jeudi 28 avril 2022

La dignité des ombres ★★★★☆ de Matthieu Niango

Nimrod, une cité futuriste, une société civilisée, hiérarchisée et démocratique doit faire face à d'inquiétantes disparitions. Le décor est vite planté et le dépaysement immédiat ! 
Un roman SF passionnant par l'intrigue mystérieuse qui s'installe assez vite et qui fait tendre cette lecture vers le thriller captivant. Mais un livre déroutant aussi. On passe du page- turner à une lecture tout à coup, plus ardue, qui nécessite de se poser, de prendre du recul, d'analyser cette société au modèle démocratique, que l'auteur nous décrit précisément en se répétant parfois d'ailleurs, dans le but ne pas perdre le lecteur peut-être ! Ce qui n'est pas si mal ;-)
Au fur et à mesure de cette lecture, ce sont les failles de ce système démocratique qui nous sautent aux yeux. Il sonnait pourtant "idéal", impartial au début. Comme une promesse. Place aux zones d'ombres qui ne sont pas sans nous rappeler celles de notre société actuelle.
Une lecture très intéressante qui interroge, qui nous pousse à la réflexion. La démocratie est-elle démocratique ? Les libertés, les droits humains élémentaires y sont-ils toujours respectées ? 
Merci à Babelio et son masse critique, aux éditions Julliard et Matthieu Niango pour ce moment de lecture privilégié. 

« À l'exception de celui des Lumineux, qui en possédait cinq, chaque ordre se composait de trois rangs : ceux capables d'exécuter des tâches que les machines ne savaient pas réaliser appartenaient au premier ; ceux en mesure de les surpasser relevaient du deuxième, et ceux dont le travail était de qualité équivalente au leur, du troisième. Quiconque était incapable de faire aussi bien qu'une machine, ou échouait au Grand Concours, qui déterminait l'ordre de chacun, devenait une Ombre. »
« Les lois proposées par le Conseil sont soumises aux Nimrodiens, qui élaborent, et votent également, toutes les autres. Le Conseil de la ville peut décider jusqu'à 3% des lois-alors appelées décrets. Tout acte légal est révisable. La société n'a pas de constitution, prétendue loi fondamentale que l'on accuse, selon le mot de la penseuse Thècle, très goûtée à Nimrod, d' "enfermer les enfants dans les rêveries glacées des morts. » 

«- Il y a trop d'obligations à Nimrod. Proposer des lois, les décider... C'est souvent ennuyeux. Je sais que "cet ennui, c'est le prix de notre liberté", comme dit cette bonne vieille Thècle. Mais on peut mieux faire. Les discussions en assemblées locales ne sont pas toujours utiles. Les gens parlent plus facilement d'affaires publiques près des Torches ou dans les tavernes. »

« - [...] Il y a de la nervosité à Nimrod. Surtout du côté des Luminés de troisième rang. Pour les gens comme moi, ça va encore. 
- Qu'entendez-vous par "les gens comme vous"? 
- Ceux qui font ce dont les machines sont totalement incapables, là où il y a besoin d'humain, de sentiments. On ne se sent pas trop menacés, pas vrai ? Mais ceux qui font juste aussi bien qu'elles, ou même seulement un peu mieux. Là, il y a un vrai risque. »
« - Je hais les gens qui souffrent d'une soif inavouable de reconnaissance. [...]
Cette foutue gratitude à laquelle ils aspirent à en mourir, ils n'hésitent pas à se tourner vers des êtres plus en souffrance qu'eux pour la leur extorquer par les soins qu'ils leur prodiguent. Par exemple, les réfugiés des colonies mises au pas... on voit ce genre de sales gens militer pour eux, parce qu'ils savent que ces losers ne les contrediront pas, qu'ils les regarderont avec des yeux pleins d'une soumission animale. Il ne faudrait surtout pas leur donner les moyens de s'organiser eux-mêmes. Ça non ! Oh ! Oh ! Mais les bêtes, les vraies bêtes, dans le genre, c'est le must... ça ne proteste pas, ça se laisse tirer d'affaire. Oh ! Oh ! Jéza est ce type d'héroïnes lâches. Je préfère les vrais salauds, ceux qui font le mal en toute franchise, plutôt que des filles comme elle, qui se mettent en quête de malheureux et leur répètent : « C'est affreux ce qui t'arrive, attends, je vais t'aider, mon pauvre chéri. Tu n'as pas mal ? Mais si, cherche bien. Juste là ! » »

«   [...] il faut canaliser ce qui fait basculer le monde d'ère en ère, le pousse hors de ses gonds : la violence. Nous commémorons les actions qu'elle inspire. Nous aimons les histoires dont elle est l'héroïne, nous nous repaissons follement des blessures qu'elle inflige. Mais un jour, de nouveau, le démon passe des contes à la vie. Imposons aux Nimrodiens un bain glacé pour soigner une bonne fois leurs ardeurs. Alors, d'eux-mêmes, ils déverseront la potion amère de la violence dans les égouts de l'histoire. »

« La violence mesure l'imperfection des lois. »

« Certains cherchent à dominer même par la bienveillance. Ceux qui disent vouloir le pouvoir pour le bien désirent souvent le contraire : faire le bien pour avoir le pouvoir. Celui qui éprouve sincèrement l'indignation contre tout ce qui place quiconque au-dessus des autres peut rendre un grand service à l'humanité. »

Quatrième de couverture

Dans un lointain futur, la ville de Nimrod ne survit que grâce à l'énergie vitale du feu. En apparence, c'est un modèle de démocratie où les citoyens élaborent et votent les lois en toute transparence. Mais le feu, qui alimente la cité et la protège de créatures menaçantes, reste un secret jalousement gardé. L'étrange disparition d'un jeune homme, la multiplication des vols de torches et l'apparition d'un énigmatique graffiti contestataire vont changer la donne. Cham, enquêteur, doit faire toute la lumière sur ces événements aussi mystérieux qu'inhabituels. Entre science-fiction, thriller et anticipation écologico-politique, ce roman à l'imaginaire débordant nous plonge dans un univers atemporel qui interroge en creux les failles et les faux-semblants des sociétés démocratiques.
 
Éditions Julliard,  avril 2021
254 pages

samedi 23 avril 2022

Nous, Louis, Roi ★★★★☆ de Eve De Castro

Eve De Castro convie le lecteur dans l'intimité des derniers jours du Roi Soleil, et c'est magique, d'une efficacité redoutable ! Louis XIV se raconte pendant ses dix-sept derniers et ses dix-sept dernières nuits, il nous raconte son calvaire depuis que le mal le ronge. Stoppé net dans son élan, alité, le monarque absolu, tout à coup bien seul, se livre, se souvient du meilleur comme du pire de son règne, se confie sur ses amours, Marie Mancini, Montespan, Maintenon ..., sur sa faim de grandeur, sur ses conquêtes, sur son incroyable discipline de vie, évoque Lully, Le Nôtre, se repent. 
Le Roi mis à nu, c'est l'homme qui transparaît. Et la gloire, le faste semblent alors bien futiles...
Une bien belle et émouvante façon de parler de ce Roi. 

« Le cinq septembre prochain, j'aurai soixante-dix-sept ans. Mes ennemis ont parié que je ne passerai pas la fin du mois d'août. Ils piaffent aux frontières du royaume et au seuil de ma chambre. Parce que j'ai considérablement maigri, parce que je marche avec un bâton, ils se croient sûrs de leur fait. Ils ne mesurent pas quelle passion m'habite. »

« Mon Dieu, donnez-moi la force de vouloir plus que que ne peux.
Mon heure viendra quand je le déciderai.
Ainsi soit-il. »

