mardi 1 septembre 2020

Âme brisée ★★★★★♥ de Akira Mizubayashi

Une plume légère, simple et épurée, mélodieuse, empreinte de pudeur et de finesse, un titre subtil pour nous parler de musique, de la musique comme un apaisement à une douleur traumatique, comme bienfaitrice, génératrice de relations humaines, aidant à la résilience, la musique comme fil conducteur de cette belle histoire sur l'amitié, l'amour, la transmission, la mémoire, les fantômes de la mémoire, les blessures d'une vie... 
« [...] son art de luthier, celui de rendre les sons de l’âme, de la vie intérieure, de la plus noire mélancolie comme de la joie la plus profonde […] n’était rien d’autre que la tentative d’apaisement de la douleur traumatique issue de la destruction foudroyante de ce qui vous attache le plus intensément au monde et à la vie »
En toile de fond, des catastrophes et des souffrances : Hiroshima, la guerre sino-japonaise du milieu du siècle dernier, une guerre coloniale et fasciste, particulièrement meurtrière...
« On a commis des atrocités...Tous les actes, même les plus barbares, les plus inhumains, se justifiaient au nom de l'empereur... Plus jamais ça, plus jamais. J'ai honte d'avoir été lieutenant de l'armée de terre...J'ai honte d'avoir survécu ...»
Une fin bouleversante et mystique à lire en écoutant Concerto à la mémoire d’un ange d'Alan Berg.
Un roman fort, émouvant et sensible sur la résilience.
« La musique traverse les frontières, c'est le patrimoine de l'humanité...»

« Âme, subst. fém. Musique. Âme d'un instrument à cordes. Petite pièce de bois interposée, dans le corps de l'instrument, entre la table et le fond, les maintenant à la bonne distance et assurant la qualité, la propagation comme l'uniformité des vibrations. » Trésor de la langue française

« Face à la musique de Schubert, les larmes coulent sans questionner l'âme auparavant, puisqu'elle se précipite sur nous avec la force même de la réalité, sans le détour de l'image. Nous pleurons, sans savoir pourquoi ; parce que nous ne sommes pas encore tels que cette musique nous promet d'être, mais seulement dans le bonheur innommé de sentir qu'il suffit qu'elle soit ce qu'elle est pour nous assurer qu'un jour nous serons comme elle. » THEODOR W. ADORNO, Moments musicaux

« - Pourquoi avez-vous décidé de rester au Japon, alors que la plupart des étudiants chinois en séjour d'études sont rentrés dans leur pays l'année dernière après le déclenchement de la guerre qui oppose désormais nos deux pays ? C'est très courageux de votre part ...
Cheng prit la parole spontanément :
- Il est vrai que beaucoup de Chinois sont repartis en Chine depuis l'année dernière. C'est une baisse assez spectaculaire, je crois. Mais il y en a qui arrivent aussi malgré la guerre. Pas beaucoup, mais il y en a. Le Centre culturel nippo-chinois continue son boulot...
- Tu ne réponds pas exactement à la question de Mizusawa-san, intervint Yanfen. Pourquoi restes-tu à Tokyo malgré certaines difficultés indéniables, certains dangers même dans le contexte actuel de la guerre, c'est ça la question de Mizusawa-san. 
La construction impeccable de la phrase japonaise prononcée par Yanfen avec une clarté admirable comme celle d'une speakerine de radio éveilla de nouveau la curiosité de Rei. Il releva la tête, scruta les adultes qui s'engageaient dans une conversation ne tournant plus autour de la musique de Schubert. 
- Ça fait déjà quatre ans que je vis à Tokyo. Officiellement, je suis encore étudiant, mais j'ai une vie qui commence à s'enraciner ici. J'ai des amis comme vous auxquels je suis très attaché. [...]
- C'est vrai, dit à son tour Kang d'une voix timide, que les deux pays sont entrés en guerre ouvertement depuis l'incident du pont Marco-Polo. Mais je ne m'identifie pas totalement avec la Chine. Je suis chinois, je parle chinois, mais je me considère avant tout comme un individu libre de ses appartenances. Je m'efforce de me persuader que je suis d'abord un être humain avant d'être un Chinois. De la même manière, je n'assimile pas non plus mes amis japonais à leur pays. J'aimerais croire à un lien d'amitié qui va au-delà des antagonismes nationaux...»

« Ce qui voulait lui dire concernait la couche japonaise la plus profonde de son existence, l'événement de sa vie vécu en japonais soixante-cinq ans auparavant, mais congelé, figé ou pétrifié depuis lors comme si le temps avait été assassiné, s'était coagulé, arrêté définitivement. »

« J'ai grandi au milieu d'une hécatombe...»

