mercredi 27 mars 2024

Une terrible délicatesse ★★★★☆ de Jo Browning Wroe

Une terrible délicatesse.
Terrible et bouleversant témoignage de la catastrophe d'Aberfan qui a nécessité des secours engageant corps et âmes. 
Terrible épreuve pour les secouristes, les embaumeurs. Morale. Physique. 
Guidés pour certains par cette importance vitale d'être utiles. Coûte que coûte. 
Et nous voilà, nous lecteurs, témoins de situations qui égratignent, ébranlent, marquent au fer rouge.  
Anéantissent. 
Viennent heureusement les mains tendues, les soutiens,  les âmes sœurs pour guider notre héros embaumeur et chanteur sur le chemin de la résilience, du pardon.
Quelle histoire. 
Quelles histoires. De famille aussi. 
Empreintes d'espoir. 
Quelles épreuves. 
Quel témoignage. 
Pétri d'humanité. 

Merci Jo Browning Wroe.
Un moment de lecture fort.

« Quel est ce monde affreux où les chanceux sont ceux qui réussissent à identifier le cadavre de leur petit ? »

« Myfanwy, may your life entirely be 
Beneath the midday sun's bright glow, 
And may a blushing rose of health 
Dance on your cheek a hundred years. 
I forget all your words of promise 
You made to someone, my pretty girl, 
So give me your hand, my sweet Myfanwy, 
For no more but to say "farewell".

« Comme vous le voyez, la chanson s'intitule "Myfanwy", dit Phillip, elle a été composée par Joseph Parry et jouée pour la première fois vers 1875. C'est une triste et noble chanson. La bien-aimée, Myfanwy, n'aime plus le poète, et dans toute sa magnanimité, il lui rend sa liberté. » William voit Charles lever les yeux au ciel à l'adresse de ses amis, mais Martin, qui aime les histoires, est pris par le récit. 
« Il veut avant tout qu'elle soit heureuse, et souhaite lui tenir la main une dernière fois pour lui dire adieu. » Phillip relève les sourcils. « Un peu sentimental, me direz-vous, mais quand c'est bien joué, c'est terriblement efficace. C'est l'une de ces chansons dont la musique reflète parfaitement les sentiments qui sous-tendent les mots, et qui par conséquent font naître ces sentiments dans le cœur de celui qui l'écoute. »» 

« - Il Faut Comprendre Comment Va Néanmoins s'Organiser le Lendemain [...].
- Faut vaut pour fermer les orifices. Comprendre désigne la coiffure. Comment, les cosmétiques, si nécessaire. Va pour vêtements, selon les instructions de la famille. Néanmoins pour nettoyer les équipements. Organiser pour ordre et vérification des stocks. Lendemain pour se laver soi-même . »

« Même s'il est à cran, il sent qu'un poids s'envole de ses épaules, que quelque chose s'allège face aux nuances et aux textures délicates de John Everett Millais, l'apparent miracle de la transparence, cette eau sans couleur si parfaitement rendue. Grâce à la peinture ! »

« Tu sais, il y a une part de folie dans le deuil. Pendant quelques années après la mort de ton père, il me manquait une peau protectrice. »

Quatrième de couverture

Dans la lignée d'Expiation de lan McEwan, le portrait sensible d'un jeune homme en construction, tiraillé entre ses bonnes intentions et ses mauvaises décisions.

Octobre 1966. William Lavery rejoint, comme son père et son grand-père avant lui, l'entreprise de pompes funèbres familiale. Tout juste diplômé, il se porte volontaire pour se rendre dans la petite ville minière d'Aberfan, où un glissement de terrain a ense- veli une école, pour prêter main-forte aux autres embaumeurs. Ces heures tragiques, pendant lesquelles il prodigue les derniers soins à des dizaines d'enfants, dévient le cours de son existence et mettent au jour les événements déterminants de son passé. Pourquoi William a-t-il arrêté de chanter, lui qui est doué d'une voix exceptionnelle ? Pourquoi ne parle-t-il plus à sa mère, ni à son meilleur ami ?

Poignant et infiniment humain, Une terrible délicatesse est un roman sur la masculinité, le pardon et la rédemption.
Best-seller du Sunday Times

Un premier roman très accompli et bouleversant. 
The Observer

La force de ce roman réside dans la subtilité de sa profondeur émotionnelle.»
The Times

Éditions Les Escales,  août 2022
437 pages
Traduit de l'anglais (Royaume-Uni) par Carine Chichereau

J'ignore comment tout cela va finir ★★★★☆ de Barry Graham

Poésie et nouvelles.
Attachantes. 
Je découvre l'univers de Barry Graham. Il me parle. En peu de mots, il m'a embarquée à chaque fois dans ces histoires de vies, d'amour, de turpitudes, de sons. 
Vogue la galère. Au gré du vent. Et cette enfance, qui laisse des traces. Trace le chemin.
J'ai beaucoup aimé. 
C'est émouvant. Drôle aussi. Après Autopsie mondiale, je me rends compte qu'il y a des petits livres qui laissent leur empreinte au fond de moi.
Barry Graham, je pars à la conquête de vos écrits et je me note de découvrir Glasgow en chair et en os !

«Jetable

Elle est entrée dans la cuisine avec le ciel tout froissé dans sa main.

Ça, c'est le ciel, j'ai dit. Ne le jette pas.

Il est vide, elle a rétorqué et elle l'a foutu à la poubelle.  »

« West End, Glasgow, l'été
Pour Joan

Soirée d'été, et la pluie a cessé. 
Des rayons de soleil chutent sur les trottoirs
et scintillent en ricochant dans les flaques d'eau - 
soirée d'été, et rien ne presse.
Un parfum de cuisine indienne erre le long des ruelles, 
des jurons s'échappent par la porte des pubs pour 
t'indiquer le score. Des étudiants se promènent dans le 
parc, d'autres se prélassent dans l'herbe mouillée avec leurs canettes 
de bière. Au détour des immeubles, tu croises des gens qui bavardent 
dans l'embrasure des portes. Un homme des cavernes 
tripote une fille réticente à la sortie d'un resto. 
Il y a tant d'années nous nous tenions la main ici - 
ce soir, il fait bon s'y promener seul 
en sachant que je serai toujours amoureux. »

«  Au café sous la pluie
Pour Brent Hodgson

Je connais des gens qui aiment rester chez eux quand il pleut. Assis au coin du feu, au sec et bien au chaud, tandis que l'averse se jette sur les fenêtres avec sa frustration hargneuse.
Mais moi, je préfère les cafés. Chez soi, on n'est jamais complètement à l'abri; les mauvaises nouvelles peuvent toujours parvenir jusqu'à nous. Tandis que si l'on se réfugie dans un café et qu'on ne prévient personne, on est hors d'atteinte. Même si notre univers entier devait s'effondrer, on ne l'apprendrait qu'après coup. La pluie parachève le tableau; on peut s'attabler près d'une fenêtre et siroter du thé ou du café en regardant la journée se tremper jusqu'aux os.
Il pleuvait aujourd'hui et je m'étais installé dans un café, mais rien n'y faisait. C'était toi que je voulais et tu n'étais pas là. Je t'avais passé un coup de fil, il n'y avait personne chez toi. J'avais laissé un message sur ton répondeur pour te dire où je me trouvais et te demander de me rejoindre si jamais tu le recevais à temps. 
Tu ne m'as pas fait signe. Je n'ai pas arrêté de guetter la porte pendant deux heures, brûlant d'envie de te voir la franchir, mais tu ne l'as pas fait.
Alors je t'ai écrit une lettre. Quand je l'ai terminée, je suis passé à la poste pour acheter un timbre et une enveloppe. J'ai plié la feuille dans l'enveloppe et je suis sorti la poster.
La boîte aux lettres n'était pas là. J'ai jeté un coup d'œil alentour mais je ne l'ai vue nulle part. J'étais perplexe ce n'était pourtant pas la première fois que je venais dans ce bureau de poste et, dans mes souvenirs, la boîte se trouvait juste devant. J'étais sur le point de repasser au guichet pour demander ce qu'il en était lorsque j'ai aperçu au loin la boîte aux lettres qui longeait la rue dans ma direction. Elle marchait d'un pas lourd et triste. Arrivée à son emplacement habituel, elle s'est arrêtée.
- Qu'est-ce qui se passe? je lui ai demandé.
- J'étais partie pisser, elle m'a répondu.
- Comment ça ?
- Bah, je suis allée faire pipi, quoi. Y a des chiottes publiques à l'angle. 
- Mais tu es une boîte aux lettres.
- En effet.
- Les boîtes aux lettres ne pissent pas.
- Ah bon, depuis quand ?
- J'en sais rien.
- C'est ça, t'en sais rien. Donc évite de dire des conneries sur des sujets que tu ne maîtrises pas.
- Tu as raison. Je suis désolé.
Alors je me suis aperçu que la boîte aux lettres était en train de pleurer ; des larmes coulaient le long de sa peinture bleue. 
- Qu'est-ce qui ne va pas ?
- Je suis toute pleine de douleur et de chagrin. Tous les jours, les gens viennent et m'emplissent de leur douleur et de leur chagrin. Comme tu t'apprêtes toi-même à le faire.
J'ai posé les yeux sur l'enveloppe que je tenais à la main.
- Je ne veux pas te faire de peine, j'ai dit à la boîte aux lettres.
- Je sais. Mais c'est déjà trop tard.
- Si tu n'aimes pas ce que tu fais, pourquoi ne pas renoncer, tout simplement? On n'a qu'à se trouver un bar et boire une bière.
- J'aimerais bien, a répondu la boîte aux lettres. Mais je ne peux pas. Je dois demeurer telle que je suis, tout comme tu dois rester tel que tu es. Cela dit, je te suis reconnaissante d'avoir proposé. Donne- moi ton courrier.
J'ai glissé l'enveloppe dans la fente. Puis j'ai remercié la boîte aux lettres et je suis reparti en pensant à toi et moi à chaque pas.
Avant de tourner au coin de la rue, j'ai jeté un coup d'œil derrière moi. La boîte aux lettres était plantée là, sans défense, tandis que quelqu'un d'autre s'avançait vers elle, un courrier à la main. »

