mardi 22 septembre 2020

Animal ★★★☆☆ de Sandrine Collette

La chasse est ouverte avec Sandrine Collette, une chasse qui nous entraîne sur  les traces d'un ours (un des personnages du roman à part entière), dans une immersion en pleine nature sauvage et féroce, une nature qui dévore, et nous convie in fine à un voyage dans les profondeurs de l'âme humaine comme aime les proposer Sandrine Collette, ainsi que sur les traces des origines de l'Humanité.
Un roman noir puissant et sauvage dans lequel on retrouve l'univers sombre auquel Sandrine Collette nous a habitué et que j'affectionne particulièrement ainsi que son style maîtrisé, son écriture acérée. 
Des pages ardentes sur la misère et un récit de chasse exceptionnel et vertigineux, des paysages du Népal au Kamtchatka à couper le souffle...
Un cocktail réussi une nouvelle fois, mais toutefois le changement de rythme au milieu de la deuxième partie a eu quelque peu raison de mon enthousiasme. Je voulais absolument connaître le dénouement, et quel dénouement, mais je me suis par moment forcée pour aller au bout ... Un petit coup de mou de ma part très certainement, il faut dire qu'on ne se retrouve pas tous les jours dans la peau d'un ours ;-)
Une expérience de lecture atypique et insolite qui vaut vraiment le détour quoique je puisse en dire ! ;-)

« J'ai dans les mains quelque chose d'épuisé. Roberto JUARROZ, Quatorzième poésie verticale »

« [...] le bonheur, personne n'en parlait, pour qu'il existe, il fallait que ça se voie. »

« - C'est là ! crie-t-elle. C'est là, devant moi, j'en suis sûre.
- Lior, tout le monde nous regarde.
- Laisse-moi ! Tu ne sais pas ce ça fait...
Elle ne finit pas sa phrase. La rage, le désespoir lui dévorent la poitrine. Que peut-il y comprendre, Hadrien, avec sa famille normale, son enfance linéaire - l'absence de rupture, l'absence de déchirements dont on ne se souvient pas mais qui font des sensations inexprimables à l'intérieur. Et malgré tout l'amour, après, celui de ses parents et celui d'Hadrien, il y a toujours un manque. Le voilà, le mot, toujours le même : un vide. 
Hadrien n'a pas de vide. Il ne connaît pas la béance, ni le sentiment d'être incomplet.
La douleur de ne pas savoir.
Qui elle était, avant. Et avec qui. »

Quatrième de couverture

Humain, animal, pour survivre ils iront au bout d’eux-mêmes. Un roman sauvage et puissant.

Dans l’obscurité dense de la forêt népalaise, Mara découvre deux très jeunes enfants ligotés à un arbre. Elle sait qu’elle ne devrait pas s’en mêler. Pourtant, elle les délivre, et fuit avec eux vers la grande ville où ils pourront se cacher.
Vingt ans plus tard, dans une autre forêt, au milieu des volcans du Kamtchatka, débarque un groupe de chasseurs. Parmi eux, Lior, une Française. Comment cette jeune femme peut-elle être aussi exaltée par la chasse, voilà un mystère que son mari, qui l’adore, n’a jamais résolu. Quand elle chasse, le regard de Lior tourne à l’étrange, son pas devient souple. Elle semble partie prenante de la nature, douée d’un flair affûté, dangereuse. Elle a quelque chose d’animal.
Cette fois, guidés par un vieil homme à la parole rare, Lior et les autres sont lancés sur les traces d’un ours. Un ours qui les a repérés, bien sûr. Et qui va entraîner Lior bien au-delà de ses limites, la forçant à affronter enfin la vérité sur elle-même.

Humain, animal, les rôles se brouillent et les idées préconçues tombent dans ce grand roman où la nature tient toute la place.

Éditions Denoël, mars 2019
285 pages

mardi 15 septembre 2020

Pour seul cortège ★★★★☆ de Laurent Gaudé

Une échappée belle et tragique en terres antiques et mythiques, Laurent Gaudé réécrit le dernier grand voyage des morts d'un des plus grands conquérants, Alexandre et nous entraîne jusqu'au plus profond de son âme.

L'ultime expédition d'un homme "trop grand pour la vie", "un homme qui ne sait pas mourir". Une ultime chevauchée qui prend des allures de véritable épopée, une dernière danse entre la vie et la mort, où les voix des deux mondes, vivant et mort, se répondent dans ce dernier élan vers l'inconnu, la liberté, l'absolu, l'éternité.

À la mort d'Alexandre, c'est tout l'Empire qui se fissure, se déchire « Les reines meurent dans la fange, les nouveau-nés sont étouffés. On déchire les alliances et aiguise les fers. »  
Les pleureuses de ce monde englouti vont porter la douleur à travers le monde « [...] tant que le cortège parcourt le monde, Alexandre est là et il tient encore l'Empire, par son absence mais c'est une façon de le tenir. Si elles ne pleurent plus, tous penseront que le temps du deuil est révolu et alors ils se jetteront les uns sur les autres. »

Un très beau roman qui débute plutôt lentement. Il m'a fallu un certain temps avant de me familiariser avec les voix qui ouvrent l'histoire et le décor qui s'installe. 
J'ai particulièrement apprécié la voix de Dryptéis, une femme courageuse et fidèle à Alexandre jusqu'au bout. Elle aura passé sa vie à semer l'Empire, à fuir lieux et forme du pouvoir, à être une parmi tant d'autres, à se délester du poids de l'or qui coule dans ses veines pour trouver la paix, pour elle, pour son fils, pour être enfin « dans le coeur vif des choses où les instants passent avec lenteur et où tout est vital ». 
« Elle aime les lieux où les voix, dans les montagnes, se font avaler par les crevasses et où il ne reste qu'un silence vibrant de lumière. »
Laurent Gaudé est brillant dans ce registre, il nous livre un récit épique sur une légende de l'Histoire en toute simplicité...si j'ose dire. 
Une écriture prodigieuse, une construction savante et délicate pour permettre au lecteur d'avancer doucement, prudemment dans les pas de cet immense cortège funéraire, mystérieux et lumineux. 

Si le registre vous plaît, n'hésitez pas une seconde à vous lancer dans ce très beau roman !
« Ô mystère des mondes... Le temps chavire et les ombres paraissent. »

« Il sent, là, à l’instant où la douleur le brûle, que tout l’Empire va bruire d’une inquiétude et que personne n’est de taille à tenir l’immensité du royaume qu’il a forgé. »

« Marchez mes compagnons, cette nuit et les suivantes, Marchez jusqu'à ma mort s'il le faut, il voudrait leur parler, les supplier, Marchez. Il les sent, il n'y a rien de plus beau à cet instant pour lui que l'effort de ses compagnons qui avancent dans la nuit, le dos cassé, les muscles tendus, inquiets de son état, Ne me posez plus, il voudrait expirer ici, au milieu de leur souffle, sans jamais cesser d'avancer. »

«  Tout le monde s'interroge à voix basse et commente l'arrivée de la vieille Sisygambis. Ils essaient d'imaginer ce qu'elle dira lorsqu'elle sera au chevet du mourant et si elle a réellement le pouvoir, par les mots seuls, de dire la vie ou la mort du plus grand des conquérants. »

« Les mots lui ont été enlevés. Par la fièvre, par les dieux, par la mort déjà qui le lèche avant de l'engloutir... »

« Dryptéis se tient dans un coin de la chambre mais elle s'éclipse maintenant. Les généraux, eux aussi, quittent la pièce. Il est temps de laisser la mort entrer : qu'elle le soupèse, l'examine et voie si elle veut de lui ou pas. C'est ce que veut la tradition. Il faut la laisser s'approcher pour qu'elle le contemple, le lèche, le renifle en espérant peut-être qu'il ait encore la force de la chasser du pied ou, pourquoi pas, de lui faire peur ? ...»