« La mélancolie est un mode de résistance. »

« En tout cas [...] je crois que ça a du sens... qu'aujourd'hui, en 1938, dans un coin de Tokyo, un quatuor sino-japonais joue Rosamunde de Schubert..., alors que le pays entier tombé dans ses obsessions bellicistes semble être dévoré par le cancer nationaliste divisant les individus entre un nous et un eux... »

« Mon individualité est tout de même autre chose que ce qui est défini par le hasard de ma naissance. »

« [...] la musique militaire enlevait à l'homme son essence individuelle. »

« Il se rendait trop bien compte que tous les cœurs du monde, retirés dans leur solitude intranquille, étaient semblables à des monades impénétrables, repliées sur elles-mêmes ; qu'ils étaient finalement comme tous les corps du monde séparés les uns des autres, si douloureusement étrangers les uns des autres. »

« [...] la langue, en l'occurrence le français, est un bien commun que ses usagers partagent équitablement. Les relations sociales de supériorité et d'infériorité ne sont pas encastrées dans la langue... comme c'est le cas du japonais. »

« En pleine période de folie fasciste et d'engouement militariste et ultranationaliste, Yoshino a eu l'audace d'écrire, à l'intention des jeunes Japonais, un livre qui prônait l'usage critique de la raison et défendait la supériorité éthique de l'amitié des égaux par rapport à la soumission rampante et aveugle à l'égard des aînés et des dominants. Je crois que mon père voulait faire de moi un jeune homme capable de garder sa lucidité en toute situation, de ne pas succomber à la folie collective et de s'insurger contre les aberrations... »


« Jacques Maillard, ou Rei Mizusawa, était un homme sans religion. Il ne croyait à aucune après-vie. Qu'est-ce qui resterait à l'extrême fin, à la fin de tout, de la civilisation, de l'humanité, de la planète, du système solaire ? Tout serait englouti, oublié, perdu. La vie ne serait-elle pas au bout du compte une gigantesque hécatombe ? Pourquoi alors en ajouter d'autres ? Pourquoi commettre la bêtise abyssale d'en fabriquer d'autres, celles, innombrables, que les guerres engendrent impitoyablement, celle des tranchées, celle des camps d'extermination, celle causée par les bombes qui pleuvent et qui vous déchiquettent, celle provoquée par les armes de destruction massive allant jusqu'à la bombe atomique brûlant et calcinant toute une ville dans la seconde, érigeant dans le ciel un hideux et diabolique champignon précédé de l'apparition soudaine, aveuglante, déflagrante de la lumière luciférienne ? Pourquoi tant de cruautés ? Pourquoi tant d'actes meurtriers atroces ? Mais, précisément, à cause de ces violences inouïes, de ces tueries irrémissibles qui empêchent brutalement de vivre et qui, par là même, génèrent un interminable défilé de fantômes, l'édification d'un autel était absolument pour Rei Mizusawa, un autel qui rendait d'abord et surtout son père assassiné et, ensuite tous les disparus qui l'accompagnaient de près ou de loin. Dès lors, son art de luthier, celui de rendre les sons de l'âme, de la vie intérieure, de la plus noire mélancolie comme de la joie la plus profonde - grâce aux compositeurs du passé et du présent et par la médiation des interprètes hors pair - à travers les instruments qu'il fabriquait après tant d'années d'apprentissage, de tâtonnement, d'hésitation, de recherche, après tant d'efforts déployés dans l'étude patiente et passionnée des grands modèles des maîtres anciens, après surtout une vie entière passée, en compagnie du violon de son père au demeurant assez ordinaire, à réparer, à restaurer et à soigner... son art, donc, entièrement dévoué au service des émotions humaines, n'était rien d'autre que la tentative d'apaisement de la douleur traumatique issue de la destruction foudroyante de ce qui vous attache le plus intensément au monde et à la vie. »

Quatrième de couverture

Tokyo, 1938. Quatre musiciens amateurs passionnés de musique classique occidentale se réunissent régulièrement au Centre culturel pour répéter. Autour du Japonais Yu, professeur d’anglais, trois étudiants chinois, Yanfen, Cheng et Kang, restés au Japon, malgré la guerre dans laquelle la politique expansionniste de l’Empire est en train de plonger l’Asie.
Un jour, la répétition est brutalement interrompue par
l’irruption de soldats. Le violon de Yu est brisé par un militaire, le quatuor sino-japonais est embarqué, soupçonné de comploter contre le pays. Dissimulé dans une armoire, Rei, le fils de Yu, onze ans, a assisté à la scène. Il ne reverra jamais plus son père... L’enfant échappe à la violence des militaires grâce au lieutenant Kurokami qui, loin de le dénoncer lorsqu’il le découvre dans sa cachette, lui confie le violon détruit. Cet événement constitue pour Rei la blessure première qui marquera toute sa vie...
Dans ce roman au charme délicat, Akira Mizubayashi explore la question du souvenir, du déracinement et du deuil impossible. On y retrouve les thèmes chers à l’auteur
d’Une langue venue d’ailleurs : la littérature et la musique, deux formes de l’art qui, s’approfondissant au fil du temps jusqu’à devenir la matière même de la vie, défient la mort.

Éditions Gallimard, août 2019
241 pages

PRIX DE LA VILLE DE DEAUVILLE 2020
PRIX DES LECTEURS DES ÉCRIVAINS DU SUD 2020
PRIX DES LIBRAIRES 2020

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire