samedi 27 octobre 2018

Tant bien que mal ★★★★★♥ de Arnaud Dudek

C'est une belle ivresse, la littérature, oui, une belle ivresse. J'ai tangué, oui, j'ai tangué, Arnaud Dudek.
Tangué sous le sujet : délicat.
Tangué sous le sujet délicat, abordé avec beaucoup de délicatesse.
Merci.
Quelques pages, pour évoquer le trou noir d'un enfant violé.
Temps suspendu. Souffle coupé. 
Quelques mots pour suggérer l’innommable, pour parler du fait de se sentir tout petit, d'avoir peur.
Quelques mots pour parler de la planche de salut. Quelques mots émouvants. J'ai aimé ces mots, j'ai aimé la pudeur de ce texte. 
Une fois encore, merci.

« Je lui dois le petit peuple de mes cauchemars. Je luis dois une myriade de troubles obsessionnels. Je luis dois mon inaptitude chronique à la décision. Je luis dois des litres de sueur. Je lui dois des idées noires et quelques crises de nerfs.Certains silences sont des libellules enfermées dans des sous-sols immenses.
J'écris un poème, le monde manque de lamantins de lézards du val d'Aran de caribous le monde manque de nous.
Pourquoi écrivez-vous ? me demande-t-on de temps en temps. C'est une question que je ne me pose jamais. Il n'y a pas de raisons, pas de réponse définitive, simplement un fait, c'est ma façon d'être là, d'occuper l'espace, d'y laisser quelques traces. Je peuple ma tête de curieux personnages. Je raconte leurs aventures. Je n'ai aucun message à délivrer. Je pense à l'enfant que j'étais à dix ans, j'éteins sa lampe de chevet, je me blottis contre lui, je lui raconte une histoire. J'écris pour cet enfant.
Choisir c'est renoncer, choisir me pétrifie.Je crois que je n'aime pas le changement.Je crois que je n'aime pas renoncer et cela n'est pas prêt de changer.
[...] je suis mort à sept ans, rue du Bout-du-Val. Mort, et puis ressuscité, avec un coeur en morceaux et des mains tremblantes.
J'aime quand elle me raconte des histoires du temps d'avant, l'époque de tous ses possibles, du vélo sans les mains et des pommes volées dans le verger des voisins. Je sais qu'elle tait beaucoup de choses, la guerre, les horreurs, elle ne raconte que ce qui fait sourire. Faire taire le monstre innommable qui nous ronge : nous avons cela en commun, à présent.
Un jour elle m'a fait comprendre qu'elle désirait un enfant. J'éprouve les pires difficultés, chaque matin, à choisir une paire de chaussettes. Alors un enfant... Une telle décision. J'ai éludé la conversation, elle est revenue à la charge. J'ai dit que je ne me sentais pas prêt, elle a baissé les yeux. J'ai cru que l'orage était passé, elle m'adit Il faut qu'on parle sérieusement - sous-entendu, de nous. Elle m'a fait cadeau de sa chaîne hi-fi et d'une poignée de livres de poche. 
Avec le temps, nous ne sommes plus les mêmes. Lorsque nous regardons en arrière nous nous reconnaissons à moitié, tandis que l'autre moitié nous laisse généralement perplexes. 
...il y a dans sa voix l'insouciance d'une main qui goûte le vent par la fenêtre d'une voiture lancée à cent trente sur l'autoroute.
À côté de moi, un enfant d'une dizaine d'années explique à sa mère que les fourmis tisserandes peuvent porter jusqu'à cent fois leur masse. Cent fois, fichtre ! Accidents de voiture, chats perdus, et puis tout, tout le reste : pour nous, les humains, c'est déjà une prouesse de nous porter tout seuls, et de nous porter bien. »

Quatrième de couverture

Un petit garçon rentre de l’école. Un homme portant une boucle d’oreille lui demande s’il peut l’aider à retrouver son chat. Il conduit une Ford Mondeo. La forêt est toute proche.
Le petit garçon de sept ans est mort en partie ce soir-là et n’en dira rien à personne.
Délicatement, Arnaud Dudek monte sur le ring. Il raconte comment vit et grandit un enfant violé. Comment il devient adulte, père. Et ce qu’il fait lorsque, vingt-trois ans après les faits, il reconnaît l’homme à sa voix.

Éditions Alma éditeur, avril 2018
86 pages

À PROPOS DE L'AUTEUR

@ Molly Benn
Arnaud Dudek déménage souvent (en ce moment, il vit et travaille à Paris). Selon des sources concordantes, ce garçon discret serait né à Nancy, en 1979. Dans ses nouvelles (pour la revue littéraire Les Refusés ou pour Décapage) et dans ses romans (tous publiés chez Alma), il raconte les gens ordinaires avec humour et tendresse. Son premier roman, Rester sage (2012) a fait partie de la sélection finale du Goncourt du premier roman et a été adapté au théâtre par la Compagnie Oculus. Le second, Les fuyants (2013), a été sélectionné pour le prix des lycéens et apprentis de Bourgogne. Le troisième, Une plage au pôle Nord (2015) est traduit en allemand. Les vérités provisoires (2017) est son quatrième roman. Tant bien que mal (2018), son dernier ouvrage est un texte épuré, un concentré brut des thèmes qui lui sont chers : l’enfance, l’identité, la fuite.
Il est par ailleurs co-organisateur des rencontres littéraires AlternaLivres, dont la dernière édition s’est tenue en octobre 2015 à Messey-sur- Grosne en Saône-et- Loire.

vendredi 26 octobre 2018

Méjico ★★★★☆ de Antonio Ortuño


Moi je suis mexicain

Et j'en fais mon orgueil
Depuis que je suis né
Je méprise la vie 
Aussi bien que la mort


Un thriller historique truculent, difficile à lâcher une fois entamé. L'auteur nous embarque dans deux histoires, celles de deux générations emprises avec l'Histoire. 
On suit d'un côté, en terre d'accueil mexicaine, à Veracruz, 1946, la fuite de Yago et Maria, Yago qui s'était résigné à tout. À la guerre, au camp de concentration, à la mitraille qui avait défoncé sa jambe, à la France, au navire, à la république dominicaine, exilés espagnols, réfugiés de la guerre civile espagnole et le nazisme
...le mois de février 1940 étant déjà bien avancé, avec la France en guerre et les ports transformés en bains de sang d'hommes et de femmes de toute la planète, avec de très bonnes raisons de fuir les Nazis et la vague de collaborateurs qui les accompagnaient, ils embarquèrent.
De l'autre, Omar, petit-fils de Yago et Maria, à Guadalajara, 1997, sous le joug de la mafia mexicaine, qui traversera l'Atlantique dans l'autre sens, pour fuir en Espagne. Haine et vengeance seront au coeur de sa fuite.

