mardi 15 septembre 2020

Pour seul cortège ★★★★☆ de Laurent Gaudé

Une échappée belle et tragique en terres antiques et mythiques, Laurent Gaudé réécrit le dernier grand voyage des morts d'un des plus grands conquérants, Alexandre et nous entraîne jusqu'au plus profond de son âme.

L'ultime expédition d'un homme "trop grand pour la vie", "un homme qui ne sait pas mourir". Une ultime chevauchée qui prend des allures de véritable épopée, une dernière danse entre la vie et la mort, où les voix des deux mondes, vivant et mort, se répondent dans ce dernier élan vers l'inconnu, la liberté, l'absolu, l'éternité.

À la mort d'Alexandre, c'est tout l'Empire qui se fissure, se déchire « Les reines meurent dans la fange, les nouveau-nés sont étouffés. On déchire les alliances et aiguise les fers. »  
Les pleureuses de ce monde englouti vont porter la douleur à travers le monde « [...] tant que le cortège parcourt le monde, Alexandre est là et il tient encore l'Empire, par son absence mais c'est une façon de le tenir. Si elles ne pleurent plus, tous penseront que le temps du deuil est révolu et alors ils se jetteront les uns sur les autres. »

Un très beau roman qui débute plutôt lentement. Il m'a fallu un certain temps avant de me familiariser avec les voix qui ouvrent l'histoire et le décor qui s'installe. 
J'ai particulièrement apprécié la voix de Dryptéis, une femme courageuse et fidèle à Alexandre jusqu'au bout. Elle aura passé sa vie à semer l'Empire, à fuir lieux et forme du pouvoir, à être une parmi tant d'autres, à se délester du poids de l'or qui coule dans ses veines pour trouver la paix, pour elle, pour son fils, pour être enfin « dans le coeur vif des choses où les instants passent avec lenteur et où tout est vital ». 
« Elle aime les lieux où les voix, dans les montagnes, se font avaler par les crevasses et où il ne reste qu'un silence vibrant de lumière. »
Laurent Gaudé est brillant dans ce registre, il nous livre un récit épique sur une légende de l'Histoire en toute simplicité...si j'ose dire. 
Une écriture prodigieuse, une construction savante et délicate pour permettre au lecteur d'avancer doucement, prudemment dans les pas de cet immense cortège funéraire, mystérieux et lumineux. 

Si le registre vous plaît, n'hésitez pas une seconde à vous lancer dans ce très beau roman !
« Ô mystère des mondes... Le temps chavire et les ombres paraissent. »

« Il sent, là, à l’instant où la douleur le brûle, que tout l’Empire va bruire d’une inquiétude et que personne n’est de taille à tenir l’immensité du royaume qu’il a forgé. »

« Marchez mes compagnons, cette nuit et les suivantes, Marchez jusqu'à ma mort s'il le faut, il voudrait leur parler, les supplier, Marchez. Il les sent, il n'y a rien de plus beau à cet instant pour lui que l'effort de ses compagnons qui avancent dans la nuit, le dos cassé, les muscles tendus, inquiets de son état, Ne me posez plus, il voudrait expirer ici, au milieu de leur souffle, sans jamais cesser d'avancer. »

«  Tout le monde s'interroge à voix basse et commente l'arrivée de la vieille Sisygambis. Ils essaient d'imaginer ce qu'elle dira lorsqu'elle sera au chevet du mourant et si elle a réellement le pouvoir, par les mots seuls, de dire la vie ou la mort du plus grand des conquérants. »

« Les mots lui ont été enlevés. Par la fièvre, par les dieux, par la mort déjà qui le lèche avant de l'engloutir... »

« Dryptéis se tient dans un coin de la chambre mais elle s'éclipse maintenant. Les généraux, eux aussi, quittent la pièce. Il est temps de laisser la mort entrer : qu'elle le soupèse, l'examine et voie si elle veut de lui ou pas. C'est ce que veut la tradition. Il faut la laisser s'approcher pour qu'elle le contemple, le lèche, le renifle en espérant peut-être qu'il ait encore la force de la chasser du pied ou, pourquoi pas, de lui faire peur ? ...»

«  Ce qu'elle voit en lui, à cet instant, elle ne saurait le décrire. Elle voit le mal qui le ronge, la douleur et l'usure mais elle voit aussi quelque chose qui se bat, quelque chose qui est capable de tout terrasser. Soudain, Alexandre sourit d'un sourire pâle comme une trouée de lumière un matin d'hiver, puis, visiblement apaisé, se rallonge, reprenant, en une seconde, son masque de fièvre et ses yeux de mourant. Sisygambis se tourne alors vers ceux qui sont là et dit d'une voix neutre : "Il a fini sa vie..." Aucun d'entre eux, Perses ou Macédoniens, ne réagit. Ils sont assommés. Mais elle n'a pas tout dit. Elle les regarde calmement, puis elle ajoute : "...Mais cet homme ne sait pas mourir." »

