mardi 28 avril 2020

Là où chantent les écrevisses ★★★★★♥ de Delia Owens

« Je veux des jours de vent,
nuages défilant,
embruns tourbillonnant,
jets d'écume fusant
et cris des goélands. »
Fièvre marine de John Masefield 

Magnifique récit émouvant et fort. 
Une aspiration à se focaliser sur l'essentiel, à se laisser aller au gré du vent, à contempler la nature environnante, à se rendre tout là-bas, là où on entend le chant des écrevisses, « là où les animaux sont encore sauvages, où ils se comportent comme de vrais animaux. » 
J'ai arpenté les marais aux côtés de Kya, je suis allée de découvertes en découvertes sur la faune et flore de ces terres humides, nécessaires à la survie de tout un écosystème, vitale également pour l'Homme, notamment pour son rôle dans l'absorption des eaux. Certains ingénieurs ont dû oublier cette notion ; bétonner des marais, par exemple, ne leur a pas semblé être une aberration...
«  Aldo Leopold lui apprit que les plaines inondables étaient des extensions vivantes des rivières, et qu'elles pouvaient les reprendre quand elles le voulaient. Toute personne qui vit sur une plaine dépend en fait des caprices d'une rivière. Elle apprit où vont les oies sauvages en hiver, et le sens de leur musique. Les jolies mots que l'auteur employait, presque de la poésie, lui enseignèrent que le limon est plein de vie et constitue l'une des plus grandes richesses de la terre [...] Certaines graines restent dormantes sous le sol desséché pendant des dizaines d'années, elles attendent, et quand l'eau les irrigue enfin, elles jaillissent et dévoilent leur face. Autant de merveilles et de leçons bien réelles sur la nature [...]. Des vérités que tout le monde devrait connaître, et pourtant, même si elles sont là sous nos yeux, à l'instar des graines, elles semblent enfouies, comme un secret. »
Il y a eu contact. Avec cette nature foisonnante. Avec les mots.
Avec le personnage de Kya.  J'ai compris sa solitude. Comme une partie d'elle-même, accompagnée de pesantes douleurs que rien parfois n'apaisent. J'ai compris aussi la haine.
Surprenante, intrigante "fille des Marais" dont les secrets se cachent entre les pages de ce récit, et qui nous accompagnent jusqu'à la toute fin, éblouissants. 
Un récit savamment construit, qui tient en haleine. 
Une ode à la nature, une ode à la solitude, une ode à l'amour.
Une belle leçon de vie.

« Comment ferait-on sans la musique des oies sauvages ? »

« [...] la lampe à pétrole, sa douce lumière s'échappant par les fenêtres de la cabane et caressant les branches basses des chênes - la seule qui trouait des kilomètres et des kilomètres de ténèbres à l'exception de la faible lueur des lucioles.
Soudain seul et perdu
Le jardin était nu
Ah prendre dans mes bras
Caresser mon enfant !
Et l'écouter parler
Souriant d'un air sage,
Ou rire tel un sauvage.
Partis, arbres, soleil,
Nous n'étions que nous deux
Sa mère cuisinait
Nous l'entendions chanter.
Elle nous aimait c'est sûr
Dans ce bas monde obscur.
James Wright
Kya se leva et alla se promener dans la nuit, sous la lumière opaline d'une lune à son troisième quartier. L'air doux du marais enveloppait ses épaules d'un châle de soie. Les rayons lui montrèrent un chemin inattendu entre les pins, où elle marchait telle une somnambule tandis que la lune émergeait nue de l'eau et escaladait les chênes de branche en branche. L'épaisse boue de la lagune était baignée de lumière, et des centaines de lucioles constellaient les bois. Vêtue d'une robe blanche de seconde main à la jupe bouffante, elle agita lentement les bras, et se mit à valser au chant des sauterelles et des grenouilles-léopards. 
Tandis qu'ils marchaient, de petits filets d'eau dormante ruisselaient sous les broussailles, des rappels furtifs qu'un jour la mer avait été maîtresse de cette terre.
Qu'avaient fait ces gens à la terre ? Les maisons, tels des cartons à chaussures identiques, s'accrochaient à leurs pelouses bien tondues. Des flamants roses picoraient dans un jardin, mais quand Kya, surprise, se retourna, elle s'aperçut qu'ils étaient en plastique. Les cerfs, en ciment. Les seuls canards qui volaient dans les parages étaient ceux qu'on voyait peints sur les boîtes à lettres.
Il me faut maintenant te laisser t'en aller.
L'amour est bien souvent la raison de rester.
Et trop peu fréquemment celle de renoncer.
Je lance mes filets et te vois t'éloigner...
Au fil de ces années
La femme qui t'adorait
Risquait de te noyer.
Du moins tu le pensais.
En fait c'était mon coeur
Qui à fuir te poussait
Libre de dériver
Telle une algue oubliée.

Ô Lune qui décroit,
Éclaire et suis mes pas
Dissipe de ta lumière
Les ombres de la Terre
Viens éveiller mes sens
Pénétrés de silence
Tu sais comme le temps
Étire les moments
Jusqu'à l'autre rivage
Quand nul ne les partage
Le ciel n'est qu'un soupir
Quand le temps se retire...
Sur le sable mouvant.

D'un enfant à l'autre,
D'un œil à l'autre,
Nous grandissions
Comme un seul homme,
Un corps unique, une seule âme.
Mais une aile après l'autre,
Une feuille après l'autre,
Tu as quitté ce monde,
Morte avant tes petits
Nature sauvage, mon amie.
J'ai eu l'impression que mon coeur allait péter de chagrin et éclater de joie en même temps.
Les couchers de soleil
ne sont pas simple affaire.
Le crépuscule sombre
réfracte leur lumière,
mais elle n'est jamais vraie.
Le soir masque les traces
Il voile les mensonges.
Il nous trompe et tant pis
Nous aimons ses couleurs
Et n'apprenons jamais
Même en voyant ses feux
Que quand le soleil dort
Il déserte la Terre.
Ses couchers sont trompeurs
Ils effacent les traces
Ils voilent les mensonges.
Elle sent pulser la vie, pensa-t-il, parce qu'elle est en lien direct avec sa planète.
Purger le coeur, hélas il faut,
De cet amour qui l'habitait.
En ce bas monde, vain désormais,
Il ne saura nous faire défaut.
Le langage du tribunal n'était évidemment pas aussi poétique que celui des marais. Pourtant, Kya leur trouvait quelques ressemblances de nature. Le juge, manifestement le mâle alpha, était assuré de sa position, par conséquent sa stature était imposante, mais il se comportait de façon détendue et sans aucune agressivité, comme un sanglier régnant sur son territoire. Tom Milton [avocat de la défense], lui aussi, témoignait d'une grande confiance en lui-même et d'une noblesse indiscutable par ses mouvements fluides et sa façon d'être. Un mâle puissant et reconnu comme tel. Le procureur, en revanche, avait besoin de cravates larges et bariolées, de vestes de costume aux épaules rembourrées pour mettre en valeur son statut. Il faisait pression en agitant les bras et en donnant de la voix. Un mâle de moindre importance a besoin de crier pour se faire remarquer. L'huissier de justice représentait le mâle de dernière catégorie et dépendait entièrement de sa ceinture, à laquelle étaient accrochés son revolver rutilant, son trousseau de clés cliquetant et sa radio vieillotte, pour faire croire à son importance.
[...] elle prêtait à peine attention au bavardage de Jodie. Aurait préféré qu'il se taise et qu'il écoute la nature sauvage à l'intérieur de lui-même. Alors il aurait été capable de voir. »