D'autres personnages, hauts en couleur, rentrent dans cette danse violente et macabre,  des personnages entre qui s'était développée une haine née de rivalités et poursuivie au fil des batailles et des exils, jusqu'à ce que le sang coule.

Un récit déstructuré, Antonio Ortuño nous trimbale d'une histoire à l'autre, avec ardeur, vivacité, violence et humanité. Un cocktail détonant qui fonctionne très bien.  
Je remercie vivement Babelio et les éditions Christian Bourgois. L'Histoire du Mexique est passionnante et riche; quand la plume est à la hauteur de cette Histoire, il est difficile de ne pas apprécier. Découvrir un auteur, aimer le sujet, aimer sa plume, c'est donc un joli cadeau que je suis ravie de vous faire partager ;-)

Spanish bombs
Rock the province
I'm hearing music
From another time
Extrait de "Spanish Bombs", chanson du groupe The Clash (1979)

« Être Mexicain sans l'être tout à fait et, bien entendu, vivre avec ce reproche, était le curieux destin des enfants d'immigrés dans le pays. México, champion du monde dans la production d'exilés, était en même temps le foyer d'une lourde incapacité à comprendre la condition de fils d'immigrés: pour n'importe quel Mexicain, toute personne qui n'adopte pas les plats typiques et se montre indifférente aux passions et aux phobies locales (engouement pour une certaine musique plus ou moins horripilante, haine de certains pays plus ou moins antipathiques, quand bien même la famille de la victime en serait originaire) devenait irrémédiablement un flippé, un imposteur, un enculé.
Sans arrogance aucune, tout humble, telle que Dieu l'avait créée, l'identité mexicaine ne s'offrait pas comme la garantie d'une civilisation - comme la culture française -, c'était à peine une marque au tison que tous les bœufs de la République devaient porter gravée sur leur dos, qu'ils le veuillent ou non. Mexicains au cri de guerre, et si les descendants d’étrangers ne veulent pas s'exécuter, qu'ils la ferment. Après tout, un étranger n'était qu'un Mexicain qui s'ignorait.
Ce fut raté. Le sel des années avait blindé la peau du voisin et celui-ci ne sortit jamais du droit chemin. Sa famille fut soulagée lorsque la mère de Concho dut vendre sa maison pour aller vivre avec son fils dans un taudis loué au pied de la colline, imprégné d'une odeur de chèvre et de crotte qui n'était autre que celui de l'échec.
L'intelligence de la police n'était pas à la hauteur d'une série télévisée.
Il se promènerait sur la colline, s'assiérait dans les bars où sa mère avait posé les fesses pendant des années et défierait les hommes qui avaient financé la vie adulte de cette femme à coups d'orgasmes. Là, installé à la lisière du lieu où sa haine prenait source, il déciderait de la méthode avec laquelle il exterminerait ses ennemis. Cela ressemblait à un plan. »

Quatrième de couverture

« À Méjico, un coup de feu était une fleur dans un jardin ou la pluie sur le visage, un phénomène qui n'intéressait personne, sauf ceux qui pouvaient en profiter. »

Omar, garçon sans ambition, se laisse entraîner dans une liaison avec Catalina, sa cousine éloignée, brocanteuse de son état. Plusieurs individus menaçants vont bientôt faire exploser sa placide existence, la seule solution sera la fuite. Dans ce roman plein de sang, de violence et d'amour fou, les personnages trouvent leur dignité dans leurs liens avec un noble passé, enraciné de l'autre côté de l'océan Atlantique : les sombres heures de la Guerre Civile espagnole, où éclatent des rivalités intimes.

Antonio Ortuño propose un récit truculent, brutal et subtil comme un verre de tequila.

Éditions Christian Bourgois, septembre 2018
255 pages

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mardi 16 octobre 2018

Fille de l'air ★★★★☆ de Fiona Kidman

Un bien joli portrait, servi par une bien jolie plume, d'une aventurière passionnée, intrépide, audacieuse, enjouée et libre : Jane Batten
Le récit vibrant d'une vie hors du commun. 
Le portrait également d'une époque et les débuts de l'aviation dans les années trente. Extrêmement bien documenté.
Un régal. Absolument passionnant.
Pour les amateurs d'aviation, mais pas que !
Une lecture qui m'a donné envie d'écouter Chopin, de marcher dans le sable chaud, de revoir la mer, de m'évader, de partir à l'aventure, de relire Georges Sand et Fleming, de faire un petit crochet par Majorque [...] Majorque...les souvenirs reviendraient, l'arôme de la fleur d'oranger s'élevant à leur rencontre de la vallée sur les chemins montagneux, le froissement des feuilles dans les oliveraies, les couches sombres de bleu dans l'océan au-delà des plages blanches, la musique de Chopin. [...] Cette nuit-là, une lune rouge sang répandait sa lumière énigmatique sur la mer. 
Un vent de liberté souffle sur les pages de la « Fille de l'air » pour notre plus grand bonheur.


« Les exploits de Louis Blériot étaient le symbole parfait de ce qu'elle avait toujours imaginé, le pouvoir de se propulser dans les airs. 
Tout ce qui avait pu se produire dans sa vie jusqu'ici devenait insignifiant. La sensation de vitesse et de puissance l'enivrait. Tout ce qui lui avait paru si terne et laid cessa d'exister. Elle cria tout haut son exultation de voler, le visage illuminé de plaisir. L'avion piqua vers les montagnes, les eucalyptus bleus inondés de lumière coruscante argentée, et elle entrevit le sol du monde à travers leurs branches feuillues avant que l'appareil ne vire et ne s'élève à nouveau dans l'air comme sil chevauchait la crête d'un nuage. « C'est ça, cria Jean au-dessus du vrombissement. C'est ça qu'il faut que je fasse. »
La pitié, se disait-elle, n'est pas très loin du mépris.
Et maintenant la Syrie. Elle poussa un cri de joie, chanta à tue-tête, L'Assyrien s'abattit tel un loup sur le troupeau...Qu'aurait pensé Lord Byron d'une femme, guère plus âgée que lui, quand il écrivit ce poème, en train de hurler ses mots à quinze cents mètres au-dessus des champs verdoyants de Syrie ?
Elle retint son souffle en voyant le Gull pour la première fois, le jour de son anniversaire, en septembre, sa carlingue argent luisant sous les puissants projecteurs du hangar. Comme, écrivit-elle dans son journal, un merveilleux pur-sang toiletté et lustré, prêt pour une grande course, et pressé de prendre le départ.
J'étais danseuse.- Vraiment ? Cela explique beaucoup de choses. Votre grâce, votre maintien quand vous entrez dans une pièce. Vous êtes une dame de petit format, si j'ose m'exprimer ainsi, mais votre présence est immédiate, très forte. Vous êtes le genre de personne qui inspire du rêve aux autres.- Comme vous, monsieur. (conversation avec Louis Blériot)
... Comment supportent-ils cela, les gens qui vous aiment, quand vous disparaissez au-dessus d'océans vastes comme l'Atlantique ?- Je crois que ma mère s'inquiète peu.- Votre mère s'inquiète ? Ma chère enfant vous avez un don pour la litote. Ça doit être terrifiant pour elle. »


