dimanche 31 mai 2020

Le Secret de Tristan Sadler ★★★☆☆ de John Boyne

John Boyne est un auteur irlandais, plus connu pour ses romans jeunesse et notamment Le garçon en pyjama rayé qui a obtenu un grand succès.
Le Secret de Tristan Sadler raconte le destin d'un homme qui a combattu pour sa patrie dans les tranchées et qui revient de cette drôle guerre, avec sur les épaules le poids d'un lourd secret qui le ronge. 
Un secret que l'on devine rapidement, laissant de côté l'effet de surprise auquel le titre et la quatrième de couverture nous préparaient. 
Ce livre est l'occasion de revivre, même si ce n'est pas le coeur de l'histoire, la duré réalité de la vie quotidienne des tranchées, où les soldats deviennent très vite des fantômes dans un no man's land sans pitié et les objecteurs de conscience ou réfractaires mis au rebut.
Plusieurs thèmes sont abordés comme l'homosexualité, l'acceptation de soi, la lâcheté, la honte, le rejet, l'inhumanité de la guerre, pour laquelle les hommes s'entraînent à se persuader que le type en face n'est qu'un morceau de barbaque à désosser, une boucherie. 
Écriture fluide, un roman qui se lit d'une traite.

« Pourquoi étais-je venu ici ? me demandai-je. Qu'est-ce que j'espérais ? Si c'était le salut que je recherchais, il n'y en avait aucun pour moi. Si c'était de la compréhension, il n'y avait personne pour m'en offrir. Si c'était le pardon , je ne le méritais pas. »

« Le pub et la chapelle : tels sont mes deux endroits, antinomiques, d'oisiveté. L'un, social et grouillant de vie, l'autre paisible et funèbre. Mais il y a quelque chose d'apaisant pour l'esprit à se reposer sur le banc d'une belle église ; à s'imprégner de son atmosphère froide, odorante de siècles d'encens et de cierges brûlés ; à observer ces voûtes si élevées qui vous font sentir minuscule face au vaste plan de l'univers, aux oeuvres d'art, aux frises, aux autels de bois sculpté, aux statues dont les bras se tendent comme embrasser celui qui les observe ; et à savourer le moment inattendu où, venu d'en haut, le chant soudain d'une chorale répétant ses matines vous élève l'âme, la libérant du désespoir qui l'avait entravée, et qui vous avait amené à pénétrer en ce lieu. »

« - Tu n'aimes pas la guerre, c'est ça ?
- Personne ne devrait l'aimer, Sadler, me répond Wolf. Je ne peux pas croire que quiconque puisse vraiment aimer la guerre, à l'exception, peut-être, du sergent Clayton. Lui, il semble s'en délecter. Non, je pense tout simplement qu'il n'est pas juste d'ôter la vie à autrui de sang-froid. [...] qu'est-ce-que j'ai contre un pauvre gamin allemand qu'on a traîné loin de Berlin, de Francfort ou de Düsseldorf pour qu'il se batte au nom de sa patrie ? Qu'est-ce qu'il a, lui, contre moi ? C'est vrai, il y a des problèmes en jeu, des problèmes politiques, territoriaux, qui ont causé cette guerre, et il y a de bonnes raisons de se plaindre, je vous l'accorde. Mais il y a aussi un art qui s'appelle la diplomatie, un concept qui implique que des individus sensés s'installent autour d'une table pour tenter d'y résoudre les problèmes. Je ne pense pas que toutes ces voies aient été encore explorées. Au lieu de quoi, on ne fait que s'entre-tuer jour après jour. »

« À Aldershot, on ne nous apprenait pas à nous battre, on nous apprenait à rester en vie le plus longtemps possible. »

« Par bonheur la pluie a cessé de tomber. Les parois des tranchées tiennent bien, et se solidifient à nouveau ; les sacs de sable sont empilés, souillés de boue, là où nous les avons entassés la veille. Je suis de faction dans vingt minutes et, si je me dépêche, j'arriverai à la cantine à temps pour avaler un thé et un peu de corned-beef avant de reprendre mon poste. En chemin, je croise Shields, qui est dans un sale état. Il a l'oeil droit au beurre noir, et une traînée de sang séché court le long de sa tempe. Elle ressemble au cours de la Tamise : du côté de son sourcil, elle fait une boucle vers le sud, en direction de Greenwich Pier, puis elle remonte vers le nord, au niveau du front, pour filer vers le pont de Londres, avant de s'enfoncer dans les profondeurs de Blackfriars, parmi la broussaille de sa chevelure pouilleuse. Je ne fais aucun commentaire ; il n'y en a pas un seul qui ait un aspect normal ces temps-ci. »

« [...] tu es un réfractaire... Et je suis sûr que tu penses que n'importe quoi peut se justifier, à condition de trouver un terme respectable pour le définir. Mais c'est faux ! »

Quatrième de couverture

Tristan Sadler, vingt-et-un an, a survécu à l'enfer de la Première Guerre mondiale, mais son âme est restée en France, dans les tranchées. Auprès de Will, son compagnon d'arme qui n'est jamais revenu.
De retour en Angleterre, Tristan rapporte à Marian les lettres que celle-ci adressait à Will. Mais aura-t-il le courage de lui dire que son frère, malgré les apparences, n'était pas un lâche? Cela l'obligerait à dévoiler son secret...
Les champs de bataille et l'absurdité des combats ne sont que le décor de ce roman, où se déploient l'amitié, l'amour, la cruauté, la trahison, le remords...Traduit dans vingt langues, Le secret de Tristan Sadler a été unanimement salué par la critique.