Quatrième de couverture

Pendant des années, les rumeurs les plus folles ont couru sur « la Fille des marais » de Barkley Cove, une petite ville de Caroline du Nord. Pourtant, Kya n’est pas cette fille sauvage et analphabète que tous imaginent et craignent.
À l’âge de dix ans, abandonnée par sa famille, elle doit apprendre à survivre seule dans le marais, devenu pour elle un refuge naturel et une protection. Sa rencontre avec Tate, un jeune homme doux et cultivé qui lui apprend à lire et à écrire, lui fait découvrir la science et la poésie, transforme la jeune fille à jamais. Mais Tate, appelé par ses études, l’abandonne à son tour.
La solitude devient si pesante que Kya ne se méfie pas assez de celui qui va bientôt croiser son chemin et lui promettre une autre vie.
Lorsque l’irréparable se produit, elle ne peut plus compter que sur elle-même…

Delia Owens est née en 1949 en Géorgie, aux Etats-Unis. Diplômée en zoologie et biologie, elle a vécu plus de vingt ans en Afrique et a publié trois ouvrages consacrés à la nature et aux animaux, tous best-sellers aux USA. Là où chantent les écrevisses est son premier roman. Phénomène d’édition, ce livre a déjà conquis des millions de lecteurs et poursuit son incroyable destinée dans le monde entier. Une adaptation au cinéma est également en cours.

« Un roman à la beauté tragique. » 
The New York Times Book Review

« Une histoire déchirante, un hymne sublime à la nature et 
à la solitude. » 
Entertainment Weekly

Éditions Seuil, janvier 2020
480 pages
Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Marc Amfreville

Rhapsodie italienne ★★★★☆ de Jean-Pierre Cabanes

Grande et dense fresque historico-romanesque.
Histoire de l'Italie du début du XXème siècle jusqu’à la Seconde Guerre Mondiale, l'histoire du fascisme, de sa montée en puissance avec l'arrivée au pouvoir de Mussolini à son déclin. 
Une myriade de personnages brillamment dépeints, évoluant dans ces temps tourmentés.
Vengeance, trahison, honneur, courage, loyauté, fraternité, engagement, résistance, ambition, amour imprègnent ces pages que l'on tourne avec plaisir, sans se lasser, pris dans le fil de ces destins qui s'imbriquent. Jean-Pierre Cabanes maîtrise l'art de la narration, il retient son lecteur, le happe jusqu'à la dernière page.
Passionnant. Enrichissant. Addictif. 
À ceux qui ont envie d'approfondir leurs connaissances sur cette période tragique de l’histoire italienne, tout comme aux aficionados de grandes sagas, je recommande ce pavé ! Évasion garantie  ! 
Séance de dédicaces
Librairie du Château de Brie-Comte-Robert, octobre 2019.
Belle rencontre.
Merci Yves, Merci Mr Cabanes !