«  Ce qu'elle voit en lui, à cet instant, elle ne saurait le décrire. Elle voit le mal qui le ronge, la douleur et l'usure mais elle voit aussi quelque chose qui se bat, quelque chose qui est capable de tout terrasser. Soudain, Alexandre sourit d'un sourire pâle comme une trouée de lumière un matin d'hiver, puis, visiblement apaisé, se rallonge, reprenant, en une seconde, son masque de fièvre et ses yeux de mourant. Sisygambis se tourne alors vers ceux qui sont là et dit d'une voix neutre : "Il a fini sa vie..." Aucun d'entre eux, Perses ou Macédoniens, ne réagit. Ils sont assommés. Mais elle n'a pas tout dit. Elle les regarde calmement, puis elle ajoute : "...Mais cet homme ne sait pas mourir." »

« Alexandre et la mort vont rester face à face pour se jauger. Tout le monde quitte la salle, tête basse, sidéré de voir qu'un homme peut conserver, à l'instant de mourir, avec une telle force, le plein éclat du vivant. »

« Des pas résonnent dans le couloir. Les diadoques arrivent. Ils sont tous là, les compagnons d'Alexandre, ceux de toujours, en grand habit d’apparat... Ils avancent tous, visages fermés, poings serrés sous les toges. Tout se joue maintenant... Lorsque les portes de la grande salle se referment, un silence profond tombe sur le palais, Babylone et l'Empire. La succession vient de commencer et personne, à cet instant, ne peut savoir qui vivra et qui périra. »

«  [...] la lenteur qui l'entoure est un leurre. La guerre a commencé. Ceux qui marchent tête basse dans les couloirs, ceux qui ont l'air de ne rien faire d'autre que de prier, se sont en fait déjà lancés dans la bataille. »

« Tout se fissure dans l'Empire. Les reines meurent dans la fange, les nouveau-nés sont étouffés. On déchire les alliances et aiguise les fers. Est-ce à cela qu'il lui sera désormais donné d'assister ? »

« “Peut-être n’ai-je été mise au monde que pour pleurer.” Pleureuse de son père d’abord, puis d’Héphaïstion et d’Alexandre. Pleureuse d’un monde englouti. »

« Les hommes de la garde royale l'aiment parce qu'ils trouvent qu'il y a dans sa voix un grain de douleur qui fait vaciller le monde. »

« [...] il est une chose qui reste solide, aussi solide que la puissance des montagnes, c'est le chant des femmes endeuillées. »

« C'est leur mission à elles : porter la douleur à travers le monde et elles se serrent pour ne pas l'oublier, car si elles cèdent à l'inquiétude, si elles se posent des questions et lèvent les yeux sur le monde, alors elles redeviendront des femmes qui ont peur de la guerre qui gronde, qui ont mal de ces milliers de stades parcourus, et elles pleureront avec moins de force et le cortège ne sera plus cette boule dure de deuil qui traverse la pays. Si elles cèdent, Alexandre sera oublié. 
[...] tant que le cortège parcourt le monde, Alexandre est là et il tient encore l'Empire, par son absence mais c'est une façon de le tenir. Si elles ne pleurent plus, tous penseront que le temps du deuil est révolu et alors ils se jetteront les uns sur les autres. »

« Elle se souvient d’Héphaistion qui lui parlait de la beauté de l’Egypte : « Les hommes, là-bas », disait-il, « ont la beauté des chats, et le silence est vaste. » »

« "Vous êtes la dernière escorte" ajoute-t-elle enfin, "les cavaliers du dernier souffle. C'est à vous qu'il incombe de l'accompagner jusqu'à l'immensité qu'il aimait tant." Ils pourraient lui baiser les mains pour ces paroles. Elle vient de donner un sens à leur chevauchée. »

« L'âme d'Alexandre est là, elle embrasse tout et tournoie. La beauté des terres lascives qu'elle traverse l'enivre. Les femmes aux nattes épaisses et aux bracelets d'or qu'ils dépassent parfois sur la route le fascinent, "Nous y sommes", dit-elle, comme si elle buvait le pays qui l'entoure avec avidité. "Rien ne meurt ici, les enfants ont dans les yeux la gravité des vieillards." Les jours et les nuits se succèdent et s'entremêlent. Ce n'est plus qu'une marche immense vers le delta du Gange. »

« Elle a sauvé cela au moins, un fils qui ne soulèvera aucune armée et ne sera frappé d’aucun sort, un fils, sorti de son corps, à qui elle n’a pas donné de nom mais qui vit, ignorant du monde et libre. »

« Elle n'a jamais été aussi vivante que là, sur ce rocher. Elle est dans le coeur vif des choses où les instants passent avec lenteur et où tout est vital. »

Quatrième de couverture

En plein banquet, à Babylone, au milieu de la musique et des rires, soudain Alexandre s’écroule, terrassé par la fièvre.

Ses généraux se pressent autour de lui, redoutant la fin mais préparant la suite, se disputant déjà l’héritage – et le privilège d’emporter sa dépouille.
Des confins de l’Inde, un étrange messager se hâte vers Babylone. Et d’un temple éloigné où elle s’est réfugiée pour se cacher du monde, on tire une jeune femme de sang royal : le destin l’appelle à nouveau auprès de l’homme qui a vaincu son père…
Le devoir et l’ambition, l’amour et la fidélité, le deuil et l’errance mènent les personnages vers l’ivresse d’une dernière chevauchée.
Porté par une écriture au souffle épique, Pour seul cortège les accompagne dans cet ultime voyage qui les affranchit de l’Histoire, leur ouvrant l’infini de la légende.

Éditions Actes Sud, août 2012
190 pages

vendredi 11 septembre 2020

Nickel Boys ★★★★☆ de Colson Whitehead

La "Nickel Academy" a bel et bien existé, sous un autre nom, certes, et il est effroyable d'apprendre en lisant le dernier opus de Colson Whitehead la réalité des événements liés à cet endroit ... Une maison de correction dont le but était de remettre les délinquants sur le droit chemin. Jusque là, rien d'anormal. Sauf que bien entendu, derrière cet honorable but, se cache de sombres travers, le détournement de fonds en est un par exemple. Mais il y a bien pire, bien plus effroyable, bien plus scandaleux, inhumain, bien plus exécrable...une usine à souffrances...
« On peut cacher bien des choses dans un demi hectare de terre. »
Dans l'enceinte de la Nickel Academy, la justice n'a pas pignon sur rue, être noir n'est pas un atout et empire conditions de vie et traitements, « [...] les criminels violents étaient du côté du personnel » . La perversion, le sadisme qui y règnent, en font définitivement un endroit cauchemardesque et pour nous lecteur, "Nickel Boys" est une plongée dans l'obscurité de l'être humain ...
Un récit touchant, émouvant, effrayant aussi qui mérite sa distinction. 
Une plume remarquable. 
Le retournement final saisissant.   
Un personnage principal attachant et une histoire d'amitié lumineuse. Elwood, je ne suis pas prête de vous oublier ...
« Nous devons croire dans notre âme que nous sommes quelqu'un, que nous ne sommes pas rien, que nous valons quelque chose, et nous devons arpenter chaque jour les avenues de la vie avec dignité, en gardant à l'esprit que nous sommes quelqu'un. » Martin Luther King 