« Quand on était gosses, la moindre apparition des flics nous faisait partir en courant, moi et mes copains - et pour cause. Qu'on ait fait des conneries ou non. S'ils nous chopaient et qu'on avait quelque chose à se reprocher, ils nous emmenaient au poste. Si on n'avait rien fait, on était quand même sûrs de se prendre une bonne raclée. Je me souviens de la directrice de l'école, Madame Harvey. Un jour, je l'avais entendue dire à un prof que les gamins devraient être systé- matiquement punis au moins une fois par mois, indépendamment de leur comportement. Elle était persuadée que ça nous aiderait à grandir avec une vision réaliste des rouages du monde. Un refrain qu'on chantait souvent :

Qu'on foute le feu à l'école, qu'elle brûle 
Qu'on foute le feu à l'école, nom d'un chien 
Qu'on foute le feu à l'école, qu'elle brûle
Qu'elle brûle jusqu'au petit matin

Qu'on tire sur la vieille Harvey, qu'on tire sur la vieille Harvey 
Qu'on tire sur la vieille Harvey, qu'elle tombe, qu'elle crève

Qu'on tire sur la vieille Harvey, qu'on tire sur la vieille Harvey 
Qu'on tire sur la vieille Harvey jusqu'à ce qu'elle crève »

« - J'adore être pauvre, a-t-elle lancé.
-Moi aussi. Ça rend humble.
- Bah, ça permet au moins d'avoir la seule chose qu'on ne peut pas s'acheter avec du fric.
- Quoi donc?
- La pauvreté. »

« Il sentait que le troquet lui fichait le bourdon. Tous ces gens, qui arrivaient à l'ouverture et restaient jusqu'à ce que ça ferme... Il y avait comme un parfum de désespoir, de léthargie. L'ambiance commençait à la plomber, elle aussi. »

« Leurs horloges internes n'étaient jamais synchronisées. Elle était du matin. Peu importe l'heure à laquelle elle se couchait, il lui était impossible de faire la grasse mat', quitte à se permettre une sieste pendant la journée. Pour lui, la notion même d'émerger avant midi constituait une atteinte aux droits de l'homme. »

« Quand je repense à la période qui a suivi, j'ai l'impression qu'il faudrait accompagner mes souvenirs d'une musique de fond, du genre « Here Comes the Sun » de Nina Simone. La chambre douillette de Deborah. Ses vieux parapluies, les barrettes en corne qu'elle se mettait parfois dans les cheveux. Nos balades, bras dessus, bras  dessous. Sa façon de rire. La chaleur qu'elle dégageait. La froideur de ses mains, parfois. Le grain de sa voix, son odeur. Sa langue, si ferme.
Le soir avant de me coucher, je descendais à la plage. Je quittais mes bottes et mes chaussettes, et je barbotais dans l'eau. Deborah m'accompagnait quelquefois, mais elle restait le plus souvent chez elle à dessiner ou lire dans son lit. Seul, je remontais alors sa rue dans le noir avant d'apercevoir sa fenêtre éclairée au dernier étage. Il m'arrivait de me poster là un moment avant d'entrer, les yeux rivés sur la lumière, en songeant à elle tout là-haut, bien au chaud.
J'avais essayé d'apprendre sa langue, sans succès, et elle prenait un malin plaisir à me taquiner. Le matin, en ouvrant l'œil, il m'arrivait de la trouver assise à sa coiffeuse, brossant ses longs cheveux. Lorsqu'elle finissait par voir dans le reflet du miroir que j'étais réveillé, on se mettait à papoter. J'évitais gauchement son regard et tentais de prendre un air décontracté.
On avait envisagé que je m'installe sur place pour de bon. On n'avait jamais parlé d'amour; nommer la chose aurait été réducteur. »

« Après-midi

Nus, ils regardaient la pluie tomber. Elle aspergeait la fenêtre avec un empressement féroce. Comme au lavage auto, il s'est dit.
La ruelle au-dehors était déserte. La chambre était pratiquement plongée dans le noir. Ils sont retournés au lit, se sont glissés sous la couette et se sont remis à baiser. Au bout d'un moment ils étaient en nage et elle a repoussé les draps d'un coup de pied. Elle imaginait que sa queue se muait en couleuvre, qu'elle devenait de plus en plus longue et serpentait en elle, jusqu'à lui remonter dans la gorge et ressortir par ses lèvres. Elle s'est cramponnée à son cul pour l'entraîner plus profondément en elle et sentir davantage encore sa chair lui jaillir de la bouche. Puis elle l'a caressé jusqu'à ce qu'il jouisse et l'arrose tout entière, le visage et le cou, la poitrine et le ventre. Quand son membre s'est relâché, elle l'a senti se couler à nouveau dans sa gorge avant de s'échapper par sa chatte, et ils sont restés allongés dans les bras l'un de l'autre, à s'embrasser et s'étreindre tandis que séchaient leur sueur et son foutre.

Après un certain temps, ils se sont levés. Ils ont allumé la télé ; elle a regardé les infos pendant qu'il feuilletait le journal de la veille. Ils ont mangé des tartines et des œufs brouillés. L'averse avait cessé.»

« Zazen

assis avec des amis 
assis avec tous ceux 
qui un jour se sont assis ou viendront s'asseoir un jour

de la pluie aux fenêtres 
ou des rayons de soleil aux fenêtres
ou


un souffle et des pensées 
et la conscience parfois 
du mal qu'on a pu faire



et la conscience parfois 
de n'être plus cette personne-là 
et la conscience parfois 


qu'on ne sera plus jamais 
la personne assise en ce moment même, 
la personne qui respire en ce moment même,

consciente »

« J'ignore combien de fois il avait fait nuit, puis jour à nouveau. À la longue, je m'étais glissé sous les draps de ma mère pour me pelotonner dans son odeur. De la sueur et des cigarettes. En me relevant, j'avais voulu me servir de l'eau mais je m'étais écroulé sur le chemin du robinet. Alors j'étais retourné au lit en rampant et je m'étais rendormi.
 Lorsque j'avais rouvert les yeux, mon corps était en train d'évacuer une merde. Massive. Comme elle avait fait avec moi, paraît-il. 
Plus tard, j'avais pris la crotte dans ma main. J'étais resté allongé, à la contempler. Elle était dure, brune et ne dégageait presque aucune odeur. Sa surface était toute recouverte de lignes, de petites fissures.
J'avais mordu dedans. C'était sec et difficile à avaler. J'avais eu beau mastiquer longuement, la bouchée était trop coriace pour mes dents moisies et j'avais seulement pu en ingérer un tout petit peu. Le reste, je l'avais recraché. J'avais mal aux tripes.
La porte venait de s'ouvrir.