Né en 1971, John Boyne est irlandais. Il est entre autres l'auteur du Garçon en pyjama rayé (Gallimard jeunesse 2006) et de La Maison Ipatiev (L'Archipel, 2012).

Éditions l'Archipel , avril 2015
328 pages
Traduit de l'anglais (Irlande) par Cathie Fidler

vendredi 29 mai 2020

Nirliit ★★★★★ de Juliana Léveillé-Trudel

Portrait sur le vif d'un Grand-Nord sauvage, une immersion vertigineuse dans le froid glacial du territoire de Nunavik, « la grande terre » du Nord-du Québec, territoire des "mangeux de caribous", du chaos ambiant, du blizzard qui achève des vies, des longs mois d'hiver sans lumière assassins, des étés sans nuit.
Le cri du coeur touchant face au drame, au désespoir, un cri aigu, rageur et déchirant qui retentit tout au long de ce voyage en terre hostile où la vie est belle et impitoyable à la fois. Une plongée en terres troublées et troublantes. Véritable plaidoyer pour la cause des Inuits. 
L'envahisseur occidental a flairé l'argent sur ce territoire hostile, l'enjeu économique est de taille, les ressources minières abondent... alors tout comme on a parqué les Indiens, tout comme on les a privés de leur terre, obligés à se plier aux règles occidentales, on agit de même avec les Inuits. On leur apprend ce qui est bon pour eux, on leur enseigne l'anglais, le français, on les paie à ne rien faire, on les assiste, on menace leur mode de vie traditionnel.   
« [...] la terre entière est remplie de connards qui ne pensent qu'à se remplir les poches, comment on fait pour rattraper toutes leurs conneries ? »
Et s'ils veulent continuer à manipuler le harpon et vivre dans des igloos, ils sont alors obligés de s'enfoncer encore plus loin sur le territoire, dans des contrées encore plus glaciales. Sous l'influence et la domination des occidentaux, la vie des Inuits sur le territoire du Nunavik s'est transformée et un décor âpre et féroce a pris place : drogue, suicides, viols, violences conjugales, argent flambé en alcool, les enfants abandonnés, livrés à eux-mêmes, la purge des chiens errants, purge que j'avais découverte lors de ma lecture de "Banquises" de Valentine Goby. 
« Depuis les années 1950, le gouvernement fédéral a procédé à l'abattage massif des chiens de traîneau pour forcer les Inuits à se sédentariser. Cinquante ans plus tard, il leur a remis des millions pour s'excuser, c'est la façon de faire, on fout le bordel et on rachète tout avec l'argent, mais merci mon Dieu, ils ont appris la leçon, ces foutus nomades, ils les abattent massivement eux-mêmes leurs chiens maintenant. »
Le Sud versus le Nord, la civilisation versus la nature, les Blancs versus les Inuits, les conversations versus le silence.  
Un monologue éloquent. La narratrice s'adresse d'abord à Eva, feue son amie, dont le corps repose au fond du fjord, un corps meurtri sous les coups d'un homme, et que la narratrice cherche encore. 
« ...je l'aimais moi aussi, s'il-vous-plaît, expliquez-moi pourquoi je ne la verrai plus. » 
Ensuite, c'est à Elijah, le fils d' Eva que la narratrice parle. Deux histoires, deux vies qui en croisent d'autres, et nous donnent une image de ce qu'est la crisse de vie dans l'arctique canadien, la vie et la folie des autres, dans cette contrée septentrionale douloureusement belle. 
« .. ils marchent depuis tellement longtemps sur la ligne à ne jamais franchir, ils narguent la mort avec tellement d'irrévérences qu'ils sont intouchables. »
Il y a de la rage dans ces pages, mais il y a aussi beaucoup d'amour et de tendresse. Il y a du bonheur et de la joie dans ces mots empreints d'une si grande humanité. 
Merci Juliana pour cette lecture devant laquelle je ne peux que m'incliner, genou à terre ou la démarche vacillante, quand les mots donnent le vertige, glacent et émerveillent à la fois, à vous briser le coeur, des mots qui saisissent et auxquels on se laisse prendre. 
Sti que cette voix du Nord m'a marquée, émue ; et pourvu que celle-ci porte loin la cause des Nunavimmiut (les Inuits du Nunavik). 

« Comment reprocher à quelqu'un de ne pas maîtriser notre langue quand on ne peut rien dire dans la sienne ? Votre langue de plus en plus striée d'anglais, votre langue qui n'a pas suivi les avancées technologiques, votre langue qui ne sait pas dire computer, votre langue dans laquelle les jeunes retrouvent difficilement les vieux, votre langue séduite par Justin Bieber et Rihanna, votre langue qui fond à peine plus lentement que le pergélisol. »

« Je sors de l'avion comme un jouet d'une boîte de céréales et cinq secondes plus tard les enfants s'enfoncent dans mon estomac en m'étreignant comme de petits boas constricteurs. C'est bon d'être à la maison. »

« J'ai souvent le goût de brailler, je ne suis pas nécessairement triste, c'est juste que c'est trop ici, trop beau ou trop dur. »

« Tu sais les Blancs achètent leur viande dans des supermarchés, tout est propre, il n'y a pas de plumes, de poils, et surtout pas de sang, surtout rien pour rappeler que ce truc dans un emballage en styromousse courait et piaillait il y a quelques jours encore. »