Quatrième de couverture

Surnommée la « Garbo des airs », Jean Batten était une aviatrice mondialement célèbre dans les années 1930. Née en 1909, l’enfant de Rotorua – petite ville au nord de la Nouvelle-Zélande – battit plusieurs records, notamment entre l’Angleterre et l’Australie, qu’elle rejoignit en quatorze jours et vingt-deux heures dans son petit avion de tourisme, un Gipsy Moth.
Dans ce nouveau roman, Fiona Kidman se penche sur le destin de cette « fille de l’air » à qui tout sourit, mais qui pourtant cessa de voler dès 1939 et mourut solitaire en 1982. Douée et gracieuse, la gamine que les cartes passionnent, qui apprend à communiquer en morse en observant son frère et qui, sur sa balançoire, veut encore s’envoler plus haut, part bientôt en Angleterre sous le prétexte d’étudier… la musique et de devenir pianiste de concert. Elle y suit en réalité, avec la complicité de sa mère, des leçons de pilotage. Son talent, sa détermination, font le reste : plusieurs pilotes de renom, fascinés, financent ses premiers vols. La gloire, pourtant, est de courte durée : quatre années haletantes, que l’écrivain met en scène sans rien cacher des péripéties – une succession de records, mais également deux crashs, dont un dans le désert irakien –, des déboires sentimentaux et des doutes de son héroïne.
Toute la force de ce portrait tient dans la perspicacité avec laquelle Fiona Kidman lève le voile sur la personnalité complexe de cette femme téméraire, qui ne semblait exister pleinement que dans les airs.

FIONA KIDMAN, née en 1940, vit à Wellington. Écrivain de tout premier plan, elle est l'auteur de plus d'une vingtaine d'ouvrages, dont plusieurs déjà parus en français chez Sabine Wespieser éditeur : Rescapée (roman, 2006), Gare au feu (nouvelles, 2012) et Le Livre des secrets (roman, 2014).

Éditions Sabine Wespieser Éditeur, avril 2017
670 pages
Roman traduit de l'anglais (Nouvelle-Zélande) par Dominique Goy-Blanquet
Parution originale "The Infinite Air", 2013

samedi 13 octobre 2018

Cette nuit ★★★★☆ de Joachim Schnerf

Une très belle découverte
Lu cette nuit, une nuit sans sommeil.
J'ai rejoint l'appartement de Salomon et de Sarah, j'ai ri, j'ai partagé l'intimité de leur famille et me suis allègrement assise à leur table, les nuits de Pessah, la Pâque juive. 
Je me suis laissée emportée par Salomon, narrateur drôle et bouleversant qui, endeuillé, prépare la prochaine nuit de Pessah. Pour la première fois depuis cinquante ans, cette nuit se passera sans sans son épouse, la belle et douce Sarah. Il imagine la tournure que va prendre cette soirée, et nous régale de ses souvenirs, des souvenirs des précédentes fêtes de Pessah avec ses beaux-parents, avec Sarah, avec ses filles puis ses petits-enfants. Les souvenirs des camps ne sont jamais bien loin, conviés dans les blagues de Salomon. En rire. Un humour féroce, un humour vêtu de noir, décalé peu apprécié autour de lui, pour parler de l'horreur, pour ne jamais oublier. Pour en découdre avec l'oubli. 
« Et je l'entends grogner, « Pourquoi les Nazis, encore ? » Elle en avait assez de cette Shoah permanente, mais est-il seulement possible de faire le deuil d'une plaie mémorielle ? Infiniment elle s'infecte, elle pullule de sarcasmes. Alors , le dimanche après-midi, je m'éloignais jusqu'au café d'en bas où la guerre des camps faisait rage entre amis rescapés, notre Café-Shoah où je pouvais rire librement : « ... ton Struhof, une cure vosgienne financée par cette foutue sécu...et les douches de Bergen-Belsen, du luxe comparées aux thermes de Baden-Baden... » Nos peurs les plus profondes se mélangeaient à nos larmes railleuses, nécessaires. »
J'ai été émue, parfois aux larmes, par ce roman empreint de tendresse, de pureté, de justesse.
Un roman sur le deuil, sur les relations parents-enfants, sur la famille, sur les traditions, les relations humaines, sur la Shoah et sur l'amour. 
L'écriture est belle, sensible, poétique, fluide, addictive. 
Magnifique ! Bouleversant, attachant et drôle !

Merci aux bibliothécaires des médiathèques de la ville dans laquelle je vis, pour leur talent à mettre en avant des pépites et partager leur passion. 
« Comme à Shabbat, comme à chaque fête, la prière qui clôt le repas débute par ce psaume que toute la famille récite par coeur, l'histoire des rêveurs aux bouches remplies de joie, aux langues pleines d'allégresse. « D'ieu a ramené les exilés comme des ruisseaux, et nous a ainsi faits rêveurs. Celui qui marche en pleurant revient en chantant, il plante ses semences en larmes et récole dans la joie. De ces deux moments naît le songe, d'une larme, puis d'un rire. » »

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« Ça y est, j'entends un bruit. Le parquet a grincé, je n'ai pas rêvé. Est-ce que les nazis seraient revenus ? Nouveaux crissements. Je me répète qu'on ne rafle plus de nos jours mais le bruit des bottes venues fouiller le cellier se mélange à la réalité. Ils ne reviendront pas, c'était il y a plus de soixante-dix ans. Et pourtant je n'arrive plus à dissocier les strates sonores, à faire tare le bourdonnement de la mort. Mon corps vieilli est là, je le vois dessiné sous mes yeux avec ses faiblesses et ses impuissances, il gît sous la couverture trop grande qui nous recouvrait lorsque Sarah s'allongeait près de moi.Qu'ils me prennent s'ils le veulent, mais qu'ils m'accordent encore quelques jours. Je ne peux pas laisser mes deux filles orphelines ce soir, j'ai promis à Michelle et Denise de diriger la soirée, sanctifier le vin, mener les chants, distribuer chaque aliment comme il est décrit dans la Haggada. Un livre de prières et de lamentations, un récit de combat, d'exode, de questions et d'espoir. Pour en découdre avec l'oubli. Tout y est minutieusement recensé, jusqu'au plus simple geste. Avant d'entamer la lecture de la Sortie d’Égypte je saisirai le plateau d'argent qui trône au centre de la table, déclinerai les six aliments qui s'y trouvent comme à chaque fête de Pessah. 
Le Zyklon B ne me fait plus rire, j'ai perdu le goût de l'excès. Comme s'il était impossible de vivre deux deuils à la fois. Un humour vêtu de noir m'a épaulé puis abandonné devant cette nouvelle tragédie : à la perte de l'humanité a succédé la perte de l'amour. 
Les rêveries que mes paupières protègent du jour ...
Ces paumes qu'il nous était impossible de décoller, bâties l'une pour l'autre. Comme une roche épouse l'eau qui la lèche chaque jour.
Barouh Ata A'donai Elohénou Méléh Haolam Boré Péri Haguéfen. Béni sois-Tu, Éternel notre D'ieu, Roi du monde, Créateur du fruit de la vigne. »
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Quatrième de couverture

Au matin de Pessah, la Pâque juive, un vieil homme se remémore cette nuit si particulière que sa famille rejoue à huis clos et à guichet fermé chaque année – une comédie extravagante et drolatique dont elle a le secret.
Il y a Michelle, la cadette qui enrage pour un rien et terrorise tout son monde, à commencer par Patrick, le très émotif père de ses enfants. Il y a Denise, l’aînée trop discrète, et son mari Pinhas, qui bâtit des châteaux en Espagne et des palais au Maroc. Et bien sûr Salomon, le patriarche rescapé des camps, et son humour d’un genre très personnel qui lui vaut quelques revers et pas mal d’incompréhension.
Mais en ce matin de Pessah, pour la première fois, Salomon s’apprête à vivre cette nuit sans sa femme, sa douce et merveilleuse Sarah…
Un roman au charme irrésistible, émouvant, drôle – et magnifiquement enlevé.

« Je voulais écrire une comédie sur Pessah et parler d’amour. J’ai fini par écrire un roman sur le deuil. J’ai voulu faire rire et voilà que, finalement, je me confronte à la Shoah. J’ai été dépassé par mes personnages et par leur humour. Et c’est probablement dans ce paradoxe que réside l’essence de l’humour juif », nous dit Joachim Schnerf, dont le deuxième roman, Cette nuit, vient d’être couronné par le très convoité Prix Orange. Né en 1987 à Strasbourg, brillant éditeur de littérature étrangère, Joachim Schnerf a du talent à revendre – et de l’émotion –, côté Woody Allen, Philip Roth ou Albert Cohen… 

Éditions Zulma, janvier 2018
146 pages
Prix Orange du Livre 2018.
Prix Cercle Chapel 2018.
Prix Littéraire Jérôme Cahen.

Joachim Schnerf est né en 1987 à Strasbourg. Après des études de lettres et d'édition à Paris puis à New York, il commence sa carrière chez Gallimard avant de rejoindre les Éditions Grasset, en 2016, comme éditeur de littérature étrangère. C'est en 2014 que paraît son premier roman, Mon sang à l’étude, aux Éditions de L’Olivier. Il écrit ensuite un essai sur l'édition, Publier la littérature française et étrangère (Éditions du Cercle de la Librairie, 2016), avant de retourner à la fiction avec Cette nuit (Éditions Zulma, 2018). Dans ce roman, Joachim Schnerf nous plonge avec humour dans l’intimité d’une famille, tendue sur le fil de la mémoire d’un homme au soir de sa vie. Un livre d’une grande sensibilité.

lundi 8 octobre 2018

Ici ça va ★★★★★♥ de Thomas Vinau

« La joie est belle. La joie est simple. [...] Une discipline. 
Une acuité du coeur et de l'oeil. 
Il y a des ressources considérables à puiser là-dedans. 
De la force. De la beauté. De la vérité. [...] 
Aujourd'hui je veux faire attention à ce que je vois. 
À ce que je touche. À ce que je goûte. 
Aux variations de la lumière. Aux odeurs. Aux mots. »


Superbe ! 

Prenez le temps de savourer ce petit bijou de poésie et d'amour. À petits pas. À tout petits pas.  

[...] pour choisir quelque chose d'humain et de décent. 
Agrandir la fenêtre ... apprendre chaque saison, chaque moment, par le bout abîmé de mes doigts. [...] Les cycles de la terre et du ciel. Les mouvements du corps, simples, entiers, qui accompagnent chaque étape. Les odeurs. La bonne fatigue. La vraie. Pas celle des nerfs.

Un retour aux sources.
Un trou dans l'espace temps. 
Une reconnexion à la nature, à l'essentiel, à la vie simplement.
Un bon bol d'air dans lequel il fait bon s'y ressourcer.
Des lignes entre lesquelles se reposer.
Une belle leçon de vie. 
Une sorte de dérogation exceptionnelle aux piétinements du temps. 

MERCI. 
Parfaitement émerveillée ! 
« Il lui arrive si souvent de donner la becquée à mes rêves. »
« Il y a toute une vie à construire.

Tous ses jalons à y entreposer.

Tout ce que l'on ne finira pas mais dont on a gardé le goût en bouche. »

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« Je déteste les supermarchés. C'est un labyrinthe plein de sauvagerie et polyuréthane coloré.
Elle m'a dit qu'elle était heureuse d'être ici. Qu'elle était pleine d'espoir pour l'avenir. Je lui ai répondu que moi aussi. Nous nous sommes endormis comme ça. Bien au chaud dans nos projets. Avec demain comme couverture.
J'ai pensé que c'était parfois tout ce qu'il restait d'une vie d'amour et de sueur. D'une histoire entière d'homme. Une date gravée dans le ciment. Comme dans les cimetières.
Nous sommes particulièrement complices en ce moment. Nous en étions réduits à devenir des voisins avec ses horaires compliquées, ses cours de peinture le soir. Mon travail de la journée. [...] Quand elle arrivait, j'étais déjà fermé, vide. Je n'avais rien à partager. Ici nous pouvons ne pas échanger un seul mot de l'après-midi, et pourtant nous partageons. Nous sommes reliés par un regard, un bruit, un sourire. Nous sommes ensemble. Nous pouvons dès lors savourer nos silences.
Il fallait cesser de croire que c'était suffisant. Que j'étais heureux. Que je m'en contenterais. C'est arrivé au moment où tout allait bien. Ça a sûrement tué des choses en moi. En nous deux. Ça en a sauvé aussi. Ça en a fait naître. 
Les radis ont besoin de beaucoup d'eau. Les tomates aussi. Sans parler des salades. Les choses poussent, germent, grandissent. Il faut suivre leur rythme. C'est comme une danse. On ne mène pas. On suit, on se laisse porter. 
Mon frère est un morceau de mon coeur. Il le sait. Nous sommes le même air joué par deux instruments différents.
C'est comme s'enfoncer dans une forêt ébouriffée. Ou marcher au bord de la rivière. On arpente sa vie. On choisit un chemin. On s'y habitue. On tente de retenir la route. L'itinéraire. C'est normal, il faut un biais pour découvrir. Un plan. Le chemin devient familier. Rassurant. On élabore nos propres repères. À partir de ce que l'on connaît. Mais on ne connaît rien. Les vrais ignorants ignorent leur ignorance. C'est un peu comme voir le paysage par une petite, petite, toute petite fenêtre. Au lieu d'essayer d'élargir la fenêtre. De casser les murs. On préfère réduire ce paysage. Penser qu'il n'est que ce que l'on voit. S'en contenter. C'est plus confortable. Et puis un jour on se rend compte que le monde est plus grand que nos yeux. Et on reste là, perdus. Au bord du vertige.  
La confiance ne se déclame pas. Il faut l'apprendre. Tout doucement. Il faut que quelqu'un d'autre vous l'apprenne. À grands coups de demains et de câlins. 
Tous les enfants ont droit à une certaine dose de merveilleux. C'est la moindre des choses dans cette crevasse éternelle.
Savez-vous à quel point il est dur de sauver quoique ce soit ? Ema s'y applique avec dévotion. Elle fait ça très bien. Dans une vraie harmonie entre ce qu'elle est au fond d'elle-même et ce qu'elle construit. Certains humains sont plus doués que d'autres dans ce domaine. Certains sont faits pour accomplir. D'autres pour détruire. D'autres pour sauver. Mais la plupart des hommes ne sont pas faits pour quoi que ce soit. Ils sont là, beaux et inutiles comme des anachronismes. Comme des cheveux sur la tête d'un caillou. Heureusement, certains d'entre nous sont des anomalies capables de tendresse et de curiosité. C'est ce qui fait que rien n'est écrit. Et qu'un rongeur rose et aveugle peut prétendre à la vie. Malgré les chiens. Malgré l'hiver.
Nous tissons des liens secrets et minuscules avec ce qui est vivant et sauvage. Nous essayons de tout coeur. Avec cette petite tendance, légèrement grotesque, à forcer le mouvement. Comme ces orphelins qui tiennent absolument à faire partie d'une famille. »
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Quatrième de couverture

Un jeune couple s’installe dans une maison apparemment abandonnée. L’idée ? Se reconstruire en la rénovant. Tandis qu’elle chantonne et jardine, lui – à pas prudents – essaie de retrouver ses souvenirs dans ce lieu qu’il habita enfant. Ses parents y vécurent heureux, avant que la mort soudaine du père coupe le temps en deux. Dans ce paysage d’herbes folles et d’eau qui ruisselle, ce sont les gestes les plus simples, les événements les plus ordinaires qui vont réenchanter la vie : la canne à pêche, la petite voisine, les ragondins, la tarte aux fruits, l’harmonica. Petit à petit, il reprend des forces et se souvient tandis qu’elle lui fait le plus beau des cadeaux en ne lui demandant rien : « Elle n’a pas besoin d’être confortée sur ma virilité. Ma capacité à être un bonhomme. À construire. À la protéger. Elle n’aime pas ma perfection. Ça tombe bien. J’apprends à ne plus écouter la chanson lancinante de mes plaintes. J’apprends à rire plus fort. J’apprends à recommencer. »

Éditions Alma éditeur, août 2012
136 pages

Retrouvez l'auteur sur son blog par ici.

Du même auteur sur ce blog :


La part des nuages ★★★★☆ de Thomas Vinau

« Quand on s'intéresse un peu objectivement à la question, le champ des possibles donne le vertige. Des castors qui arrêtent des fleuves. L'eau qui peut fragmenter la roche. Gandhi qui libère un continent sans prendre les armes. La transplantation d'un cœur humain. Ça, ç'a de la gueule. Mais pour ce qui est parfois d'atteindre le soir, ou le lendemain. Ou de trouver une raison de sourire. Ou un moyen de s'endormir un peu. Juste s'endormir un peu. Tranquillement. Paisiblement. Là, y a plus personne. » 
Waouh, quel roman ! quel titre ! Quelle belle découverte !
Une vie banale, celle d'un homme à la dérive. Joseph 37 ans. Sa femme l'a quitté. Un fils, Noé, parti vivre chez sa mère. Mais l'écriture de Thomas Vinau, elle, n'a rien de banale. De ce sujet commun, il nous livre un texte poétique empreint de grâce, de tendresse et d'humanité. Un roman qui donne envie de lever les yeux aux ciels, de chercher sa part des nuages et de prendre du recul.
Très beau. Tellement saisie par la plume de Thomas Vinau que j'ai enchaîné avec "Ici là-bas"... que j'ai A DO RÉ.
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« Un cornichon de la taille d’un immeuble… Une femme à six pattes… Les traces de pieds d’un ogre… Un crocodile qui se mouche… Et un tracteur en train de fonde comme du beurre… Une citrouille avec des cornes… Un cow-boy qui rugit et se transforme en zèbre… Une patate avec une moustache… Une paire de seins… Le visage de Merlin l’Enchanteur… Ils sont tous les deux couchés dans l’herbe. La semaine a fini par finir. Noé a posé sa tête sur le ventre de son père. Le soleil leur mordille la peau. Il a essayé plusieurs fois d’enchanter la stratosphère depuis qu’il a eu cette étrange révélation. Sans succès. Et tout d’un coup, ce matin, il a eu peur que Noé ait perdu cela aussi. Qu’il soit comme contaminé par ce virus de vide. Il l’a entraîné dans le jardin, et après avoir suffisamment couru derrière le ballon, ils se sont retrouvés là, couchés dans l’herbe, à regarder le ciel. Alors il lui a demandé avec une appréhension contenue ce qu’il voyait se dessiner dans les nuages. Et Noé n’en finissait plus. Renard… Dragon… Chevalier… Château… Indien… Navire… Montagnes russes… Sous-marin… Baobab… Hippocampe… Sorcière… Éléphant… Rat géant… Pirate pouilleux… Vaisseau spatial… Une carotte avec des lunettes de soleil…
Le matin il faut faire très vite. Le matin est une maison qui s'effrite. Tout est précis. Réglé. Tendu. Le réveil. La douche. Le petit-déjeuner de Noé. Le café. Passage de relais des informations de la radio aux dessins animés de la télé. Toilette de Noé. Habits de Noé. Manteau, cartable, voiture. Chanson de Noé. École de Noé. Bise rapide et baveuse de Noé. Retour à la radio. Voie rapide. Mouettes dans le rétroviseur. Parking de la bibliothèque. Moteur coupé. La trace sèche et invisible du bisou de Noé. Portière claquée. Collègues. Faux sourires. C'est parti jusqu'au soir. Toute la journée est réglée. Jusqu'au crépuscule qui recommence dans l'autre sens. Faux sourires. Parking. Voiture. Autoroute. Radio. École de Noé. Voix de Noé. Là, les choses se défont. Se libèrent. Se dissolvent dans la langue de l'enfant. Dans le chemin du retour aussi. Petit à petit, le corps se détend. Et on commence à fondre.
La peur et la joie. Pile ou face. On vit toute une vie avec ça. La peur ou la joie. Être une pièce. On tombe d'un côté ou de l'autre. On choisit, plus ou moins de quel côté on tombe. La joie est le dos de la peur. Quand l'une s'éloigne, on distingue le sourire sur le visage de l'autre. On est les deux. Une pièce. Qui vole en l'air. Qui tourne. Qui tombe. S'il n'y a rien ou personne pour nous lancer une nouvelle fois. On reste en bas. Le visage couché dans la poussière. L'idéal serait de rouler sur la tranche. C'est un idéal. Ou de rester en l'air. A voltiger. Éternellement. Jusqu'à ne plus avoir besoin de distinguer le sol du ciel. Comme un martinet. Un nuage. Un yo-yo. Un enfant.
Le grand paon de nuit reste sur son pied de chaise. Au ralenti. Comme Joseph sur la sienne. Au ralenti. Pas d’ouverture à l’horizon. Pas de respiration de secours. Attendre d’atteindre le printemps. Il faudrait entailler le printemps. Il faudrait entailler les nuages. Tailler une brèche dans le ciel. Une issue de secours. Un endroit par où filer en douce.
Pendant que le bidule mijote grossièrement, il range le plan de travail et d'un geste précipité, sans grâce, fait tomber la barquette de lardons crus entre ses orteils et le carrelage froid. Le temps de maugréer trois insultes et d'éponger, les petits pois sont parfaitement trop cuits, gris et dégonflés, parsemés d'éclats de porc carbonisés. Harmonie quand tu nous tiens ! Il se rabat alors sur un saucisson/biscottes et attrape au passage une bouteille de rosé qui traînait par là. Des fois, la vie n'est pas si chienne.
Il se dit qu'il est seul et qu'il est bien. Il se dit que c'est faux mais qu'il s'en fout. Comme un indien qui danse dans une plaine brûlée. Il se dit que Noé est en train de rêver. Et que sa mère est quand même une sacrée connasse de ne plus avoir été émerveillée et excitée par l'homme normal qu'il est devenu au bout de simplement neuf ans de vie commune. Il se dit qu'il est un coprolithe. Une crotte fossilisée. Il se dit qu'il n'avait pas remarqué que la couleur des nuages s'inversait dans l'obscurité. Les blancs devenaient noirs et cachaient la lumière de la lune. Il se dit qu'il a envie de vomir. Ou de manger. Non. De vomir.
Quand on s'intéresse un peu objectivement à la question, le champ des possibles donne le vertige. Des castors qui arrêtent des fleuves. L'eau qui peut fragmenter la roche. Gandhi qui libère un continent sans prendre les armes. La transplantation d'un cœur humain. Ça, ç'a de la gueule. Mais pour ce qui est parfois d'atteindre le soir, ou le lendemain. Ou de trouver une raison de sourire. Ou un moyen de s'endormir un peu. Juste s'endormir un peu. Tranquillement. Paisiblement. Là, y a plus personne.
Les livres sont des magiciens qui peuvent faire disparaître les monstres.
Des souvenirs d'enfance lui revenaient à la lecture. Des bouffées chaudes et paisibles. [...] De longues heures belles. Placides. Neigeuses. Intemporelles. Fourrées dans le papier. [...] ces échappées belles, ces voltiges, ces sauts en parachute que permet un ouvrage, le cul bien calé sur sa chaise.
Repousser ce moment où l’instant capitule. Pousser des pieds la nuit. S’étirer tranquillement et prendre de la place. Se donner de la place. Là. Ici et maintenant. Entre chien et loup. Au mitan de la défaite et des rêves. Quel drôle de pli on prend à attendre de vivre. Quelle drôle de manière de courir ainsi après la fatigue et de laisser demain prendre la place d' aujourd’hui.
– Tu veux de la pizza ? Moitié anchois, moitié chorizo.
– Bordel, c’est ambitieux ça !
– Je sais ; c’est parce que ma femme détestait les deux.
– OK, allons-y, et je te paye une binouze.
– OK.
– On m’appelle Robin, dit le bonhomme.
– Moi, on m’appelle pas mais je m’appelle Joseph, répond Joseph. Robin comme le voleur des bois ?
– Non, c’est pour faire court, mon prénom, c’est Robinson.
– Chouette, encore un naufrage, sourit Joseph.
Je suis un peu comme Joseph. Je cherche des refuges, des planques, des chemins de traverse. Moi, je prends souvent la tangente d'un sourire, d'un fil de fumée bleue ou d'un livre. Je fais le mur, je saute par la fenêtre et déguerpis dans la forêt nocturne. Les livres sont des lettres qu'on plante comme des arbres. Et qui poussent dans le coeur des gens. [...]Rencontrer, c'est grandir. Vous faites respirer ma forêt, pousser mes troncs tordus et mes herbes bancales. Vous donnez du souffle à mes pétales et du jus à mes épines. »
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Quatrième de couverture

Joseph, 37 ans, mène sa barque comme tout le monde. Atteindre le soir, le lendemain. La fin du mois. Les prochains congés. Finalement, rien n’a changé depuis l’enfance. Mais il n’est plus un enfant, il en a un, Noé, et le bateau tangue. La mère de l’enfant s’en va puis l’enfant à son tour –le temps des vacances.
Le baron perché se serait réfugié dans son arbre, Alexandre le Bienheureux dans son lit. Joseph, lui, commence par grimper dans le cerisier du jardin où il a construit sa cabane. Objectif : ranimer ses rêves. Puis il découvre un second refuge : les autres, leurs histoires, leur présence dehors dans la petite ville.
Avec obstination, Joseph traverse la nuit, essuie l’orage, regarde les nuages. Décrotté, victorieux, prêt à tout.

Thomas Vinau est né en 1078 à Toulouse. Il vit au pied du Lubéron à Pertuis. Ses deux premiers romans Nos cheveux blanchiront avec nos yeux et Ici ça va ont été repris en poche chez 10/18.

Éditions Alma éditeur, août 2014
125 pages


Retrouvez l'auteur sur son blog par ici.