Je vous salue Marie, pleine de chiasse, la Carlsberg est avec vous. Donnez-nous aujourd'hui notre rien de ce jour.

Ma femme rentre, teint rosé et lunettes embuées par le froid du dehors. Elle retire son béret, secoue sa tignasse bouclée, ôte son manteau. Elle vient s'asseoir sur le clic-clac, m'embrasse, me demande comment je me sens.
Je commence à répondre, et soudain je suis en pleurs.
Elle me prend dans ses bras, me demande ce qui ne va pas. Je m'accroche à elle en lui disant de ne pas s'inquiéter, que tout va bien, tout va bien.
Tout va bien. »

« Scumbo est en plein sevrage, il est en train de stopper net, de la jeter comme une vieille chaussette. Tout ce qui passe à la radio lui semble débile, comme toutes les chansons à la con qu'il a pu composer ou entendre. Il n'y a pas de musique pour ça, pas de blues, pas de bruit blanc. Plus d'euphonie, à présent. Rien à faire. C'est là que le disque s'enraye et que la chanson d'amour dégénère, sans fondu, sans note finale percutante. Juste un grésillement, une rumeur qui siffle et qui crépite. Une douleur au crâne. Quelque chose qui fait mal. »

Quatrième de couverture

« Où que je regarde, des souvenirs brillaient aux fenêtres du dernier étage. II allait me falloir du temps pour savoir si j'avais bien fait de revenir. »

On pourrait dire que ça parle d'amour, d'amitié, de gens qui se croisent, se retrouvent ou se quittent, mais on aurait l'air trop fleur bleue. On pourrait parler de la chaleur des pubs de Glasgow, de la pluie qui ruisselle sur les vitres, du type qui chante au fond du bar, la guitare à la main. Des cafés interminables passés à refaire le monde, de la bière qui échauffe les esprits et apaise les peines. On pourrait évoquer la violence de l'Ecosse de Trainspotting qui semble toujours tapie, prête à jaillir, ou l'influence de la Nouvelle Vague palpable dans ces personnages ballottés par l'existence, hantés par leur enfance. C'est touchant sans jamais être niais. C'est émouvant sans jamais oublier d'être drôle voire surréaliste, de temps en temps. Bref, c'est Barry Graham.

Né à Glasgow en 1966. Barry Graham a signé une douzaine d'ouvrages (romans, polars. recueils de nouvelles, essais. poèmes...). Ancien boxeur, il est aussi journaliste et moine bouddhiste.

Éditions Tusitala, 2023
153 pages
Traduit de l'anglais (Écosse) par Tania Brimson

Autopsie mondiale ★★★☆☆ d' Emmanuelle Bayamack-Tam

Pièce de théâtre invitant sur scène l'Opinion Mondiale, Britney Spears, Michael Jackson et un Fan représentant la communauté des fans de Michael.
Ce n'est pas banale !
Une pièce délirante, surréaliste par moment, drôle, burlesque, intéressante, grinçante aussi. Entre surprise et ravissement, j'ai refermé ce livre sujette à pas mal de réflexions sur ces bébés stars mi anges mi démons, sur ces tournants qui peuvent s'opérer dans la vie d'une jeune star quand elle bascule trop vite, trop bien, trop tout sur la place publique.
Un petit livre décalé qui m'a permis d'échapper au quotidien du boulot le temps d'une pause déjeuner et qui m'a franchement interpellé avec du recul.
Je me suis renseignée un peu et cette pièce de théâtre (à la limite du concert) a été mise en scène par Clément Poirée. Vous connaissiez ? L'avez- vous vue ?

«Chapitre I

Michael porte la tenue qu'il avait le 10 septembre 2001, chemise bleue satinée ouverte sur un t-shirt blanc, perruque noire à la Cléopâtre. Il chante et danse l'intro de « The Way You Make Me Feel » а сарpella.
Britney arrive, petite robe verte, ultracourte. Talons vertigineux. Elle arpente la scène, un peu chancelante, avant de se casser la figure.

Britney

Je ne peux pas danser, avec ces talons. Si quelqu'un sait comment on fait... Si quelqu'un peut m'apprendre... Une femme si possible. J'en ai marre que des trav' perchés sur des talons de douze viennent me donner des leçons de maintien.
Dehors les trav', les trans, tout ça. Je veux de la femme biologique, merci.
Je ne suis pas transphobe, hein. Je défends juste le territoire de la féminité.
La féminité, c'est moi. Au cas où vous demanderiez.

Michael

Ne dis pas ça. Ne dis rien.
Rien c'est déjà beaucoup vu tout ce que tu dégages par ailleurs, tous les signaux non verbaux dont tu satures littéralement l'atmosphère...
Britney veut parler.

Michael

Tais-toi, Britney !
Je suis un spécialiste de la communication non verbale, alors ne me raconte pas d'histoires. Tu n'es pas une femme : tu es une machine de guerre avec ta petite robe, tes talons, ta blondeur de pacotille et tes pleurnicheries. (Il l'imite.)

Britney veut parler.

Michael

Tais-toi! Tais-toi, je te dis: je sais reconnaître une fausse blonde, et ta blondeur à toi empeste l'imposture!

Britney

Personne n'est plus mal placé que toi pour parler d'imposture. J'ai beaucoup d'admiration pour ta carrière, Michael, mais elle repose entièrement sur la fausseté. Note que tu es raccord avec l'époque : si tu ressuscitais, tu serais parfaitement dans ton élément.
La vérité a encore perdu du terrain depuis ta mort. Pour ne pas dire qu'elle a perdu, tout court. Il arrive qu'elle ressurgisse, mais il n'y a plus personne pour la reconnaître. 
[...] »

« Michael

Tais-toi ! Tu es trop bête, trop laide et trop dépourvue de talent pour avoir le droit d'ouvrir ta gueule. Qu'on lui coupe la langue!

Britney, sanglotant et enlevant 
ses chaussures

J'ai du talent ! Tout le monde le dit ! Et laisse ma langue tranquille !

Michael

Sauf que tout le monde n'a pas voix au chapitre. Seuls les gens eux-mêmes talen- tueux devraient avoir le droit d'émettre un jugement esthétique.

Britney

Je suis belle, regarde!

Elle se relève en boitillant. Décoiffée, maquillage bousillé par les larmes. »

« Le show-business, c'est l'art de faire croire qu'il y a quelqu'un là où il n'y a personne - nobody, less than zero. Le pire, c'est que ça n'empêche ni la séduction ni le pouvoir de nuisance. Si ça se trouve, c'est même les vases communicants: plus on est vide dans l'espace du dedans, plus on constitue une menace dans l'espace du dehors. Je tiens une théorie, là, à mon avis. »

« Michael

Je ne me suis jamais décoloré la peau, c'est un mensonge répandu par les Blancs. Et je n'ai jamais eu recours à la chirurgie esthétique!

Opinion Mondiale

Mensonge ! Un mensonge de plus dans l'interminable litanie de tes mensonges! Heureusement que Opinion Mondiale est là pour rétablir la vérité! Ose dire que tu as encore ton nez d'origine!

Britney

De toute façon, ça aussi ça s'est vu à l'autopsie, toutes tes petites cicatrices... à côté des narines, derrière les oreilles... Même tes sourcils étaient faux !
Et soit dit en passant, je comprends tout à fait qu'on soit chauve : j'ai moi-même essayé de me raser la tête en 2007, vous vous souvenez ? Un geste qui a été très mal interprété. J'avais envie de contrôle, de reprise en main, de nouveau départ, de pureté... Eh bien Opinion Mondiale m'a sauté sur le râble comme si j'avais commis un crime abominable!

Opinion Mondiale

Mais elle va se taire, celle-là ? Britney, dans quelle langue faut-il te parler pour te faire comprendre que tes agissements passés, présents et à venir n'intéressent pas Opinion Mondiale ! Tu as eu ton moment, mais ce moment est passé.

Michael, Opinion Mondiale estime que tu es en effet un être odieusement factice, mais elle estime aussi que c'est la moindre des charges qui pèsent contre toi. On ne va pas s'attarder sur ces broutilles alors que tu es un pédocriminel.