« La meilleure façon de tuer un homme, c’est de le payer à ne rien faire. »

« DES FOIS ON SE SENT BIEN et protégés parce qu’on est seuls et tranquilles au bord d’un fjord magnifique, parce qu’on est loin de l’agitation des grandes villes, parce qu’en grimpant en haut de n’importe laquelle des montagnes autour on peut embrasser tout le village d’un seul regard, faire mentalement le chemin du fond de la baie au détroit, voir le ciel qui s’éclate en mille couleurs quand le soleil commence à descendre derrière les falaises. Une beauté en forme de coup de poing dans le ventre, il y a juste la toundra qui fait ça, paysage complètement démesuré et bouleversant tout seul au bout du monde avec si peu de gens pour l’admirer. »

« Nous vivons dispersés sur cet énorme continent, dans des villes et des villages qui portent de jolis noms à faire rêver les Européens, de jolis noms qu'on s'empresse de traduire parce que nous sommes si fiers de savoir que « Québec » veut dire là où le fleuve se rétrécit en algonquin, que « Canada » signifie village en iroquois ou que « Tadoussac » vient de l'innu et se traduit en français par mamelles. Nous avons de jolis mots dans le dictionnaire comme toboggan, kayak et caribou, il fut une époque où des hommes issus de générations de paysans de père en fils entendaient l'appel de la forêt et couraient y rejoindre les Sauvages, il fut un temps où nous étions intimement liés, mais nous avons la mémoire courte, hélas. Nous ne nous souvenons plus de rien, et dans les villes où le béton cache le ciel, des gens occupés marchent sans se regarder sur les routes qui ont fendu la forêt, et parfois leurs yeux se posent sur eux. Eux, les épaves imbibées d'alcool qui ne sont plus l'ombre des fiers chasseurs qu'ils ont été, eux dont les formidables talents ne trouvent plus leur utilité dans notre assourdissante modernité, eux massacrés jusqu'à la moelle par l'une ou l'autre des merdes qui, paraît-il, viennent inévitablement avec la civilisation. Eux comme une maladie honteuse, comme un malaise énorme au bord du trottoir, comme un enfant-problème qui jette l'opprobre sur ses parents. Ils ont quitté leur réserve ou leur village, ils ont abouti n'importe comment sur le ciment de Montréal, Winnipeg ou Vancouver, ils confortent les gens occupés dans la vision qu'il sont d'eux : des ivrognes, des paresseux, des irresponsables.
Ils atterrissent brusquement dans le champ de vision de Charline, secrétaire, cinquante-quatre ans de préjugés soigneusement entretenus comme la haie de cèdre devant sa maison de Sainte-Julie, cinquante-quatre ans de mauvaises teintures, de salon de bronzage et de télé-romans, cinquante-quatre ans dans toute sa splendeur de contribuable outrée qui a mal à son gros bon sens. »

« C'est si simple, pour vous, l'adoption, vous avez le don de tout compliquer, mais pas l'adoption, et je vous aime tellement d'aimer les enfants des autres comme les vôtres, si simplement. [...]
C'est comme en Afrique, c'est bizarre… Comment deux coins du monde si éloignés l'un de l'autre peuvent-ils se ressembler autant?
Ce n'est pas bizarre: tout le monde est pareil au fond. Sauf les Occidentaux. Indian time, African time, Mexican time, c'est le même temps, c'est nous qui vivons à l'envers, et c'est nous qui sommes convaincus d'avoir raison. »
[Nunavik, territoire du nord du Québec, occupé essentiellement par des Inuits]

« [...] on va soigner son hypothermie, mais qui va soigner le reste ?»

« [...] peut-on empêcher un coeur d'aimer ?»

« [...] quand la peine glisse vers l'amertume, le coeur a de drôles d'élan. »

« [...] il y a des gens qui ne viennent pas au Nord que pour faire de l'argent. Moi, j'aime ça, ici. J'aime les enfants, les gens, la langue, les chiens, le paysage, le soleil de minuit, les aurores boréales, les caribous, la toundra, les montagnes, les balades. J'aime qu'on soit douze dans une boîte de pick-up pour descendre la côte de l'aéroport au grand vent. J'aime les paquebots qui mouillent majestueusement dans la baie et tout le va-et-vient autour. J'aime le fjord peu importe sa couleur et son niveau d'agitation. J'aime cueillir les moules à marée basse et sourire intérieurement en me disant que j'ai chassé mon dîner. J'aime les dos blancs des bélugas qui viennent percer la surface de l'eau, quand j'ai été fine. J'aime les enfants qui se ramènent de la marina avec un trophée de pêche presque plus gros qu'eux, le fabuleux omble chevalier. J'aime me coucher sur les rochers, les jours de temps doux, et fixer au loin le détroit d'Hudson qui m'appelle en chuchotant. [...] J'aime ça ici. »

« Moi, je n'ai pas de 22, des fois j'ai peur de ce que je ferais si j'en avais une, j'ai peur d'entrer en furie dans les camps de construction et de tirer sur tous les salauds qui se vident dans des fillettes de treize ans, j'ai peur de castrer un par un les quatre ordures qui se sont répandues sur Julia, je ne supporte plus que tous ces porcs s'en tirent sans égratignures, et on me dira que ça ne se passe pas comme ça, que la justice fait son travail amis la justice ne travaille pas ici, c'est pour ça qu'ils sont si nombreux à régler leur compte eux-mêmes. »

Quatrième de couverture

Une jeune femme du Sud qui, comme les oies, fait souvent le voyage jusqu’à Salluit, parle à Eva, son amie du Nord disparue, dont le corps est dans l’eau du fjord et l’esprit, partout. Le Nord est dur – « il y a de l’amour violent entre les murs de ces maisons presque identiques » – et la missionnaire aventurière se demande « comment on fait pour guérir son cœur ». Elle s’active, s’occupe des enfants qui peuplent ses journées, donne une voix aux petites filles inuites et raconte aussi à Eva ce qu’il advient de son fils Elijah, parce qu’il y a forcément une continuité, une descendance, après la passion, puis la mort.