Du même auteur sur ce blog :



Un monde à portée de main ★★☆☆☆ de Maylis de Kerangal

Un livre hybride, pas vraiment dans le roman, pas vraiment dans le documentaire. Bien trop froid à mon goût pour être passionnant, et une lutte à plusieurs reprises pour aller au bout. Désolé Mr Busnel, de vous contredire, ainsi qu'un très grands nombres de libraires à priori puisqu'un bandeau recouvre à présent le livre : "Le livre préféré des libraires",  mais j'ai lu des romans de cette rentrée littéraire bien plus impressionnant que celui-ci. D'ailleurs, comment pouvez-vous affirmer qu'il est le meilleur ... parmi les quelques six cents sorties de cette rentrée ? Il me semble humainement impossible que vous les ayez tous lus, mais bon, je dis ça, je dis rien...

J'avais eu un coup de coeur pour son précédent roman "Réparer les vivants". L'écriture ciselée, remarquable, lumineuse de Maylis de Kerangal m'avait emballée. Ici, avec "Un monde à portée de main", ce ne fut pas le cas, vous l'avez compris. Trop décousu. Trop de techniques, de matériaux, de couleurs...énumérés à outrance. Assommant. Trop peu d'émotions. Déçue.

Peut-être suis-je tout simplement passée à côté. Ou le sujet m'a t-il laissée de marbre ;-) ? Ce n'est pas le fait qu'il soit ardu qui m'ait dérangée, mais bien cette absence de sensations, de vertiges, de frissons, de poésie. Enfin, bref, je m'attendais à autre chose qu'un reportage extrêmement précis sur le métier très technique de faussaire, qui ne m'a point embarquée, hélas.
Les médias m'ont vendu du rêve, j'ai été dupée ;-) Ayant adoré "Réparer les vivants" j'aurais très certainement tourné les pages de cet ouvrage. La précipitation de côté, je lui aurais peut-être fait un meilleur accueil. 
Allez j'arrête de me justifier... À vous de vous faire votre propre idée.  
Offert à ma belle-mère qui aime la peinture. J'espère qu'elle appréciera davantage que moi cette lecture.

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« Il y a du monde ici, on ne s'entend pas quand pourtant ça parle partout, comme si le brouhaha était creusé d'alvéoles -une ruche-, comme si chaque table ménageant autour d'elle un espace acoustique propice à toute conversation clandestine.
La rage, pas encore. Peut-être simplement l'idée de secouer la vie.
De fait, elle avait chiadé sa palette - blanc de titane, ocre jaune, jaune de cadmium orange, terre de Sienne naturelle, ombre fumée, brun Van Dyck, vermillon, un peu de noir - et réalisé deux glaçages pour obtenir une surface à la fois obscure et transparente - obscurité, transparence : le secret du portor.  
Octobre, les bois. Sensation d'entrer dans une pénombre que trouent çà et là des puits de lumière, dans un espace acoustique que traversent, harmonieux ou dissonants, d'autres corps et d'autres voix. D'autres langues aussi, et celle que l'on parle dans l'atelier est une langue inconnue que Paula doit apprendre...elle engrange les mots tel un trésor de guerre, tel un vivier, troublée d'en deviner la profusion - comme une main plonge à l'aveugle dans un sac sans jamais en sentir le fond -, tandis qu'elle nomme les arbres et les pierres, les racines et les sols, les pigments et les poudres, les pollens, les poussières, tandis qu'elle apprend à distinguer, à spécifier puis à user de ces mots pour elle-même, si bien que ce carnet prendra progressivement valeur d'attelle et de boussole : à mesure que le monde glisse, se double, se reproduit, à mesure que la fabrique de l'illusion s'accomplit, c'est dans le langage que Paula situe ses points d'appui, ses points de contact avec la réalité.
[...] l'idée que le trompe-l'oeil est bien autre chose qu'un exercice technique, bien autre chose qu'une simple expérience optique, c'est une aventure sensible qui vient agiter la pensée, interroger la nature de l'illusion, et peut-être même - c'est le credo de l'école - l'essence de la peinture. [...] le trompe-l'oeil doit faire voir alors même qu'il occulte, et cela implique deux moments distincts et successifs : un temps où l'oeil se trompe, un temps où l'oeil se détrompe...
Chêne, pin, eucalyptus, palissandre, acajou moucheté, loupe de thuya, tulipier de Virginie ou catalpa, octobre passe et Paula s'en tire, elle est confuse, suante, échevelée, rêve une nuit que sa peau est devenue ligneuse, mais produit des images, même si son panneau se distingue des autres, laborieux, toujours un peu faiblard. Jusqu'au jour où elle entend pour la première fois parler de la vitesse du frêne, de la mélancolie de l'orme ou de la paresse du saule blanc, elle est submergée par l'émotion : tout est vivant.
[...] vient le temps des marbres...Les noms merveilleux se durcissent, ils imposent des codes de représentation stricts, un système de conventions, une syntaxe et un vocabulaire aussi rigoureux que ceux d'une langue.  [...] vert de Polcevera, mischio de San Siro, albâtre du mont Gazzo. Peindre les marbres, c'est se donner une géographie...
...elle se souviendrait avoir compris que peindre c'était d'abord ne pas peindre, mais sortir dans la rue et aller boire une bière.
...Paula commence à peindre, condense en un seul geste la somme des récits et la somme des images, un mouvement ample comme un lasso et précis comme une flèche, car l'écaille de la tortue contient à présent bien autre chose qu'elle-même, ramasse les genoux écorchés d'une fillette de cinq ans, le danger, une île au fond du Pacifique, le bruit d'un œuf qui se lézarde, la vanité d'un roi, un marin portugais qui croque un rat, la chevelure ondoyante d'une actrice de cinéma, un écrivain à la pêche, la masse du temps et sous des langes brodés, un bébé royal endormi au fond d'une carapace comme dans un nid fabuleux. 
Anna Karénine est un bon instrument d'optique pour regarder l'amour...
... imaginer un temps où les hommes ne seraient plus que des mythes, des légendes, des présences dans les récits des créatures qui habiteraient désormais la Terre - qui peut encore croire aux hommes, Paula ? »
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Quatrième de couverture

« Paula s’avance lentement vers les plaques de marbre, pose sa paume à plat sur la paroi, mais au lieu du froid glacial de la pierre, c’est le grain de la peinture qu’elle éprouve. Elle s’approche tout près, regarde : c’est bien une image. Étonnée, elle se tourne vers les boiseries et recommence, recule puis avance, touche, comme si elle jouait à faire disparaître puis à faire revenir l’illusion initiale, progresse le long du mur, de plus en plus troublée tandis qu’elle passe les colonnes de pierre, les arches sculptées, les chapiteaux et les moulures, les stucs, atteint la fenêtre, prête à se pencher au-dehors, certaine qu’un autre monde se tient là, juste derrière, à portée de main, et partout son tâtonnement lui renvoie de la peinture. Une fois parvenue devant la mésange arrêtée sur sa branche, elle s’immobilise, allonge le bras dans l’aube rose, glisse ses doigts entre les plumes de l’oiseau, et tend l’oreille dans le feuillage. »