Michael

Pardon, mais j'aimerais qu'on s'attarde sur ces broutilles justement! L'acceptation de soi, le body-positivisme, je n'ai rien contre, je trouve même ça louable, mais je ne vois pas pourquoi on resterait coincé à vie dans un corps qui ne nous convient pas ! Sans parler du visage !
Je détestais mon nez ! Je l'avais en horreur ! Il n'allait avec rien, ni avec mes yeux ni avec mes pommettes et encore moins avec mon âme! Il aurait fallu que je le garde, c'est ça? Alors qu'un coup de scalpel pouvait m'en débarrasser ? Mais pourquoi ? Au nom de quel principe déconnecté de mon irréfutable souffrance intime ?
La chirurgie esthétique est ce qui est arrivé de mieux à l'humanité. Ceux qui disent le contraire n'ont jamais eu le sentiment de regarder un étranger dans le miroir.
Sans compter qu'une rhinoplastie, ce n'est pas grand-chose...
Si seulement tout pouvait se régler avec une petite anesthésie générale...
J'ai toujours rêvé d'un acte opératoire total, qui aurait extirpé de moi tout ce qui m'épouvantait. 
Que celui qui n'a jamais été épouvanté par ses désirs secrets lève la main.
Oh et puis non, ne levez pas la main : je sens bien que vous n'êtes pas prêts à admettre le caractère épouvantable de vos désirs.

Opinion Mondiale

Tu noies le poisson.
Tu essaies de nous apitoyer avec tes petits complexes et tes petites souffrances. Dans deux minutes, tu vas nous parler de ton père, mais Opinion Mondiale ne t'a pas traqué jusqu'ici pour faire de la psychologie de comptoir. »

« Britney

La personnalité est une construction sociale très surestimée. Ou une pathologie. Vous n'avez pas remarqué ? Quand on dit de quelqu'un qu'il a de la personnalité, c'est généralement qu'il est caractériel.

Opinion Mondiale

Qu'est-ce qui lui arrive ?
Qu'est-ce qui t'arrive, Britney ? On dirait que tu commences à avoir... des idées. Quelque chose s'est remis en branle dans ton cerveau ?

Britney

Je me sens fraîche. So fresh and so clean.

Opinion Mondiale

Tu vas encore nous faire le coup de la virginité ? »

Quatrième de couverture

Michael

Bon, restons nous-mêmes, et restons ici, mais finissons-en. Il doit bien y avoir une chanson pour ça.

Fan

Une chanson de toi, Michael, mon cœur! Il y a une chanson de toi pour toutes les situations et pour toutes les humeurs.

Michael

Je l'ai cru longtemps, mais là, j'ai beau chercher, je ne vois pas. Une chanson qui dise à la fois la tristesse d'avoir raté sa vie et la fierté d'avoir rendu les gens heureux, ça n'existe pas.

Les Éditions P.O.L,  septembre 2023
159 pages

dimanche 3 mars 2024

Ni loup ni chien ★★★★★ de Kent Nerburn

« Il était une fois de plus l'orateur solitaire, livrant les vérités qu'il avait découvertes au fil de tant d'années, avec pour seul auditoire un vieil ami, un homme blanc et un labrador endormi. J'adressai une prière muette aux dieux de la technologie, implorant leur aide afin que mon petit magnétophone discount capture ses mots pour que je puisse les transmettre. »

Ouvrir Ni loup ni chien, c'est se heurter aux injustices de ce monde,  c'est être le témoin d'un dialogue profond, intime, teinté d'humour aussi parfois. Une rencontre que j'ai souhaitée la plus lente possible, comme une évidence parce que forte d'émotions, de vérités, de nécessités, de fragilités tant absorbées, gorgée de ces libertés forcées au détriment de l'honneur. 

Parce que je voulais que chaque page, chaque paragraphe, chaque mot restent tatouer en moi.

Je lis pour ces rencontres. Ces échanges.
À ceux qui me demandent pourquoi, pourquoi tant de lectures, pourquoi ? ... j'en retiens quoi au final... ?
J'avance, souvent, maladroitement heurtée... quelques réponses. Elles sont là mes réponses, nécessairement, dans ni loup ni chien, notamment.
Les mots simples, drôles, fins ici éclairent sur l'essentiel : la saveur de la contemplation, la vraie saveur du partage, du mélange, de l'humain. La réflexion. L'apprentissage. Ces mots qui permettent d'emprunter et de rester sur le chemin du non jugement.
Merci Dan, j'espère vous avoir compris, j'ai tant pleuré, et ri aussi.
Merci Kent Nerburn pour ce très beau texte/dialogue qui met en lumière un peuple magnifique, montre les bases voraces, violentes, cupides, indélicates sur lesquelles les États-Unis se sont construits et donnent aussi à voir la difficulté à être un Indien dans l'Amérique d'aujourd'hui. 
Il apprend à ne plus avoir peur de la mauvaise colère des autres.
L'Histoire avait tant d'autres chemins à emprunter. 
« Le seul moment où la liberté est importante, c'est quand les autres essaient de te mettre des chaînes. Nous n'avions pas de chaînes donc pas besoin de liberté. »
Et puis, cette lecture m'a ramenée à mon enfance,  à la ferme de feu mon grand-père paternel. Étranges ces ponts que la lecture provoquent. Ici la nature et le désordre comme lien certainement. Je me souviens de ce bric à brac, de ce désordre où chaque élément devait avoir son utilité ; dans cette anarchie se côtoyaient outils, vieux tracteurs, pièces détachées, sauts à charbon... pas de gazon rutilant... tout pouvait servir et resservir. Je me souviens de ces grands pieds de rhubarbe, de la boue, de cet immense récupérateur d'eau de pluie. Je me souviens de l'honneur. 
La lecture apporte. Nourrit. Fait grandir. Transcende. "Nostalgisifie". 
Lire Ni loup ni chien, c'est s'abandonner aux mouvements. Simplement. « C’est, par essence, ce dont il est question dans ce fabuleux récit, Ni loup ni chien, que nous offre Kent Nerburn : la possibilité qu’ont les êtres de s’abandonner aux mouvements de la vie et de s’en émouvoir plutôt que de vouloir les contrôler. » Avant-propos de Kim Pasche.

« - J'ai soixante-dix-huit ans, continua-t-il. La vie est dure. J'ai envie de coucher tout ça sur le papier.
- Tout quoi ? demandai-je.
- Ce que j'ai dans ma tête.
Je pensai qu'il voulait écrire ses mémoires.
- Vous voulez dire, vos souvenirs?
- Non. Ce que j'ai dans la tête. J'observe les gens. Les Indiens et les Blancs. Je vois des choses. Je veux que tu m'aides à bien les écrire. »

« Les Blancs ont toujours essayé de faire de nous des animaux. Ils veulent qu'on soit comme des animaux dans un zoo. Si mes mots ne rendent pas comme ils le devraient selon un Blanc, tu feras de moi un animal de zoo de plus. »

« Si la forêt peut survivre à l'assassinat de tous ses enfants et s'élever une nouvelle fois en beauté, ne devrais-je pas, moi aussi, être capable de survivre à l'assassinat de mon peuple et à nouveau élever mon cœur vers le soleil ?
Il n'est pas aisé pour un homme d'être aussi grand qu'une montagne ou qu'une forêt. Mais c'est pour cela que le Créateur nous les a données comme professeurs. Maintenant que je suis vieux, je cherche une fois de plus en elles des enseignements, plutôt que de tenter de comprendre les façons d'agir des hommes.
Elles me disent d'être patient. Elles me disent que je ne peux pas changer ce qui est, que je ne peux qu'espérer changer ce qui sera. Laissons les herbes pousser sur nos plaies, disent-elles, et laissons les fleurs éclore sur nos blessures.
Si j'ai trop parlé ou mal parlé, que d'autres prennent la parole pour me corriger. Si j'ai parlé avec vérité, que les autres entendent ces mots et les portent dans leur cœur.
Je ne suis qu'un homme. On ne m'a pas donné de place à la tête de mon peuple et on ne m'a pas poussé à prendre la parole en son nom. Je dis ces choses car je crois qu'elles doivent être dites. Peut-être d'autres viendront qui pourront les dire mieux. Quand ils le feront, je me tiendrai à l'écart.
Mais je suis vieux, et je ne peux pas attendre. J'ai choisi de parler. Je ne serai plus silencieux. »