Juliana Léveillé-Trudel livre un récit d’amour et d’amitié beau et rude comme la toundra. Nirliit partage la « beauté en forme de coup de poing dans le ventre » qu’exhale le Nord.

Éditions La Peuplade, octobre 2015
174 pages
PRIX PANTAGRUEL 2018

mercredi 27 mai 2020

Dans une coque de noix ★★★★☆ de Ian McEwan


« Ô Dieu, je pourrais être enfermé dans une coque de noix et m'y sentir roi d'un espace infini, n'était que j'ai de mauvais rêves. »
Shakespeare, Hamlet

Quelle histoire ! 

Un fœtus soliloque, tête en bas, dans le ventre de sa maman, raconte le complot qui se joue au-delà des parois de son océan privé et auquel il assiste impuissant. 
Alors qu'il ne devrait jouir que de l'ennui dans lequel sa situation d'enfant à naître le plonge inconditionnellement, le voilà envahi de pensées aussi bien engagées déjà que son petit corps, orienté vers la sortie, à écouter sa mère et son oncle fomenter un mauvais coup, à réfléchir aussi, à tenter de trouver une solution pour venir en aide à son papa menacé. , 

Un petit-être, un héros in-utero, curieux de la vie qui l'attend dehors, auquel on s'attache immanquablement. D'autant plus que les personnes qui gravitent autour de lui et de sa mère, elle y compris, d'ailleurs, ne lui prêtent aucune attention. 
« [...]quelles sont mes chances, à moi qui suis aveugle, sourd, la tête en bas, un presque enfant vivant encore chez sa mère, pendu par les artères et les veines à ses jupes de future meurtrière. » 
Un point de vue ingénieux, plein de charme et de sensibilité, et étonnant de réalisme. Un ton décalé, un humour noir so BritishUne intrigue très bien ficelée, captivante jusqu'au bout. 

« Dans une coque de noix » donne un aperçu de ce que l'amour peut engendrer : des situations perverses et cruelles, et se révèle être une tragédie macabre "délicieusement cynique"



« Me voici donc, la tête en bas dans une femme. Les bras patiemment croisés, attendant, attendant et me demandant à l'intérieur de qui je suis, dans quoi je suis embarqué. Mes yeux se ferment avec nostalgie au souvenir de l'époque où je dérivais dans mon enveloppe translucide, où je flottais rêveusement dans la bulle de mes pensées à travers mon océan privé, entre deux sauts périlleux au ralenti, heurtant doucement les limites transparentes de ma réclusion, la membrane révélatrice qui résonnait, tout en les atténuant, des voix de comploteurs unis par un projet ignoble. C'était au temps de ma jeunesse insouciante. »   

« Mon environnement immédiat ne sera pas l'aimable Norvège - mon premier choix, compte-tenu de sa généreuse protection sociale ; ni mon second choix, l'Italie, pour sa cuisine régionale et son délabrement inondé de soleil; ni même mon troisième, la France, pour son pinot noir et son égoïsme enjoué. A la place, je recevrai en héritage le royaume pas franchement uni d'une vieille reine âgée mais estimée, où un prince homme d'affaires, connu pour ses bonnes oeuvres , ses élixirs ( essence de chou-fleur pour purifier le sang) et ses interventions anticonstitutionnelles , attend impatiemment sa couronne. »

« L'Europe, selon elle aux prises avec une crise existentielle, faible et désunie alors que plusieurs variétés de nationalismes complaisants s'abreuvent à la même source. La confusion des valeurs, le bacille de l'antisémitisme qui couve, les populations d'immigrants qui croupissent dans la colère et l'ennui. Ailleurs, partout, de nouvelles inégalités, les super riches formant une race à part. Des trésors d'ingéniosité déployés par les États pour inventer des armes intelligentes, par les multinationales pour échapper à l'impôt, par les banques vertueuses pour se mettre des millions plein les poches. »

« Dieu a dit :"Que la souffrance soit. " Et il y a eu la poésie. Plus tard. »

« Je sais que l’alcool amoindrira mon intelligence. Il amoindrit celle de tout le monde. Ah, mais comment résister à un joyeux Pinot noir qui vous rosit les joues ou à un sauvignon aux arômes de groseilles à maquereau, sous l’effet desquels je fais des cabrioles dans ma mer secrète, rebondissant sur les murs de mon château — ce château gonflable qui est ma demeure. Du moins, c’est ce que je ferais si j’avais plus de place. »

« Personne ne commente l'élégante géométrie mondaine qui place à la même table un couple et les amants des deux conjoints levant leurs verres, un tableau vivant et caustique de la modernité. »

« L’adversité nous a imposé la lucidité, et ça marche, on se brûle quand on s’approche trop du feu, quand on aime trop fort. Ces sensations marquent le début de l’invention du moi. »

«  Les mots, je commence à en prendre conscience, peuvent faire advenir les choses. »

« Certains artistes, écrivains ou peintres, s'épanouissent, comme les bébés à naître, dans un espace confiné. L'étroitesse de leur sujet peut troubler ou décevoir. Amours au sein de la petite noblesse anglaise du XVIIIème, vie en mer, lapins doués de parole, sculptures de lièvres tableaux à l'huile de gens trop gros, portraits de chiens, de chevaux, d'aristocrates, nus de femmes allongées, nativités, crucifixions et assomptions par millions, coupes de fruits, fleurs dans des vases. Pain et fromage hollandais, avec ou sans couteau sur le côté. Certains n’écrivent que sur le moi. Dans les sciences, tels dédiera son existence à un escargot albanais, tel autre à un virus. Darwin à consacré huit ans de la sienne aux cirripèdes. Et la sagesse de son grand âge aux vers de terre. Le boson de Higgs, chose minuscule, peut-être pas même une chose, a représenté la quête de toute une vie pour des milliers de gens. Être enfermé dans une coque de noix, voir le monde dans un camée d'Ivoire, dans un grain de sable. Pourquoi pas, quand toute la littérature, tous les arts, toutes les entreprises humaines ne sont qu'un point minuscule dans l'univers des possibles ? Et cet univers même n'est sans doute qu'un point minuscule dans une multitude d'univers, réels ou possibles.
Alors pourquoi pas une poétesse des chouettes ? »

« Aucun enfant, et encore moins un fœtus, n'a jamais maîtrisé l'art de parler de la pluie et du beau temps, ni ne voudrait le faire. C'est une ruse d'adulte, un contrat avec l'ennui et la duplicité. »

« « L'ennui n'est pas loin de la jouissance : il est la jouissance vue des rives du plaisir », disait un certain M. Barthes. Exactement la condition du fœtus moderne. Réfléchissez un peu : rien à faire sauf exister et croître, la croissance étant un processus à peine conscient. La joie de l'existence à l'état pur, l'ennui des journées indifférenciées. La jouissance qui dure est une forme d'ennui existentiel. Ce confinement ne devrait pas être une prison. Là où je suis, on me doit le privilège et le luxe de la solitude. Je parle en tant qu'innocent, mais j' imagine un orgasme prolongé - le voilà, l'ennui, au royaume du sublime. »

« Quant à l'espoir : j'ai entendu beaucoup de choses sur les récents massacres au nom d'une vie rêvée dans l'au-delà. Chaos dans ce monde, béatitude dans le suivant. Des jeunes gens avec une barbe toute neuve, une peau magnifique et des armes de guerre sur le boulevard Voltaire, qui regardaient dans les yeux magnifiques, incrédules, d'autres jeunes de la même génération. Ce n'est pas la haine qui a tué des innocents, mais la foi, ce fantôme insatiable encore vénéré, même dans les quartiers les plus paisibles. »

« J'ai déjà compris qu'une partie de la vie est oublier au moment même où elle se déroule. La plus grande partie. Le présent dédaigné qui s'éloigne comme s'il se dévidait d'une bobine, le doux torrent des pensées dérisoires, le miracle longtemps négligé de l'existence même. »

« Avant de t'embarquer dans un voyage vengeur, creuse deux tombes, disait Confucius. La vengeance défait une civilisation. C'est le retour à la peur constante, viscérale. Regardez ces malheureux Albanais, périodiquement victimes du Kanun, leur culte idiot de l'affront lavé dans le sang. »

«  ... la voix est chaleureuse. Sonore pour une femme mince, détendue malgré la charge de la fonction. Son léger accent cockney reflète parfaitement l'assurance de la citadine qui ne s'en laissera pas compter. Pas la diction soignée de ma mère, en tous cas. Inutile de recourir à cette vieille ficelle. Les temps ont changé. Un jour la plupart des hommes d'Etat britanniques parleront comme le commissaire. Je me demande si elle est armée. Trop voyant. Comme pour la reine qui n'a jamais d'argent sur elle. Ce sont les brigadiers et leurs subalternes qui tirent sur les voyous. »

« Quand l'amour meurt et que la vie conjugale est un champ de ruines , les premières victimes sont l'honnêteté de la mémoire, l'impartialité et la pudeur des souvenirs. Trop importuns, trop accablants pour le présent, ils sont le spectre d'un bonheur ancien au festin de l'échec et de la désolation. »  



Quatrième de couverture

« À l’étroit dans le ventre de ma mère, alors qu’il ne reste plus que quelques semaines avant mon entrée dans le monde, je veille. J'entends tout. Un complot se trame contre mon père. Ma mère et son amant veulent se débarrasser de lui. La belle, si belle Trudy préfère à mon père, John, poète talentueux en mal de reconnaissance et qui pourtant l’aime à la folie, cet ignare de Claude. Et voilà que j'apprends que Claude n’est autre que mon oncle : le frère de mon père. Un crime passionnel doublé d’un fratricide qui me fera peut-être voir le jour en prison, orphelin pour toujours! Je dois les en empêcher. »

Il y a quelque chose de pourri au royaume d’Angleterre du XXIe siècle… Après L’intérêt de l’enfant, Ian McEwan n’en finit pas de surprendre et compose ici, dans un bref roman à l’intensité remarquable, une brillante réécriture d’ Hamlet in utero.

