Éditions Stock, collection La Bleue, août 2021
361 pages
Traduit du serbe par Gojko Lukić
Prix NIN du meilleur roman 2000

mercredi 3 novembre 2021

S'adapter ★★★★★♥ de Clara Dupont-Monod

Deux iris noirs fuyants, il est un petit être différent, « à mi-chemin ». Dépendant, immobile, ce petit bout inadapté prend sa place au sein d'une fratrie, et l'enjeu de l'aîné sera de taille, celui de laisser une trace de son passage...
Les pierres témoignent, racontent les enfants, et par leurs mots, notre coeur égratignent.
« Les enfants sont toujours les oubliés d'une histoire. on les rentre comme des petites brebis, on les écarte plus qu'on ne les protège. Or les enfants sont les seuls à prendre les pierres pour des jouets. Ils nous nomment, nous bariolent, nous couvrent de dessins et d'écritures, ils nous peignent, nous collent des yeux, une bouche, des cheveux d'herbe, nous empilent en maison, nous lancent pour faire un ricochet, nous alignent en limites de goal ou en rails de train. Les adultes nous utilisent, les enfants nous détournent. C'est pourquoi nous leur sommes profondément attachées. C'est une question de gratitude. Nous leur devons ce récit - chaque adulte devrait se souvenir qu'il est redevable envers l'enfant qu'il fut. »
Quel sublime et bouleversant témoignage. À imbiber les yeux. À les éblouir aussi. Parce que ces pages sont lumineuses ; elles démontrent la capacité des êtres humains à  consolider une fracture, à s'adapter. On n'y fait l'expérience de la pureté. De la simplicité, de « [la] vie... à portée de souffle, ni craintive ni combattante, juste là. »
« Dira-t-on un jour l'agilité que développent ceux que la vie malmène, leur talent à trouver chaque fois un nouvel équilibre, dira-t-on les funambules que sont les éprouvés ? »
Un écrin de délicatesse. Merci Clara Dupont-Monod. Merci.

« [...] l'insouciance, perverse notion, ne se savoure qu'une fois éteinte, lorsqu'elle est devenue souvenir.  »

« « Un être évanoui avec les yeux ouverts, résuma le frère aîné à la cadette.
- Ca s'appelle un mort  » , rétorqua-t-elle malgré ses sept ans. »

« À enfant hors norme, savoir hors norme, pensait l'aîné. Cet être n'apprendrait jamais rien et, de fait, c'est lui qui apprenait aux autres. »
« À trop frémir au moindre bruit du monde, à craindre le pire, on n'équilibre personne. »

« Lorsqu'il relevait la tête, il sentait monter envers les bonnes soeurs une colère jalouse qu'il ne pouvait pas contrer. Alors il replongeait dans les chiffres.
Des années plus tard, il comprendrait que ces femmes, elles aussi, étaient arrivées à un niveau inouï d'infralangage, capables d'échanger sans mots ni gestes. Qu'elles avaient compris depuis longtemps, cet amour si particulier. L'amour le plus fin, mystérieux, volatil, reposant sur l'instinct aiguisé d'animal qui pressent, donne, qui reconnaît le sourire de gratitude envers l'instant présent sans même l'idée d'un retour, un sourire de pierre paisible, indifférent aux demains. »

« Depuis, l'aîné a grandi sans se lier. Se lier, c'est trop dangereux, pense-t-il. Les gens qu'on aime peuvent disparaître si facilement. C'est un adulte qui a associé la possibilité du bonheur à celle de sa perte. Vents mauvais ou cadeaux, il ne laisse plus à la vie le bénéfice du doute. Il a perdu la paix. Il a rejoint ces êtres qui portent au coeur un instant arrêté, suspendu pour toujours. En lui quelque chose est devenu pierre, ce qui ne signifie pas insensible mais plutôt endurant, immobile, implacablement identique au gré des jours. 
Il porte en lui un état d'alerte. »

« On lui a répété que le temps répare. En vérité, il le mesure lors de ces nuits, le temps ne répare rien, au contraire. Il creuse et ranime la douleur, chaque fois un peu plus intense. C'est tout ce qui lui reste de l'enfant, le chagrin. Il ne peut pas s'y soustraire ; cela voudrait dire perdre l'enfant définitivement. »