« - Tu sais, poursuivit-il, c'est une des principales raisons pour lesquelles nous, Indiens, avons très vite eu des ennuis avec les façons d'agir de l'homme blanc. Quand nous faisons une promesse, nous la faisons au Grand Esprit, Wakan Tanka. Et rien ne peut la changer. On a fait plein de promesses à l'homme blanc, et on pensait que l'homme blanc nous en faisait aussi. Mais non. Il faisait des affaires.
On n'a jamais pu comprendre comment l'homme blanc pouvait briser chacune de ses promesses, surtout quand les prêtres et les hommes saints - ces hommes qu'on appelait les "robes noires" - étaient impliqués. On n'a jamais pu comprendre. »

« Mais, tu vois, ce n'était pas notre terre dans le sens où nous la possédions. C'était la terre où nous chassions, sur laquelle nos ancêtres étaient enterrés. C'était un pays que le Créateur nous avait donné.
C'était le pays où nos histoires sacrées se déroulaient. Il y avait des lieux sacrés là où nos cérémonies avaient lieu. Nous connais- sions les animaux. Ils nous connaissaient. Nous avions vu passer les saisons sur cette terre. Elle était vivante, comme nos grands- parents. Elle nous donnait la vie pour nos corps et la vie pour nos esprits. Nous faisions partie d'elle.
Donc nous laissions des gens la traverser s'ils en avaient besoin, parce que c'était notre terre et qu'ils le savaient. Nous ne voulions pas qu'ils chassent ou qu'ils dérangent nos lieux sacrés, mais ils pouvaient passer sur notre terre s'ils en avaient besoin.
Il faut que tu comprennes ça. Nous ne croyions pas que la terre nous appartenait. Elle faisait partie de nous. Nous ne savions même pas comment posséder un pays. C'est comme dire que tu possèdes ta grand-mère. Tu ne peux pas posséder ta grand-mère. C'est ta grand-mère ! Pourquoi vouloir qu'elle t'appartienne ?
Donc, quand les pionniers de ton peuple sont arrivés, ils voulaient juste passer. Ils nous paraissaient étranges. Ils portaient des habits bizarres. Ils avaient une odeur différente. Mais ils détenaient de nombreux pouvoirs que nous n'avions jamais vus. Ils faisaient partie du dessein du Créateur, pensions-nous. Ce n'était pas à nous de les refuser, parce qu'il n'était pas de notre droit de les contrôler. Nous vivions simplement nos vies.  »

« Ils nous promettaient qu'ils ne causeraient aucun dommage. Ils étaient comme un nouveau type de guerrier avec des pistolets et des armes différentes. Ils étaient étranges parce qu'ils étaient toujours en train de chercher. Nous croyions juste qu'ils passeraient et s'en iraient. Nous les laissions venir parmi nous, et nous les nourrissions et les aidions. Ils étaient comme des gouttes de pluie qui tombaient du ciel, puis cette pluie s'est arrêtée et ils s'en sont allés.
Très vite, d'autres étrangers sont venus. Cette fois, ils étaient comme un torrent. Ils sont arrivés avec des chevaux et des chariots. Ils empruntaient des chemins à travers nos terres. Et là encore, cela ne nous embêtait pas, à part que ça effrayait les animaux et que ces gens ne savaient pas ce qui était sacré. Mais nous savions qu'ils devaient manger, donc ça ne nous dérangeait pas quand ils tuaient les bisons.
J'ai entendu dire que ça s'est déroulé de la même façon pour d'autres tribus avec d'autres animaux. Ces tribus essayaient d'aider ces gens. Elles étaient inquiètes que les animaux soient effrayés et s'en aillent. Mais ces gens apportaient des pistolets, ce qui rendait la chasse plus facile pour nous. Donc nous n'y avons pas pris garde.
Mais ensuite, ces étrangers se sont mis à tuer des animaux juste pour les tuer. Ils les abandonnaient dans des ravins. Ils tra- çaient à travers nos terres des chemins plus larges que les nôtres. Ces gens sont devenus comme un fleuve se déversant sur le pays.
Nous n'avions jamais vu le genre de choses qu'ils faisaient. Pour nous, la terre était vivante. Bouger un caillou, c'était la changer. Tuer un animal, c'était lui prendre quelque chose. Il fallait qu'il y ait du respect. Nous ne voyions pas de respect chez ces gens. Ils abattaient les arbres et laissaient les animaux là où ils les avaient tués. Ils étaient très bruyants. On aurait dit des sauvages. Ils étaient lourds et bruyants. Nous pouvions entendre les gémissements des roues de leurs chariots depuis la vallée d'à côté.
Nous avons essayé de rester hors de leur chemin. Mais ils nous mettaient en colère. La chasse était devenue difficile à cause d'eux. Ils prenaient la nourriture des bouches de nos enfants. Nous ne les voulions pas dans les parages. Et encore, ils restaient sur leurs petits chemins alors que nous, nous nous déplacions librement. Nous avons essayé de les laisser tranquilles, sauf nos jeunes hommes qui étaient furieux.
Et nous voulions leurs fusils.
Puis quelque chose d'étrange a eu lieu. Ces nouveaux arrivants ont commencé à nous demander nos terres. Nous ne savions pas quoi répondre. Comment pouvaient-ils nous demander nos terres ? Ils voulaient nous donner de l'argent en échange. Ils nous donneraient de l'argent pour la terre si leur peuple pouvait vivre dessus.
Notre peuple ne voulait pas de cela. Il y avait quelque chose de mal vis-à-vis du Créateur dans le fait d'accepter de l'argent contre de la terre. Il y avait quelque chose de mal vis-à-vis de nos grands-parents et de nos ancêtres dans le fait de prendre de l'argent pour la terre.
Ensuite, quelque chose d'autre s'est produit, que nous n'avons pas compris. Les gens qui venaient disaient que, désormais, nous n'avions plus notre place ici. Qu'il y avait un chef à Washington, qui était une ville lointaine, et que la terre lui appartenait, et qu'il avait dit que ces gens pouvaient vivre ici et que nous ne le pouvions plus.
Nous pensions qu'ils étaient fous. Les anciens nous ont recommandé d'être prudents parce que ces gens étaient dangereux. La plupart d'entre nous avons ri - du moins c'est ce que les anciens m'ont raconté quand j'étais jeune. Ces gens traversaient la terre à cheval, plantaient un drapeau, puis disaient que tout ce qui se trouvait entre l'endroit d'où ils étaient partis et le drapeau leur appartenait. Comme quelqu'un qui rame dans un bateau sur un lac et qui dit que, de l'endroit où il a commencé à ramer jusqu'à l'endroit où il a fait demi-tour, toute l'eau lui appartient. Ou quel- qu'un qui tire une flèche vers le ciel et qui prétend que tout l'air qui se trouve en dessous de la trajectoire de la flèche lui appartient.
C'est très important que tu comprennes ça. On pensait que ces gens étaient fous. On pensait qu'on ne devait pas les comprendre correctement. Ce qu'ils disaient n'avait aucun sens.
Et voilà ce qu'il se passait en fait. Eux parlaient de propriété. Nous, nous parlions de la terre. Tu vois ce que je veux dire? Les gens de votre peuple sont venus d'Europe parce qu'ils voulaient être propriétaires. [...]. »

« Nous ne savions pas cela. Nous ne savions même pas ce que cela signifiait. Nous appartenions à la terre. Eux voulaient la posséder.
Un point important selon moi : votre religion ne venait pas de la terre, elle pouvait être transportée avec vous. Vous ne pouviez pas comprendre ce que ça signifiait pour nous que d'avoir notre religion ancrée dans la terre. Votre religion existait dans une coupelle et un morceau de pain, et elle pouvait être trimballée dans une boîte. Vos prêtres pouvaient sacraliser n'importe où. Vous ne pouviez pas comprendre que, pour nous, ce qui était sacré se trouvait là où nous vivions, parce que c'est là que les choses saintes s'étaient produites et que les esprits nous parlaient. Votre peuple ignorait tout de la terre sacrée. Nous ignorions tout de la terre propriété. Donc, on ne pouvait pas se parler puisqu'on ne se comprenait pas. Mais, assez vite, votre peuple n'a plus été comme un torrent ni même un grand fleuve. Il est devenu une sorte d'immense océan, qui nous a rejetés sur nous-mêmes, qui nous a balayés de notre terre.
Certains d'entre nous voulaient lutter. D'autres voulaient fuir.
Certains vieux chefs disaient que nous devions passer les meilleurs accords possibles pour pouvoir garder nos terres les plus saintes. En voyant tout ce que les Blancs possédaient, il y avait même des Indiens qui pensaient que nous devions abandonner nos traditions parce que le Créateur souhaitait qu'on emprunte cette nouvelle voie.
Nous ne savions pas quoi faire. Vous étiez partout. Vous abattiez tous les animaux. Le bison avait disparu, les oiseaux avaient disparu. Vous avez posé deux rails à travers le pays, que le bison ne pouvait pas traverser. Puis vous voyagiez sur vos trains et tiriez sur les bisons en passant. Vous les laissiez pourrir au soleil. Vous nous empêchiez de chasser. Vous nous donniez des couvertures et du whisky qui rendait nos gens fous. Nous avons été placés dans des petits enclos qui étaient comme de minuscules îles au milieu de votre mer.  »