« Le jour de la rentrée, les élèves de Lincoln High School recevaient leurs nouveaux manuels d'occasion récupérés auprès du lycée blanc de l'autre côté de la rue. Sachant où partaient leurs livres, les élèves blancs les avaient annotés à l'intention de leurs successeurs : Va te pendre, le nègre ! Tu pues. Va chier. Le mois de septembre était une découverte des épithètes en vogue chez la jeunesse blanche de Tallahassee, épithètes qui, à l'instar de la longueur des ourlets et des coupes de cheveux, variaient d'une année sur l'autre. Quelle humiliation d'ouvrir un manuel de biologie à la page du système digestif et de tomber sur un Crève sale NÈGRE, mais au fil de l'année scolaire, les élèves cessaient progressivement de prêter attention aux diverses insultes et suggestions déplacées. Comment tenir jusqu'au soir si chaque ignominie vous envoyait au fond du trou ? Il fallait apprendre à ne pas se laisser distraire. »

« Ces protestations, c'était un truc pour les jeunes et elle n'avait pas le coeur à ça. On n'outrepasse pas impunément sa condition. Soit Dieu lui reprocherait d'avoir pris plus que sa part, soit les Blancs lui apprendraient à ne pas réclamer davantage de miettes qu'ils ne daignaient lui en donner, mais dans tous les cas elle le paierait. Son père n'avait pas cédé le passage à une Blanche sur le trottoir de Tennessee Avenue et il l'avait payé. Monty, son mari, avait de son côté tenté d'intercéder et il l'avait payé aussi. Le père d'Elwood, Percy, avait trop réfléchi quand il s'était engagé dans l'armée, si bien que, à son retour, Tallahassee n'était plus assez grande pour tout ce qu'il avait dans la tête. Et maintenant, Elwood. Elle avait acheté ce disque de Martin Luther King à un vendeur ambulant devant le Richmond, et c'étaient dix cents les moins bien dépensés de toute sa vie. Ce disque ne contenait rien d'autre que des idées. »

« Il pensa au discours de Martin Luther King devant des lycéens de Washington, dans lequel il parlait des humiliations infligées par les lois de Jim Crow, qu'il était impératif de convertir en action. "Rien ne pourra autant enrichir votre esprit. Vous en retirerez un sentiment de noblesse rare qui ne peut germer que de l'amour et de l'altruisme envers votre prochain. Faites de l'humanité votre profession. Faites-en un élément central de votre vie. »

« Harriet avait rarement eu l'occasion de faire ses adieux à ceux qu'elle aimait. Son père était mort en prison parce qu'une Blanche l'avait accusé de ne pas s'être écarté de son chemin sur le trottoir. Contact présomptueux, selon la terminologie des lois Jim Crow. »


« Les garçons disaient que ce nom de "Nickel" était en fait une référence à la pièce de monnaie, parce que leurs vies ne valaient même pas cinq cents, mais ce n'était qu'une légende. »

« [...] toutes ces fractures, ces crânes enfoncés et ces cages thoraciques criblées de chevrotine. Déjà que les dépouilles mises au jour dans le cimetière officiel étaient suspectes, qu'avait-il pu arriver à celles qui étaient enterrées dans la partie non signalée ? »

« Mais entendre, c'était aussi voir, à grands coups de pinceau sur la toile de l'esprit.»

« La violence est le seul levier qui soit assez puissant pour faire avancer le monde. »

« La majorité des garçons qui connaissaient l'existence des anneaux dans les troncs sont morts aujourd'hui. Le fer, lui, est toujours là. Rouillé. Profond dans la pulpe des arbres. Il parle à qui veut l'écouter. »

« Ils éclatèrent de rire car ils savaient que l'épicerie ne servait pas les clients noirs, et parfois le rire réussissait à faire tomber quelques briques du mur de la ségrégation, si haut et si large. »


Quatrième de couverture

Dans la Floride ségrégationniste des années 1960, le jeune Elwood Curtis prend très à cœur le message de paix de Martin Luther King. Prêt à intégrer l’université pour y faire de brillantes études, il voit s’évanouir ses rêves d’avenir lorsque, à la suite d’une erreur judiciaire, on l’envoie à la Nickel Academy, une maison de correction qui s’engage à faire des délinquants des « hommes honnêtes et honorables ». Sauf qu’il s’agit en réalité d’un endroit cauchemardesque, où les pensionnaires sont soumis aux pires sévices. Elwood trouve toutefois un allié précieux en la personne de Turner, avec qui il se lie d’amitié. Mais l’idéalisme de l’un et le scepticisme de l’autre auront des conséquences déchirantes.

Couronné en 2017 par le prix Pulitzer pour Underdground Railroad puis en 2020 pour Nickel Boys, Colson Whitehead s’inscrit dans la lignée des rares romanciers distingués à deux reprises par cette prestigieuse récompense, à l’instar de William Faulkner et John Updike. S’inspirant de faits réels, il continue d’explorer l’inguérissable blessure raciale de l’Amérique et donne avec ce nouveau roman saisissant une sépulture littéraire à des centaines d’innocents, victimes de l’injustice du fait de leur couleur de peau.
Éditions Albin Michel, août 2020
259 pages
Prix Pulitzer 2020

jeudi 10 septembre 2020

Une bête au paradis ★★★★☆ de Cécile Coulon

"Une bête au paradis" se lit d'une traite, vite, peut-être un peu trop vite...oui mais voilà la langue est belle,  écriture acérée, tranchante, des chapitres brefs, de belles métaphores, une puissance descriptive accrocheuse des personnages, de leurs sentiments, de leur âme « [...] un frère défait [...] aux yeux baignés de larmes et de peine » « Le vert si dur, si beau de ce regard avalé par le temps se transformait en gris, un gris de terre, un gris de jument, un gris qui ternissait tout, amplifiait les petites peurs, les angoisses sans importance. » ....
Alors, oui, je me suis laissée happer par ce petit coin de paradis, dans cette ferme témoin de souvenirs accumulés depuis plusieurs générations, témoin des dures conditions de vie en milieu rural et qui résiste au temps grâce à la vaillance, au courage de deux femmes, Émilienne la grand-mère et Blanche sa petite-fille. 
On pénètre dans l'intimité de cette famille et l'on découvre que la vie dans ce paradis n'est pas toujours simple, ni rose, que l'espoir cède en un éclair de temps sa place au désespoir, que les rancoeurs, les regrets ternissent l'atmosphère, qu'il est un environnement hostile à la quête du bonheur et que comme tout Paradis ... il est bel et bien empoisonné
« Le Paradis était un endroit maudit tenu par un ange au visage aussi creux qu'une gamelle, aux épaules un peu bases, à la poitrine trop large pour ce corps ramassé.
Émilienne ressemblait à ce que la terre avait fait d'elle : un arbre fort aux branches tordues. Ses mains, ses pieds, ses oreilles semblaient grandir en dehors de son buste, tandis que ses jambes, ses hanches et son ventre, noueux, presque inexistant, n'étaient que muscles et os. Émilienne était solide mais cassée, elle avait collecté les morceaux de sa propre vie, se levant chaque matin à l'aube, se couchant chaque soir après Gabriel, Blanche et Louis, consciente que l'un d'entre eux devrait, un jour, lui succéder. »
Une ambiance particulière dans ce roman et une atmosphère qui se noircit et devient au fil des pages de plus en plus pesante, étouffante jusqu'à la chute ... prévisible (ça c'est un peu dommage !). 
Il est question de trahison, de vengeance, d'attachement viscéral à la terre, de passions, de chagrins, d'amour aussi « Comment guérir d’un amour vivant ? » ...dans un environnement circonscrit à la ferme et ses proches alentour. 
Alors que notre familiarité avec la terre s'effrite de plus en plus et que le mode de vie urbain est privilégié dans notre société, ce livre est un hymne aux racines, à la terre ; la confrontation urbain-rural, vie nourricière-population urbanisée qui occupe la toile de fond de ce roman, le rend justement très intéressant.
« Déjà, ailleurs, on s'armait contre la concurrence, d'une cruauté sans pareille, moderne, dévorante, indifférente ; la concurrence sonnait ses cloches dans les campagnes, aux informations on évoquait la détresse des agriculteurs, on parlait des suicides, des impayés, de la solitude affreuse. »
« On construirait bientôt des maisons qui se ressembleraient, jumelles multipliées, fonctionnelles, la ville arriverait avec ses bras de goudron, de peinture et de péages, elle viendrait jusqu'au Paradis et il ferait partie de cette ville rampante. Les hommes et les animaux mourraient pour que les villes continuent de grandir, dévorantes. »
Des personnages denses et bouleversants, à l'exception d'un d'entre eux, que je n'ai pas su percer...