« Il regarde par la fenêtre la nuit urbaine, bien plus silencieuse que celle de la montagne. Il a mis du temps à s'habituer à la ville. Longtemps, il a trouvé effarants les chiens tenus en laisse. Et l'été sans bruit, ni cigales ni crapauds. Involontairement, il a levé la tête dès le mois de mars pour guetter les premières hirondelles, tendu l'oreille en juillet, vers les martinets. Il a cherché les odeurs, crottin, verveine, menthe, et les bruits, cloches des moutons, rivière, bourdonnement des insectes, vent qui racle l'écorce. Puis il s'est fait au terrain plat, lui qui ne connaissait que l'escarpé, au sol sans empreintes et aux talons des femmes. Il porte en lui des connaissances inadaptées à la ville. À quoi lui sert de savoir que les châtaigniers ne poussent pas au-delà de huit cents mètres d'altitude, que le noisetier est le bois le plus souple pour fabriquer un arc ? À rien, mais il est habitué. Les savoirs inutiles, il connaît.  »

« [...] la fragilité engendre la brutalité, comme si le vivant souhaitait punir ce qui ne l'était pas assez. »
« Pourquoi tes amies, Marthe, Rose et Jeanine, ne me jugent pas ?
- Parce qu'elles sont tristes. Et quand on est triste, on ne juge pas.
- N'importe quoi. Je connais plein de gens tristes qui sont méchants.
- Alors ce sont des gens malheureux. Mais pas tristes.
- ...
- Reprends des gaufres à l'orange. »

« Dira-t-on un jour l'agilité que développent ceux que la vie malmène, leur talent à trouver chaque fois un nouvel équilibre, dira-t-on les funambules que sont les éprouvés ? »

« Guérir, cela signifiait renoncer à sa peine, or la peine, c'était ce que l'enfant avait planté en lui. C'était sa trace. Guérir, cela voulait dire perdre la trace, perdre l'enfant à tout jamais. Elle savait désormais que le lien peut avoir différentes formes. La guerre est un lien. Le chagrin aussi. »

« Et pourquoi redoutait-il d'être jugé, cela, il n'en avait aucune idée, sauf à penser que la honte ressentie par son frère et sa soeur, et peut-être ses parents, au moment où le regard des autres tombaient sur la poussette, au moment où la normalité des autres s'affichait conquérante, cette honte était si profonde, et culpabilisante ( « une honte honteuse », se disait-il), qu'elle s'était transmise par le sang. Il aurait aimé enlacer cet enfant pour le protéger. Comment était-il possible de regretter autant quelqu'un mort avant soi, se demandait-il, et cette question était un vertige. »

« Souvent il fermait les yeux pour se concentrer sur les sons. « Petit sorcier, pensait-il, jamais je n'aurais pensé à fermer les yeux pour mieux voir. » »

Quatrième de couverture

C’est l’histoire d’un enfant aux yeux noirs qui flottent, et s’échappent dans le vague, un enfant toujours allongé, aux joues douces et rebondies, aux jambes translucides et veinées de bleu, au filet de voix haut, aux pieds recourbés et au palais creux, un bébé éternel, un enfant inadapté qui trace une frontière invisible entre sa famille et les autres. C’est l’histoire de sa place dans la maison cévenole où il naît, au milieu de la nature puissante et des montagnes protectrices ; de sa place dans la fratrie et dans les enfances bouleversées. Celle de l’aîné qui fusionne avec l’enfant, qui, joue contre joue, attentionné et presque siamois, s’y attache, s’y abandonne et s’y perd. Celle de la cadette, en qui s’implante le dégoût et la colère, le rejet de l’enfant qui aspire la joie de ses parents et l’énergie de l’aîné. Celle du petit dernier qui vit dans l’ombre des fantômes familiaux tout en portant la renaissance d’un présent hors de la mémoire.

Comme dans un conte, les pierres de la cour témoignent. Comme dans les contes, la force vient des enfants, de l’amour fou de l’aîné qui protège, de la cadette révoltée qui rejettera le chagrin pour sauver la famille à la dérive. Du dernier qui saura réconcilier les histoires.

La naissance d'un enfant handicapé racontée par sa fratrie.

Un livre magnifique et lumineux.

Éditions Stock, collection La Bleue, août 2021
171 pages
Prix Femina 2021, Prix Landerneau 2021, Prix Goncourt des Lycéens 2021 

Enfant de salaud ★★★★★ de Sorj Chalandon

Goncourt ou pas Goncourt ? 

La construction de ce livre est remarquable, et ce sujet ! 
D'un côté, la plaie indélébile d'un enfant qui réalise que son père était un traitre, un menteur, un manipulateur et son reniement ; de l'autre, en parallèle, le procès de Klaus Barbie que l'auteur a couvert à l'époque pour Libération.
Tout a déjà été dit sur ce roman de l'intime à la portée universelle. Un incontournable de cette rentrée. 
Je me suis empressée de l'acheter et de le lire à sa sortie. Parce que Sorj Chalandon, parce que ce sujet...
Une lecture bouleversante qui m'a hantée un moment. L'honnêteté avec laquelle l'auteur nous partage ses émotions, ses colères, ses souffrances, ses désillusions, ses larmes, sa rage, sa honte, son fardeau, son désespoir est saisissante. On est vraiment en plein coeur de ses tourments. C'est troublant.

Un roman fort, instructif. Marquant.


« Une nécropole élevé à leurs rires absents. »

« Change tes larmes en encre. »

« J'aurais espéré que tout s'éclaire, sans que jamais personne te juge. Sans un mot plus déchirant que l'autre. Me dire où tu étais à 22 ans, lorsque Barbie et ses chiens sont venus arracher les enfants à leur Maison. 
Et avant cela ? Que faisais-tu en novembre 1942, quand les Allemands sont revenus à Lyon, après l'invasion de la zone libre ? Qu'est-ce que tu as vu d'eux ? Leurs bottes cirées ? Leurs uniformes de vainqueurs ? Leurs pas frappés rue de la République ? Leurs chars sur les pavés du cours Gambetta ? Qu'est-ce que tu as aimé d'eux ? Qu'est-ce qui t'a poussé à les rejoindre plutôt que de les combattre ? Ou même à te terrer, comme tant d'autres, pendant que quelques braves forgeaient notre Histoire à ta place ? 
Pourquoi es-tu devenu un traître, papa ?»

« Ce « mauvais côté », je l'imaginais pire que tout. Un français qui assassine d'autres Français. Une fripouille de 20 ans qui accepte un sifflet vert-de-gris et une matraque brune pour se donner des airs de nervi. Un gamin sans éducation, sans intelligence, sans projet, sans morale non plus, ébloui par les vainqueurs, qui décide de claquer du talon à leur suite. Un corniaud qui n'a eu que la haie pour livre de chevet. Petit Français perdu, honteux de son peuple, qui s'en invente un autre à hauteur de vanité. Petit bandit, coupant les files d'attente en bousculant les autres, pistolet dans la ceinture ou badine à la main. Petit rien-du-tout se croyant immense par la grâce d'une gabardine noire ou d'un béret bleu. Milicien ? Gestapo ? Je me suis longtemps posé ces questions en secret. »

« J'ai connu Alain en 1970 et milité avec lui, tellement certains de l'imminence du Grand Soir que nous dormions avec nos rangers, prêts au combat dès l'aube. Mais, de déceptions en défaites, nous avions renoncé à changer le cours de l'Histoire. Lui pour mieux l'enseigner, moi pour seulement la raconter. J'étais devenu journaliste, il s'était consacré à l'université. Nous avions baissé les bras. Un crépuscule commun. »

« Plus je lisais tes dépositions plus j'en étais convaincu: tu t'étais enivré d'aventures. Sans penser ni à bien ni à mal, sans te savoir traître ou te revendiquer patriote. Tu as enfilé des uniformes comme des costumes de théâtre, t'inventant chaque fois un nouveau personnage, écrivant chaque matin un autre scénario.

La seule chose dont tu as été conscient, c'est que tout le monde te recherchait. Tu étais encore un enfant, papa. Malin comme un gosse de village qui échappe au gendarme après un mauvais tour, mais un enfant. Ces quatre années ont été pour toi une cour de récréation. Un jeu de préau. Tu ne désertais pas, tu faisais la guerre buissonnière, tu faussais compagnie à l’armée française, à la Légion tricolore, au NSKK comme un écolier sèche un cours. Tu as dû dérouter les enquêteurs. Ni la morgue du collabo, ni l'arrogance du vaincu. Tu n'étais pas de ces traîtres qui ont refusé le bandeau face au peloton. Ni de ces désorientés pleurant leur innocence. Pas même une petite crapule qui aurait profité de l'ennemi pour s'enivrer de pouvoir ou s'enrichir. C'est un funambule que les policiers ont essayé de faire chuter. Un bateleur, un prestidigitateur, un camelot. Chaque interrogatoire a ressemblé à une partie de bonneteau. Elle est où la carte, ici? ou Là? Et la bille, sous quel godet? Ton histoire était délirante, mais plausible dans son entier. C'est en t'écoutant la rejouer séquence par séquence, que plus rien de son scénario ne me paraissait crédible.

Mais comme l'heure n'était plus aux exécutions sommaires, les policiers n'ont pas négligé le dossier d'instruction numéro 202.  » 

« Je m'étais cru lumineux mais c'était de l'orgueil. J'avais voulu te soustraire à la folie et j'étais en train de t'arracher à tes rêves. Je t'espérais purifié, nouveau-né à la peau et au regard d'enfant, mais j'écorchais seulement ton vieux cuir de père et tes yeux hurlaient d'effroi. J'avais tort. Je n'étais pas en train de te sauver, mais de te perdre à jamais. Je n'avais pas réussi à te ramener du royaume des fantômes au mondes des vivants. J'étais en train de te torturer. Comme la police, j'étais en train de t'interroger. Comme la justice, j'étais en train de te condamner. Comme cette garce de vie, j'allais t'exécuter. »

« Lorsque je suis devenu adulte, mon père ne m’a plus parlé de la Résistance. Son fils, son spectateur, son captif avait quitté le théâtre sur lequel il régnait. Il n’y avait plus de petites mains pour applaudir sa bravoure. J’ai passé mon enfance à croire passionnément tout ce qu’il me disait, et le reste de ma vie à comprendre que rien de tout cela n’était vrai. Il m’avait beaucoup menti. Martyrisé aussi. Alors j’ai laissé sa vie derrière la mienne. »

Quatrième de couverture


Éditions Grasset, août 2021
331 pages
Première sélection Goncourt 2021

mardi 2 novembre 2021

Lorsque le dernier arbre ★★★★★ de Michael Christie


Rentrée Littéraire 2021 #coup de coeur

Une construction intelligente qui tient en haleine son lecteur, elle est brillante et inspirée de la dendrochronologie. Mais motus ... à votre tour, si vous le lisez, d'être surpris ! 
Bravo Michael Christie, j'ai rarement été happée par une histoire comme je l'ai été ici. 
Lorsque le dernier arbre chamboule interroge sur notre humanité pilleuse. Depuis des décennies, les symptômes d'un mal-être de notre environnement sont visibles, on en connaît les raisons, mais on continue à détruire... 
« Le meilleur moment pour planter un arbre, c'était il y a vingt ans. À défaut de quoi c'est maintenant. » (proverbe chinois)
Lorsque le dernier arbre chamboule est une immersion au coeur de la nature et de l'humain exceptionnelle. 
Un roman extrêmement riche, une saga familiale écologique polyphonique bluffante que je vous conseille sans hésiter.

Merci Yves Grannonio @LaLibrairiedu Château pour tes conseils avisés, une nouvelle fois ;-)

« Il y a vraiment quelque chose de vraiment répugnant à réduire l'apogée de la magnificence naturelle à un simple décor thérapeutique pour les riches. »

« [...] il n'y a rien de tel que la pauvreté pour vous faire comprendre à quel point l'intégrité est un luxe. »

« [...] elle détecte, dans des publications de la sphère dendrologique et des comptes rendus universitaires, les premiers signes de ce que va devenir le Grand Dépérissement. À mesure que succombent et disparaissent les forêts primaires partout sur le globe, le sol se dessèche faute d'arbres pour protéger la terre des rayons du soleil implacables, ce qui entraîne la formation de nuages de poussière assassins, dont les particules extrêmement fines étouffent la terre - exactement comme dans les années 1930 lors de cet épisode de grande sécheresse que fut le Dust Bowl, lequel dévasta les plaines du sud des Etats-Unis, mais cette fois-ci à une échelle bien supérieure : les plus grandes fermes industrielles se retrouvent ensevelies et des villes entières , étranglées. »

« Il n'y avait de place dans leurs conversations que pour le crédit-carbone, le carnage écologique et le lobbying mortifère des géants pétroliers - on était alors dans cette période naïvement touchant d'avant le Dépérissement où les gens croyaient encore qu'un engagement modéré et de bonnes intentions éviteraient la catastrophe. »

« [Elle] se demande bien comment, aujourd'hui, on peut encore croire au changement politique à l'ancienne. Quand le président des États-Unis ment éhontément, quand la pluie attaque la peau, quand la nourriture est empoisonnée, quand les guerres n'en finissent jamais et que les êtres vivants les plus anciens de la planète sont abattus pour être transformés en bâtonnets de glace. »

« Toutes les cultures ont leurs mythes sylvestres, depuis l'omniprésent arbre de vie qui soutient littéralement le ciel jusqu'aux arbres-monstres dévorateurs d'enfants et buveurs de sang humain, en passant par ceux qui jouent des tours, guérissent les malades, mémorisent des histoires ou jettent des sorts à leurs ennemis. En regardant son oncle, débarqué ici d'une tout autre époque, Willow se souvient que les arbres sont aussi capables d'opérer des résurrections. »

« Quand on consomme moins de nourriture industrielle et qu'on vit dans des endroits calmes [...], le corps devient plus vigoureux. On accède à la sérénité d'une vie en phase avec les rythmes de la Terre. On arrête de s'opprimer les uns les autres. »
« Il semble que le krach a frappé Toronto plus durement encore que Saint John. On dirait qu'un obus a explosé, chargé non pas de poudre mais de misère et de désespoir. »

« Si [il] aime tant la poésie, c'est pour cette façon qu'elle a de prendre dans sa tête comme du ciment, contrairement aux éphémères feux d'artifice des romans qui tissent d'interminables histoires sur des familles et des gens qu'il ne connaîtra jamais. »

« Si la vie lui a appris quelque chose, c'est qu'il faut être plus secret, plus prudent et plus farouche que les autres. Sans quoi tout ce que vous êtes, tout ce que vous avez construit et tous ceux que vous aimez, tout cela peut être piétiné en un instant. »

« Il sait que les arbres utilisent souvent les oiseaux et les écureuils pour répandre à leurs graines, et aussi toutes sortes de choses qui volent au loin, comme les hélices et les bourres de coton. C'est ainsi que fonctionne une bonne partie de la Création : les êtres vivants envoient des versions d'eux-mêmes dans le grand mystère du futur. »

« [Elle] ne se fait guère d'illusions quant à l'impact de sa bibliothèque. Ses livres ne sortiront personne de la misère. Ils ne redresseront aucun tort; ne sauveront aucune âme égarée, ne rempliront aucun ventre creux. Mais ils éclaireront peut-être de quelques malheureux rayons des vies dures et désolées, et c'est déjà ça. »
« Le temps [...] n'est pas une flèche. Ce n'est pas non plus une route. Le temps ne vas pas dans une direction donnée. Il s'accumule, c'est tout - dans le corps, dans le monde -, comme le bois. Couche après couche. Claire, puis sombre. Chacun reposant sur la précédente, impossible sans celle d'avant. Chaque triomphe, chaque désastre inscrit pour toujours dans sa structure. »

Quatrième de couverture

« Le temps ne va pas dans une direction donnée. Il s'accumule, c'est tout – dans le corps, dans le monde –, comme le bois. Couche après couche. Claire, puis sombre. Chacune reposant sur la précédente, impossible sans celle d'avant. Chaque triomphe, chaque désastre inscrit pour toujours dans sa structure. »

D’un futur proche aux années 1930, Michael Christie bâtit, à la manière d’un architecte, la généalogie d’une famille au destin assombri par les secrets et intimement lié à celui des forêts.
2038. Les vagues épidémiques du Grand Dépérissement ont décimé tous les arbres et transformé la planète en désert de poussière. L’un des derniers refuges est une île boisée au large de la Colombie-Britannique, qui accueille des touristes fortunés venus admirer l’ultime forêt primaire. Jacinda y travaille comme de guide, sans véritable espoir d’un avenir meilleur. Jusqu’au jour où un ami lui apprend qu’elle serait la descendante de Harris Greenwood, un magnat du bois à la réputation sulfureuse. Commence alors un récit foisonnant et protéiforme dont les ramifications insoupçonnées font écho aux événements, aux drames et aux bouleversements qui ont façonné notre monde. Que nous restera-t-il lorsque le dernier arbre aura été abattu ?

Fresque familiale, roman social et écologique, ce livre aussi impressionnant qu’original fait de son auteur l’un des écrivains canadiens les plus talentueux de sa génération.

Éditions Albin Michel, août 2021
Traduit de l'anglais (Canada) par Sarah Gurcel
590 pages