« C'est comme si quelqu'un prenait le pouvoir de ce pays aujour d'hui et l'appelait, disons, Greenland, puis décrétait que ceux qui étaient déjà ici seraient appelés les Greenlanders natifs. Et qu'il disait qu'il faisait ça par respect. Est-ce que tu te sentirais respecté ? Est-ce que tu t'en foutrais pas complètement qu'on t'appelle comme ça ou autrement ?
C'est comme ça que ça s'est passé pour nous. C'est ce qu'on supporte tous les jours, des gens qui nous appellent d'un tas de noms qui sont même pas authentiques et qui sont même pas dans notre langue, puis qui nous demandent si tel nom est meilleur que l'autre. Putain, ça n'a aucune importance. Si certains d'entre nous veulent être appelés Américains natifs, vous devriez les appeler Américains natifs. Si d'autres veulent être appelés Indiens, vous devriez les appeler Indiens. Je sais que ça vous dérange un peu de ne jamais savoir quel nom est juste. Mais je pense que c'est bien. Ça vous rappelle combien c'est inconfortable pour nous - notre identité nous a été enlevée à la minute où Colomb est arrivé sur notre terre. »

« - Comment ça, personne ne sait ? Nous, on sait. Mais personne ne nous croit. On sait dans nos cœurs qui on est. On a les histoires qui viennent de nos ancêtres. Mais on ne peut rien prouver. Dès qu'on dit qu'on est le peuple premier, celui qui est d'ici, un putain d'archéologue déboule et nous raconte qu'on est arrivés par l'Alaska par un bras de terre. Ils veulent s'assurer qu'on est des immigrants, nous aussi. Et qu'on est juste arrivés plus tôt. Dès qu'on dit que nos ancêtres nous ont raconté qu'on a com- mencé ici, un anthropologue se pointe, se gratouille la barbe et nous dit que c'est seulement un mythe. Et sans même parler de nos origines, si on essaie juste de dire qu'on fait partie d'une tribu, personne ne nous croira sans preuve. On répond qu'on l'a, la preuve, dans nos histoires, mais c'est pas suffisant. On nous dit que ça doit être écrit. Mais les gens qui ont écrit sur les tribus étaient tous des Blancs ou des Indiens qui travaillaient pour les Blancs, et ils ont fait toutes sortes d'erreurs.
Et les Indiens dont les tribus ont été détruites et qui n'existent plus ? Tu vas dire que ces gens ne sont pas des Indiens parce qu'ils ne sont pas membres d'une tribu que le gouvernement reconnaît ? 
Tu vois comment c'est ? On a un faux nom, quelqu'un d'autre essaie de nous raconter notre histoire et soutient que l'histoire qu'on connaît est fausse. Puis le gouvernement essaie d'édicter ses propres lois pour définir qui on est et qui peut intégrer nos tribus.
- C'est une triste situation, dis-je. »

« - Ça peut être vraiment déroutant pour nous, Nerburn. Vraiment déroutant. Les Européens nous ont littéralement exterminés, tu sais. Ils l'ont fait avec des pistolets, ils l'ont fait avec des lois, et ils l'ont fait avec toutes sortes de censures et de réglementations qui ont perturbé nos identités. »

« - Nos aînés, continua-t-il, ont été éduqués dans la voie du silence, et ils nous l'ont transmise. Regarde, écoute, et ensuite agis, nous disaient-ils. C'est comme ça qu'il faut vivre.
Regarde les animaux pour voir comment ils s'occupent de leurs petits. Regarde les anciens pour voir comment ils se comportent. Regarde l'homme blanc pour voir ce qu'il veut. Toujours observer d'abord, avec un cœur et un esprit tranquilles, alors tu apprendras. Quand tu auras assez observé, tu pourras agir.
Il y eut un silence.
- C'est un peu différent de notre façon de faire, répondis-je en espérant le pousser plus loin dans la conversation.
- Oui. Avec vous, c'est exactement le contraire. Vous apprenez par la parole. Vous récompensez les enfants qui parlent le plus à l'école. À vos fêtes, tout le monde essaie de parler. À votre travail, vous faites toujours des réunions où tout le monde inter- rompt tout le monde, et tout le monde prend la parole cinq, dix, voire cent fois. Vous croyez que ça permet de résoudre les pro- blèmes. Pour nous, vous avez plutôt l'air de gens qui disent tout ce qui leur passe par la tête et qui essaient ensuite de faire en sorte que ce qu'ils disent prenne du sens.
Les Indiens savent ça depuis longtemps. Nous aimons nous en servir avec vous. Nous savons que quand vous êtes dans une pièce et qu'il y a du silence, vous devenez nerveux. Vous avez besoin de remplir l'espace avec du son. Donc vous vous mettez à parler avant même de savoir ce que vous allez dire.
Nos aînés nous ont appris que c'était la meilleure façon de faire avec les Blancs : sois silencieux jusqu'à ce qu'ils deviennent nerveux, et ils commenceront à parler. Ils continueront de parler, et si tu restes silencieux, ils en diront trop. Alors tu seras capable de voir dans leur cœur et de savoir ce qu'ils veulent vraiment. Et tu sauras quoi faire. 
- J'imagine que ça marche, dis-je. »

« « Je sais ce qu'ils font, en réalité. Ils ne fixent pas les yeux du professeur parce qu'ils essaient de former leurs pensées. Ils font preuve de respect selon ce que nous leur avons appris, parce que pour nous, c'est respectueux de baisser les yeux quand quelqu'un de plus important parle. Si les professeurs leur laissaient le temps de construire leurs pensées à l'intérieur de leur esprit, ils verraient que mes arrière-petits-enfants sont très intelligents. Mais les professeurs ne pensent pas comme nous. Ils veulent que tout le monde soit connecté à tout le monde par les mots et les regards. Ils n'aiment pas le silence et ils n'aiment pas l'espace vide. »
- Comme les pionniers n'aimaient pas l'espace vide de cette terre, dis-je.
Dan s'égaya franchement:
- Exactement ! Tu commences à comprendre. »

« - J'en sais rien du tout.
- On dit la même chose. C'est pas parce que vous avez tout bien récuré et rangé que ça change quoi que ce soit. Qu'est-ce qui est le plus gros déchet, une épave de voiture ou un immeuble de parking ? L'épave, on peut la déplacer. L'immeuble de parking, lui, doit être démoli par des bulldozers et des grues. La seule chose qui fait que vous ne le considérez pas comme un déchet, c'est que vous l'utilisez encore. Quand vous n'avez plus besoin d'un immeuble ou qu'il est trop cher à rénover, alors ça devient un déchet. Pour nous, ça ressemble à un déchet depuis le début.
« Si Fatback vit dans ma voiture, est-ce que la voiture est un déchet ? Pour toi, oui, parce qu'elle n'est plus utilisée comme tu penses qu'elle le devrait. Si une voiture est neuve et brillante et qu'elle roule sur la route, alors vous dites que c'est pas un déchet. Si elle est vieille et qu'elle roule plus, alors c'est un déchet. Ça change pas grand-chose au monde qu'elle roule ou pas. Vous, vous pensez que si. Quand viendra le temps pour la terre de reprendre la voiture qui roule, elle sera tout autant un déchet que la voiture posée dans ma cour. »
- Quand bien même, ça coûterait pas grand-chose de s'en débarrasser.
- Peut-être qu'on s'en sert encore. À l'indienne. Utiliser chaque partie du bison. Faire des cordes avec ses poils. Faire des baguettes de percussion à partir de sa queue. Les gens ici fabriquent une voiture à partir de plein d'autres. La mienne, j'en fais une niche. »