« Alexandre et la mort vont rester face à face pour se jauger. Tout le monde quitte la salle, tête basse, sidéré de voir qu'un homme peut conserver, à l'instant de mourir, avec une telle force, le plein éclat du vivant. »

« Des pas résonnent dans le couloir. Les diadoques arrivent. Ils sont tous là, les compagnons d'Alexandre, ceux de toujours, en grand habit d’apparat... Ils avancent tous, visages fermés, poings serrés sous les toges. Tout se joue maintenant... Lorsque les portes de la grande salle se referment, un silence profond tombe sur le palais, Babylone et l'Empire. La succession vient de commencer et personne, à cet instant, ne peut savoir qui vivra et qui périra. »

«  [...] la lenteur qui l'entoure est un leurre. La guerre a commencé. Ceux qui marchent tête basse dans les couloirs, ceux qui ont l'air de ne rien faire d'autre que de prier, se sont en fait déjà lancés dans la bataille. »

« Tout se fissure dans l'Empire. Les reines meurent dans la fange, les nouveau-nés sont étouffés. On déchire les alliances et aiguise les fers. Est-ce à cela qu'il lui sera désormais donné d'assister ? »

« “Peut-être n’ai-je été mise au monde que pour pleurer.” Pleureuse de son père d’abord, puis d’Héphaïstion et d’Alexandre. Pleureuse d’un monde englouti. »

« Les hommes de la garde royale l'aiment parce qu'ils trouvent qu'il y a dans sa voix un grain de douleur qui fait vaciller le monde. »

« [...] il est une chose qui reste solide, aussi solide que la puissance des montagnes, c'est le chant des femmes endeuillées. »

« C'est leur mission à elles : porter la douleur à travers le monde et elles se serrent pour ne pas l'oublier, car si elles cèdent à l'inquiétude, si elles se posent des questions et lèvent les yeux sur le monde, alors elles redeviendront des femmes qui ont peur de la guerre qui gronde, qui ont mal de ces milliers de stades parcourus, et elles pleureront avec moins de force et le cortège ne sera plus cette boule dure de deuil qui traverse la pays. Si elles cèdent, Alexandre sera oublié. 
[...] tant que le cortège parcourt le monde, Alexandre est là et il tient encore l'Empire, par son absence mais c'est une façon de le tenir. Si elles ne pleurent plus, tous penseront que le temps du deuil est révolu et alors ils se jetteront les uns sur les autres. »

« Elle se souvient d’Héphaistion qui lui parlait de la beauté de l’Egypte : « Les hommes, là-bas », disait-il, « ont la beauté des chats, et le silence est vaste. » »

« "Vous êtes la dernière escorte" ajoute-t-elle enfin, "les cavaliers du dernier souffle. C'est à vous qu'il incombe de l'accompagner jusqu'à l'immensité qu'il aimait tant." Ils pourraient lui baiser les mains pour ces paroles. Elle vient de donner un sens à leur chevauchée. »

« L'âme d'Alexandre est là, elle embrasse tout et tournoie. La beauté des terres lascives qu'elle traverse l'enivre. Les femmes aux nattes épaisses et aux bracelets d'or qu'ils dépassent parfois sur la route le fascinent, "Nous y sommes", dit-elle, comme si elle buvait le pays qui l'entoure avec avidité. "Rien ne meurt ici, les enfants ont dans les yeux la gravité des vieillards." Les jours et les nuits se succèdent et s'entremêlent. Ce n'est plus qu'une marche immense vers le delta du Gange. »

« Elle a sauvé cela au moins, un fils qui ne soulèvera aucune armée et ne sera frappé d’aucun sort, un fils, sorti de son corps, à qui elle n’a pas donné de nom mais qui vit, ignorant du monde et libre. »

« Elle n'a jamais été aussi vivante que là, sur ce rocher. Elle est dans le coeur vif des choses où les instants passent avec lenteur et où tout est vital. »

Quatrième de couverture

En plein banquet, à Babylone, au milieu de la musique et des rires, soudain Alexandre s’écroule, terrassé par la fièvre.

Ses généraux se pressent autour de lui, redoutant la fin mais préparant la suite, se disputant déjà l’héritage – et le privilège d’emporter sa dépouille.
Des confins de l’Inde, un étrange messager se hâte vers Babylone. Et d’un temple éloigné où elle s’est réfugiée pour se cacher du monde, on tire une jeune femme de sang royal : le destin l’appelle à nouveau auprès de l’homme qui a vaincu son père…
Le devoir et l’ambition, l’amour et la fidélité, le deuil et l’errance mènent les personnages vers l’ivresse d’une dernière chevauchée.
Porté par une écriture au souffle épique, Pour seul cortège les accompagne dans cet ultime voyage qui les affranchit de l’Histoire, leur ouvrant l’infini de la légende.

Éditions Actes Sud, août 2012
190 pages

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