Éditions Gallimard, collection Verticales, août 2018
285 pages

vendredi 5 octobre 2018

Nos vies ★★★☆☆ de Marie-Hélène Lafon

Une fenêtre grande ouverte, des volets légèrement entrebâillés; il ne m'en a pas fallu davantage pour avoir envie de découvrir ce qui se cachait derrière cette belle couverture. 
J'y ai découvert une bien belle plume, ciselée et précise, qui sonne juste à bien des égards, une narratrice attachante, Jeanne, jeune retraitée, qui nous conte des vies qui coulent, celle de Gordana, une jeune caissière au Franprix de la rue du Rendez-vous, celle d'Horacio, plus très jeune, un habitué du supermarché et de la caisse de Gordana. Jeanne épie, invente, imagine, se souvient et nous transporte dans un monde très réaliste, dans un Paris grouillant de vie,  d'un souvenir à l'autre, d'un sujet à l'autre, d'une solitude à l'autre avec beaucoup de grâce. 
Les descriptions sont riches, incroyables de précision...j'ai adoré certains passages, surtout ceux de la narratrice parlant de sa vie, au point de les relire plusieurs fois, de les écrire. Parfois à contrario, le foisonnement de mots m'a complètement déstabilisée, allant jusqu'à me faire perdre le fil de la lecture...C'est dommage.
Un ressenti mitigé donc. Un avis qui ne doit absolument pas vous priver de lire/découvrir les écrits de Marie-Hélène LAFON, ils valent VRAIMENT le détour.

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« Les seins de Gordana ne pardonnent pas, ils dépassent la mesure, franchissent les limites, ne nous épargnent pas, ne ménagent personne, heurtent les sensibilités des spectateurs, sèment la zizanie, n'ont aucun respect ni éducation. Ils ne souffrent ni dissidence ni résistance. Ils vous ôtent toute contenance. On se tient devant eux, on voudrait penser aux produits, faire les gestes dans l'ordre, sortir déposer ranger, vider remplir, la carte le code. On s'efforce on se rassemble on s'applique, tous, plus ou moins, femmes et hommes, vieux et jeunes et moyennâgés; mais ça traverse, ça suinte, c'est organique. C'est une lueur tenace et nacrée qui sourdrait à travers les tissus, émanerait, envers et contre tout, de cette chair inouïe, inimaginable et parfaitement tiède, opalescence et suave, dense et moelleuse. On aimerait se recueillir, on fermerait les yeux, on joindrait les mains, on déviderait des litanies éperdues, on humerait des saveurs, des goûts, des grains, des consistances, des fragrances ténues ou lancinantes. On y perdrait son latin et le sens commun. Les seins de Gordana jaillissent, considérables et sûrs, dardés. C'est un dur giron de femme jeune et cuirassée.
On ne sait pas où Gordana fut petite fille. Je suppose la fin des années quatre-vingt, l'est de l'Est, et les ultimes convulsions de républiques moribondes. On suppute des faubourgs sommaires, des frères et des sœurs, des plus jeunes et des plus âgés, un père long de visage et long de jambes, les yeux clairs, les dents tôt gâtées, une mère inépuisable et harassée, l'école qui ne suffit pas à sauver, l'une de ces langues rugueuses que l'on dit minoritaires, des chansons en anglais et , très tôt, des rêves d'ailleurs.
Grand-mère Lucie m'appelait sa poulette, ou michonne, ou la sucrée quand j'ai attrapé quinze ou seize ans et qu'elle a cru que je devenais jolie, que je plairais aux garçons, qu'ils me plairaient aussi, que je serais amoureuse. Elle croyait ce que croient, ce que veulent croire toutes les grands-mères quand elles sont rieuses et aveugles, et leur petite-fille, la seule l'unique, attrape quinze ans.
...pendant quarante ans je me suis enfoncée dans le labyrinthe des vies flairées, humées, nouées, esquissées, comme d'autres eussent crayonné, penchés sur un carnet à spirale.
...c'est de la mort, de la maladie, de la perte, de la trahison, de l'absence qui commence pour toujours ou pour longtemps, on ne sait pas, on tient, on fait face, on attend et on s'arrange plus ou moins, on vieillit, on dure.
Je ne crois en rien, nous sommes seuls et nous ne serons pas secourus, mais j'aime les églises alanguies dans le creux des après-midi. Je ne parle ni des cathédrales orgueilleuses ni des basiliques perchées, ni de la Madeleine ni de Saint-Germain-des Prés, ni de Saint-Etienne-du-Mont ni de Saint-Sulpice, je parle des églises sans qualités, des églises de semaine, assoupies, à peine frottées de catéchèse par des dames de bonne volonté que chapeaute de loin un prêtre encore jeune, expéditif et souriant. Même dans les villes, même à Paris, à l'heure du goûter, la trépidance ordinaire reflue dans le ventre des modestes églises de quartier; la température y est à peu près constante, la lumière aussi, le temps s'y oublie, on y berce à bas bruit des douleurs irrémédiables, personne ne demande rien à personne, le confessionnal est vide, les araignées s'affairent, ça sent la poussière froide, ça sent gris, c'est assez laid, on ne sera ni dérangé ni bousculé.
...il y a de la douceur dans les routines qui font passer le temps, les douleurs, et la vie... »
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Quatrième de couverture

J’ai l’œil, je n’oublie à peu près rien, ce que j’ai oublié, je l’invente. J’ai toujours fait ça, comme ça, c’était mon rôle dans la famille, jusqu’à la mort de grand-mère Lucie, la vraie mort, la seconde. Elle ne voulait personne d’autre pour lui raconter, elle disait qu’avec moi elle voyait mieux qu’avant son attaque.
Le Franprix de la rue du Rendez-Vous, à Paris. Une femme, que l’on devine solitaire, regarde et imagine. Gordana, la caissière. L’homme encore jeune qui s’obstine à venir chaque vendredi matin... Silencieusement elle dévide l’écheveau de ces vies ordinaires. Et remonte le fil de sa propre histoire.
Nos vies est le nouveau roman de Marie-Hélène Lafon. Il aurait pour sujet la ville et ses solitudes.

Éditions Buchet-Chastel, septembre 2018
184 pages
« Le monde qu’explore ici Lafon semble certes immobile (caissière assise, client en attente...), et pourtant sa phrase piaffe et rue, animée d’une cadence versatile qui procède par d’infimes vertiges syntaxiques, une cadence dont il émane, pour reprendre une expression de la narratrice, « une grâce tenace ». Ainsi va la prose chez Lafon : proche de la terre, mais le pied léger. »
Claro. Le Monde des Livres.