« - Posséder des choses, c'est la vie des Blancs. Quand je regarde la télé, chaque pub me montre que quelque chose est « nouveau ». Ça veut dire que je devrais l'acheter parce que ce que j'ai est vieux et que ça, c'est nouveau. Le fait que ça soit nouveau n'est pas une raison suffisante pour acquérir quelque chose. Votre façon de faire apprend aux gens à vouloir, vouloir, vouloir. Ce que vous avez n'est pas bien. Ce que vous n'avez pas est nouveau et mieux. »

« On n'évaluait pas les gens par la richesse ou la pauvreté. On ne savait pas faire cela. Quand les temps étaient bons, tout le monde était riche. Quand les temps étaient durs, tout le monde était pauvre. On évaluait les gens sur leur capacité à partager. »

« Quand vous voyez une canette au bord d'un chemin, vous trouvez ça pire qu'une énorme autoroute goudronnée qui est maintenue propre. Vous vous énervez davantage devant un sac-poubelle dans une forêt que devant un gros centre commercial tout impeccable et balayé. »

« Tu peux pas acheter une culture en lui donnant une pièce. »

« Je crois que c'est parce que la chose la plus importante pour les Blancs, c'est la liberté. La chose la plus importante pour les Indiens, c'est l'honneur. »

« Nos anciens ont remarqué ça dès le début. Ils disaient que l'homme blanc vivait dans un monde de cages et que si nous ne nous méfiions pas, ils nous feraient aussi vivre dans un monde de cages.
Donc nous avons commencé à y prêter attention. Tout chez vous ressemblait à des cages. Vos habits se portaient comme des cages. Vos maisons ressemblaient à des cages. Vous mettiez des clôtures autour de vos jardins pour qu'ils ressemblent à des cages. Tout était une cage. Vous avez transformé la terre en cages. En petits carrés.
Puis, une fois que vous avez eu toutes ces cages, vous avez fait un gouvernement pour les protéger. Et ce gouvernement n'était que cages. Uniquement des lois sur ce qu'on ne pouvait pas faire. La seule liberté que vous aviez se trouvait dans votre cage. Puisvous vous êtes demandé pourquoi vous n'étiez pas heureux et pourquoi vous ne vous sentiez pas libres. Vous aviez créé toutes ces cages, puis vous vous êtes demandé pourquoi vous ne vous sentiez pas libres.
Nous les Indiens n'avons jamais pensé de cette façon. Tout le monde était libre. Nous ne faisions pas de cages, de lois, ni de pays. Nous croyions en l'honneur. Pour nous, l'homme blanc ressemblait à un homme aveugle en train de marcher, qui ne comprenait qu'il était sur le mauvais chemin que quand il butait contre les barreaux d'une des cages. Notre guide à nous était à l'intérieur, pas à l'extérieur. C'était l'honneur. Il était plus important pour nous de savoir ce qui était bien que de savoir ce qui était mauvais.
Nous regardions les animaux et voyions ce qui était bien. Nous voyions comment le cerf trompait les animaux les plus puissants et comment l'ours rendait ses enfants forts en les élevant sans pitié. Nous voyions comment le bison se tenait et observait jusqu'à ce qu'il comprenne. Nous voyions comment chaque animal était sage et nous essayions d'apprendre cette sagesse. Nous les regardions pour comprendre comment ils cohabitaient et comment ils élevaient leurs petits. Puis nous faisions comme eux. Nous ne cherchions pas ce qui était mauvais. Non, nous tendions toujours vers ce qui était bien.
C'était cette recherche qui nous maintenait sur un bon chemin, pas des règles ni des clôtures. Nous désirions l'honneur pour nous-mêmes et nos familles. Nous voulions que les autres disent : "C'est un homme bien, il est aussi courageux que l'ours" ou "Il est aussi pur que le renard". Nous avions la liberté donc nous ne la cherchions pas. Nous recherchions l'honneur, et l'honneur était le devoir. L'homme qui cherchait la liberté ne faisait que s'écarter du devoir, donc il était faible.
Le seul moment où la liberté est importante, c'est quand les autres essaient de te mettre des chaînes. Nous n'avions pas de chaînes donc pas besoin de liberté. »

« La première, c'est les batailles. À chaque fois que le peuple blanc gagnait, c'était une victoire. À chaque fois que nous gagnions, c'était un massacre. Quelle était la différence ? Il y avait des corps par terre et les enfants perdaient leurs parents, que les corps soient indiens ou blancs. Mais les Blancs utilisaient leur langue pour rendre leurs tueries bonnes et nos tueries mauvaises. Eux "gagnaient", nous "massacrions". Je ne sais même pas ce qu'est un massacre, mais ça évoque des femmes mortes et des petits bébés aux gorges tranchées. Si c'est ça, c'était le peuple blanc qui massacrait plus que nous. Pourtant, j'ai rarement entendu quelqu'un parler des massacres commis par les Blancs. Je n'aime pas quand les gens utilisent ce mot seulement pour nos tueries. Ça les rend plus sales que les vôtres, et ça fait passer notre peuple pour pire que le vôtre. »

« Une autre chose : le soulèvement. Vous utilisez ce mot pour parler de toutes les fois où notre peuple ne pouvait plus supporter ce qui lui arrivait et essayait d'obtenir des droits. Dans ce cas, vous devriez appeler votre Guerre d'indépendance un "soulèvement". Mais non. Pourquoi non ? Il y avait un gouvernement qui vous privait de votre liberté et vous vous êtes levés contre cela. Mais vous appelez ça une révolution, comme si la planète se transformait en quelque chose de meilleur.
Quand c'était nous, vous parliez de soulèvement, comme si tout était paisible et en ordre jusqu'à ce qu'on "se soulève". Eh bien, peut-être qu'on devrait renverser ces mots et appeler ça des "rabaissements", parce que de notre point de vue, nous étions constamment rabaissés. Je préférerais largement que les livres d'histoire disent "Et les Indiens ont à nouveau été rabaissés", plutôt que "Et les Indiens se sont à nouveau soulevés". Ça serait plus proche de la vérité.
Tu vois, c'est comme ça que la langue anglaise est utilisée contre nous. C'est comme une arme dont vous vous servez contre nous maintenant que vous n'utilisez plus les pistolets.
Et le "sentier de la guerre" ? Quand vous nous attaquiez, vous "formiez une armée". Quand nous attaquions pour défendre nos familles, nous nous "engagions sur le sentier de la guerre". Je parlerai même pas d'expressions comme "assoiffés de sang" et "sauvages".
Mais c'est des choses du passé et tu penses probablement qu'elles ne sont plus réelles. Eh bien, si.  »

« Tu vois, ça fait partie de la grande histoire que vous ne voyez même pas. Vous enseignez la frontière. Vous parlez de la nature sauvage et vous racontez que l'espace était vide, alors que pour nous le pays était toujours plein. Vous parlez de la civilisation comme si nous n'en avions aucune, juste parce que notre objectif n'était pas de déménager des gros fauteuils et des coffres en bois dans des chariots à travers le désert.
Si on écoute ce que vous enseignez, l'Amérique est née quand quelques bateaux sont arrivés dans le Massachusetts et en Virginie. Les humains en sont descendus et ont dû se frayer un chemin à travers un grand pays vide plein de dangers. Quand ils sont arrivés dans ces plaines, ils ont envoyé des convois de chariots à travers les montagnes et le désert, tels des petits ruisseaux traçant leur voie à travers la terre. Une fois qu'ils sont arrivés de l'autre côté, alors d'autres humains leur ont emboîté le pas et ce fut comme si ces petits ruisseaux d'humains étaient devenus des grosses rivières d'humains qui s'écoulèrent jusqu'en Californie, dans l'Oregon et dans l'État de Washington. Comme si l'espace avait été vide et que vous l'aviez rempli, comme si l'histoire, c'était le récit de la façon dont vous l'avez rempli et de ce qui s'est passé pendant que vous le remplissiez.
Tu peux me dire que tu ne penses pas de cette façon, mais si. Je regarde les livres d'histoire des enfants. Ils commencent à l'Est et vont vers l'Ouest, tous, comme si c'était la manière dont l'histoire s'était déroulée. Imagine simplement ce que ça fait à nos enfants. Ça les incite à voir le passé comme le fait le peuple blanc. »