« Mon ennemie sait-elle combien de sièges j'ai menés, combien de citadelles j'ai emportées ? J'étais conseillé par mes généraux, mais les décisions me revenaient. Je ne me souviens pas de la peur, seulement de l'exaltation. Le désir forcené de prouver mon mérite. D'apprendre ce qu'est la guerre et comment on la gagne. En Flandre, lors de ma première campagne, un boulet est tombé contre l'épaule de mon cheval. Une salve a emporté mon chapeau et le bras de l'enseigne qui se trouvait derrière moi. Je portais cuirasse de buffle, mon teint se boucanait, je galopais au milieu de mes troupes. Ceux que la mort épargne se sentent infiniment vivants. Il y a une griserie, une allégresse du champ de bataille. J'allais dans l'odeur de la poudre, du sang frais, des viscères, mais rien ne me dégoûtait. Je posais les yeux sur des blessures atroces, mais l'éclat de la victoire proche m'éblouissait, je ne voyais ni les ventres ouverts, ni les visages arrachés. La guerre est une horreur nécessaire, et quand elle est menée comme je la menais, elle ne manquait pas de grandeur. J'essayais de lui donner, à défaut de beauté, du panache. La plume à nos chapeaux était toujours fraîche, un peintre nous suivait pour fixer sur la toile l'agencement de nos sièges, et ma musique accompagnait chacun de nos mouvements. Officiers et soldats marchaient au son des violons, ils chargeaient de même, et, le soir, les airs de Lully couvraient les gémissements des blessés. [...]
C'est sous une tente, au camp de La Fère-en-Tardenois, que j'ai triomphé de la belle femme du royaume. Françoise de Rochechouart de Mortemart, marquise Montespan, servait comme fille d'honneur à la reine, qui tenait sa bonté et sa vertu en haute estime. En fait de bonté, la dame avait le talent d'assassiner autrui en une phrase, et sur la balance se vertu pesait moins que son ambition. Je me méfiais des précieuses, des arrogantes, dans les premiers temps j'avais trouvé son esprit trop brillant et craint de manquer de repartie. Conforté par mes conquêtes, je n'ai plus considéré que ses seins. Elle était marié à un bouillant Gascon qui lui avait déjà faut deux enfants. Je me suis promis de récompenser le marquis en proportion des plaisirs dont j'allais le priver, et j'ai joui de la marquise comme je jouissais de la guerre, avec une fougue à laquelle rien ne pouvait résister. 
Mon soleil se levait.
Quand il s'est ancré au zénith, j'ai fait peindre mes conquêtes sur les plafonds de Versailles afin que les visiteurs de toutes conditions et de toutes nations connaissent le roi que Dieu a donné à la France. 
Dieu, soutenu par ma volonté et par ma passion.
Personne ne peindra mon combat d'aujourd'hui, pourtant c'est le plus rude de ceux qu'il m'a fallu mener.
Le plus hasardeux. »

« Il y a dix ans, j'ai demandé à Antoine Benoist une image de moi en relief, cire pour le visage, verre pour les yeux, vrais cheveux gris pour la perruque, soie, dentelles et velours pour le vêtement. Le résultat n'est pas flatteur, mais il est vrai. Je reconnais ce que mes traits sont devenus et l'autorité qui s'en dégage. Je ne suis plus beau, pourtant en regardant mon profil on voit que je suis roi. Cela suffit. »

« Jean-Baptiste Lully a vingt ans, l'oeil noir, un accent cocasse et beaucoup de finesse. Il se fait main pour que je m'y appuie, souffle quand le mien s'épuise, aiguillon pour piquer mon orgueil. Très vite, il me devient précieux. Il le devine, et parce qu'il brûle d'ambition, il s'ingénie à se rendre indispensable. Il me dit que je serai l'astre de ce siècle. Je le crois. Il me dit qu'après le Petit-Bourbon, je brillerai sur un théâtre si large que la France, l'Europe, le monde n'auront d'yeux que pour moi. Je le crois. Il rêve que mon soleil se lève pour en être éclairé. J'ai la faiblesse de croire qu'il veut aussi que je sois content, juste content de moi.
Quand je parais sur scène, je le suis. Les mots que je prononce reflètent ce que je pense lorsque d'autres pérorent et que moi, je me tais.
Je dans un Curieux avec Beauchamp qui est le plus grand de nos danseurs. Je déclare : « Je voudrais tout savoir, je voudrais tout connaître, rien  n'échappe à mes yeux », et ce faisant je comprends combien cela est vrai. 
Je danse costumé en soleil, avec un justaucorps doré et des rayons en auréole autour de mes cheveux. Je clame : « Sur la cime des monts commençant d'éclairer, je commence déjà à me faire admirer », et je sens que ma place bientôt ne sera plus sous le boisseau, mais au point où convergent les regards, les espoirs. »

« Je n'ai pas rempli ma mission auprès de mes sujets. Au lieu de les ménager, je leur ai fait porter la charge de ma gloire. Quand la sécheresse a ruiné les récoltes j'ai vidé mes greniers, pour financer mes dernières campagnes j'ai fondu mon mobilier d'argent, mais le souci de ma renommée est passé avant celui de leur bonheur, et ma faim de grandeur a mis les petites gens à genoux.
De cela plus que tout, je me repens. »
« Ma peau de souverain se détache.
Je n'imaginais pas que cela fût possible.
Bientôt je ne serai plus que Louis.
Mon père et ma mère m'ont nommé ainsi.
Louis Dieudonné.

J'ai toujours ouï dire qu'il était difficile de se résoudre à la mort. Maintenant que je suis sur le point de ce moment si redoutable aux hommes, je ne trouve pas que cette résolution soit très pénible à prendre.
Françoise m'explique que mourir coûte lorsqu'on a de l'attachement aux créatures, de la haine dans le coeur, des restitutions à faire.
Je crois n'avoir jamais haï. La haine naît du sentiment d'injustice, de dépossession, d'humiliation, d'impuissance. J'ai été celui qui rendait la justice, celui qui rendait la justice, celui qui ravissait la femme et les terres d'autrui, celui qu'on vénérait à l'égal d'une déité, celui qui pouvait tout. Dieu m'a mis le genou en terre quand il a décimé ma famille et coalisé l'Europe contre moi. Je me suis relevé du mieux que j'ai pu. Je ne lui en ai pas voulu.
En tant que particulier je ne dois rien à personne. Pour ce que je dois au royaume, j'en ai fait l'examen en mon âme et conscience, et j'espère en la miséricorde divine. »

« Je ne crois pas qu'elle ait aimé la cour. Elle avait ensemble trop de fierté, trop de sincérité et trop d'humilité pour se plaire là où tout n'est qu'égoïsme et vanité. De surcroît elle répugne à se contraindre et ici, comme l'écrit Madame, il faut naître et périr en symétrie. Si son confesseur ne lui avait commandé de travailler à mon salut, elle ne m'aurait pas épousé. »

Quatrième de couverture

20 août 1715. Devant le bassin de Latone, dans le fauteuil à roues qu’il ne quitte plus, Louis XIV jette de la brioche à ses carpes. Ces poissons dorés sont immortels, l’émissaire du Japon le lui a juré. Pour la première fois, il songe qu’ils lui survivront. Les médecins ont diagnostiqué une sciatique, ils ne parlent pas de gangrène, mais au fond de lui, Louis sait. Le compte à rebours a commencé. Il lui reste dix-sept jours. Dix-sept jours pour faire le bilan. Solder les comptes. Avec les hommes. Avec Dieu.

« Je voudrais m’assoupir et qu’au réveil, un baiser chasse le cauchemar. Ma nourrice faisait cela. Plus tard, d’autres lèvres sont venues distraire d’autres frayeurs. D’autres chagrins. Le baiser des femmes et un contrepoison puissant. »

Éditions de L'Iconoclaste , août 2015
219 pages

lundi 18 avril 2022

Furies de Julie Ruocco ★★★★★♥

On assiste impuissant à un monde qui s'épuise, s'écroule, un monde englouti, à l'agonie, un monde qui fait face à l'indifférence du reste du monde. 
« Comment un pays pouvait-il se transformer en charnier dans l'indifférence des nations ? La révolution n'avait-elle pas eu lieu ? Ne s'étaient-ils pas révélés dans toute leur force, dans tout leur courage ? Ils avaient appelé le monde et le monde n'avait pas répondu. »
C'est déchirant. Se plonger dans ce livre c'est "accepter cette dépossession lente et brutale de soi qui s'ouvre comme un gouffre dans le coeur".