Des verbes comme titres de chapitres qui pourraient résumer à eux seuls ce roman de vies brisées :
Faire mal, Protéger, Construire, Surmonter, Grandir, Tuer, Naître, Observer, Risquer, Fuir, Se tordre, Rêver, Percevoir, Savoir, Guérir, Continuer, Dire, Avoir faim, Séduire, Cacher, Battre, Rencontrer, Sécher, Frapper, Aider, Vieillir, Soigner, Revenir, Attendre, Se retrouver, Aimer encore, Y croire, Être heureux, Vendre, Tomber, Avouer, Pleurer, Cogner, Lire, Remplir, Venger, Surgir, Vaincre, Vivre...

Troisième rencontre avec la plume de Cécile Coulon, et ce ne sera pas la dernière. 

Roman de la rentrée littéraire de septembre dernier, j'arrive un peu après la bataille...Lu pourtant en novembre 2019... Chez moi, il y a la pile de livres à lire (immense) et celle de livres "hérisson", bourrés de post-its marque-pages et de bouts de papier rassemblant mes idées, à chroniquer (conséquente) ;-))

« Ses lèvres vinrent sur les miennes se poser
Et je sentis au coeur une vague brûlante. »
Jules Supervielle, « Le portrait »

« De chaque côté de la route étroite qui serpente entre des champs d'un vert épais, un vert d'orage et d'herbe, des fleurs, énormes, aux couleurs pâles, aux tiges vacillantes, des fleurs poussent en toute saison. Elles bordent ce ruban de goudron jusqu'au chemin où un pieu de bois surmonté d'un écriteau indique : VOUS ÊTES ARRIVÉS AU PARADIS. »

« Au début il cognait sans raison, simplement parce qu'il faisait partie des hommes dont les poings avaient remplacé la bouche, les coups les mots. »

« Lorsque Louis avait réalisé que Blanche n'était plus une petite fille, il se ferma sur lui-même, plein d'une honte, d'une violence qui rappelait celle de son père. Non pas qu'il voulût lever la main sur Blanche : au contraire, cette main qui enfonçait des pieux de bois dans la terre mouillée du Paradis, menait les vaches aux prés, cette main, il voulait qu'elle danse autour des cheveux de Blanche, qu'elle frôle sa nuque, qu'elle l'enveloppe comme quelques années plus tôt l'édredon avait adouci ses blessures. Quand il la vit se transformer sous ses yeux, Louis comprit pourquoi Émilienne avait laissé la petite prendre la grande chambre. »

« Le Paradis était un endroit maudit tenu par un ange au visage aussi creux qu'une gamelle, aux épaules un peu bases, à la poitrine trop large pour ce corps ramassé.
Émilienne ressemblait à ce que la terre avait fait d'elle : un arbre fort aux branches tordues. Ses mains, ses pieds, ses oreilles semblaient grandir en dehors de son buste, tandis que ses jambes, ses hanches et son ventre, noueux, presque inexistant, n'étaient que muscles et os. Émilienne était solide mais cassée, elle avait collecté les morceaux de sa propre vie, se levant chaque matin à l'aube, se couchant chaque soir après Gabriel, Blanche et Louis, consciente que l'un d'entre eux devrait, un jour, lui succéder. »

« [...] elle laissa l'eau froide couler sur ses doigts, se demandant si c'était cela, la caresse d'un garçon, quelque chose de très rafraîchissant par un après-midi brûlant. »

« Ils remontèrent au Paradis en silence, Louis marchait devant. A mi-chemin de la butte il tendit la main pour que Blanche se hisse plus rapidement, mais elle esquiva son geste et devança, soudain enhardie. Alors Louis comprit qu'ici la mort était une affaire de famille que l'on réglait naturellement, ainsi que l'on plie un drap propre. »

« Il n'avait pas pu, ce n'était pas que son corps refuse de la besogne, au contraire, mais Alexandre n'était pas un garçon de grange, d’œufs, de de cornes, Alexandre n'était pas un garçon de marécage, de lisier, de grenouilles, Alexandre était un homme impatient dont les rêves dévorants dépassaient les contours du Paradis, et l'amour qu'il portait à Blanche, son amour d'adolescent, vif, éblouissant, ne suffisait pas à l'immobiliser en ces terres, près de ses pauvres parents, de leur maison étroite, près de la vieillesse d’Émilienne et du regard noir de Louis, près de la mélancolie quotidienne de Gabriel qu'il évitait à tout prix, craignant d'être contaminé par elle. »

« Sa troupe se rassemblait chaque soir et se disloquait chaque matin, sûre de son chef d'orchestre. Le corps d’Émilienne était celui d'une ogresse affamée, d'une rudesse et d'une solidité à toute épreuve, capable de caresses comme de gifles, et tous autour d'elle s'appuyaient sur ce corps pour rester debout. »

« [...] apprendre vite ou mourir. Apprendre vite ou rester à l'arrière du troupeau, et rester à l'arrière du troupeau, pour une fille sans parents que n'attendaient qu'une ferme et un commis amoureux, c'était perdu d'avance. Blanche n'était pas gentille, courtoise, ni polie, mais incroyablement fine, rapide, d'une grande vivacité d'esprit et de parole. Comme deux chevaux de labour, Blanche et sa grand-mère tiraient Gabriel, un garçon naïf, cassé par la mort de ses parents, à travers les plaines de son chagrin. »

« [...] dans ce silence de campagne, elle lui ordonnait de prendre modèle, de continuer, de ne pas se laisser happer par les trous de l'existence qui s'ouvraient devant lui. Elle lui enseignait qu'apprendre à vivre consistait à contourner ces trous. »

« [...] colères et coups sont des fleurs qui poussent en toute saison, même dans des yeux secs, même dans des corps aimés, même dans des coeurs réparés. »

« [Elle] devint une ombre. Une ombre besogneuse, fermée, une ombre de rage et d'abandon. Elle se déplaçait dans sa vie comme une fantôme dans une forteresse, rasant les murs pour s'y enfoncer, devenant invisible ...»

« [...] on ne gère pas un domaine avec des yeux pleins de larmes. »

« [...] il y avait en lui un arbre noir depuis l'enfance, que la mort de ses parents avait arrosé de colère ; elle ne pouvait pas le tomber, cet arbre, seulement couper quelques branches quand elles devenaient trop encombrantes. Elle le rafraîchissait, le frictionnait de ses mots et de son sourire, elle le secouait pour que tombent de son âme des feuilles mortes et des fruits empoisonnés. »

« [Il] lui avait déchiré le coeur comme on craque le papier d'un premier cadeau d'anniversaire. »

« Entendre le prénom d'Alexandre avait réveillé chez elle une bête, créature de désir et de larmes. »

« C'est donc cela, les pleurs, les vrais. Des blessures en avalanche, les muscles, la peau, les os, le sang, qui tentent de sortir par les yeux qui fuient ce navire à la dérive, cette épave incapable d'accueillir d'autres matelots que ceux du passé, dont le pont s'est depuis longtemps écroulé sous le poids de ce grelot, énorme à présent, monstrueux, une gigantesque boule qui grossissait encore. C'est donc cela, les pleurs : le sacre du désespoir. »

Quatrième de couverture

La vie d’Émilienne, c’est le Paradis. Cette ferme isolée, au bout d’un chemin sinueux. C’est là qu’elle élève seule, avec pour uniques ressources son courage et sa terre, ses deux petits-enfants, Blanche et Gabriel. Les saisons se suivent, ils grandissent. Jusqu’à ce que l’adolescence arrive et, avec elle, le premier amour de Blanche, celui qui dévaste tout sur son passage. Il s’appelle Alexandre. Leur couple se forge. Mais la passion que Blanche voue au Paradis la domine tout entière, quand Alexandre, dévoré par son ambition, veut partir en ville, réussir. Alors leurs mondes se déchirent. Et vient la vengeance.

« Une bête au Paradis » est le roman d’une lignée de femmes possédées par leur terre. Un huis clos fiévreux hanté par la folie, le désir et la liberté.

Éditions L'Iconoclaste, août 2019
346 pages
Prix littéraire Le Monde 2019

mercredi 9 septembre 2020

Fille de joie ★★★★☆ de Kiyoko Murata

Plongée étonnante dans la prostitution au Japon sous l'ère Meiji, fin XVIIIéme début XIXème,  dans le quartier réservé de Kagoshima.
Une prostitution systémique, organisée et hiérarchisée, et contrôlée notamment pas le biais de l'« Édit de libération des prostituées » (geishōgi kaihōrei 芸娼妓開放令) de 1872.
 Un monde qui semblerait au premier abord (en)cadré, elles y reçoivent éducation et protection ; mais un monde qui n'en reste pas moins un monde sans fond, une prison du désir bestial, une geôle de la débauche dans laquelle les filles survivent en quasi-esclavage, "tantôt flottant, tantôt sombrant". Des familles effroyablement pauvres vend(ai)ent leur fille à des tenanciers, des patrons de maison close. Les filles vendues, asservies, devaient rembourser leur dette (coût le vente initiale, vivres, logis, vêtements, éducation...) tout au long de leur contrat de servitude. Beaucoup n'atteignaient pas cet âge de la "retraite", emportées pas la maladie souvent vénérienne. Et quand leur contrat prenait fin, elles n'avaient que peu de chance de s'en sortir dans une société qu'elles ne connaissaient pas, rejetées comme des parias.
« Un minimum de règles existait à l'intérieur de celui-ci, à l'extérieur aucune. Dedans, c'était l'enfer, dehors, "les enfers". Les filles devaient choisir celui qu'elles préféraient. »
Seules les filles de haut rang avaient la chance de pouvoir élever leur niveau d'intégrité et être rachetées par un client fortunée pour devenir une épouse respectable. 
« Les prostituées de classe supérieure doivent être capables de conduire leur client au septième ciel mais les charmer aussi hors du lit par leurs talents dans tous les domaines, de la lecture à la cérémonie du thé en passant par la poésie et à la danse , la calligraphie . »
"Fille de joie" est un roman d'initiation extrêmement intéressant ; il pourrait se lire comme un essai tant les détails sur les rituels, les coutumes, l'apprentissage pour devenir une bonne courtisane, les codes, les subtilités, etc... foisonnent dans ce récit.
On découvre l'histoire fascinante d'Ichi, une jeune fille vendue par sa famille à un tenancier d'une maison close de Yoshiwara, débarquée de l'île d'Iojima. A l'instar de son île natale, Ichi est une jeune fille au tempérament volcanique, elle est forte, lucide, curieuse, avide d'apprendre. Au contact de son Oïran, de sa professeure et d'autres femmes, elle apprendra que le choix est possible, et la liberté, une réalité tangible. 
Une prise de conscience féministe, un vent de rébellion souffleront alors sur les pages de ce récit, et "mourir sous les vagues" ne sera plus un rêve.
Une écriture intimiste, dépouillée, délicate. Un roman empreint de féminité et d'espoir qui donne envie d'adapter notre chère devise républicaine : Liberté, égalité, sororité !

Officiellement, la prostitution a été abolie au Japon en 1958.
Officieusement, elle existe toujours, à l'abri des regards sous le joug des Yakuzas et le JK business qui exploite des lycéennes en est un triste exemple. 
Sombre réalité. Le Japon, pays de contrastes est passé maître dans l'art de camoufler ses propres démons ; il est définitivement, un pays, parmi tant d'autres, où il ne fait pas bon être femme encore aujourd'hui...

Hitomoto de la maison Daimonjiya. 
Perdue dans ses pensées elle tient une pipe 
et esquisse un vague sourire. 
On ne sait pas vraiment à quoi elle pense 
mais on imagine certainement 
qu’elle se remémore sa rencontre 
avec un beau et fougueux daymio.
    Estampe de Kitagawa Utamaro 







Incipit
SUR LES VAGUES
« La fille arrivée d'une île du Sud ce printemps avait quinze ans.
Le ballot que lui avait remis sa mère contenait deux kimonos faits d'un assemblage de bouts de tissu, qui ressemblaient plus à des chiffons qu'à des vêtements aux yeux de quelqu'un de la ville, et deux ou trois espèces de jupons et de chemises. C'était tout ce dont elle avait muni sa fille avant leur séparation.
Du haut des falaises qui délimitaient son île natale sur trois côtés, on voyait des tortues de mer nager tranquillement dans l'eau transparente. Plus grandes que les hommes, elles se déplaçaient toujours par deux ou trois. Là-bas, le bleu de la mer était traversé de traînées d'un blanc laiteux dues au soufre émis par le volcan actif à l'est de l'île.
Elle avait eu l'impression d'arriver dans un pays étranger lorsqu'elle avait débarqué dans le port de Misumi à Kumamoto au bout d'un voyage de deux jours et deux nuits sur un bateau qui avait contourné la péninsule de Satsuma par l'ouest, en s'arrêtant dans un ou deux ports en route. »

« - Écoute-moi bien, Kojika. Une fille de joie n'a pour partenaires que ses clients et le temps. Tels sont les termes de son contrat. Une fois écoulé le temps convenu, le client s'en va. Elle remet la literie en ordre et c'est tout. Le reste du temps, son corps est à elle et à personne d'autre. Selon moi, aucune femme au monde n'est aussi libre qu'elle. [...]
Une épouse ordinaire, elle, doit toujours être disponible pour son mari. Quand il en a envie, il la culbute et ne lui donne pas un sou. Il lui fait des enfants et elle travaille. Elle est pareille à une bête de somme. Parce que les bêtes de somme, on ne les paie pas, on leur donne juste un peu à manger. Quelle est la différence entre ta mère et une bête de somme ? »

« Un homme âgé était un cadeau pour une novice. C'était ce qu'elle pouvait espérer de mieux. Il ne lui ferait pas de mal. Le souvenir d'une première fois qui s'était passée tranquillement, sans brutalité, tendrement, serait pour la fille une lueur dans les ténèbres qu'elle aurait ensuite à traverser. Un vieillard était comme un dieu du bonheur. »

« La terre s'était dérobée sous les pieds de cette fille de quinze ans qui l'avait découvert. L'institutrice savait ce qu'était ce monde sans fond. Elle se souvenait dans son corps et dans son coeur de ce lieu où les pieds ne trouvent plus le sol, où l'on ne peut ni avancer ni reculer, où l'on s'enfonce un peu plus à chaque pas, où il n'y a de place ni pour le corps ni pour le coeur. »

« Les prostituées et les geishas ayant perdu leurs droits personnels, il n'y a pas de différences entre elles et le bétail. On ne saurait attendre d'un animal qu'il rembourse l'argent pour lequel il a été acheté. De la même façon, on ne saurait exiger des prostituées et des geishas qu'elles remboursent leurs dettes à l'égard de l'établissement qui les a achetés. »

« Il y a dans les familles pauvres un trou noir qui engloutit l'argent, le trou sans fond de la maladie, des blessures, des mauvaises récoltes, des pêches désastreuses. Il ne se comble jamais, quoi que l'on y verse. Ichi le savait depuis qu'elle était enfant. »

« Les mots nécessaires à une fille de joie étaient par exemple ceux qui servaient à écrire une lettre à un client. De gros caractères maladroits ou des petits comme des pattes de mouche le rebuteraient. Une prostituée qui saurait s'attirer les faveurs d'un riche veuf pouvait se faire racheter et devenir sa nouvelle épouse. L'éducation serait pour elle une arme si elle changeait de vie. »

« Il tombait ce matin-là une petite pluie fine aussi persistante que les larmes versées par Hanaji.
Aucune élève n'était encore arrivée dans la classe du cerisier. Une feuille de papier couverte de l'écriture d'Ichi était posée sur son bureau. Quand était-elle venue ?

16 novembre - pluie
Aoi Ichi
Mon père est venu sans rien dire et il est reparti sans rien dire.
Comme le vent.
Comme s'il n'avait pas forme humaine.
Si les parents n'en ont pas, ont-ils vraiment disparu ?
S'ils avaient vraiment disparu, le ciel serait plus vaste.
Et il y aurait plus de place pour les nuages.
Moi je m'en fiche si mes parents n'existent plus.

Maîtresse.
Je vous prie de bien vouloir utiliser ce miroir que j'avais acheté pour ma grande soeur.
Respectueusement.

Un petit miroir était posé sur un coin de la feuille. »

« Les filles étaient arrivées de la mer, des montagnes et des rivières, dans les rues de ce quartier artificiel où la nuit n'existait pas. »

« - C'est trop difficile, maîtresse ! Je n'ai pas assez d doigts pour compter ça.
- Eh bien, emprunte ceux de tes voisines. Si vous ne savez pas compter, vous aurez du mal à quitter le quartier réservé à la fin de votre servitude. C'est simple : compter l'argent, c'est compter votre survie. Maintenant, au travail ! Vous pouvez utiliser les doigts de vos mains et de vos pieds. »

« - Le plus terrifiant dans la vie, ce sont les parents, dit Hanaji. Vous nous enseignez le respect pour eux, maîtresse, mais mes parents à moi me dévorent vivante. Ils vont me vendre et me revendre tant qu'ils peuvent. Mais si je m'enfuyais, je m'en sortirais pas. Je voudrais pour voir leur échapper. »

Quatrième de couverture

L’histoire que voici se déroule au Japon à l’orée du XXème siècle. À quinze ans, Ichi est vendue au tenancier d’une maison close par ses parents – seule possibilité de survie pour cette famille de pêcheurs. Pas vraiment belle, sauvageonne, l’adolescente parle une langue insulaire proche du chant des oiseaux, mais elle est néanmoins placée dès son arrivée sous la tutelle de la courtisane la plus recherchée du quartier réservé. Devenue l’une de ses suivantes, Ichi reçoit de la part de cette dame des leçons d’élégance, de savoir-vivre, elle est initiée aux rites de la séduction, à ceux de la soumission. Et malgré la violence de leur condition, il se trouve néanmoins en ces lieux une chance inestimable pour les prostituées, une possibilité d’échappées qu’Ichi va saisir : la loi oblige les tenanciers de maison close à envoyer leurs filles de joie à l’école.
Assidue, Ichi apprend à lire, à compter, à écrire, elle peut ainsi consigner sa nostalgie, décrire ses peurs quotidiennes. Avec le temps et soutenue par une institutrice, elle prend conscience du pouvoir que lui procure le savoir et, comme d’autres autour d’elle, décide de se rebeller.
Un livre marquant, basé sur l’histoire des prostituées japonaises de l’ère Meiji. Un roman émouvant, porté par le personnage d’une adolescente habitée par les coutumes d’une île du Sud de l’archipel et qui va, contre toute attente, découvrir en ces lieux de tourmente l’existence du choix, celle de l’opposition. Car bien au-delà du contexte c’est de la condition féminine que nous entretient ici, comme dans toute son oeuvre, Kiyoko Murata.

Éditions Actes Sud, avril 2017
271 pages
Traduit du japonais par Sophie Refle
Titre original Yûjokô

jeudi 3 septembre 2020

Buveurs de vent ★★★★☆ de Franck Bouysse

Il y a parfois des évidences, et bien souvent peu de hasard dans mes achats lors de la rentrée littéraire. Des rendez-vous immanquables avec les nouveaux opus des auteur(e)s que l'on apprécie et que l'on attend avec une sourde impatience. 
Lire le dernier Franck Bouysse  était une évidence pour moi ;-) et l'assurance d'un très bon, grand moment de lecture. 
Franck Bouysse manie les mots avec une telle précision, une telle justesse que ce n'est pas du vent que je bois, mais bien ses mots ! 
Il crée des personnages qui ont de l'épaisseur et une atmosphère unique, électrisante et angoissante qui nous saisit, nous rend alerte, si bien que les écrits de Franck Bouysse se dévorent, ou plutôt nous dévorent !

*****
« Quatre ils étaient, un ils formaient, forment, et formeront à jamais. Une phrase lisible faite de quatre brins de chair torsadés, soudés, galvanisés. Quatre gamins, quatre vies tressées, liées entre elles dans une même phrase en train de s'écrire. Trois frères et une sœur nés du Gour Noir. »
Quatre buveurs de vent, Luc, Martin, Marc et Jean/Mabel fils et fille de Martin et Martha, adolescents suspendus au rythme de la vie dans le Gour Noir, vallée perdue au milieu de nulle part, dans une ville ouvrière dominée par Joyce, un tyran riche et puissant qui impose ses règles et fait régner sa loi.
Des adolescents au caractère différent mais bien trempé, des habitants écrasés par leur condition, condamnés à plier l'échine sous le poids de la terreur imposée par des gros bras à la solde de Joyce ...  Quelques ombres au tableau viendront encrasser les rouages pas si bien huilés du tyran et dans la vallée, soufflera comme un air d'émancipation, de liberté, de rébellion, et il sera « temps maintenant de laisser venir une suite de mots, sans désir d’épargner quiconque, pas plus les innocents que les coupables, des mots qui finiront par disparaître, mais qui existeront tant qu’ils habiteront des mémoires. »

"Casse ma carcasse", sûr que ce dernier opus de Franck Bouysse est un bon cru !!
Une fresque humaine d'une poésie rare, belle et étrange à la fois que je ne peux que vous conseiller !  
« [...] sans poésie, le monde n'est que contraintes ; qu'avec, il se déploie en un univers sans limites. »

 


« En exergue
Ils voulaient fuir leur misère et les étoiles leur paraissaient trop loin.
Ainsi parlait Zarathoustra,
Nietzche »

« Quatre ils étaient, un ils formaient, forment, et formeront à jamais. Une phrase lisible faite de quatre brins de chair torsadés, soudés, galvanisés. Quatre gamins, quatre vies tressées, liées entre elles dans une même phrase en train de s'écrire. Trois frères et une sœur nés du Gour Noir. »

« [...] résignée, étriquée, le cœur aussi sec qu'un dune balayée par un vent de rancunes et de regrets. »

« La vie, il faut la laisser déborder tant qu'il y en a. »

« Avec la parole, Martin était comme un géomètre perdu en pleine forêt vierge, à ne jamais savoir où poser les jalons pour tracer un chemin cohérent de mots. »

« Il observa un instant la ligne de fuite par où s'engouffrait le courant sous les ramures des saules pleureurs semblables à de blondes chevelures renversées en arrière. »

« L'obscurité tomba comme un couperet, mais la lune de l'autre côté de la vitre leva lentement le voile de la nuit, crayonnant des silhouettes et des reliefs à l'intérieur de la chambre. »

« [Ce départ] sema de drôles de graines dans leurs têtes, et ils ne tarderaient pas à trouver de quoi les faire germer sur le terreau d'une sourde colère. Chacun à leur manière, ils avaient conscience que leur enfance commune venait d'être amputée d'un membre essentiel et que, s'ils voulaient un jour gagner leur liberté, il leur faudrait boiter jusqu'à elle. »

« La chair est partout, englobe tout. Le cœur est un trompe-l'œil, une approximation, rien de plus qu'une pompe vitale, un mécanisme plus ou moins bien réglé, parfois défaillant. On ne sait d'ailleurs pas bien le situer, un peu plus à droite, un peu plus à gauche. Les chairs, elles, se mélangent. Les cœurs restent à distance. Ne peuvent se toucher. Des arpents de sable séparés d'une frontière gardée par un chien de l'enfer. Le cœur est enfermé, pas la chair. La chair est libre, volatile, volage. Les chairs se nourrissent, s’épaississent au contact d'autres chairs. Elles se rêvent à nu, à vif, et ainsi déchirées rendent le monde plus acceptable, comme une blessure exsangue échappant à la suture, une plaie sans cesse ravivée par l'air vif et piquant des désirs, la nuit comme le jour. Les chairs implorent le tranchant des caresses. Il n'existe pas de mot pour définir l'espace où elles se déploient, la vaste plaine que chacun peut fouler sans souci de la morale. Le cœur est un vieux sage ennuyeux. La chair est un dieu endiablé. »

« Une petite vanne céda et des gouttes de flotte s'étalèrent à la lisière inférieure de ses yeux. Il bascula aussitôt le visage en arrière. Quelques nuages blancs glissaient lentement dans le ciel, comme des chaloupes suspendues au-dessus d'une mer d'huile. »

« Ces livres qui, selon son père, abritaient le diable, le sauvaient lui. La littérature avait la faculté d'ensemencer son imagination et d'épandre sa richesse entre les murailles de la vallée, de transformer les pierres des carrières en diamants bruts, d'inventer un langage nouveau que lui seul était en mesure d'interpréter. »

« À la différence du soleil et des intempéries qui atténueraient irrémédiablement les couleurs des fanions et finiraient même par avoir leur peau, l'acide du temps ne viendrait jamais à bout du souvenir de sa sœur, quoi qu'il arrive. Un souvenir cristallisé en émotion. »

« Quelques gouttes se décrochaient de la voûte, étincelantes comme des cristaux de sel. »

« La colère qu'on engrange, faut bien qu'elle sorte un jour. »

« Je voudrais essayer d'être meilleur.
Matthieu jeta un regard froid sur son père.
À quoi bon ? Je vais pas t'apprendre qu'on dresse pas deux fois le même animal. »

« Ils s'assoient sous la vaste paupière maçonnée, serrés les uns contre les autres, dessinant à eux quatre l'iris de l'œil d'un cyclope inscrit dans la pupille laiteuse du ciel, toujours en leur royaume, échappant ainsi à une destinée cartographiée de longue date par les adultes. Ils inspiraient fort et buvaient le vent qui montait de la vallée, le recrachant en relents de tempête sous leurs crânes d'enfants. »


« On embrasse, on acclimate, on déraisonne, on raccommode, on s’accommode, on marchande, on saisit, on repousse, on ment, on fait ce que l’on peut, et on finit par croire que l’on peut. On veut faire croire aux hommes que le temps s’écoule d’un point à un autre, de la naissance à la mort. Ce n’est pas vrai. Le temps est un tourbillon dans lequel on entre, sans jamais vraiment s’éloigner du cœur qu’est l’enfance, et quand les illusions disparaissent, que les muscles viennent à faiblir, que les os se fragilisent, il n’y a plus de raison de ne pas se laisser emporter en ce lieu où les souvenirs apparaissent comme les ombres portées d’une réalité évanouie, car seules ces ombres nous guident sur cette terre.»

« La beauté est une humaine conception. Seule la grâce peut traduire le divin. La beauté peut s’expliquer, pas la grâce. La beauté parade sur la terre ferme, la grâce flotte dans l’air, invisible. La grâce est un sacrement, la beauté, le simple couronnement d’un règne passager. »

« [...] le silence est une vaste prison où l'on enferme ses peurs. »

Quatrième de couverture

    Ils sont quatre, nés au Gour Noir, cette vallée coupée du monde, perdue au milieu des montagnes. Ils sont quatre, frères et sœur, soudés par un indéfectible lien.
    Marc d’abord, qui ne cesse de lire en cachette.
    Matthieu, qui entend penser les arbres.
    Puis Mabel, à la beauté sauvage.
    Et Luc, l’enfant tragique, qui sait parler aux grenouilles, aux cerfs et aux oiseaux, et caresse le rêve d’être un jour l’un des leurs.
    Tous travaillent, comme leur père, leur grand-père avant eux et la ville entière, pour le propriétaire de la centrale, des carrières et du barrage, Joyce le tyran, l’animal à sang froid…
    Dans une langue somptueuse et magnétique, Franck Bouysse, l’auteur de Né d’aucune femme, nous emporte au cœur de la légende du Gour Noir, et signe un roman aux allures de parabole sur la puissance de la nature et la promesse de l’insoumission.

Éditions Albin Michel, août 2020
392 pages

mardi 1 septembre 2020

Âme brisée ★★★★★♥ de Akira Mizubayashi

Une plume légère, simple et épurée, mélodieuse, empreinte de pudeur et de finesse, un titre subtil pour nous parler de musique, de la musique comme un apaisement à une douleur traumatique, comme bienfaitrice, génératrice de relations humaines, aidant à la résilience, la musique comme fil conducteur de cette belle histoire sur l'amitié, l'amour, la transmission, la mémoire, les fantômes de la mémoire, les blessures d'une vie... 
« [...] son art de luthier, celui de rendre les sons de l’âme, de la vie intérieure, de la plus noire mélancolie comme de la joie la plus profonde […] n’était rien d’autre que la tentative d’apaisement de la douleur traumatique issue de la destruction foudroyante de ce qui vous attache le plus intensément au monde et à la vie »
En toile de fond, des catastrophes et des souffrances : Hiroshima, la guerre sino-japonaise du milieu du siècle dernier, une guerre coloniale et fasciste, particulièrement meurtrière...
« On a commis des atrocités...Tous les actes, même les plus barbares, les plus inhumains, se justifiaient au nom de l'empereur... Plus jamais ça, plus jamais. J'ai honte d'avoir été lieutenant de l'armée de terre...J'ai honte d'avoir survécu ...»
Une fin bouleversante et mystique à lire en écoutant Concerto à la mémoire d’un ange d'Alan Berg.
Un roman fort, émouvant et sensible sur la résilience.
« La musique traverse les frontières, c'est le patrimoine de l'humanité...»

« Âme, subst. fém. Musique. Âme d'un instrument à cordes. Petite pièce de bois interposée, dans le corps de l'instrument, entre la table et le fond, les maintenant à la bonne distance et assurant la qualité, la propagation comme l'uniformité des vibrations. » Trésor de la langue française

« Face à la musique de Schubert, les larmes coulent sans questionner l'âme auparavant, puisqu'elle se précipite sur nous avec la force même de la réalité, sans le détour de l'image. Nous pleurons, sans savoir pourquoi ; parce que nous ne sommes pas encore tels que cette musique nous promet d'être, mais seulement dans le bonheur innommé de sentir qu'il suffit qu'elle soit ce qu'elle est pour nous assurer qu'un jour nous serons comme elle. » THEODOR W. ADORNO, Moments musicaux

« - Pourquoi avez-vous décidé de rester au Japon, alors que la plupart des étudiants chinois en séjour d'études sont rentrés dans leur pays l'année dernière après le déclenchement de la guerre qui oppose désormais nos deux pays ? C'est très courageux de votre part ...
Cheng prit la parole spontanément :
- Il est vrai que beaucoup de Chinois sont repartis en Chine depuis l'année dernière. C'est une baisse assez spectaculaire, je crois. Mais il y en a qui arrivent aussi malgré la guerre. Pas beaucoup, mais il y en a. Le Centre culturel nippo-chinois continue son boulot...
- Tu ne réponds pas exactement à la question de Mizusawa-san, intervint Yanfen. Pourquoi restes-tu à Tokyo malgré certaines difficultés indéniables, certains dangers même dans le contexte actuel de la guerre, c'est ça la question de Mizusawa-san. 
La construction impeccable de la phrase japonaise prononcée par Yanfen avec une clarté admirable comme celle d'une speakerine de radio éveilla de nouveau la curiosité de Rei. Il releva la tête, scruta les adultes qui s'engageaient dans une conversation ne tournant plus autour de la musique de Schubert. 
- Ça fait déjà quatre ans que je vis à Tokyo. Officiellement, je suis encore étudiant, mais j'ai une vie qui commence à s'enraciner ici. J'ai des amis comme vous auxquels je suis très attaché. [...]
- C'est vrai, dit à son tour Kang d'une voix timide, que les deux pays sont entrés en guerre ouvertement depuis l'incident du pont Marco-Polo. Mais je ne m'identifie pas totalement avec la Chine. Je suis chinois, je parle chinois, mais je me considère avant tout comme un individu libre de ses appartenances. Je m'efforce de me persuader que je suis d'abord un être humain avant d'être un Chinois. De la même manière, je n'assimile pas non plus mes amis japonais à leur pays. J'aimerais croire à un lien d'amitié qui va au-delà des antagonismes nationaux...»

« Ce qui voulait lui dire concernait la couche japonaise la plus profonde de son existence, l'événement de sa vie vécu en japonais soixante-cinq ans auparavant, mais congelé, figé ou pétrifié depuis lors comme si le temps avait été assassiné, s'était coagulé, arrêté définitivement. »

« J'ai grandi au milieu d'une hécatombe...»

« La mélancolie est un mode de résistance. »

« En tout cas [...] je crois que ça a du sens... qu'aujourd'hui, en 1938, dans un coin de Tokyo, un quatuor sino-japonais joue Rosamunde de Schubert..., alors que le pays entier tombé dans ses obsessions bellicistes semble être dévoré par le cancer nationaliste divisant les individus entre un nous et un eux... »

« Mon individualité est tout de même autre chose que ce qui est défini par le hasard de ma naissance. »

« [...] la musique militaire enlevait à l'homme son essence individuelle. »

« Il se rendait trop bien compte que tous les cœurs du monde, retirés dans leur solitude intranquille, étaient semblables à des monades impénétrables, repliées sur elles-mêmes ; qu'ils étaient finalement comme tous les corps du monde séparés les uns des autres, si douloureusement étrangers les uns des autres. »

« [...] la langue, en l'occurrence le français, est un bien commun que ses usagers partagent équitablement. Les relations sociales de supériorité et d'infériorité ne sont pas encastrées dans la langue... comme c'est le cas du japonais. »

« En pleine période de folie fasciste et d'engouement militariste et ultranationaliste, Yoshino a eu l'audace d'écrire, à l'intention des jeunes Japonais, un livre qui prônait l'usage critique de la raison et défendait la supériorité éthique de l'amitié des égaux par rapport à la soumission rampante et aveugle à l'égard des aînés et des dominants. Je crois que mon père voulait faire de moi un jeune homme capable de garder sa lucidité en toute situation, de ne pas succomber à la folie collective et de s'insurger contre les aberrations... »


« Jacques Maillard, ou Rei Mizusawa, était un homme sans religion. Il ne croyait à aucune après-vie. Qu'est-ce qui resterait à l'extrême fin, à la fin de tout, de la civilisation, de l'humanité, de la planète, du système solaire ? Tout serait englouti, oublié, perdu. La vie ne serait-elle pas au bout du compte une gigantesque hécatombe ? Pourquoi alors en ajouter d'autres ? Pourquoi commettre la bêtise abyssale d'en fabriquer d'autres, celles, innombrables, que les guerres engendrent impitoyablement, celle des tranchées, celle des camps d'extermination, celle causée par les bombes qui pleuvent et qui vous déchiquettent, celle provoquée par les armes de destruction massive allant jusqu'à la bombe atomique brûlant et calcinant toute une ville dans la seconde, érigeant dans le ciel un hideux et diabolique champignon précédé de l'apparition soudaine, aveuglante, déflagrante de la lumière luciférienne ? Pourquoi tant de cruautés ? Pourquoi tant d'actes meurtriers atroces ? Mais, précisément, à cause de ces violences inouïes, de ces tueries irrémissibles qui empêchent brutalement de vivre et qui, par là même, génèrent un interminable défilé de fantômes, l'édification d'un autel était absolument pour Rei Mizusawa, un autel qui rendait d'abord et surtout son père assassiné et, ensuite tous les disparus qui l'accompagnaient de près ou de loin. Dès lors, son art de luthier, celui de rendre les sons de l'âme, de la vie intérieure, de la plus noire mélancolie comme de la joie la plus profonde - grâce aux compositeurs du passé et du présent et par la médiation des interprètes hors pair - à travers les instruments qu'il fabriquait après tant d'années d'apprentissage, de tâtonnement, d'hésitation, de recherche, après tant d'efforts déployés dans l'étude patiente et passionnée des grands modèles des maîtres anciens, après surtout une vie entière passée, en compagnie du violon de son père au demeurant assez ordinaire, à réparer, à restaurer et à soigner... son art, donc, entièrement dévoué au service des émotions humaines, n'était rien d'autre que la tentative d'apaisement de la douleur traumatique issue de la destruction foudroyante de ce qui vous attache le plus intensément au monde et à la vie. »

Quatrième de couverture

Tokyo, 1938. Quatre musiciens amateurs passionnés de musique classique occidentale se réunissent régulièrement au Centre culturel pour répéter. Autour du Japonais Yu, professeur d’anglais, trois étudiants chinois, Yanfen, Cheng et Kang, restés au Japon, malgré la guerre dans laquelle la politique expansionniste de l’Empire est en train de plonger l’Asie.
Un jour, la répétition est brutalement interrompue par
l’irruption de soldats. Le violon de Yu est brisé par un militaire, le quatuor sino-japonais est embarqué, soupçonné de comploter contre le pays. Dissimulé dans une armoire, Rei, le fils de Yu, onze ans, a assisté à la scène. Il ne reverra jamais plus son père... L’enfant échappe à la violence des militaires grâce au lieutenant Kurokami qui, loin de le dénoncer lorsqu’il le découvre dans sa cachette, lui confie le violon détruit. Cet événement constitue pour Rei la blessure première qui marquera toute sa vie...
Dans ce roman au charme délicat, Akira Mizubayashi explore la question du souvenir, du déracinement et du deuil impossible. On y retrouve les thèmes chers à l’auteur
d’Une langue venue d’ailleurs : la littérature et la musique, deux formes de l’art qui, s’approfondissant au fil du temps jusqu’à devenir la matière même de la vie, défient la mort.

Éditions Gallimard, août 2019
241 pages

PRIX DE LA VILLE DE DEAUVILLE 2020
PRIX DES LECTEURS DES ÉCRIVAINS DU SUD 2020
PRIX DES LIBRAIRES 2020