« Je crois que c'est essentiellement là que notre peuple s'est trompé sur votre peuple. Nous ne voyions pas les idées derrière les mots que vous utilisiez. Nous ne voyions pas que vous aviez besoin de nommer toute chose pour la faire exister et que le nom que vous lui donniez la faisait devenir ce qu'elle était. Vous nous avez appelés les sauvages, donc ça a fait de nous des sauvages. Vous avez appelé l'endroit où nous vivions une région sauvage, donc ça l'a rendu sauvage et dangereux. Sans même le savoir, vous avez défini ce que nous sommes dans vos esprits par les mots que vous utilisiez. Et vous continuez de le faire sans même vous en rendre compte. »

« Je me rappelle le discours. C'était un de ceux que j'ai appris quand j'étais jeune. Je l'ai appris en anglais, aussi. Ça disait ça : « Je ne veux pas être enfermé dans un corral. Tous les Indiens des agences* que j'ai vus ne valaient rien. Ils ne sont ni des guerriers rouges ni des fermiers blancs. Ils ne sont ni loup ni chien. » 
*Les Indian Agencies (littéralement « agences des Indiens») furent créées par le gouvernement américain pour établir des relations officielles avec les nations indigènes. Des agents étaient nommés pour assister les gouverneurs territoriaux ou les surintendants des affaires indiennes, afin, souvent, d'étendre les politiques gouvernementales. »

« Il y a les meneurs et les maîtres. Nous les Indiens, nous sommes habitués aux meneurs. Quand nos meneurs ne mènent pas, nous nous éloignons d'eux. Quand ils mènent bien, nous restons avec eux. Les Blancs n'ont jamais compris cela. Votre système crée des maîtres par la loi, même s'ils ne sont pas des meneurs. Nous avons dû accepter votre mode de fonctionnement car vous nous avez forcés, nous les Indiens, à faire des constitutions et à former des gouvernements. Mais cela ne nous plaît pas et nous ne trouvons pas ça juste. »

« Le guerrier savait que son temps avait passé et ne prétendait pas rester notre meneur au-delà de la période durant laquelle il avait été nécessaire. Il était fier de servir son peuple et savait quand il était temps de se mettre de côté. S'il ne le faisait pas, le peuple s'éloignait simplement de lui. On ne peut devenir meneur que si on mène le peuple de la façon dont il désire être mené.
Voilà pourquoi Sitting Bull était un meneur. Il était nécessaire au peuple et le peuple le suivait. Il était courageux. Intelligent. Il savait comment se battre quand il y était poussé. Et il avait bien cerné le peuple blanc. Ses semblables voyaient qu'il ne pouvait pas être trompé par l'homme blanc, donc ils le suivaient. C'est pour ça que le gouvernement des États-Unis le détestait autant. Ce n'était pas juste parce qu'il avait tendu un piège à Custer. N'importe qui aurait pu faire cela. C'était parce qu'il était un meneur et que ses semblables l'écoutaient, et que lui n'écoutait pas le gouvernement des États-Unis. Il écoutait les besoins de son peuple. »

« C'est pour ça que je ne devrais pas penser à ces choses. Parce que, tu sais, je ne blâme pas mon peuple d'avoir tendu des embuscades aux soldats blancs ni même d'avoir attaqué les maisons des pionniers. Je ne dis pas que c'était juste. Je dis simplement que je comprends. Nous avons tout perdu. Votre gouvernement envoyait des hommes avides et cruels pour nous maintenir sous contrôle, ils mentaient, violaient, nous volaient, ils pouvaient nous tuer sans aucune justification, et ça ne posait aucun problème. »

« Ça ne fait aucun bien. Ça ne fait que m'énerver et te faire culpabiliser. Tout cela est arrivé. Je dois apprendre à vous pardonner, à toi et à ton peuple. Nous devons vivre ensemble. Je dois penser à mes petits-enfants maintenant. Peut-être que les choses iront mieux pour eux.
J'aimerais seulement savoir pourquoi ça s'est passé comme ça. J'aimerais vraiment. Je serais tellement plus paisible si je savais simplement pourquoi ça s'est passé comme ça. »

« Sur cette terre, qui me rappelait mes rêves d'enfant faits de balades à dos de poney, de cornets de glace et des visages de quatre présidents gravés sur une montagne, un peuple avait su apprécier la puissance de Dieu dans chaque rocher, chaque oiseau et chaque centimètre carré. Et, sur cette terre, ils avaient été réduits à danser frénétiquement en rond dans l'espoir que l'extase fasse venir un sauveur qui leur épargnerait d'avoir à regarder un autre de leurs enfants mourir, les yeux vides et ébahis, dans leurs bras.
Les dernières lueurs du crépuscule avaient découpé les Black Hills sur le ciel de la nuit. Il était aisé de comprendre comment ces montagnes étaient devenues un cœur sacré. Elles s'élevaient, silencieuses et majestueuses, au milieu de ces plaines infinies, telle une cathédrale des dieux.
Pour ces montagnes, pensai-je, les Lakotas avaient tout donné et les avaient finalement vues, elles aussi, subtilisées par le peuple blanc, qui s'y était introduit illégalement en criant la formule magique « De l'or ! ». « Le métal qui rend fou les wasichus » comme l'avaient appelé les Lakotas - un simple minerai dans le sol.
Pour cela, mes ancêtres s'étaient adonnés au mensonge, au vol, aux meurtres de vieillards et d'enfants, puis avaient passé le siècle suivant à réécrire l'histoire pour en effacer purement et simplement tous les assassinats et toutes les trahisons.
Pour cela, et pour la soif de posséder un morceau de terre, nous avions détruit les rêves et les familles de toute une race, la laissant sans foyer, sans foi, avec rien d'autre que les cendres d'un mode de vie équilibré et gracieux. Et aujourd'hui, afin de combler le vide  de notre propre banqueroute spirituelle, nous avions l'arrogance de prétendre les « redécouvrir » et de nous approprier ces mêmes vérités spirituelles que nous avions tenté de détruire.
J'étais empli d'une honte et d'une contrition infinies. Mon esprit s'agitait dans ces sombres affres, cherchant en vain le repos. La silhouette immobile de Dan était à peine visible dans la nuit. Je me demandai comment il pouvait vivre avec une telle rage, comment quiconque pouvait vivre avec une telle rage. Ses derniers mots - « J'aimerais seulement savoir pourquoi ça s'est passé comme ça » - résonnaient en moi. Les lambeaux du Paha Sapa s'élevaient dans le ciel de l'Ouest, tandis que les phares de la voiture scrutaient la terre muette. Moi aussi je me demandais pourquoi cela s'était passé ainsi, et si cette terre, du haut de son savoir, nous apporterait un jour la paix. »

Quatrième de couverture

Je décrochai le téléphone à la seconde sonnerie. J'entendis de la friture sur la ligne avant que la voix ne lance :
- Vous êtes Nerburn?
C'était une femme. Je reconnus le ton saccadé d'un accent indien.
- Oui, répondis-je.
- Vous ne me connaissez pas, continua-t-elle, sans même donner son nom. Mon grand-père veut vous parler.

Dan, vieil Indien de la tribu des Lakotas, contacte l'écrivain Kent Nerburn pour l'entraîner dans un road trip au cœur de l'Ouest américain. Au gré des kilomètres et des rencontres, Dan livre son histoire et celle de son peuple, au-delà des mythes et des stéréotypes.

Empreint de douleur, teinté d'humour, Ni loup ni chien est le dialogue entre ces deux hommes, qui luttent pour trouver une voix commune. Un document sans concession sur la culture amérindienne et sur la façon - vio- lente et vorace - dont les États-Unis se sont construits.

Né en 1946, Kent Nerburn a publié plus d'une quinzaine d'ouvrages sur la culture amérindienne et américaine.

« Le travail de Kent m'a accompagné et continuera de le faire, extraordinaire et à jamais précieux. Au milieu de la confusion des temps modernes, il donne voix à l'éblouissant esprit d'un peuple magnifique. » ROBERT PLANT

TRADUIT DE L'ANGLAIS (ÉTATS-UNIS) PAR CHARLES POMMEL PRÉFACE DE ROBERT PLANT AVANT-PROPOS DE KIM PASCHE DESSINS DE BAUDOIN

Les Éditions du sonneur,  avril 2023
437 pages