Éditions Gallimard, avril 2017
212 pages
Traduit de l'anglais par France Camus-Pichon

lundi 25 mai 2020

La femme révélée ★★★★☆ de Gaëlle Nohant

« La quête de liberté de l'exilé volontaire est inséparable 
de sa nostalgie de la terre natale. 
Plus ou moins enfoui dans l'inconscient, 
cet écartèlement dure toute la vie. »
Susha GUPPY, A Girl in Paris

Violet Lee/Eliza Bergman Donneley, photographe américaine, a épousé l'un de ces nababs de l'immobilier qui, par avidité, ont laissé toute morale sur le palier. Pour des raisons que je ne peux dévoiler, elle a dû fuir son pays, pour la France, laissant derrière elle son petit garçon.
Une fuite en avant vers l'inconnu, avec la peur d'être traquée, et un récit qui nous plonge dans le Paris du milieu du siècle dernier, abîmé par la guerre. 
Elle est une femme en fuite, une femme libre, à la recherche d'une nouvelle vie, à la recherche de son indépendance
Mais qui est-elle vraiment ? 
« Mais la vérité, c'est qu'il y a dans nos vies des impasses dont on ne peut s'échapper qu'en détachant des morceaux de soi. »
J'ai déploré quelques longueurs dans la première partie du roman, mais l'histoire passionnante de cette photographe et le suspense installé ont fini par m'embarquer. 
La plume est poétique, enlevée. Un maelström romanesque, garant de quelques heures d'évasion. et d'un bon moment de lecture qui nous fait traverser deux décennies riches en événements historiques. 

« Ce whisky rappellerait à Al Capone le bon vieux temps de la prohibition... Il ravage tout sur son passage et libère ses sanglots. »

« La probité et la vertu sont une façade derrière laquelle s'affairent les ombres. »

« Ici [à Paris], octobre n'a pas les flamboiements de l'été indien. C'est une reddition douce, un engourdissement. La lumière baisse, le vent déshabille les arbres, les matins ressemblent à des lendemains de fête. »

« Fascinée, j'observe les habitués du troquet, ces gueules burinées, sacrifiées, ces yeux qui ont voyagé loin, ces bouches à mi-chemin entre la grimace et le sourire. »

« Pour nous, la guerre demeurait une menace imprécise, elle se déployant loin de nos frontières et de nos vies. Les hommes qui partaient au combat étaient graves et mélancoliques, certains bombaient le torse tels de jeunes coqs. Ceux qui nous revenaient étaient irrémédiablement changés. Ils intercalaient entre eux et nous un silence que personne ne savait briser. Il fallait s'accommoder de ce qu'ils nous tendaient, le reflet tourmenté d'une eau trouble. »

« La vibration infinie du corps réveillé, le cœur dans les rouleaux. »

« Mes clichés sont des gifles dans la lumière crue, je vois le corsage déchiré, la jouissance de salir, les crachats, les insultes. Je vois la peau rétractée de la bête marquée, exposée en place publique. C'est toujours le même regard traqué, la même fièvre. Et cette clameur des propriétaires, ce roulement de tambour des foules sauvages. S'absenter de soi, abandonner aux chiens sa chair expiatoire. Se perdre dans ces ténèbres qui vous recrachent en morceaux. »

« Vous n'aviez d'yeux que pour lui, mais vous n'êtes pas allée au bout de votre audace. Un photographe ne peut s'encombrer de politesse. Il faut aller chercher l'image. »

« Un large sourire lui fendait les yeux. »

« Je m'interroge sur le fait qu'ont les hommes de se fabriquer des inférieurs, sous toutes les latitudes. »

« ...c'est lorsque nous avons réalisé notre impuissance que nous devenons vraiment libres. »

« Dans ses yeux, je lisais la perplexité et quelque chose qui ressemblait à de la tristesse. Sa belle chevelure aile de corbeau avait blanchi, son visage s'était asséché mais c'était bien lui sous la barbe et la moustache, aussi élégant qu'autrefois, et mon coeur s'est serré de joie empêchée, comme si on me fermait le jardin de l'enfance. »

« - Mais Robert, ces gens faisaient la grève ? Ils ont l'air si joyeux ! Dans mon pays, les grèves sont si dures... La police charge les grévistes. Souvent, il y a des morts. 
- Toute la France était en grève, m'a-t-il répondu. C'était pendant le Front populaire. Y avait d'la joie, comme dans la chanson de Charles Trenet, et de l'espoir... Je suis fier d'avoir été là pour en graver la trace. Mais assez parlé de moi. Ces portraits de Rosa m'impressionnent, ils sonnent juste. Vous avez un regard, un instinct. En fait, vous avez quelque chose de plus rare, qui touche à l'humanité. Il faut aimer Rosa pour nous la dévoiler. »

« - [...] si on veut contrôler les pauvres, il faut commencer par les diviser. Et surtout, si tu es mon inférieure, je peux te payer à bas prix, ou ne pas te payer du tout. Je peux te voler ta terre et décréter que c'est pour ton bien. Je peux te tuer sans grand préjudice. Admettre que les hommes sont égaux mettrait l'équilibre du monde en péril. Il y a trop d'intérêts en jeu, depuis trop longtemps. 
- Donc pour toi, c'est sans espoir ? 
- Malheureusement oui. Notre prospérité repose sur l'injustice, il faut composer avec ça [...]. »

« Parce que l'homme est un géant, devenu une bête sauvage. Et c'est une dimension de l'horreur. Parce que nous avons un président qui était un géant, et qui s'est transformé en bête sauvage. Et dans le monde entier, d'autres leaders ont suivi le même chemin ; il y a une bestialité dans la moelle de ce siècle, constatait au micro l'écrivain Norman Mailer, et sa voix grave et triste, démultipliée par l'écho, tremblait dans la flamme des bougies. »

« Cette majorité silencieuse vient d'élire Richard Nixon. Elle ne supporte plus de voir les rues envahies par les Noirs, les femmes, les hippies et les étudiants. Elle ne veut plus entendre parler de revendications, de droits civiques, de contestation de l'ordre établi, de libération des femmes ou de Black Power. Elle préfère envoyer ses enfants au Vietnam et les pleurer sous la bannière étoilée que de questionner la légitimité de la guerre. Plus que tout, elle vit dans la crainte qu'on lui vole le peu qu'elle possède. »

Quatrième de couverture

Paris, 1950. Eliza Donneley se cache sous un nom d’emprunt dans un hôtel miteux. Elle a abandonné brusquement une vie dorée à Chicago, un mari fortuné et un enfant chéri, emportant quelques affaires, son Rolleiflex et la photo de son petit garçon. Pourquoi la jeune femme s’est-elle enfuie au risque de tout perdre ?
Vite dépouillée de toutes ressources, désorientée, seule dans une ville inconnue, Eliza devenue Violet doit se réinventer. Au fil des rencontres, elle trouve un job de garde d’enfants et part à la découverte d’un Paris où la grisaille de l’après-guerre s’éclaire d’un désir de vie retrouvé, au son des clubs de jazz de Saint-Germain-des-Prés. A travers l’objectif de son appareil photo, Violet apprivoise la ville, saisit l’humanité des humbles et des invisibles.
Dans cette vie précaire et encombrée de secrets, elle se découvre des forces et une liberté nouvelle, tisse des amitiés profondes et se laisse traverser par le souffle d’une passion amoureuse.
Mais comment vivre traquée, déchirée par le manque de son fils et la douleur de l’exil ? Comment apaiser les terreurs qui l’ont poussée à fuir son pays et les siens ? Et comment, surtout, se pardonner d’être partie ?
Vingt ans plus tard, au printemps 1968, Violet peut enfin revenir à Chicago. Elle retrouve une ville chauffée à blanc par le mouvement des droits civiques, l’opposition à la guerre du Vietnam et l’assassinat de Martin Luther King. Partie à la recherche de son fils, elle est entraînée au plus près des émeutes qui font rage au cœur de la cité. Une fois encore, Violet prend tous les risques et suit avec détermination son destin, quels que soient les sacrifices.
Au fil du chemin, elle aura gagné sa liberté, le droit de vivre en artiste et en accord avec ses convictions. Et, peut-être, la possibilité d’apaiser les blessures du passé. Aucun lecteur ne pourra oublier Violet-Eliza, héroïne en route vers la modernité, vibrant à chaque page d’une troublante intensité, habitée par la grâce d’une écriture ample et sensible.

Éditions Grasset, janvier 2020
382 pages

Sur la plage de Chesil ★★★★☆ de Ian McEwan

Deux jeunes adultes britanniques, Edward et Florence, prisonniers de leur époque, que tout semble opposé : passions, cadres de vie... feront un bout de chemin ensemble jusqu'au mariage. 
« C'était encore l'époque où le fait d'être jeune représentait un handicap social, une preuve d'insignifiance, une maladie vaguement honteuse dont le mariage était le premier remède. »
C'est le soir de la nuit de noces que nous raconte Ian Mc Ewan, le soir où il ne sera plus possible de faire illusions pour l'un comme pour l'autre. Une nuit de noces savamment contée. S'invitent au menu les souvenirs de leur rencontre, de leurs moments passés à se regarder, dans les yeux, à se combler de tendres et pudiques baisers, à s'aimer simplement, sans attouchements, ou si peu. Le désir est pourtant là pour Edward ; à sens unique. Alors au tournant de leur vie commune, alors que le mariage leur ouvrait la porte de la liberté, l'acte charnel est au coeur des pensées de ces deux êtres. Un aboutissement convoité et immuable pour l'un, redouté et inacceptable pour l'autre. Entre désir charnel et amour incorporel, le fossé se dessine, s'élargit pour devenir le tombeau d'un amour impossible.

Une ambiance particulière, troublante, un roman magistralement orchestré, une plume délicate, profonde et sensible pour nous parler d'amour, de sentiments, des non-dits, de fuite en avant, d'acceptation ou plutôt de non acceptation de l'autre. Remarquable !
« Voilà comment on peut radicalement changer le cours d’une vie : en ne faisant rien. »

« La végétation du jardin s'élevait devant eux, sensuelle et tropicale dans sa profusion, effet encore accru par la douce lumière grise et la brume légère qui montait de la mer, dont le mouvement régulier de flux et reflux produisait comme un lointain roulement de tonnerre, suivi d'un chuintement sur les galets. »

« Ils avaient tellement de projets, des projets grisants, amassés devant eux dans l'avenir embrumé, aussi richement enchevêtrés que la flore estivale du Dorset, et aussi beaux. »

« C'était encore l'époque - elle se terminerait vers la fin de cette illustre décennie - où le fait d'être jeune représentait un handicap social, une preuve d'insignifiance, une maladie vaguement honteuse dont le mariage était le premier remède. »

« Un de leurs sujets de conversation favoris était leur enfance, moins ses plaisirs que le brouillard de préjugés comiques dont ils émergeaient, ou que les diverses erreurs de leurs parents et leurs pratiques d'un autre âge, qu'ils trouvaient désormais pardonnables. »