Des phrases merveilleusement agencées, des mots judicieusement choisis, des tournures si poétiques, des enchaînements d'images souvent sombres qui apportent leur lot de frissons, d'angoisses, de tristesses, de pertes, de violences, d'enfers, de courage et de force aussi... qui m'ont laissée coite, qui m'ont torturé l'esprit, qui m'ont fait pleurer. Une parole, à la fois sublime et impuissante, qui à l'instar de celle de la protagoniste, Taym, ouvre un gouffre. La souffrance de tout un peuple qui a respiré l'air vicié des combats nous explose à la gueule. 
Touchée en plein coeur. À se pencher sur un charnier, difficile d'en ressortir indemne. Meurtrie, je ressors de cette lecture. Quand l'enfer s'ouvre sous nos pieds, on n'avance plus, on ne marche plus, on est anéanti. L'espoir, heureusement, tend sa main, et frôle tout un peuple d'une douce et tendre caresse. L'amour aide aussi. Mais quand bien même, c'est le cri de la terreur que l'on entend. 
Asim, pompier devenu fossoyeur, et Bérénice ,archéologue, qui par une coïncidence, sous nos yeux se rencontrent. Tous deux tangueront au bord du vide. 
L'Histoire a ses égouts. Les petites histoires que logent "Furies" narrent la poisseuse réalité de la guerre.  Nécessaires. Dures. 
Un récit de guerre profondément humain. Un bel hommage à ceux qui tentent de tromper le destin, à ceux qui s'engagent corps et âmes pour la justice, ceux qui luttent contre le silence et l'oubli. Pour la mémoire.
« Cet horizon de gravats avait permis à d'étranges drapeaux de pousser dans la nuit. Comme si, à force de labourer la terre pour y planter des cadavres, le régime de Bachar avait fait de son pays un terreau parfait pour la fin du monde. C'est là que des hommes en noir, pour beaucoup avec des accents étrangers, étaient arrivés. En plus de leurs armes flambant neuves et de leur barbe sale, ils avaient emmené un dieu sauvage que l'on connaissait mal. Rapidement, ils s'étaient approprié tout ce qu'il restait. Leurs pensées cannibales avaient été édictées en lois et comme si l'horreur passée ne suffisait pas, ils avaient recouvert les crimes de l'État avec les leurs. »

« Son père lui répétait tout le temps qu’il suffisait d‘un rien pour faire un destin, et que tous demeuraient interchangeables. »

« D'abord, elle n'avait pas réagi, c'était comme rater une marche dans le noir ou rêver que l'on se réveille. On essaie de se reprendre, sauf qu'à cet instant, la chute n'a pas de fin. On ne saisit pas, on n'entend plus rien. Les noms et les parfums vous parviennent comme à travers une brume. C'était la couleur de son deuil. Celui d'un homme qu'elle avait aimé sans le connaître. Celui d'un pays qu'il avait porté en lui comme une blessure. Était-il kurde, turc, ou syrien ? Son père ne lui avait jamais rien dit et il était mort sans qu'elle puisse le lui demander vraiment. Qui était-il , ce passionné d'art et d'histoire qui avait si bien tu la sienne ? Un simple immigré ? Un amoureux des Lumières et de la littérature française ? À la fin, il était devenu professeur de français. Remplaçant. C'était sa fierté, lui qui récitait des alexandrins avec un accent improbable. »

« Bérénice [...]. Elle aimait creuser. En tant que déracinée, elle nourrissait une étrange rancune à l'égard de la terre. L'ouvrir pour lui arracher ses mystères, avoir accès à un passé qu'on lui avait refusé. »

« Elle savait à présent, elle savait qu'à l'autre bout de sa vie, son père avait pris cette même décision. Fini de tamiser les sables du temps, elle acceptait tout ce qui était perdu et ne serait jamais retrouvé, elle acceptait l'oubli et le deuil, le silence et la perte. Elle acceptait de laisser les objets et les corps reposer dans la terre pourvu que l'enfant qu'elle tenait ne s'évapore pas. »
« Il n'y avait plus de passants, que des ombres errant dans un labyrinthe sans issues. La ville s'était transformée en plaie ouverte sur les enfers. Comme si on venait de retrouver la terre avec une pelle immense. Oui, ça devait être ça. L'humanité avait été labourée par la guerre et toutes le chairs mélangées fumaient d'une même vapeur. Asim ne savait plus très bien comment tout cela avait commencé. Comment, de pompier, il était devenu fossoyeur. Sa seule certitude était que le sol déborderait bientôt et que si ça continuait, ils marcheraient sur un fumier de corps où plus personne ne pourrait distinguer le bourreau de la victime, le lâche du courageux. 
Son monde s'épuisait, il avait vu ceux avec qui il avait grandi convulser dans la poussière. »

« Les écoles avaient fermé à cause des fanatiques ou des bombes. Le gaz, ça faisait longtemps qu’il n’y en avait plus. Les maisons étaient glacées par le manque de tout. Les jours s’étiraient dans la suie et la faim. Quant à lui, tout ce qu’il pouvait dire ou penser avait été sali par la fatalité de la guerre. »

« Ce sentiment curieux pour un homme d'avoir une soeur, Asim en était rempli. La joie presque animale qu'il prenait à reconnaître le sang qui palpitait bien vivant dans ses veines, de savoir qu'il le partageait, qu'il était sien sans qu'il le possède. Toutes ces années, il s'était contenter de la veiller. Pas comme les autres. Ceux qui enferment, chiffrent les réputations et négocient l'honneur. Ceux-là n'ont pas de soeurs, à peine des servantes. Asim, lui, tenait de son père la sagesse secrète, la certitude que ceux qui réclament l'obéissance des femmes ne mériteraient jamais leur amour. C'était le seul cadeau qu'il lui avait fait avant de disparaître et il lui en était reconnaissant. Grâce à cela, il était libre. Libre de veiller Taym simplement parce qu'il l'aimait. Ce lien s'était développé en même temps qu'eux. Petits déjà, ils avaient eu l'instinct de s'apprivoiser au-delà de leur différence. Asim ne s'était plus jamais senti seul. Il avait eu quelqu'un pour porter ses espérance et partager ses secrets. Plus que tout, il était heureux de la savoir à sa place dans une époque qui exigeait que l'on se batte pour la faire advenir. »

« Les nuits étaient de plus en plus longues. Elles le seraient toujours, pensait-il. C'est ce qui arrive quand le ciel est vide et que l'Enfer déborde. Les hommes n'étaient plus l'échelle de leur propre malheur et lui-même avait perdu le compte des morts à force de les enterrer. »

« L'humanité se regardait tituber dans la cendre mais il n'y avait personne pour lui venir en aide. Comme si le monde avait accepté qu'ici les vies s'abîment sans réellement advenir. De plus en plus souvent, la colère prenait sur le pas sur le désespoir. Comment un pays pouvait-il se transformer en charnier dans l'indifférence des nations ? La révolution n'avait-elle pas eu lieu ? Ne s'étaient-ils pas révélés dans toute leur force, dans tout leur courage ? Ils avaient appelé le monde et le monde n'avait pas répondu.»

« C'était comme si la barbarie et l'aveuglement des hommes devaient les punir de leur espoir, purger la terre des générations qui avaient osé se révolter. Pour les régimes meurtriers, l'homme qui a goûté à la liberté est plus dangereux que le chien qui a goûté au sang. C'était la vieille loi. Et du fond de leur folie, les anciennes puissances avaient pressenti qu'il n'y avait pas de retour possible. Les replonger dans le sommeil de la peur ne suffisait plus, il fallait les exterminer. Noyer dans le sang la beauté de ces heures. Enterrer les images de tout un peuple qui se relève et fait de l'avenir son combat. Asim gardait en lui le souvenir des premiers rassemblements : un rêve, la trace à la fois nette et lointaine s'un miracle interdit. L'histoire est amère pensait-il, elle a ses sursauts, son ironie. Mais elle avait aussi son insolence et ses moments de grâce. »

« Asim repensait aux paroles tamisées par l'histoire, aux visages éclairées et résolus qui les entouraient. 
Les gens avaient applaudi et lui la regardait brandir l'avenir, soulagé d'appartenir au même monde et à ce qu'ils pourraient en faire ensemble. En ce temps-là, tout étaient encore possible. Il y avait cru, il avait dansé, espéré de toutes ses forces. Aujourd'hui, il songeait avec amertume à toute cette lumière. Son peuple s'était levé mais le monde était resté assis. Les autres, pensait-il, aurait pu au moins les regarder. Rien que pour partager leur joie et leur innocence. Rien parce que tout, absolument tout, allait se résorber dans l'atrocité mais qu'ils ne le savaient pas encore. À cette époque, ils commençaient à peine à entrevoir que l'espoir était fragile et qu'il faudrait faire face à l'horreur de la faiblesse humaine. »

« Il n'imaginait pas qu'un gouvernant puisse faire le pari du chaos contre son peuple. Miser sur la déstabilisation des voisins, la porosité des peurs, la folie collective. "Il est traitre, celui qui tue son peuple !", ce slogan Asim l'avait martelé, il l'avait chanté toute la nuit. »

« - Ces enfoirés, ils se concentrent sur des étudiants qui offrent des fleurs aux soldats. Ceux qui lancent des ponts entre les groupes sont les menaces les plus tangibles pour ce système. Assad et ses chabiha* se savent impuissants si la violence disparaît. C'est pour ça qu'ils veulent nous emmener sur leur terrain. Si on cède, il n'y aura plus de retour. On se fera écraser de l'intérieur. »
À l'origine, gangs mafieux, milices civiles armées agissant pour le gouvernement du partie Baas syrien, dirigé par les familles de Bachar-Assad.

