mardi 21 avril 2020

Banquises ★★★★☆ de Valentine Goby

« La vie polaire permet aucun maquillage, 
aucun subterfuge, aucune tricherie. 
On se montre tel qu'on est : 
l'homme que l'on est au fond de soi 
et qu'on ignore soi-même. »

Paul-Émile VICTOR,
préface de Antarctique, désert de glace,
de Claude Lorius

Quelle plume, je me répète, toutes mes excuses, mais quand même, quelle plume !
Destination le grand Nord à la recherche d'un endroit qui pourrait, peut-être avoir retenu quelque chose d'une disparue. Il n'y est pas question de villégiature, mais d'une étape nécessaire dans le long chemin de la résilience, de la renaissance. 
Valentine Goby met des mots sur les tourments, la peine, la douleur que la disparition d'un être cher fait naître. Un être dont on reste sans nouvelles. Une disparition. Pas une mort...pas tout à fait une mort.  
Un temps éventré. 
Un 11 juillet, et tous les 11 juillet suivants qui deviennent un décompte qui retient en arrière un père et une mère, qui les maintient aux abords d'un grand vide, d'une absence, qui encastrent l'une dans l'autre leurs peurs. Il y a l'autre pourtant. Leur seconde fille, bien présente, bien vivante, mais effacée « reléguée aux marges de ton vide dévorant : on n'avait vu que toi, on n'a plus vu que lui. Regarde, ton père, ta mère, les yeux braqués sur la béance. Et Lisa sur le bord, toutes ces années, vacillante dans l'espace accordé, le bord exigu de l'abîme. Morte elle t'a décrétée un jour. Pour qu'ils cessent de t'attendre. » C'est cette autre fille qui entreprendra, trente ans après, le même voyage que sa soeur disparue. Pour tenter peut-être de combler le vide, remplir le trou béant de l'absence, faire face à une écrasante réalité et trouver la force d'écrire une autre page. 
Valentine Goby nous parle également dans ce livre d' une crise environnementale. La banquise se disloque sous nos pieds, et c'est, entre autre, tout une économie et un mode de vie qui vacillent. « Des pêcheurs, tout le monde se fout. Cinquante mille : 0,0007% de l'humanité. Mais il n'y a pas de petite histoire. D'événement périphérique. L'engloutissement de la banquise par des eaux tièdes est, déjà, un engloutissement du monde. » 
À lire.  

« Elle perçoit [...] l'acoustique des lieux. Elle sait que chacun est fait pour un type de musique comme les girafes pour la savane ou les crocodiles pour la jungle : pas interchangeables. Elle dit qu'on ne peut pas jouer le répertoire baroque ailleurs que dans des pièces petites, aux surfaces dures, réfléchissantes, ces salles de bal, ces théâtres pour lesquels il est composé, avec des temps de réverbération très courts, sinon tu n'entends pas le contrepoint, elle dit, il faut une acoustique sèche [...]. Imagine, Lisa. Tu peins. Tu veux faire ressortir deux couleurs primaires, le bleu et le rouge par exemple, séparément, sur le même canevas. Si tu mets beaucoup d'eau c'est foutu, t'as plus du rouge et du bleu, t'as du violet. Pareil pour le contrepoint : tu veux des voix musicales distinctes, pas une purée de sons. Eh ben à peinture sèche, acoustique sèche : tu choisis une salle à réverbération courte, qui stoppe le son vite fait, sans diluer. Tu vois ?
Tu vois papa, elle dit, les musiciens bougent, on joue n'importe quoi n'importe où, mais c'est pas bon. L'idéal, ce serait que nous, les auditeurs, on se déplace vers les salles. Parsifal et l'Anneau du Nibelungen au Festspielhaus de Bayreuth, le Requiem de Berlioz aux Invalides.
Appelez-le destin, vocation, idéal, elle est en mouvement, tendue vers un point de mire net contre l'horizon, le voyage sert à ça : s'approcher de ce qui brûle, fait brûler.
À Pleyel ça pullule de tapis et de sièges matelassés, aux Champs-Élysées c'est bourré de tissus qui absorbent méchamment mais à Bâle il y a du plâtre, et les aigus cognent dessus et retombent en scintillants comme une pluie de verre.
Elle a envie de partir, elle aussi.Elle veut pareil : le même vertige, le ventre qui cogne, le sang pulsé. Mais ailleurs. Sur le planisphère de Sarah, elle choisit les pays sans petit drapeau [...]. Les zones vierges de tout poinçon d'aiguille, inéluctablement, pas colonisées par les rêves d'une autre : grands espaces de Chine, d'Égypte, de Turquie, du Moyen-Orient, Syrie, Liban, Jordanie, Amérique du Sud, elle suit de l'index les méandres des fleuves, les massifs montagneux, le tracé des frontières, sa géographie des possibles. Un jour elle apprendra l'arabe rien que parce qu'il y a une place à prendre, ce sera l'arabe mais ce pourrait être le chinois, le swahili, le vietnamien, le wolof, des langues disponibles.
Mais il faut au moins décrocher le téléphone, les 11 juillet, avoir une pensée pour la mère, le père tandis que la cire se fige dans la coupelle d'aluminium et qu'ils redressent la mèche du lumignon, pour la prochaine fois. Ensuite, refermer le temps éventré, repousser leur peine, ses tentacules poisseux : aller au cinéma ; acheter des glaces aux enfants ; faire l'amour. Les 11 juillet sont furieusement gais, qu'on compte sur elle, Lisa, pour l'exiger, pour s'extraire du décompte qui retient en arrière le père et la mère, la mère surtout. Lisa adore juillet adore l'été, une fois l'appel passé elle s'adonne à l'oubli [...].
Il appelle son père PEV [Paul-Émile Victor], comme tout le monde, les admirateurs, les collègues, les journalistes, PEV et pas mon père parce qu'il ne lui a pas lu d'histoires le soir, ne l'a jamais bordé, les héros ont du mal à coucher les enfants. Il a cru qu'une fois mort cet homme serait à lui, il détiendrait sa mémoire, un jour les morts sont aux mains des vivants. Il s'est trompé. D'abord on lui a volé le corps : lesté, enveloppé d'une toile de jute, on l'a mis à la mer dans les eaux de Bora Bora, sépulture d'officier de marine et vlan, bouffé par les poissons - eux, les enfants, pas même au premier rang, retenus derrière un cordon de militaires en uniforme qu'il a franchi de force. Le corps d'abord, la mémoire ensuite.
Elle se souvient de la photo de la vitrine, rue de Richelieu, l'iceberg aux veines bleues superposées, la lui décrit. Il dit que la glace archive toute l'histoire humaine, continentale, extraterrestre, qu'on y lit couche après couche, dans les tassements de la neige, les strates translucides des fontes et des regels, ce que les précipitations ont capturé : acides chlorhydrique et fluorhydrique des éruptions volcaniques, rubidium et néodyme du désert, formate, acétate, ammonium amis par les feux de forêts, soufre et sel de l'océan, scan complet d'une ère reconstruite pièce à pièce à la façon d'un puzzle.
Le grand-père disait qu'on peut lire les climats sur les coraux, et même sur les stalagmites, en Chine, qui gardent l'empreinte des moussons. Tant de mémoire gravée dans l'eau, le bois, la pierre, et pas trace d'une vie d'homme. Pas un visage. À la lisère du sommeil les images se mêlent, rubans d'écorce, strates gelées, bandes nacrées, lignes et courbes décrochées de leurs supports qui en rappellent d'autres, lignes de vie de la main de Sarah, sa paume ouverte dans la main d'une femme en guenilles, place des Fêtes, qui chuchotait l'avenir au creux de son oreille et le corrigeait à même la peau, à coups de crayon de henné.
Il calcule : vingt-huit ans, 1982. L'année des courbes de Vostok, qui attestent le lien entre gaz à effet et hausse des températures. L'année où il est dit que le climat ne dépend plus de la position de la Terre sur son orbite mais de l'action humaine, l'année de l'Anthropocène, qui décide de sa vocation scientifique. Étrange coïncidence qui place côte à côte cette femme et cet homme, dans le même avion, l'été 1982 et la fonte des glaces pesant du même poids sur leurs deux existences, en ayant infléchi le cours et les pliant encore, simultanément : une terre qui s'efface, une femme qui disparaît.
Lisa empile ses livres. Enlève ses chaussures. Allume la radio. Elle vit. Elle est là. Elle se recoiffe face au miroir et la mère aperçoit la ligne bleu sombre qui borde ses sourcils nouvellement épilés. Le khôl et ces sourcils de femme lui retirent sa fille et la lui rendent plus proche, plus semblable. Elle ne lâche pas Lisa des yeux, elle se grave des images : Lisa qui se ronge les ongles, taille un crayon, cherche dans un tiroir un vêtement qu'elle ne trouve pas, rabat une mèche de cheveux derrière son oreille. Ça ne suffit pas. Ne compense pas. Cette enfant ne peut pas combler le trou de l'autre.
Ils la maintiennent vivante, c'est leur obsession. Ils se la remémorent sans cesse. Pas pour comprendre ou fournir des indices au détective, à la police. Ils ressassent pour la maintenir au chaud en eux; ils nient la rupture, la colmatent, ils sont dans l'éternel présent. 
Lisa sait leur chagrin, et putain elle l'éprouve. Les hait de le lui imposer, en plus de celui qu'elle porte. De la gommer derrière. [...] Elle est un fil tendu, aux décisions soudaines, indiscutables, contradictoires, elle veut vivre, peu importe la douleur, le contraste intérieur entre fièvre et angoisse, ça cohabite.
Elles traversent la décharge, les tonnes d'appareil ménagers que le Danemark ne collecte plus et qui s'entassent, rouillent, dégorgent leurs poisons [...].
Puisque ce silence presque pire que la mort - nous le savons, ils ne l'avoueront pas, saturés d'amour comme ils sont -, alors essayer de regarder dehors, peut-être à nouveau. Oh, tout doucement. Juste pour s'éprouver un peu vivant. Pour respirer. Tenter de parcourir un lieu autre que cette seule douleur - si vaste. Croire que l'existence tient à autre chose qu'à l'attente. [...] Voilà : s'arrêter, par exemple, sur les couleurs d'automne dans la forêt de Fontainebleau. Le rouge des feuilles d'érable, le jaune des bouleaux, les dégradés de bruns, le noir luisant des rochers sous la pluie, s'accorder un peu de cette beauté brute où progressent les limaces, les lombrics et aussi, les oiseaux.
Il y en a qui disent juste, ce sont les plus nombreux, les amis, les cousins, il faut bien faire le deuil. Faire le deuil. Tourner la page. Du blanc au verso, tout un champ vierge, effacement, recommencement. Le deuil. Ça veut dire douleur, le père le sait, sa femme le sait, et ceux qui n'ont pas vécu ça se trompent. Faire le deuil. Faire la douleur. Ils pensent "passer à autre chose", se résoudre à la perte et donc, renaître, en quelque sorte. Une nouvelle vie. Mais, dit sa femme, il n'y a pas de perte, sa tasse de café tremble entre ses doigts [...].
[...] un livre en dormance depuis le début, depuis la première ligne écrite au cours des mois d'anorexie, quand Lisa, quinze ans, s'effaçait, volontairement, pour être vue, quand il fallait mourir ; le jour de la lecture de ce roman-là, la mère ne supportera pas la crudité de la lumière, l'accablante lumière sur l'histoire ignorée, traversée dans l'ombre, par l'enfant périphérique, méconnue.
Des pêcheurs, tout le monde se fout. Cinquante mille : 0,0007% de l'humanité. Mais il n'y a pas de petite histoire. D'événement périphérique. L'engloutissement de la banquise par des eaux tièdes est, déjà, un engloutissement du monde.
Respirer côte à côte. Ça suffit. Sans chercher à remplir, à combler, le silence est une masse pas un vide. Un lieu. Une halte. Un abri. »

Quatrième de couverture

« Vingt-sept ans d'absence. Vingt-sept anniversaires qui ont pris le dessus, année après année, sur le jour de naissance : ils n'ont plus compté l'âge écoulé de Sarah mais mesuré l'attente. »

En 1982, Sarah a quitté la France pour Uummannaq au Groenland. Elle est montée dans un avion qui l’emportait vers la calotte glaciaire. C’est la dernière fois que sa famille l’a vue. Après, plus rien. Elle a disparu, corps et âme. Elle avait vingt-deux ans. Quand Lisa, vingt sept ans plus tard, se lance à la recherche de sa sœur, elle découvre un territoire dévasté et une population qui voit se réduire comme peau de chagrin son domaine de glace. Cette quête va la mener loin dans son propre cheminement identitaire, depuis l’impossibilité du deuil jusqu’à la construction de soi.

Roman sur le temps, roman sur l’attente, roman sur l’urgence et magnifique évocation d’un Grand Nord en perdition. Valentine Goby signe ici un grand livre sur la disparition d’un monde.

Éditions Albin Michel, août 2011
247 pages

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