« À Vienne, les restaurants italiens qui proposent des plats de spaghettis se voient commander « les pâtes de la trahison » et, pour les Slovènes, la lutte sur l'Isonzo est une guerre des peuples, une résistance nationale contre un envahisseur étranger. Les Serbes, vivant en Autriche et traditionnellement opposés aux Habsbourg, ont pris les armes aux côtés de l'empire. Les Slovènes, les Croates et les Slaves sont résolus à tenir la ligne sur l'Isonzo avec la même ardeur que les volontaires italiens qui se sont engagés pour libérer les terre irredenti.
Il raconte comment les hommes courent en grimpant avant que les mitrailleuses entrent en action. Dès les premières rafales, il faut se jeter à terre et se relever afin d'avancer encore dans les intervalles où les servants doivent changer la bande qui contient des cartouches, ou mettre fin au feu pendant quelques minutes pour refroidir le canon en versant de l'eau. C'est alors qu'il faut bondir et courir, encore en profitant de ce silence qui ne dure pas.
Soudain, il évoque les raisons pour lesquelles cette guette a été déclenchée par l'Italie, les terres irredenti, et maintenant, on s'aperçoit qu'à la conférence de Versailles, le président du Conseil et son ministre Sonnino ne parviennent pas à faire attribuer à l'Italie ces territoires qui lui avaient été promis. Il s'enflamme, il dit qu'au nom de tous les morts, ceux de l'Isonzo, des Dolomites, ceux du Piave, ces terres doivent être données, rendues plutôt. - Sinon, dit-il, ils seront morts pour rien !
Le programme des Fasci fait frémir, c'est pire que les bolchéviques. Ils veulent distribuer les terres aux paysans, abolir les titres et la monarchie... Et surtout, ils détestent la religion. Ce Mussolini ne s'est jamais marié à l'église et il vit de l'argent de cette femme, cette juive, avec qui il couche publiquement alors qu'elle est mariée. - Margherita Sarfatti ? - Oui, la Sarfatti ! Eh bien, dans notre milieu, cette femme et son gandin, nous n'en voulons pas !
Le Fascio est monté très vite en puissance au début, puis sa course s'est infléchie,les socialistes et les pipisti ont gagné les élections de 1919. Mais l'année 1920, les premiers mois de 1921 montrent le renversement de l'opinion.Les drapeaux rouges partout, l'appel aux bolchéviques font peur aux Italiens qui veulent la paix et l'ordre. Ils veulent de l'aisance aussi. Le Fascio promet les trois. Mieux, il les annonce : « Donnez-moi le pouvoir, dit le Duce, et vous les aurez ! » Il ne parle pas de liberté, de démocratie, de droits. Mais les Italiens s'en moquent. Ce sont des mots qu'ils ont trop souvent entendus, vides de sens à force d'être répétés.
 - Il a gagné ton Duce ? demande Julia. Il a triomphé de ses adversaires si nombreux qu'il s'enorgueillit ? C'est lui qui a dit : Molti nemici, molto onore ? * * Beaucoup d'ennemis, beaucoup d'honneur. Formule lapidaire de Mussolini dans la phase de conquête du pouvoir.
En bonne Sicilienne, elle connaît l'existence de ces « femmes de Cosa Nostra », lien indispensable entre le chef et la famille des hommes. Ce sont elles qui souvent apportent les subsides aux veuves ou à celles dont le mari est en prison et qui font des cadeaux aux enfants. On les craint autant qu'on les aime. Car elles peuvent être aussi généreuses que terribles et sans pitié en cas de trahison.
 - Ces gens-là, tu le sais comme moi, ne sont pas faits pour le pouvoir. Ils sont bons pour les manifestations, les rixes, l'huile de ricin et le manganello. Ils sont faits pour servir ceux qui commandent, rien de plus. Ils sont comme ces bourgeois qui ont appuyé la révolution bolchévique et que Lénine appelait « les idiots utiles ». - Que faut-il faire d'eux ? - Surtout rien ! Ce qu'ils disent reflète une vérité. Le fascisme n'est pas fait pour s'allier avec les faibles comme les libéraux ou les conservateurs, ni pour débatte ou négocier avec les gens de l'Aventin, les Amendola et consorts. Le fascisme doit exister seul, par lui-même et pour l'Italie. Le reste, la soupe démocratique, on sait ce que cela a donné, les Italiens n'en veulent plus.  - Ce qui veut dire ? demande Mussolini.La Sarfatti cherche ses mots : - Que ce mouvement, cher Benito, il faut en prendre la tête. C'est cela que l'on attend de toi car tu es le seul à pouvoir le faire, bien plus, bien mieux, que Farinacci et compagnie. Le chef, le Duce, c'est toi. 
 - Les Italiens croient en lui, réplique Lorenzo. Il est le premier homme politique qui s'occupe vraiment d'eux. C'est le meilleur argument qu'il puisse lui opposer, parce qu'il est vrai. Le régime multiplie les actions sociales depuis les allocations jusqu'aux colonies pour les enfants en passant par les grands travaux qui offrent du travail aux disoccupati. Les enquêtes d'opinion, discrètement menées par les préfets, témoignent d'une satisfaction qui ne se dément pas et croît de mois en mois. - Ça commence toujours comme ça, commente Julia, c'est la fin qui compte.
Les hommes qui l'entourent approuvent en silence. Ces rudes chemises noires en sont à détester leur propre aviation et ses bombes à gaz réglées pour exploser à deux cent cinquante mètres du sol et répandre sur l'ennemi une pluie de gouttes. C'est la pluie mortelle des Italiens. Chaque goutte, une plaie, chaque bulle de gaz, un mort. Du poison qui tombe du ciel, infectant lacs et rivières, et surtout l'atmosphère. Qui respire le gaz meurt aussitôt, qui boit l'eau ou goûte la nourriture contaminée meurt un plus tard. Sur les zones où le gaz a été répandu, le silence. Hommes et bêtes gisent au sol, femmes et enfants aussi, constellés de plaies, la bouche béante. La première guerre fasciste est une guerre à l'hypérite. Canons, mitrailleuses et fusils ne sont plus que des armes d'appoint.
Les hommes, ils étaient à la guerre, ils avaient le rancio. Ce n'était pas bon, mais au moins, ils mangeaient ! Quand ils venaient en permission, ce n'était pas le moment de leur refuser quelque chose. Alors, on se ramassait des gosses. En veux-tu, en voilà. Après, on apprenait que le père était mort en héros ou il revenait infirme, et il fallait se coltiner les gosses quand même ! Les gosses de guerre, comme on les appelait. Ah, elles étaient belles les terre irredenti, qu'on nous a pas rendues d'ailleurs ! 
Babbo, j'espère te revoir un jour. Sache que je t'aime. Sois heureux, mon père, dans ton Italie glorieuse. Moi, le bonheur, je vais le chercher ailleurs.
Un type dit à son ami :  « Le beau temps est revenu grâce à Dieu. » L'autre : «  Non, grâce au Duce.» Le premier : «  Mais que dira-t-on quand le Duce sera mort ? - Alors, on dira grâce à Dieu. »
Vous êtes deux imbéciles, avec moins de cervelle qu'un bœuf dans vos têtes d'ânes. Vous ne savez pas que les lignes avec l'Angleterre viennent d'être coupées, que ce soir, les avions français et anglais risquent de bombarder Rome. Tout ça parce qu'un vieux, entouré de fous et de voyous, est retombé en enfance !
Il a existé un fascisme roboratif, énergique et ambitieux. C'est l'idée de ce fascisme-là qui a fait la fortune du Duce. C'est sa mise en oeuvre qui a produit «  l'homme le plus aimé d'Italie, l'homme de la providence », comme disait Pie XI. Tant pis pour la liberté d'expression, tant pis pour les hiérarques corrompus, et cette idée complètement folle du Duce de faire de l'Italien un homme nouveau, genre guerrier ascète à la mode spartiate. D'ailleurs, ce n'était qu'une idée. Les Italiens savaient qu'il n'y parviendrait jamais, et lui-même ne se faisait pas d'illusions. Moyennant ces arrangements et ces hypocrisies, on s'accommodait du régime, bien plus généreux et attentif que l'ère libérale qui avait précédé sous Giolitti, Facta et consorts. 
Votez selon vos consciences et non selon les ordres. C'est cela, le véritable sens du vote. »

Quatrième de couverture

    1915. Deux hommes que tout sépare vont se rencontrer sur les champs de bataille. Lorenzo, jeune et brillant officier de l’armée italienne, et Nino le Sicilien, qui s’enrôle pour échapper à la prison après avoir commis un crime d’honneur. La guerre va faire d’eux des compagnons d’armes, des frères, avant que le règne de Mussolini ne les transforme en ennemis.
    Tandis que les hommes sont emportés dans le tourbillon des combats, le temps des femmes est venu. Elles vont s’engager dans la plus belle et la plus dangereuse des luttes, celle pour l’amour, l’indépendance et la liberté.
    Des premières heures du fascisme à la fin de la Seconde Guerre mondiale, les passions politiques et les passions des amants, les haines et les ambitions s’entrecroisent violemment.

Auteur de nombreux romans, Jean-Pierre Cabanes nous entraîne dans une ample et voluptueuse fresque qui inscrit magistralement ses personnages dans l'Histoire italienne du début du XXe siècle.

Éditions Albin Michel, octobre 2019
726 pages

mardi 21 avril 2020

Banquises ★★★★☆ de Valentine Goby

« La vie polaire permet aucun maquillage, 
aucun subterfuge, aucune tricherie. 
On se montre tel qu'on est : 
l'homme que l'on est au fond de soi 
et qu'on ignore soi-même. »

Paul-Émile VICTOR,
préface de Antarctique, désert de glace,
de Claude Lorius

Quelle plume, je me répète, toutes mes excuses, mais quand même, quelle plume !
Destination le grand Nord à la recherche d'un endroit qui pourrait, peut-être avoir retenu quelque chose d'une disparue. Il n'y est pas question de villégiature, mais d'une étape nécessaire dans le long chemin de la résilience, de la renaissance. 
Valentine Goby met des mots sur les tourments, la peine, la douleur que la disparition d'un être cher fait naître. Un être dont on reste sans nouvelles. Une disparition. Pas une mort...pas tout à fait une mort.  
Un temps éventré. 
Un 11 juillet, et tous les 11 juillet suivants qui deviennent un décompte qui retient en arrière un père et une mère, qui les maintient aux abords d'un grand vide, d'une absence, qui encastrent l'une dans l'autre leurs peurs. Il y a l'autre pourtant. Leur seconde fille, bien présente, bien vivante, mais effacée « reléguée aux marges de ton vide dévorant : on n'avait vu que toi, on n'a plus vu que lui. Regarde, ton père, ta mère, les yeux braqués sur la béance. Et Lisa sur le bord, toutes ces années, vacillante dans l'espace accordé, le bord exigu de l'abîme. Morte elle t'a décrétée un jour. Pour qu'ils cessent de t'attendre. » C'est cette autre fille qui entreprendra, trente ans après, le même voyage que sa soeur disparue. Pour tenter peut-être de combler le vide, remplir le trou béant de l'absence, faire face à une écrasante réalité et trouver la force d'écrire une autre page. 
Valentine Goby nous parle également dans ce livre d' une crise environnementale. La banquise se disloque sous nos pieds, et c'est, entre autre, tout une économie et un mode de vie qui vacillent. « Des pêcheurs, tout le monde se fout. Cinquante mille : 0,0007% de l'humanité. Mais il n'y a pas de petite histoire. D'événement périphérique. L'engloutissement de la banquise par des eaux tièdes est, déjà, un engloutissement du monde. » 
À lire.  

« Elle perçoit [...] l'acoustique des lieux. Elle sait que chacun est fait pour un type de musique comme les girafes pour la savane ou les crocodiles pour la jungle : pas interchangeables. Elle dit qu'on ne peut pas jouer le répertoire baroque ailleurs que dans des pièces petites, aux surfaces dures, réfléchissantes, ces salles de bal, ces théâtres pour lesquels il est composé, avec des temps de réverbération très courts, sinon tu n'entends pas le contrepoint, elle dit, il faut une acoustique sèche [...]. Imagine, Lisa. Tu peins. Tu veux faire ressortir deux couleurs primaires, le bleu et le rouge par exemple, séparément, sur le même canevas. Si tu mets beaucoup d'eau c'est foutu, t'as plus du rouge et du bleu, t'as du violet. Pareil pour le contrepoint : tu veux des voix musicales distinctes, pas une purée de sons. Eh ben à peinture sèche, acoustique sèche : tu choisis une salle à réverbération courte, qui stoppe le son vite fait, sans diluer. Tu vois ?
Tu vois papa, elle dit, les musiciens bougent, on joue n'importe quoi n'importe où, mais c'est pas bon. L'idéal, ce serait que nous, les auditeurs, on se déplace vers les salles. Parsifal et l'Anneau du Nibelungen au Festspielhaus de Bayreuth, le Requiem de Berlioz aux Invalides.
Appelez-le destin, vocation, idéal, elle est en mouvement, tendue vers un point de mire net contre l'horizon, le voyage sert à ça : s'approcher de ce qui brûle, fait brûler.
À Pleyel ça pullule de tapis et de sièges matelassés, aux Champs-Élysées c'est bourré de tissus qui absorbent méchamment mais à Bâle il y a du plâtre, et les aigus cognent dessus et retombent en scintillants comme une pluie de verre.
Elle a envie de partir, elle aussi.Elle veut pareil : le même vertige, le ventre qui cogne, le sang pulsé. Mais ailleurs. Sur le planisphère de Sarah, elle choisit les pays sans petit drapeau [...]. Les zones vierges de tout poinçon d'aiguille, inéluctablement, pas colonisées par les rêves d'une autre : grands espaces de Chine, d'Égypte, de Turquie, du Moyen-Orient, Syrie, Liban, Jordanie, Amérique du Sud, elle suit de l'index les méandres des fleuves, les massifs montagneux, le tracé des frontières, sa géographie des possibles. Un jour elle apprendra l'arabe rien que parce qu'il y a une place à prendre, ce sera l'arabe mais ce pourrait être le chinois, le swahili, le vietnamien, le wolof, des langues disponibles.
Mais il faut au moins décrocher le téléphone, les 11 juillet, avoir une pensée pour la mère, le père tandis que la cire se fige dans la coupelle d'aluminium et qu'ils redressent la mèche du lumignon, pour la prochaine fois. Ensuite, refermer le temps éventré, repousser leur peine, ses tentacules poisseux : aller au cinéma ; acheter des glaces aux enfants ; faire l'amour. Les 11 juillet sont furieusement gais, qu'on compte sur elle, Lisa, pour l'exiger, pour s'extraire du décompte qui retient en arrière le père et la mère, la mère surtout. Lisa adore juillet adore l'été, une fois l'appel passé elle s'adonne à l'oubli [...].
Il appelle son père PEV [Paul-Émile Victor], comme tout le monde, les admirateurs, les collègues, les journalistes, PEV et pas mon père parce qu'il ne lui a pas lu d'histoires le soir, ne l'a jamais bordé, les héros ont du mal à coucher les enfants. Il a cru qu'une fois mort cet homme serait à lui, il détiendrait sa mémoire, un jour les morts sont aux mains des vivants. Il s'est trompé. D'abord on lui a volé le corps : lesté, enveloppé d'une toile de jute, on l'a mis à la mer dans les eaux de Bora Bora, sépulture d'officier de marine et vlan, bouffé par les poissons - eux, les enfants, pas même au premier rang, retenus derrière un cordon de militaires en uniforme qu'il a franchi de force. Le corps d'abord, la mémoire ensuite.
Elle se souvient de la photo de la vitrine, rue de Richelieu, l'iceberg aux veines bleues superposées, la lui décrit. Il dit que la glace archive toute l'histoire humaine, continentale, extraterrestre, qu'on y lit couche après couche, dans les tassements de la neige, les strates translucides des fontes et des regels, ce que les précipitations ont capturé : acides chlorhydrique et fluorhydrique des éruptions volcaniques, rubidium et néodyme du désert, formate, acétate, ammonium amis par les feux de forêts, soufre et sel de l'océan, scan complet d'une ère reconstruite pièce à pièce à la façon d'un puzzle.
Le grand-père disait qu'on peut lire les climats sur les coraux, et même sur les stalagmites, en Chine, qui gardent l'empreinte des moussons. Tant de mémoire gravée dans l'eau, le bois, la pierre, et pas trace d'une vie d'homme. Pas un visage. À la lisère du sommeil les images se mêlent, rubans d'écorce, strates gelées, bandes nacrées, lignes et courbes décrochées de leurs supports qui en rappellent d'autres, lignes de vie de la main de Sarah, sa paume ouverte dans la main d'une femme en guenilles, place des Fêtes, qui chuchotait l'avenir au creux de son oreille et le corrigeait à même la peau, à coups de crayon de henné.
Il calcule : vingt-huit ans, 1982. L'année des courbes de Vostok, qui attestent le lien entre gaz à effet et hausse des températures. L'année où il est dit que le climat ne dépend plus de la position de la Terre sur son orbite mais de l'action humaine, l'année de l'Anthropocène, qui décide de sa vocation scientifique. Étrange coïncidence qui place côte à côte cette femme et cet homme, dans le même avion, l'été 1982 et la fonte des glaces pesant du même poids sur leurs deux existences, en ayant infléchi le cours et les pliant encore, simultanément : une terre qui s'efface, une femme qui disparaît.
Lisa empile ses livres. Enlève ses chaussures. Allume la radio. Elle vit. Elle est là. Elle se recoiffe face au miroir et la mère aperçoit la ligne bleu sombre qui borde ses sourcils nouvellement épilés. Le khôl et ces sourcils de femme lui retirent sa fille et la lui rendent plus proche, plus semblable. Elle ne lâche pas Lisa des yeux, elle se grave des images : Lisa qui se ronge les ongles, taille un crayon, cherche dans un tiroir un vêtement qu'elle ne trouve pas, rabat une mèche de cheveux derrière son oreille. Ça ne suffit pas. Ne compense pas. Cette enfant ne peut pas combler le trou de l'autre.
Ils la maintiennent vivante, c'est leur obsession. Ils se la remémorent sans cesse. Pas pour comprendre ou fournir des indices au détective, à la police. Ils ressassent pour la maintenir au chaud en eux; ils nient la rupture, la colmatent, ils sont dans l'éternel présent. 
Lisa sait leur chagrin, et putain elle l'éprouve. Les hait de le lui imposer, en plus de celui qu'elle porte. De la gommer derrière. [...] Elle est un fil tendu, aux décisions soudaines, indiscutables, contradictoires, elle veut vivre, peu importe la douleur, le contraste intérieur entre fièvre et angoisse, ça cohabite.
Elles traversent la décharge, les tonnes d'appareil ménagers que le Danemark ne collecte plus et qui s'entassent, rouillent, dégorgent leurs poisons [...].
Puisque ce silence presque pire que la mort - nous le savons, ils ne l'avoueront pas, saturés d'amour comme ils sont -, alors essayer de regarder dehors, peut-être à nouveau. Oh, tout doucement. Juste pour s'éprouver un peu vivant. Pour respirer. Tenter de parcourir un lieu autre que cette seule douleur - si vaste. Croire que l'existence tient à autre chose qu'à l'attente. [...] Voilà : s'arrêter, par exemple, sur les couleurs d'automne dans la forêt de Fontainebleau. Le rouge des feuilles d'érable, le jaune des bouleaux, les dégradés de bruns, le noir luisant des rochers sous la pluie, s'accorder un peu de cette beauté brute où progressent les limaces, les lombrics et aussi, les oiseaux.
Il y en a qui disent juste, ce sont les plus nombreux, les amis, les cousins, il faut bien faire le deuil. Faire le deuil. Tourner la page. Du blanc au verso, tout un champ vierge, effacement, recommencement. Le deuil. Ça veut dire douleur, le père le sait, sa femme le sait, et ceux qui n'ont pas vécu ça se trompent. Faire le deuil. Faire la douleur. Ils pensent "passer à autre chose", se résoudre à la perte et donc, renaître, en quelque sorte. Une nouvelle vie. Mais, dit sa femme, il n'y a pas de perte, sa tasse de café tremble entre ses doigts [...].
[...] un livre en dormance depuis le début, depuis la première ligne écrite au cours des mois d'anorexie, quand Lisa, quinze ans, s'effaçait, volontairement, pour être vue, quand il fallait mourir ; le jour de la lecture de ce roman-là, la mère ne supportera pas la crudité de la lumière, l'accablante lumière sur l'histoire ignorée, traversée dans l'ombre, par l'enfant périphérique, méconnue.
Des pêcheurs, tout le monde se fout. Cinquante mille : 0,0007% de l'humanité. Mais il n'y a pas de petite histoire. D'événement périphérique. L'engloutissement de la banquise par des eaux tièdes est, déjà, un engloutissement du monde.
Respirer côte à côte. Ça suffit. Sans chercher à remplir, à combler, le silence est une masse pas un vide. Un lieu. Une halte. Un abri. »

Quatrième de couverture

« Vingt-sept ans d'absence. Vingt-sept anniversaires qui ont pris le dessus, année après année, sur le jour de naissance : ils n'ont plus compté l'âge écoulé de Sarah mais mesuré l'attente. »

En 1982, Sarah a quitté la France pour Uummannaq au Groenland. Elle est montée dans un avion qui l’emportait vers la calotte glaciaire. C’est la dernière fois que sa famille l’a vue. Après, plus rien. Elle a disparu, corps et âme. Elle avait vingt-deux ans. Quand Lisa, vingt sept ans plus tard, se lance à la recherche de sa sœur, elle découvre un territoire dévasté et une population qui voit se réduire comme peau de chagrin son domaine de glace. Cette quête va la mener loin dans son propre cheminement identitaire, depuis l’impossibilité du deuil jusqu’à la construction de soi.

Roman sur le temps, roman sur l’attente, roman sur l’urgence et magnifique évocation d’un Grand Nord en perdition. Valentine Goby signe ici un grand livre sur la disparition d’un monde.

Éditions Albin Michel, août 2011
247 pages

La vie en chantier ★★★★☆ de Pete Fromm

« Lorsque le futur marié lève le voile 
sur ses tempes délicates, 
je me dis qu'on devrait les prévenir : 
un avenir fait d'enterrements, d'emprunts automobiles, 
d'impôts et d'enfants malades la nuit.
 C'est un boulot que vous ne saurez pas faire, 
le bras nu enfoncé jusqu'au coude dans l'évier bouché, 
parmi les pelures d'aubergine brûlées à la dérive absurde.»
JOE MILLAR, American Wedding

Très bon moment de lecture. 
Un roman qui parle de la vie avec beaucoup de lucidité, de justesse et de recul. Et c'est bien là que réside la force de ce roman. On s'y retrouve à un moment ou à un autre. C'est beau, c'est poignant. Des vies en (re)construction, des personnages attachants qui ne laissent pas indifférent. 
Une histoire d'amour à l'eau vive ! La plume de Pete Fromm évite le roman à l'eau de rose ;-) et c'est tant mieux ! Même si, je dois l'avouer, certains dialogues m'ont laissée sur la rive.  
« L'avenir, c'est là où tu vas et tu n'y peux rien. »

« Avant, on partait ensemble. On descendait des rivières, on traversait des jungles. On escaladait des montagnes. Mais cette fois, elle a dû partir seule. C'est l'expédition la plus longue de sa vie.
De fait, il était ravi. Il avait hâte de devenir un homme à bébé, hâte de s'isoler encore plus avec Marnie et cet être nouveau, leur enfant, leur univers. Monter le pont-levis. Remplir les douves. Lâcher les crocos.
- On sera tous les deux dépassés avant même de s'en rendre compte. Ça fait partie du boulot.
- Elle n'a pas deux ans. Pas même un an et demi. Laissons-lui le temps.
- Elle est bien partie. Croyez-moi. J'en ai déjà élevé une. Je n'ai pas vu la ligne de touche avant de comprendre que j'étais dessus.
- C'est justement ça, notre boulot, non ? Les élever jusqu'à ce qu'ils nous abandonnent. »

Quatrième de couverture

Marnie et Taz ont tout pour être heureux. Jeunes et énergiques, ils s’aiment, rient et travaillent ensemble. Lorsque Marnie apprend qu’elle est enceinte, leur vie s’en trouve bouleversée, mais le couple est prêt à relever le défi. Avec leurs modestes moyens, ils commencent à retaper leur petite maison de Missoula, dans le Montana, et l’avenir prend des contours plus précis. Mais lorsque Marnie meurt en couches, Taz se retrouve seul face à un deuil impensable, avec sa fille nouvellement née sur les bras. Il plonge alors tête la première dans le monde inconnu et étrange de la paternité, un monde de responsabilités et d’insomnies, de doutes et de joies inattendus.

La Vie en chantier est une histoire qui touche au cœur. À travers ce troublant mélange de peine et d’amour, Pete Fromm écrit magnifiquement sur la vie qui donne toujours une seconde chance à celui qui sait la saisir.

Fromm est un auteur capable de passer au tamis tous les détails de l'univers quotidien afin d'en révéler la beauté. Ses personnages vous semblent étrangement familiers, comme si vous aviez vécu leur vie. 

Éditions Gallmeister, septembre 2019
381 pages
Traduit de l'américain  par Juliane Nivelt 

dimanche 5 avril 2020

Juste après la vague ★★★★☆ de Sandrine Collette

Extraordinaire force de l'écriture de Sandrine Collette qui nous entraîne au coeur de cette course incroyable, impitoyable, acharnée vers la survie. La lectrice que j'ai été a été prise au piège de cette puissante vague. Cette dernière a déferlé sur les pages que je tournais à une cadence effrénée, et c'est hors d'haleine, le souffle coupé que j'ai regagné la terre ferme.
« Bref les vieux avaient eu raison, parce que le ciel et les saisons s'étaient déréglés, et qu'une ère de tempêtes et de petits ouragans avait commencé. [...] Mais ce que les vieux n'avaient pas vu, c'est que la catastrophe, la vraie, la grande, celle qui avait fait des milliers ou des millions de morts - impossible de savoir aujourd'hui -, était venue d'une tout autre chose : sur l'île perdue dans la mer en face d'eux, le volcan s'était effondré, provoquant un raz-de-marée géant qui avait englouti la moitié de la terre. » 
Excellent moment de lecture, mais pas de tout repos ;-) et dont la déshumanisation qui se révèle au fil des pages fait froid dans le dos. J'ai ressenti tout au long de ma lecture le cri effroyable de la douleur et de l'amour : celui de cette mère, écartelée, qui a dû faire le terrible choix d'abandonner une partie de sa progéniture. Elle portera sa peine à en devenir un courant d'air, une ombre, une poussière de mère.
« Et la mère avait tout compris , comme s'il s'en doutait, parce qu'à ce moment-là elle posa sur lui un regard de feu, haine et désespoir mêlés, un regard qui l'accusait définitivement - et elle murmura comme si c'était lui, rien que lui, comme si tout était sa faute, la mer, la tempête et le malheur :
- Qui vas-tu laisser ? »
Effrayant, subjuguant, alarmiste ! 
Un contexte post-apocalyptique si lourd de vérités et d'horreurs. Un cauchemar. 
Il s'en dégage pourtant beaucoup de poésie et d'amour ; l'amour qui tisse les liens familiaux est au coeur de ce récit. 
La plume de Sandrine Collette me plaît décidément beaucoup !

« La vague avait déferlé sur le monde et avait tout emporté, maisons, voitures, bêtes, humains par milliers, attrapant les chairs et les murs en béton pour les enfouir sous les lames et le courants effrayants, les écraser, les gober sans retenue - si elles s'étaient retirées , les eaux auraient laissé derrière elles des champs lessivés, jonchés de corps morts et de débris d'os, de métal et de verre, mais elles n'étaient pas redescendues, elles s'étaient installées là, envahissantes et meurtrières, et depuis six jours elles charriaient des arbres arrachés, des poutres brisées, des cadavres au ventre gonflé que les petiots regardaient passer en essayant de les reconnaître.
Les larmes, bien sûr.
Noé s'agenouille le premier. Il appelle leur mère. Perrine s'assied à côté de lui, le prend dans ses bras. Louie s'ajoute. Tous les trois ils se tiennent ensemble, mains serrées, blanchies par l'énergie qu'ils mettent à se promettre en silence de ne pas se quitter. Trois petits êtres qui pleurent joue contre joue, avec des mots en sanglots que le vent emporte.

Ont peur.
Ils ne savent pas qui le dira le premier : pourquoi les parents les ont-ils laissés ? [...] Pourquoi pas les autres.C'est Noé qui demande.
- Je sais pas, murmure Louie d'abord.

Perrine renifle sans quitter l'horizon du regard, comme si elle pouvait manquer les parents sur la barque, là-bas sur l'eau. Sa petite voix claire, pareil. Je sais pas.

- Parce qu'on fait des bêtises ?

Silence. Peut-être qu'ils réfléchissent. Noé reprend.

- Parce que je suis trop petit, que Louie a une jambe malade et Perrine un seul œil, c'est pour ça qu'ils nous ont laissés ? Parce qu'ils ne nous aimaient pas ?
Au même instant, ils répondent dans un souffle.
- Non, dit Perrine.

- Oui, dit Louie.
Madie a répété : Plus d'amour. Plus d'honneur. Nous sommes comme des bêtes. Et elle s'est tue, parce qu'elle a croisé le regard de Pata, pas besoin de mots pour entailler l'âme et la chair n'est-ce pas, le silence suffit, quand il se charge de tant de choses, et c'est le père qui avait repris le souffle et la parole en premier après ce silence-là, le mal était fait. Rien n'effacerait jamais le mutisme de la mère, rien n'empêcherait les mots qu'elle n'avait pas prononcés de tourner dans la tête de Pata, qui se demanderait chaque jour s'il n'y avait pas quelque chose là-dedans, et pourtant non, Dieu, il le jurait, quand il avait choisi la mort dans l'âme les noms des trois petiots qui resteraient, pas une fois cela ne lui était venu à l'esprit, c'est Madie qui croyait ça, Madie qui avait fini par cracher, parce que c'était trop lourd :
- Le boiteux, la borgne et le nain. Alors, nous laissons ceux-là, les plus abîmés. Nous finissons ce que la nature a commencé.
Qu'ils sont cruels, ils n'y pensent pas. Quand des parents vous abandonnent, vous avez droit à tout. Et vraiment cela les ragaillardit, et ils courent jusqu'à la maison en riant parce que la faim leur est revenue - pas la faim qui tord le ventre parce qu'il manque trop de choses, mais la belle faim, vorace et joyeuse, qui leur fait attraper les crêpes une à une dans le plat, badigeonnées de miel et de confiture, et engloutir le tout avec cette sensation de puissance, ils sont vivants, eux, les seuls sans doute, et ils le fêtent, à la fin ils ouvrent une bouteille de soda dont les bulles piquent le nez.
Elle ne devine pas que son coeur lentement se répare, jouant des allers-retours sur le chemin d'une guérison qui n'en sera jamais une, un pansement peut-être, une compresse, pour appuyer bien fort là où cela saigne, juste de quoi continuer, se lever le matin, une pommade pour l'enfant disparue.
Penchée sur le côté, elle voit son reflet dans l'océan. Mouvement de recul. Même dans l'eau grise, elle devine la pâleur de son visage, ses traits tirés et bleuis par le malheur. Cette marque-là, elle la gardera jusqu’au bout. Elle le sait : dorénavant, elle est la mère d'un petit fantôme.
La petite baisse le nez, sonde en silence la surface de l'eau à la recherche d'une ombre connue, ne sait pas que c'est impossible, fait des clapotis avec la main pour attirer quoi, pense Pata, des cadavres, des fantasmes - des miracles. Son innocence l'atterre et le ravit en même temps : si seulement eux aussi, la mère et le père, pouvaient se contenter de l'absence. Prendre acte.
 [...] Il n'y a rien de plus vivant que ses petiotes, rien qui ait davantage raison qu'elles, ancrées dans chaque instant, oublieuses du passé, inconscientes de l'avenir quand il dépasse la prochaine heure ou le prochain repas. Il envie leur spontanéité animale, l'élan irréfléchi qui les porte vers le lendemain quoi qu'il arrive, égoïste et superbe, des âmes ignorantes du bien et du mal, ses marmottes, ses petites filles. Il s'assoupit une heure ou deux en les couvant du regard. Si elles n'étaient pas là, il serait déjà mort.
Il y a l'absence, il y a la douleur ; mais quelque chose d'autre aussi, d'encore plus puissant, qui transcende la peine.
La joie d'être sauvé. 
»

Quatrième de couverture

Une petite barque, seule sur l’océan en furie.
Trois enfants isolés sur une île mangée par les flots.
Un combat inouï pour la survie d’une famille.

Il y a six jours, un volcan s’est effondré dans l’océan, soulevant une vague titanesque, et le monde a disparu autour de Louie, de ses parents et de ses huit frères et sœurs. Leur maison, perchée sur un sommet, a tenu bon. Alentour, à perte de vue, il n’y a plus qu’une étendue d’eau argentée. Une eau secouée de tempêtes violentes, comme des soubresauts de rage.
Depuis six jours, ils espèrent voir arriver des secours, car la nourriture se raréfie. Seuls des débris et des corps gonflés approchent de leur île.
Et l’eau recommence à monter. Les parents comprennent qu’il faut partir vers les hautes terres, là où ils trouveront de l’aide.
Mais sur leur barque, il n’y a pas de place pour tous. Il va falloir choisir entre les enfants.

Une histoire terrifiante qui évoque les choix impossibles, 
ceux qui déchirent à jamais. Et aussi un roman bouleversant 
qui raconte la résilience, l’amour, et tous ces liens invisibles 
mais si forts qui soudent une famille.

Sandrine Collette est née en 1970. Elle partage son temps entre l'écriture et ses chevaux dans le Morvan. Elle est l'auteur de Des nœuds d'acier, Grand Prix de Littérature policière 2013 et best-seller dès sa sortie, Un vent de cendres, Six fourmis blanches, Il reste la poussière, couronné par le prix Landerneau 2016, et Les Larmes noires sur la terre.

Éditions Denoël, février 2018
302 pages

jeudi 2 avril 2020

La police des fleurs, des arbres et des forêts ★★★☆☆ de Romain Puértolas

1961. Village de P. en France. Joël, la victime. Un inspecteur de la grande ville de M. dépêché pour mener l'enquête, des habitants qui font un peu froid dans le dos et qui au premier abord, ne semblent pas très coopératifs. L'atmosphère est pesante tout du long, quelques passages font sourire. 
Un polar noir champêtre qui casse les codes et qui aurait pu être encore plus déroutant si je n'avais pas lu la mise en garde de l'auteur en préambule. Ça casse un peu le charme, même si je suppose que c'est ce que l'auteur à chercher à faire : nous rendre la lecture studieuse, à l'affût du moindre indice. Je me suis prise au jeu, trop bien peut-être, si bien que le retournement de situation, la chute finale n'a pas eu l'effet détonnant escompté.
Dommage dommage...
Une lecture en demi teinte, certes, mais loin d'être désagréable alors à vous de jouer et de vous faire votre propre avis !

« J'avais compris. Mais pour rendre cette conversation un brin plus intéressante, disons que je suis toujours un peu révolté lorsque j'entends quelqu'un s'exclamer " Hitler était inhumain !" alors que ce qu'il a fait, sans l'approuver cela va sans dire, est, au contraire, très humain. Incontestablement humain même ! Vous connaissez beaucoup d'animaux, vous, qui construiraient des camps de concentration pour y exterminer d'autres animaux à cause de leur couleur de peau ou leur religion ?
Une usine de confiture ? Je ne savais pas que cela existait. Qu'a-t-on fait de nos grands-mères ?
Enfin, je me pose encore et toujours les mêmes questions. Qui peut tuer un enfant, le démembrer et l'emballer dans des sacs ? Dans quel monde vivons-nous, madame la procureur ? Bien que je connaisse les processus de l'âme et de la psyché, jamais je ne m'y habituerai. On ne s'habitue pas. »

Quatrième de couverture

Une fleur que tout le monde recherche pourrait être la clef du mystère qui s'est emparé du petit village de P. durant la canicule de l'été 1961.
Insolite et surprenante, cette enquête littéraire jubilatoire de Romain Puértolas déjoue tous les codes.

Éditions Albin Michel, octobre 2019
345 pages

mercredi 1 avril 2020

Une longue impatience ★★★★★ de Gaëlle Josse

« Le vent, le vent de l'encre se lève à son 
passage et souffle dans ses pas.
Et le livre qui suit, n'étant composé que
des traces de ses pas, s'en va lui aussi au
hasard. »
Sylvie Germain
La Pleurante des rues de Prague

Sublime.
Un petit bijou à se tamponner les yeux.
Une triste embardée de la vie contée avec talent.   
Une longue impatience. Une longue attente. Une lente agonie. 
« Des jours d'attente et de peur, des jours de vie suspendue, de respiration suspendue, à aller et venir, à faire cent fois les mêmes pas, les mêmes gestes, à essayer de reconstituer les derniers moments de la présence de Louis à la maison, à tenter de me souvenir des derniers mots échangés, de les interpréter, d'y trouver un sens caché, d'y déceler un message, une intention. » 
Livre sur l'amour impuissant et désespéré d'une mère torturée par l'absence, le silence, l'inquiétude et les remords, fixant chaque jour l'horizon pour tenter de déceler le passage du bateau qui va ramener son fils, s'abîmant dans un sommeil traversé de bateaux. « C'est l'océan et le bateau de Louis. Quelque part sur une mer du monde. L'incertitude comme seul point fixe. Sous mes gestes de chaque jour, il n'y a que du vide. De la place pour les songes apportés par le vent, pour les mots racontés par les flots. »
Jour après jour, elle lutte pour ne pas se noyer et échapper aux lames du chagrin, s'épuise dans la spirale brillante mais dévorante de l'espérance en écrivant à son fils les réjouissances qu'elle préparera pour fêter son retour. « [...] je te préparerai des galettes. Autant que tu voudras. Pour rien au monde je ne te priverais de ces disques d'or brûlants. Tu te souviens . Nous disions que nous dévorerions le soleil ! » Des mots qui se brisent dans les méandres de la souffrance, dans les courants froids et les vents contraires.
Magnifique récit !  
« Comme la vie est lente
Et comme l'Espérance est violente »
Guillaume Apollinaire
« Le pont Mirabeau », Alcools

« Dehors, la nuit est là, elle succède à un jour d'avril changeant que le soleil a réchauffé, à peine, pas assez pour qu'on puisse croire enfin au printemps, un jour à la lumière assourdie, ouatée, avec un ciel ocellé de nuages gris clair.
Louis n'est pas rentré. J'entends ma propre voix, blanche, sourde, embourbée, à l'image du visage exsangue, du visage de craie que je viens de croiser dans le miroir de l'entrée. 
C'est le temps des mots secrets, ceux qui permettent de dénouer la journée, de la reposer dans ses plis avant de la laisser s'enfuir, se dissoudre, c'est le temps d'apprivoiser la nuit, c'est le temps des mots sans lesquels le sommeil ne viendrait pas. Je plonge le visage dans la tiédeur des cous, des oreilles, des bras qui veulent me retenir, des doigts légers, un peu collants, qui caressent mes joues, je sombre dans la douceur des cheveux lavés, du linge frais. Chut maintenant. Il faut dormir. Une fois franchie leur porte, j'entre dans ma nuit, à la rencontre de la part de ma vie qui vient de brûler.
Son absence est ma seule certitude, c'est un vide, un creux sur lequel il faudrait s'appuyer, mais c'est impossible,on ne peut que sombrer, dans un creux, dans un vide.
Seize ans, à vif.  Le temps de tous les tourments, des désordres, des élans, des questions, des violences contenues qu'un mot heureux pourrait apaiser, des fragilités qui n'attendent qu'une main aimante. L'âge où tout est prêt à s'embraser, à s'envoler ou à s'abîmer. Je le sais, je suis passée par là. Les grandes marées du coeur. Louis a éprouvé la rage, la déception, la colère, et aussi une peine qu'il ne voulait pas s'avouer, face à tant d'inconnu qu'il découvrait en lui. Il faut du temps pour se déchiffrer à ses propres yeux. Son enfance a pris fin depuis longtemps, il n'en reste qu'une béance, celle de l'absence de son père, que je suis impuissante à combler. Et puis Etienne, arrivé un jour chez nous, si bien élevé, si bien habillé, mains blanches aux ongles polis, chapeau à la main, avec des promesses plein les bras, plein la bouche, cet homme qui m'aime et me désire depuis si longtemps, que j'aime aussi. Il avait promis de s'occuper de mon fils. Depuis, Louis avance dans cette zone incertaine, entre le rejet et l'espoir, entre la déviance et une terrible envie d'être aimé. Comme nous tous.
Je voulais croire à la paix entre tous, à l'effacement des malentendus. Débordée, j'ai cru être vigilante, aimante. Aveugle, aussi, avançant à tâtons dans ces eaux troubles du don et de la reconnaissance qui assombrissaient mes envies simples d'une vie apaisée. Comme au cours d'une promenade champêtre en été, le regard tombe soudain sur une chouette clouée à la porte d'une grange.
[...] mon insistance fait l'effet de la crécelle agitée par les lépreux. Le malheur, ça ne se partage pas.
Je ne me plains pas. Pas l'habitude. Pas eu ce loisir dans mon enfance à baffes et à bosses. J'essaie de me tenir droite, comme une poupée de fol de fer habillée de chiffons. Il ne faut pas grand-chose pour que l'armature cède.
Je vis avec une absence enfouie en moi, une absence qui me vide et me remplit à la fois. Parfois, je me dis que le chemin qui me happe chaque jour est comme une ligne de vie, un fil sinueux sur lequel je marche et tente d'avancer, de toutes les forces qui me restent. De résister au vent, aux tempêtes, au Trou du diable, aux larmes, à tout ce qui menace de céder en moi. Il me faudrait chercher des arrangements pour enjamber chaque jour sans dommage, mais je ne sais rien des arrangements.
Je me demande pourquoi il m'aime tant, et ce qu'il peut bien trouver à une femme comme moi, habitée d'absents, cousue d'attentes, de cauchemars et de désirs impossibles. J'ai soupiré. Peut-être ne trouve-t-il rien en moi, rien qui se réduise à des défauts ou des qualités, mais seulement l'amour, l'inexplicable tremblement pour une inexplicable lueur. Ce que moi aussi j'ai trouvé en lui.
À l'arrière du taxi, Étienne me montre Paris. Je m'étonne de cette étendue qui n'en finit pas, d'une ville traversée par un fleuve aux eaux dormantes et opaques, enjambé par d'innombrables ponts. Les passants, les avenues, les monuments, les rues, les magasins, tout tout tourne dans ma tête en un magma de pierre blanche, de dorures et de zinc. Je me laisse porter, égarer, fondre. Je n'ai pas assez d'yeux pour tout voir, tout absorber, tout avaler, tout retenir. Je me demande à quoi ressemble la vie des silhouettes entrevues, comment elles retrouvent leur chemin, où elles font leurs courses, où elles emmènent leurs enfants à l'école, oui, et aussi comment elles font, sans le mouvement des marées pour lessiver le ciel, sans le vent pour décrasser l'air, comment elles vivent avec le regard arrêté par les verticales des murs et des façades. » 

Quatrième de couverture

Ce soir-là, Louis, seize ans, n’est pas rentré à la maison. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, dans un village de Bretagne, sa mère Anne voit sa vie dévorée par l’attente, par l’absence qui questionne la vie du couple et redessine celle de toute la famille.

Chaque jour, aux bords de la folie, aux limites de la douleur, Anne attend le bateau qui lui ramènera son fils. Pour survivre, elle lui écrit la fête insensée qu’elle offrira pour son retour. Telle une tragédie implacable, l’histoire se resserre sur un amour maternel infini.

Avec Une longue impatience, Gaëlle Josse signe un roman d’une grande retenue et d’une humanité rare, et un bouleversant portrait de femme, secrète, généreuse et fière. Anne incarne toutes les mères qui tiennent debout contre vents et marées.

« L’œuvre de Gaëlle Josse s’enrichit de ce roman pudique et bouleversant. La mer, l’amour et la séparation y jouent une partition d’une insondable mélancolie. »
Emmanuelle Giuliani, La Croix

« Un beau roman en forme de long monologue. Gaëlle Josse (venue à l’écriture par la poésie) le porte d’une plume sensible, inspirée, pour évoquer sans fausse note le chagrin abyssal de son héroïne. »
Delphine Peras, L’Express

« Une longue impatience est une œuvre littéraire autant qu’un travail d’interprétation : Gaëlle Josse y traduit pour nous la langue secrète et universelle du cœur des mères. »
Élise Lépine, Transfuge

Éditions Noir sur Blanc, janvier 2018
191 pages
Prix du Public du Salon du livre de Genève 2018