« Cet horizon de gravats avait permis à d'étranges drapeaux de pousser dans la nuit. Comme si, à force de labourer la terre pour y planter des cadavres, le régime de Bachar avait fait de son pays un terreau parfait pour la fin du monde. C'est là que des hommes en noir, pour beaucoup avec des accents étrangers, étaient arrivés. En plus de leurs armes flambant neuves et de leur barbe sale, ils avaient emmené un dieu sauvage que l'on connaissait mal. Rapidement, ils s'étaient approprié tout ce qu'il restait. Leurs pensées cannibales avaient été édictées en lois et comme si l'horreur passée ne suffisait pas, ils avaient recouvert les crimes de l'État avec les leurs. »

« - Si les Syriens ont des raisons de se révolter contre la dictature, sois certain que les Syriennes en ont dix fois plus ! »

« - L'émir l'a laissée à ses hommes qui se la sont disputée jusqu'à ce que l'un d'entre eux l'égorge : "L'objet de discorde entre les frères doit être exterminé." C'est ce qu'il a dit, "car il contrarie les desseins d'Allah". »

« Son peuple s'était levé mais le monde était resté assis. »
« "L'âme ne sait pas tout ce que le corps peut." Le vieux Spinoza avait raison, pensait Bérénice. Il y a des forces qui rendent la réalité plus limpide que le rêve. »

« L'enfer lui avait coupé les paupières et il jetait sur tout des yeux de revenant. »

« Sa perte était un crime permanent, un scandale renouvelé toutes les heures qui les éloignait toujours un peu plus de la paix. Comment pouvait-il y avoir reconstruction après ça ? Comment se rassembler et au nom de quoi ? Chacun s'était perdu dans son enfer personnel, il n'y avait plus de communion possible hormis dans la terreur. Quelque chose avait débrayé dans l'histoire. Tout était disproportionné, tordu. Même les bombes avaient été remplacées par des engins capables de creuser le sol avant d'exploser. Les soumettre ne suffisait pas. Il leur fallait atteindre les survivants dans les caves, les familles qui ne pouvaient pas abandonner leurs terres et ceux qui résistaient encore. Ça continuerait [...]. Ça continuerait jusqu'au bout de la nuit, jusqu'à ce qu'il ne subsiste plus rien dans ce pays que la résignation des abattoirs, le silence des cimetières. »

« Depuis le début des conflits, combien de morts ? À quelle fréquence ? Est-ce que l'on pouvait faire une moyenne de tous les corps calcinés, battus, écrasés, fusillés, égorgés, pendus ? Combien de morts par minute ? Pendant combien de temps ? Combien fallait-il de jours pour venir à bout d'un peuple ? D'un pays ? Cinq ans ? Dix ans ? Une, deux générations ? Encore combien de morts jusqu'à la fin ? Quand est-ce que ça finirait ? Est-ce qu'il y aurait un signal pour que tout s'arrête ? À quoi ressemblerait-il ? Un drapeau ? Un oiseau peut-être ? Quand la paix arriverait enfin, y aurait-il encore quelqu'un capable de reconnaître sa couleur ? De se souvenir de ce qu'il faudrait dire ? Qu'est-ce que l'on ferait de tous les morts ? La même chose ou chaque fois des discours différents ? D'ailleurs, est-ce que toutes les morts se valaient ? Y avait-il des morts utiles ? Des morts qui accéléraient la fin du conflit ou d'autres, au contraire, qui le ralentissaient ? [...] Aucune mort n'avait de sens. Aucune ne pourrait abréger la guerre, ne serait-ce qu'une seconde, alors à quoi bon ? Pourquoi un tel acharnement à tuer ? Partout, les habilitations devenaient des tombeaux. En moins de d'une minute, des familles entières étaient englouties et il ne restait plus personne pour les enterrer. En tuant les enfants avec leurs parents, la guerre privait tout le monde de pleurs et de sépultures. Bientôt, il ne resterait plus personne pour se souvenir qu'un tel ou un autre avait vécu. La chaîne des générations avait été brisée, sa mémoire s'évaporait par toutes les fenêtres, par tous les pores du pays. À ce rythme, il n'y aurait bientôt plus de vivants sur la terre, à peine des vestiges. Inéluctablement, leur chair allait changer de nature, leur corps prendrait un autre nom, il n'y a aurait plus de langue, plus de visage. Juste une tache grasse sur de la poussière. »

« Sous le ciel sans tain, Asim gravait des dates, des noms de famille, des lieux de naissance parfois. [...] Le retournement fut complet et monstrueux : après avoir oblitéré pendant longtemps ceux qui étaient partis, il avait fait de la disparition et de la perte l'unique grammaire de sa pensée. Il parlait la langue des morts, des évanescents, et il réorganisait la réalité autour du trou de leur absence. Heure après heure, il avançait dans ce tunnel, avec la lourdeur des dormeurs qui se retournent dans la chaleur épaisse de leurs draps. Il se recroquevillait dans sa folie hypermnésique comme dans un cocon. La voix des vivants devenait lointaine, un bruit d'eau qui l'atteignait à peine pendant qu'il creusait les décombres pour en extraire et identifier les cadavres. »

« Il ne s'adressait plus à cette génération mais à celles d'après, aux fous qui viendraient faire l'archéologie de l'horreur. Ce seront d'autres humains, [...] une fois que le monde aura fini de s'entretuer et qu'il ne restera plus rien. Qu'on aura enterré le dernier enfant qui a vécu pendant la guerre, que plus aucun vivant n'aura respiré l'air vicié des combats. Alors ils viendront et rouvriront les charniers avec un air étonné. Il s'imaginait presque avec délice leur surprise, l'innocence décalée de leurs questions. Quelle sera leur thèse devant tant de corps enchevêtrés ? Une épidémie ? Un sacrifice ? Les guerres auront disparu depuis longtemps et ils contempleront les restes de leurs ancêtres du haut de leur civilisation toute fraîche en se demandant comment ils avaient pu en arriver là.  [...] "Aux frères d'après, ne nous jugez pas trop durement, nous avons essayé. Ceux que vous voyez sont morts en essayant." »
« Comme c'était étrange. Tous les deux avaient creusé la terre, l'un pour ensevelir, l'autre pour révéler. Et puis quelque chose dans l'histoire s'était accéléré et ils se retrouvaient maintenant face à face, comme si les siècles qui auraient normalement dû séparer leurs tâches s'étaient contractés d'un seul coup et les aveint réunis dans un repli du temps. L'archéologue et le fossoyeur pouvaient se regarder, se confronter. Il leur venait à tous les deux des questions absurdes qui n'appelaient pas de réponses. Bien sûr, il restait toujours la part intransmissible, celle qui faisait baisser les yeux et se perdre dans le vide. Il y a une vérité personnelle du malheur qu'il faut respecter. »

« - Certains pensent que nous nous battons pour la terre. C'est faux. La terre nous appartient déjà, elle nous a été donnée par l'histoire, elle est nôtre par le sang versé, par tout ce que nous y avons planté. Nous ne battons pas non plus pour un drapeau, encore moins pour une religion. Les fous que l'on affronte sont une assez belle preuve de ce qu'il arrive lorsque la raison se soumet devant l'inhumain. Daech n'est que le visage grimaçant de ce qui s'est longtemps perpétué dans l'ombre. »

« - [...] Ici, c'est la Turquie et de l'autre il y a Daech et Assad. Nous, on est au milieu. Même si nous sommes victorieux partout, notre armée dansera toujours au bord du vide. »

Quatrième de couverture

En mission à la frontière turque, Bérénice, archéologue française dévoyée en receleuse d'antiquités, se heurte à l'expérience de la guerre. Dans la convulsion des événements, elle recueille la fille d'une réfugiée, et fait la rencontre d'Asim, pompier syrien devenu fossoyeur. Poussé par l'avènement de l'État islamique, ce dernier s'est exilé en Turquie, où il fabrique de faux passeports. Aux morts enterrés dans son pays, il tente de redonner vie par la résurrection de leurs noms. La grandeur de sa tâche est à la mesure de sa folie. Celle de maintenir une mémoire vive, au moment même de son effondrement. Cette cause, qui perdure au-delà du seul pari individuel, les mènera jusqu'au Rojava, sur la trace des guerrières peshmergas et de leur combat pour la liberté.
Entre ce que Bérénice déterre et ce qu'Asim ensevelit, il y a l'élan d'un peuple qui se lève et qui a cru dans sa révolution. Quand les événements s'emballent et qu'ils contractent les existences, seules les coïncidences peuvent retisser ce qui a été défait par la guerre.
Sondant notre histoire contemporaine à la recherche des Furies antiques, le roman de Julie Ruocco rend un hommage puissant aux femmes qui ont fait les révolutions arabes, et à leur quête de justice.

Âgée de vingt-huit ans, Julie Ruocco, ancienne étudiante en lettres et diplômée en sciences politiques, travaille au Parlement européen. Passionnée par les cultures numériques, elle a publié un ouvrage de philosophie : Et si jouer était un art ? Notre subjectivité esthétique à l'épreuve du jeu vidéo (L'Harmattan, 2016). Furies est son premier roman.

Éditions Actes Sud, août 2021
283 pages
Prix « Envoyé par La Poste » - 2021
Prix du jury des Jeunes Romanciers - 2021
Prix de la librairie Millepages - 2021

mercredi 13 avril 2022

Monsieur Faustini part en voyage ★★★☆☆ de Wolfgang Hermann


Drôle de lecture. De celle qui peut nous laisser au bord de la route comme nous prendre dans ses filets.
J'ai aimé déambuler avec Monsieur Faustini, j'ai aimé le suivre dans ses pérégrinations et ses cocasses réflexions. Un émouvant personnage un peu simplet au premier abord mais qui gagne en profondeur au fur et à mesure de ses aventures.
« [...]  ce n’est qu’en nous détachant des biens de ce monde que nous jetons bas notre fardeau, et que de tout autres chemins s’ouvrent à nous. »
À lire comme on irait marcher en forêt, comme on partirait en voyage, pour remplir cet instant de vide, le dépouiller de tout sens, pour ralentir le rythme, s'oxygéner d'air respirable, laisser ses pensées vagabonder, s'émerveiller d'un rien. Une lecture teintée de burlesque et d'humour, et beaucoup de tendresse, qui fait réfléchir. Pour moi, c'est une lecture qui fait sens. 
« Au loin le lac était piqueté de voiles blanches. Le souffle qui montait de ses eaux d'un bleu profond lui effleurait le visage avec force qu'il se sentit comme suffoqué de bonheur. M. Faustini pressentait confusément que se cachait derrière le mot voyage, pour anodin qu'il fût, une succession sans fin d'impressions propres à soulever le coeur, et susceptibles de vous procurer des sensations fortes comme vous n'en aviez jamais connu encore. »

« [...] il devait rester l'homme qu'il avait toujours été. Et puisque plus personne, de nos jours, n'avait le privilège de jouir en toute quiétude de ses heures d'oisiveté - car enfin qui disait temps libre disait loisirs, et qui disait loisirs disait enfourcher une bicyclette, courir ventre à terre à la salle de remise en forme, partir à l'assaut des montagnes, s'ébattre dans les vagues jusqu'à un âge très avancé - et même, pourquoi pas, jugeait M. Faustini, le droit à l'ennui. »
« La malice dont avait su faire preuve cet homme soulevait l'admiration de M. Faustini. La palette de ses dons laissait pantois. Non seulement il était expert en matière d'art, mais il avait eu la faculté de rendre son discours à ce point impénétrable à ses auditeurs que ceux-ci avaient pu accéder pleinement aux joies du non-savoir. Car c'était à seule fin de goûter celles-ci qu'ils couraient les expositions. Des soirées comme celle qu'ils venaient de connaître étaient en grande vogue parmi eux. Où pouvait-on éprouver avec une si profonde intensité, sinon en ces lieux, le plaisir consistant à ne comprendre goutte à ce dont il était question, sans en être autrement blessé, car aussi bien il n'était ici question de rien. Et c'est tout pénétrés de néant qu'ils s'en retournaient alors, le pas léger, chez eux, où ils seraient en revanche immanquablement confrontés à des choses qu'il ne leur serait pas permis de ne pas comprendre .»
« Seuls les espaces intermédiaires avaient une dimension. Ils nous frayaient un chemin vers un temps accompli. Aujourd'hui, tout était sommé de faire sens. Mais dans la marche à pied, dans la lenteur cahotante d'un trajet en autocar, et par-dessus tout dans l'attente, les choses se dépouillaient de leur sens comme les feuilles mortes tombent des arbres. De nos jours, tout était lesté de sens, et il s'agissait de s'affranchir de cette pesanteur. Le sens était produit par la vitesse, qui paraissait être devenue une valeur en soi. Qui disait vitesse, disait avant toute chose turn-over accéléré des marchandises. Et qui disait turn-over accéléré des marchandises, disait avant toute chose réduction drastique de l'air respirable. Dès lors que le moindre souffle d'air nous était compté, nos vies se ratatinaient peu à peu, bientôt comme écrasées sous les roues de nos Audi et de nos BMW flambant neuves. Le Sens, tel était le flux qui pulsait dans la courbe de nos vies, jusqu'à l'instant où chacun d'entre nous finissait par tourner en rond, cavalant à la recherche de lui-même. Cette fuite éperdue survenait quand plus rien ne coulait de source, le moindre temps mort éradiqué, quand toute signification était perdue à elle-même. Plus rien n'allait de soi, chaque lacune devait être à tout prix comblées par des bâtiments, avant d'être intégrées à la circulation générale des marchandises et des fonds, les dernières prairies anciennes de la vallée du Rhin, qu'il venait justement de laisser derrière lui, avec leurs pommiers et leurs cabanes ne planches. M. Faustini se perdait en digressions, c'était incontestable. Mais n'était-ce pas le privilège du voyageur que de vagabonder par la pensée ? Le voyage, n'était-il pas, avec l'attente, l'une des dernières possibilités de laisser son esprit battre la campagne ? L'attente faisait aujourd'hui figure de temps mort, elle n'était qu'un vide à combler. Déjà, d'un trait de crayon rageur, on faisait un sort à ces lacunes de l'espace et du temps. M. Faustini, calé dans son siège, s'abandonnait à l'attente, avec la certitude d'avoir la pleine jouissance d'un bien précieux, d'un temps sans maître, d'un temps vacant, dont nul n'avait l'emploi, sinon lui. »

« Qui pouvait se vanter d'avoir le bonheur de se consacrer de tout son être au vide, comme il le faisait en cet instant, d'être un brigand qui accumulait en fraude des réserves de temps vacant, les couvait jalousement, s'en nourrissait jusqu'à la plus complète satiété ? »

« Au loin le lac était piqueté de voiles blanches. Le souffle qui montait de ses eaux d'un bleu profond lui effleurait le visage avec force qu'il se sentit comme suffoqué de bonheur. M. Faustini pressentait confusément que se cachait derrière le mot voyage, pour anodin qu'il fût, une succession sans fin d'impressions propres à soulever le coeur, et susceptibles de vous procurer des sensations fortes comme vous n'en aviez jamais connu encore. »

Quatrième de couverture

Monsieur Faustini habite Hörbranz, une petite bourgade sur les hauteurs du lac de Constance. Célibataire retraité, il vit seul avec son chat. Il porte depuis des années le même veston avec lequel il a fini par « ne plus faire qu’un », et qui est devenu « sa demeure, son repaire, sa carapace, sa livrée de paon ». De temps en temps, Monsieur Faustini prend l’autobus et se rend à Bregenz, la grande ville toute proche, où il se promène au bord du lac…

À cet antihéros esquissé avec une tendre ironie, l’auteur réserve des surprises propres à le déstabiliser de plus en plus, pour notre plus grand plaisir. Après l’avoir promené dans des décors autrichiens de carte postale et lui avoir fait endurer quelques péripéties de la vie de province, il va conduire Faustini très loin de son cher pays natal. Des émotions fortes le pousseront à abandonner son veston – autant dire, à perdre la tête. Le roman qui a commencé comme une satire de la banalité la plus absolue s’achève dans un étrange délire : Monsieur Faustini, qui se met à rêver d’Afrique, devient la proie de la fiction la plus débridée.

Lointain frère en miniature de l’illustre Faust, le Faustini de Wolfgang Hermann a tellement séduit les lecteurs que l’auteur en a fait le héros de toute une série de romans pleins de malice et de finesse.
Dans la littérature récente de langue allemande, peu de livres sont aussi divertissants que ce petit chef-d’œuvre d’humour et de fantaisie.

Éditions Verdier, août 2021
124 pages

samedi 9 avril 2022

Connemara ★★★★★ de Nicolas Mathieu

La nostalgie du passé. Des protagonistes au mitan de leur vie qui partent à recherche de jours meilleurs. L'amour a déserté leur couple. Les choix faits dans le passé, ont pris, subrepticement, la couleur de l'erreur. Et c'est l'échec qu'ils voient le plus souvent dans le reflet du miroir. 
Que l'on se retrouve ou non dans ce schéma, ce petit pavé est convaincant je trouve.
D'aucuns déploreront quelques longueurs. J'en fais partie. D'autres pourront reprocher une lecture un peu trop proche d'une réalité qui les entoure. Je me suis en effet reconnue dans certains traits, mais j'ai aimé lire cette proximité justement. Cela peut avoir ce petit effet rassurant de se sentir moins seuls, ou de se dire, que finalement, pour nous, ce n'est pas si mal ;-)
Rien à redire sur la plume. Tout aussi efficace que dans "Leurs enfants après eux". Il décrit cette France de l'entre-deux et parle des complexes, de l'intersectionnalité tellement bien ! Une écriture qui sonne incroyablement juste.
Les week-ends pluvieux ont du bon, bien entamé un soir de semaine, je l'ai dévoré le week-end dernier ! Parfait !
La nostalgie peut avoir beaucoup de charme, je trouve, quand elle nous pousse vers le bonheur. Quand elle nous donne envie d'en vivre encore et encore de ces bons moments. C'est à cela que j'ai pensé en refermant ce livre. La petite couche de baume qui fait un bien fou ! 

« Elle redécouvrait [...], comme pour la première fois, ce moment où un enfant sort de l'engourdissement du bas âge, quitte ses manières de bestiole avide et se met à raisonner, faire des blagues, sortir des trucs qui peuvent changer l'humeur d'un repas ou laisser les adultes bouche-bée. »

« [...] Lison la regardait avec un douloureux étonnement. Elle savait bien qu'une civilisation avait vécu avant le web, mais elle avait tendance à renvoyer cette période à des décennies sépia, quelque part entre le Pacte germano-soviétique et les premiers pas sur la Lune.
- Et si , pourtant, soupirait Hélène. J'ai eu mes résultats du bac sur 3615 EducNat, ou un truc du genre.
- Nan ? ... »

« Le temps était passé si vite. Du bac à la quarantaine, la vie d'Hélène avait pris le TGV pour l'abandonner un beau jour sur un quai dont il n'avait jamais été question, avec un corps changé, des valises sous les yeux, moins de tifs et plus de cul, des enfants à ses basques, un mec qui disait l'aimer et se défilait à chaque fois qu'il était question de faire une machine ou garder les gosses pendant une grève scolaire. Sur ce quai-là, les hommes ne se retournaient plus très souvent sur son passage. Et ces regards qu'elle leur reprochait jadis, qui n'étaient bien sûr pas la mesure de sa valeur, ils lui manquaient malgré tout. Tout avait changé en claquement de doigts. »

« Ce soir-là, il tomba sur Les Lacs du Connemara et revit sa mère dans son tablier à fleurs, occupée à écosser les petits pois un dimanche matin, Sardou à la radio pendant qu'il dessinait un château fort, et le printemps par la fenêtre. Puis le mariage de sa cousine, quand il avait vomi derrière la salle des fêtes, une méchante cravate nouée autour de la tête, colorent la terre, les lacs, les rivières. Son père l'avait ramené à l'aube et, au feu rouge, lui avait dit tu fais le grand 8 on dirait. À vingt ans, le même Tam tatam tatatatatam dans une boîte de nuit située aux abords de Charmes, la fumée des Marlboro et Charlie dans l'éclat brumeux des lumières rose et bleu, avant de retrouver le froid piquant des parkings et le retour mortel des voies rapides. Dix ans plus tard au bistrot, sept heures du matin et la voix en sourdine du chanteur tandis qu'il prenait un café au comptoir, la fatigue lourde sous les yeux, à se demander où il trouverait le courage pour venir à bout de cette autre journée. Puis à quarante ans pour finir, un soir de réveillon après avoir déposé le petit chez sa mère, la voix qui scande autour des lacs, c'est pour les vivants, et lui tout seul au volant, ne sachant même pas où dîner ni avec qui, en être là au bout du compte, le cheveu plus rare et sa chemise serrée à la taille, surpris de cette sagesse de vieillard qui, à l'improviste, sur cette chanson roulant son héroïsme de prospectus, le cueillait dans une bagnole qui n'était même pas à lui. Christophe pensa à cette fille qu'il avait voulue à tout prix, et qu'il avait quittée. À ce gosse qui était tout et pour lequel il ne trouvait jamais le temps. Le sentiment de gâchis, la lassitude et l'impossible marche arrière. Il fallait vivre pourtant, et espérer malgré le compte à rebours et les premiers cheveux blancs. Des jours meilleurs viendraient. On le lui avait promis. »

« Il aurait peut-être dû repasser chez lui avant de voir Charlie. Depuis leur séparation, il vivait chez son père, avec le petit quand il en avait la garde. Mais à l'idée de retrouver la grande baraque mal chauffée, l'odeur si particulière de l'âge et des habitudes, en songeant qu'il faudrait une nouvelle fois subir les échos de BFM au fond du couloir et les patins à l'entrée, le courage lui manqua. »

« Elle avait eu dans sa vie des gentils garçons et des intérimaires fumeurs de pet', des allumés de la console, des brutaux ou des zombies comme le père de Bilal qui pouvait passer des heures devant la télé sans dire un mot. Elle avait eu des mecs qui la baisaient vite et mal à deux heures du mat' sur le parking d'un quelconque Papagayo. Elle avait été amoureuse et trompée. Elle avait trompé et s'en était voulu. Elle avait passé des heures à chialer comme une conne dans son oreiller pour des menteurs ou des jaloux. Elle avait eu quinze ans, et comme n'importe qui, sa dose de lettres et de flirts hésitants. On lui avait tenu la main, on l'avait emmenée au ciné. On lui avait dit je t'aime, je veux ton cul, par texto et à mi-voix dans l'intimité d'une chambre à coucher. À présent, Jenn était grande. Elle savait à quoi s'en tenir. L'amour n'était pas cette symphonie qu'on vous serinait partout, publicitaire et enchantée. »
« Ces catéchismes managériaux variaient d'une année à l'autre, suivant le goût du moment et la couleur du ciel, mais les effets sur le terrain demeuraient invariables. Ainsi, selon les saisons, on se convertissait au "lean management" ou on s'attachait à dissocier les fonctions support, avant de les réintégrer, pour privilégier les organisations organiques ou en silos, décloisonner ou refondre, horizontaliser les verticales ou faire du rond avec des carrés, inverser les pyramides ou rehiérarchiser sur les cœurs de métier, déconcentrer, réarticuler, incrémenter, privilégier l'opérationnel ou la création de valeur, calquer le fonctionnement des entités sur la démarche qualité, intensifier le "reporting" ou instaurer un leadership collégial.
Les salariés, continuellement aux prises avec ces soudaines réinventions, ne sachant plus où ils se trouvaient ni ce qu'ils devaient faire au juste, restaient toute leur vie des incompétents chroniques, bizutables à l'envi. Dès lors, dans ces entreprises et ces administrations en perpétuelle mutation, demander une augmentation devenait une démarche quasi mégalomane. Quant aux syndicats, ils devaient faire avec, toujours deux trains de retard sur ces frénésies réformatrices, n'ayant pour eux qu'un peu de bonne volonté, de vagues capacités de nuisance et un passé glorieux qu'ils chérissaient comme une médaille dans un paysage en ruine. 
Avec cette fusion des régions, le pouvoir central avait rêvé une fois de plus l'avènement d'une efficacité politique introuvable depuis presque cinquante ans. Mais il fallait pour cela bousculer des baronnies antédiluviennes. Le résultat était à la hauteur des attentes. On voyait partout des habitudes quasi préhistoriques se heurter horriblement dans le chaudron de la nécessaire homogénéisation des pratiques. De petites communautés humaines unies par quelques objectifs, un lieu de travail, une politique salariale et des tickets de resto se découvraient soudain des semblables avec lesquels il fallait s'arranger de gré ou de force, et s'irritaient jusqu'à la haine des frictions qu'occasionnait cet impossible effort de mise en commun. Une secrétaire éclatait soudain en sanglots à son bureau pare ce qu'un chef sans visage venait de lui adresser un mail comminatoire. Un directeur adjoint à bretelles prenait deux ans d'avance sur son ulcère suite à une visioconférence à fleurets mouchetés. Chaque détail devenait l'occasion d'une bataille, chaque privilège acquis ici et inconnu là enflammait les esprits. La moindre singularité devenait le prétexte à des tentatives d'arasement dignes des guerres puniques. 
Car avant d'entamer l'œuvre de remodelage, il fallait dresser le cruel inventaire des spécificités locales. Passe-droits sans conséquences, privautés diverses, menues prébendes, incongruités réglementaires donnant droit à un jour de congé ici, à un avantage en nature là, rien ne devait être négligé. Or toutes ces pratiques, hors du droit et pourtant intouchables, outre qu'elles arrondissaient les angles et facilitaient la vie, avaient surtout pour fonction de donner aux salariés le sentiment d'être bien lotis. Une fois l'énumération faite, chacun se comparait. On instruisait dans la foulée le procès des plus favorisés. Entre les directions, le ressentiment enflait vite. On en parlait à la cantine, dans les couloirs. La cafèt' était pleine de ces ruminations scandalisées. La passion d'égalité qui caractérise chaque Français trouvait dans ce travail de recension des droits acquis et des curiosités régionales un détonateur énorme. »

« Une fois de retour dans la cuisine, elle éprouva un immense sentiment de lassitude. À l'étage, le psychodrame se poursuivit une minute ou deux, puis les cris et les cavalcades s'éteignirent. Hélène s'autorisa alors un autre verre. Depuis quand avait-elle l'impression de s'occuper de tout, d'être seule face aux emmerdes ? Évidemment, comme elle et son mec gagnaient pas mal de fric, ils pouvaient s'offrir les services d'une nounou, d'une femme de ménage, apporter les chemises de monsieur au pressing et confier le jardin à une entreprise spécialisée. Mais ça ne changeait rien au fond de l'affaire. Philippe avait une vie supérieure, manifestement plus essentielle, et c'était à elle en définitive que revenait l'intendance. Alors oui, une fois l'an, il débouchait l'évier ou tondait la pelouse, et on en entendait d'ailleurs parler pendant dix jours, mais pour le reste, il s'épargnait le gros des menues tâches qui maintenaient le navire familial flot. Ils en avaient bien sûr discuté, on était entre gens ouverts et modernes, et Philippe lui avait toujours donné raison. Les preuves de ses efforts et de son empathie ne manquaient pas. Mais à la fin, comme ce soir, elle gérait toute seule. Elle se mettait en colère et le regrettait. Elle maltraitait ceux qu'elle aimait et n'y pouvait rien. »

« Le taf, les parents, les gosses, l'amour, l'intime merdier qui ne va jamais bien pour qui que ce soit. »

« Alors voilà. On faisait des mômes, ils chopaient la rougeole, et tombaient de vélo, avaient les genoux au mercurochrome et récitaient des fables et puis ce corps de sumo miniature qu'on avait baigné dans un lavabo venait à disparaître, l'innocence était si tôt passée, et on n'en avait même pas profité tant que ça. Il restait heureusement des photos, cet air surpris de l'autre côté du temps, et un Babyphone au fond d'un tiroir qu'on ne pouvait se résoudre à jeter. Des jours sans lui, des jours avec, l'amour en courant discontinu. Mais le pire était encore à venir. »

« L'adolescence est un assassinat prémédité de longue date et le cadavre de leur famille telle qu'elle fut gît déjà sur le bord du chemin. Il faut désormais réinventer les rôles, admettre des distances nouvelles, composer les monstruosités et les ruades. Le corps est encore chaud. Il tressaille. Mais ce qui existait, l'enfance  et ses tendresse évidentes, le règne indiscuté des adultes et la gamine pile au centre, le cocon et la ouate, les vacances à La Grande-Motte et les dimanches entre soi, tout cela vient de crever. On n'y reviendra plus. »

« Un consultant, c'est un mec qui t'emprunte ta montre pour te dire l'heure et qui se tire ensuite avec la montre. »

« Les mauvaises langues avaient surnommé l'endroit turkishland, sans qu'on sache très bien si cette appellation était liée à l'origine de certains habitants ou à la nationalité de ceux qui l'avaient bâti. Quoiqu'il en soit, le lotissement s'était étendu comme une flambée d'urticaire, parti de rien et couvrant bientôt des hectares de terrain viabilisé. On trouvait là des dizaines de pavillons, en général modestes et de plain-pied, parfois significativement mégalos, avec une tour et des statues à l'antique sur la pelouse, et qui s'alignaient tous le long de voies aux noms hétéroclites. Au printemps, des maisons enrubannées de glycines et croulant sous les rhododendrons s'armaient pour d'improbables concours  de fleurissement toujours remportés par les mêmes. Des piscines démontables occasionnaient à la belle saison des nuisances et des joies. Le soir, l'odeur des barbecues montait flatter les narines de dieux indifférents et l'on trouvait dans chaque garage une tondeuse et une table de ping-pong. »

« Au fond, les vielles amours étaient comme ces tapisseries décaties aux murs des châteaux forts. Un fil dépassait, vous tiriez dessus par jeu, et tout se détricotait dans la foulée. En un rien de temps, il ne restait plus que la trame, les manies et les névroses à découvert, le rêve agonisant en ficelles sur la moquette. Et pour remédier à la chose, les psys n'étaient d'aucune utilité, leur replâtrage narcissique restait vain. Aucune cure ne pouvant rapiécer ces loques. Il aurait fallu pour bien faire revenir en arrière, effacer ces vingt années de vérité en retard qui venaient de vous exploser en plein visage. »

« À l'adolescence, aimer relevait de l'évidence. Une meuf passait, vous la trouviez belle à crever. Dès lors, chaque fois que vous la croisiez, c'était les mêmes symptômes, mal au bide, les mains moites, incapable de dire trois mots, et puis que ça en tête, la maladie totale. Vous maniganciez des plans déments pour lui parler. Le soir en secret, vous écoutiez de la musique au casque en vous faisant des films. Finalement, vous finissiez par l'aborder, et si vous ne vous preniez pas un râteau direct, débutait la période des points communs. C'était fou les coïncidences tout à coup, les passions partagées, les haines identiques. On s'étonnait d'avoir pu exister l'un sans l'autre alors qu'on était Gémeaux à tel point. On se tenait la main, on se cherchait dans la cour et, avec un peu de chance, on finissait par coucher et puis d'un jour à l'autre, pschitt, les choses se dégonflaient pour recommencer plus loin. L'amour était tragique et temporaire. Le désir infini mais lisse. On appartenait alors à un monde aménagé pour soi, plus ou moins. »
« Enfin la voix de Sardou, et ces paroles qui faisaient semblant de parler d’ailleurs, mais ici, chacun savait à quoi s'en tenir. Parce que la terre, les lacs, les rivières, ça n’était que des images, du folklore. Cette chanson n'avait rien à voir avec l'Irlande. Elle parlait d’autre chose, d’une épopée moyenne, la leur, et qui ne s'était pas produite dans la lande ou ce genre de conneries, mais là, dans les campagnes et les pavillons, à petits pas, dans la peine des jours invariables, à l’usine puis au bureau, désormais dans les entrepôts et les chaînes logistiques, les hôpitaux et à torcher le cul des vieux, cette vie avec ses équilibres désespérants, des lundis à n'en plus finir et quelquefois la plage, baisser la tête et une augmentation quand ça voulait, quarante ans de boulot et plus, pour finir à biner son minuscule bout de jardin, regarder un cerisier en fleur au printemps, se savoir chez soi, et puis la grande qui passait le dimanche en Megane, le siège bébé à l'arrière, un enfant qui rassure tout le monde: finalement, ça valait le coup. Tout ça, on le savait d'instinct, aux premières notes, parce qu'on l'avait entendue mille fois cette chanson, au transistor, dans sa voiture, à la télé, grandiloquente et manifeste, qui vous prenait aux tripes et rendait fier. »

Quatrième de couverture

Hélène a bientôt quarante ans. Elle est née dans une petite ville de l’Est de la France. Elle a fait de belles études, une carrière, deux filles et vit dans une maison d’architecte sur les hauteurs de Nancy. Elle a réalisé le programme des magazines et le rêve de son adolescence : se tirer, changer de milieu, réussir.
Et pourtant le sentiment de gâchis est là, les années ont passé, tout a déçu.
Christophe, lui, vient de dépasser la quarantaine. Il n’a jamais quitté ce bled où ils ont grandi avec Hélène. Il n’est plus si beau. Il a fait sa vie à petits pas, privilégiant les copains, la teuf, remettant au lendemain les grands efforts, les grandes décisions, l’âge des choix. Aujourd’hui, il vend de la bouffe pour chien, rêve de rejouer au hockey comme à seize ans, vit avec son père et son fils, une petite vie peinarde et indécise. On pourrait croire qu’il a tout raté.
Et pourtant il croit dur comme fer que tout est encore possible.
Connemara c’est cette histoire des comptes qu’on règle avec le passé et du travail aujourd’hui, entre PowerPoint et open space. C’est surtout le récit de ce tremblement au mitan de la vie, quand le décor est bien planté et que l’envie de tout refaire gronde en nous. Le récit d’un amour qui se cherche par-delà les distances dans un pays qui chante Sardou et va voter contre soi.

Éditions Actes Sud, 2022
396 pages

Artifices ★★★★★ de Claire Berest

Excellent ! 
Impossible de le lâcher ce livre. Une pure fiction impeccable, rondement menée. Je me suis éclatée. 
Un feu d'artifices ;-) 
La plume de Claire Berest claque, résonne, brille, nous happe, nous embrouille, nous surprend, nous émeut, occupe merveilleusement nos méninges !
Jamais rien lu sur ce livre, mais parce que la couverture (sublime à mon humble avis), parce que l'auteure (j'ai kiffé tout ce que j'ai lu d'elle, une plume de grande qualité), j'y suis allée les yeux fermés, et j'en ressors complètement éblouie, abasourdie aussi.
Du coup, je résiste à l'envie de vous en dire plus, par crainte d'en dire trop. 
Dans Artifices, l'art devient vie, devient une performance, pour se venger, blesser d'abord, pour aimer in fine. 
Au centre un drame. Autour la douleur, l'incompréhension, l'horreur, et des protagonistes au tempérament plutôt idiosyncratique. Des orchidées aussi, un lusitanien et une fable de La Fontaine. 
Une lecture qui se révèle de plus en plus haletante au fur et à mesure que les chapitres s'enchaînent, à couper le souffle parfois. 
Si vous aimez les récits haletants, si vous aimez l'art contemporain (Claire Berest fait quelques digressions : j'ai découvert Marina Abramović, Mauricio Cattelan et Piero Manzoni),si vous aimez les personnages singuliers, les faux-semblants, vous perdre dans la mémoire d'un autre ... alors n'hésitez pas !

« Que de tout inconnu le sage se méfie. »

« Rien ne lie tant les êtres que le secret. »

« Comment lui confier qu'il y avait trop de zones blanches dans sa tête, des zones où personne n'allait plus, qu'elles étaient décousues, hantées, et que ce cheval semblait le narguer, lui, Abel, depuis son passé. »

« Il ne pouvait pas lui dire qu'il aimait les orchidées, qu'il était insomniaque ou qu'il n'arrivait presque plus à coucher avec des femmes. Il ne pouvait pas raconter ses cauchemars qu'il faisait, toujours les mêmes, qui empoisonnaient son sommeil. Qu'il se sentait espionné. Il ne pouvait pas dire qu'Éric l'attendait dans ses rêves, qu'Éric était tapi à la lisière de toutes ses nuits. En embuscade. »

« Il y a deux types d’enquêteurs. Ceux qui se concentrent sur le « qui ». Qui a eu la capacité, l’occasion, la possibilité de commettre l’acte. Ils ne peuvent pas être vingt mille, il s’agit de tamiser. Et les adeptes du « pourquoi ». Pourquoi, dans le cas présent, quelqu’un a ressenti le besoin de planter un couteau dix-huit fois dans le gras de ce type pas sympathique ? Camille appartient à la famille du qui. Ça marche avec le comment. Elle n’est pas là pour faire des thérapies de groupe. Quand tu recoupes patiemment les emplois du temps, les liens avec la victime, les fadettes des téléphones, les alibis éliminatoires, les GPS des bagnoles, les témoins potentiels, il en reste peu qui ont pu décrocher la queue du Mickey. Mathématique. Le pourquoi, c’est pour les tribunaux. Pour les procureurs et les avocats. C’est de la littérature. »
« - ... Si tu savais le nombre d’affaires que j’ai disséquées, où l’on finit par abandonner l’idée de comprendre le mobile. Où les experts psy se contredisent... Pourquoi les gens font ce qu’ils font ? C’est dans les bouquins qu’on a la solution, pas dans la vie. »

« Les musées faisaient d’excellents squares où baguenauder pour s’aérer les idées. Il faudrait que les musées soient ouverts comme des parcs, des lieux de circulation libre où l’on irait boire un café avec un collègue, ou faire sa pause sandwich en lisant un livre. Et s’allonger par terre pour une petite sieste. »

« Ça l'a toujours laissée songeuse, ces multiples choix arbitraires que nous faisons en permanence, telle une armée de morceaux biscornus d'un puzzle sauvage. L'essence même de l'absurde implacabilité du fait divers. 
Ce qui avait amené l'artiste Mila à faire de la contingence l'un des fils rouges de sa pratique artistique pendant près de vingt ans.

La contingence, la possibilité qu'une chose arrive ou n'arrive pas, qu'un être existe ou n'existe pas. »

« Alors, elle avait éprouvé cette chose puissante qu'elle ne connaissait lus, la colère. Et cette colère la poussait le matin hors du lit, hors de sa vase, hors de l'appartement [...]. Et elle marchait dans Paris, beaucoup, sans carte et sans connaître le territoire afin d'ébrouer d'elle toute cette colère, comme le fait un chien trempé pour se débarrasser de l'eau qui le colle. Et elle s'était mise à éprouver des envies. Elle avait envie d'écrire cette colère sur les murs, sur sa peau, elle avait envie de cracher cette colère et de faire des dessins de ses crachats, elle avait envie de figurer cette colère et d'en faire un spectacle. »

« Aveuglé par la lumière crue, il est resté dans son dos, il attend, il n'y a rien à dire, il attend qu'elle se laisse pulvériser par l'incendie de ses fleurs, qu'elle se repaisse du pourpre et du parme, qu'elle confronte le jaune et le blanc, qu'elle s'étourdisse des taches et des ruptures que crient les pétales, qu'elle se saisisse des bouches, des ailes, des gouffres qui forment leurs calices, myriade de têtes folles, d'ovaires offerts, de sexes écartés, impudiques et sauvages, ses fleurs...
... les bleus violents, les racines tentacules, les rouges pervers, les roses timides. »

« « Que de tout inconnu le sage se méfie. »
Tu n'étais pas d'accord avec la morale de l'histoire. Abel, tu ne comprenais pas que la sagesse était de se méfier de l'inconnu. Et je t'avais rétorqué que la fable apprend qu'il faut surtout se méfier de tous, même et surtout de ceux qui nous paraissent le plus proches. »

Quatrième de couverture

Abel Bac, flic solitaire et bourru, évolue dans une atmosphère étrange depuis qu’il a été suspendu. Son identité déjà incertaine semble se dissoudre entre cauchemars et déambulations nocturnes dans Paris. Reclus dans son appartement, il n’a plus qu’une préoccupation : sa collection d’orchidées, dont il prend soin chaque jour.
C’est cette errance que vient interrompre Elsa, sa voisine, lorsqu’elle atterrit ivre morte un soir devant sa porte.
C’est cette bulle que vient percer Camille Pierrat, sa collègue, inquiète de son absence inexpliquée.
C’est son fragile équilibre que viennent mettre en péril des événements étranges qui se produisent dans les musées parisiens et qui semblent tous avoir un lien avec Abel.
Pourquoi Abel a-t-il été mis à pied ?
Qui a fait rentrer par effraction un cheval à Beaubourg ?
Qui dépose des exemplaires du Parisien où figure ce même cheval sur le palier d’Abel ?
À quel passé tragique ces étranges coïncidences le renvoient-elles ?
Cette série de perturbations va le mener inexorablement vers Mila. Artiste internationale mystérieuse et anonyme qui enflamme les foules et le milieu de l’art contemporain à coups de performances choc.
Pris dans l’œil du cyclone, le policier déchu mène l’enquête à tâtons, aidé, qu’il le veuille ou non de Camille et d’Elsa.

Le nouveau roman de Claire Berest est une danse éperdue, où les personnages se croisent, se perdent et se retrouvent, dans une enquête haletante qui voit sa résolution comme une gifle.

Éditions Stock, août 2021
430 pages