« Lorsqu'il suggéra qu'elle ne "comprenait" pas vraiment le rock et qu'elle n'était pas obligée de continuer à se forcer, elle avoua ne pas supporter la batterie. Avec des mélodies aussi élémentaires, à quatre temps pour l'essentiel, pourquoi ce besoin de battre sans cesse la mesure, comme par des coups frappés sur une enclume ? À quoi cela servait-il, puisqu'il y avait déjà une basse, et souvent un piano ? Si les musiciens avaient besoin d'entendre le rythme, pourquoi n'utilisaient-ils pas un métronome ? [...] Edward l'embrassa en déclarant qu'elle était la personne la plus conformiste de tout le monde occidental. »

« Quel mépris Florence lui avait témoigné par son cri de répulsion [...] quelle façon de retourner le fer dans la plaie que de fuir sans un mot, le laisser porter seul la souillure dégoûtante de la honte et le poids de l'échec. »

« Ils étaient trop polis, trop coincés, trop timorés, ils se tournaient autour à pas de loup, murmurant, chuchotant, s’en remettant l’un à l’autre, s’approuvant mutuellement. Ils se connaissaient à peine, et ne pourraient jamais se connaître, à cause de ce manteau de silence complice, rarement interrompu, qui étouffait leurs différences et les aveuglait tout autant qu’il les unissait. »

« ... il devait tout de suite chasser ce fantasme, sous peine de jouir trop vite... In extremis, il pensa aux informations et au Premier ministre, Harold Macmillan, homme grand et voûté, l'air d'un morse, ancien combattant couvert de décorations : il incarnait tout ce qui n'était pas la gaudriole, juste ce qu'il fallait. Réduction du déficit commercial. Blocage des salaires et des prix. Certains l'accusaient de brader l'Empire, mais il n'avait pas le choix avec ce vent de changement qui soufflait sur l'Afrique ... Des gens bien informés se plaignaient de ce qu'il ensevelissait la nation sous une avalanche de téléviseurs, de voitures, de supermarchés et autres nuisances. Il offrait à la population ce qu'elle réclamait. Du pain et des jeux. Une nouvelle nation. Et voilà maintenant qu'il voulait faire entrer les Anglais dans l'Europe : comment lui donner tort ?
Enfin calmé. Les fantasmes d'Edward s'évanouirent .... »

« Le fait de tomber amoureuse lui révélait combien elle était bizarre, enfermée dans ses préoccupations quotidiennes. Chaque fois qu'Edward lui demandait : "Comment tu te sens ?", ou bien : "À quoi tu penses ?", elle avait toujours du mal à répondre. Lui avait-il donc fallu tout ce temps pour découvrir qu'il lui manquait une simple aptitude mentale que tout le monde possédait, un mécanisme si ordinaire que personne n'en parlait jamais, un rapport immédiat et sensuel aux êtres et aux autres, ainsi qu'à ses propres besoins, à ses propres désirs ? Toutes ces années durant, elle avait vécu totalement isolée, à la fois en elle-même et d'elle-même, sans jamais vouloir ni oser regarder en arrière. »

« Voilà comment on peut radicalement changer le cours d'une vie : en ne faisant rien. Sur la plage de Chesil il aurait pu appeler Florence, s'élancer pour la rattraper. Il ne pouvait pas, ou ne voulait pas savoir qu'au moment ou elle s'enfuyait, sûre dans sa détresse qu'elle allait le perdre, jamais elle ne l'avait aimé plus fort, plus désespérément, et entendre le son de sa voix aurait été pour elle une délivrance, et elle serait revenue sur ses pas. Au lieu de quoi il était resté là, glacial et muet, sûr de son bon droit, dans ce crépuscule estival, à la regarder fuir le long de la grève, tandis que le bruit de sa course laborieuse se perdait dans celui du ressac, jusqu'à ce qu'il ne reste plus d'elle qu'un point flou, toujours plus petit, sur l'immense route de galets, droite et luisante dans la lumière blafarde. »

Quatrième de couverture

« Ils étaient jeunes, instruits, tous les deux vierges avant leur nuit de noces, et ils vivaient en des temps où parler de ses problèmes sexuels était manifestement impossible… » Le soir de leur mariage, Edward Mayhew et Florence Ponting se retrouvent enfin seuls dans la vieille auberge du Dorset où ils sont venus passer leur lune de miel. Mais en 1962, dans l'Angleterre d'avant la révolution sexuelle, on ne se débarrasse pas si facilement de ses inhibitions et du poids du passé. Les peurs et les espoirs du jeune historien et de la violoniste prometteuse transforment très vite leur nuit de noces en épreuve de vérité où rien ne se déroule selon le scénario prévu.
Dans ce roman dérangeant, magistralement rythmé par l'alternance des points de vue et la présence obsédante de la nature, Ian McEwan excelle une nouvelle fois à distiller l'ambiguïté, et à isoler ces moments révélateurs où bifurque le cours d'une vie.

Né en 1948, Ian McEwan est considéré comme l'un des écrivains anglais les plus doués de sa génération. L'enfant volé a reçu le prestigieux Whitebread Novel Award et, en France, le prix Femina étranger (1993). Amsterdam a été couronné par le Booker Prize for Fiction (1998), Expiation par le WH Smith Literary Award (2002). Nombre de ses livres ont été adaptés à l'écran : Sous les draps, Le jardin de ciment, Un bonheur de rencontre, L'innocent et, tout récemment, Expiation, sous le titre Reviens-moi.
Éditions Gallimard, mai 2008
149 pages
Traduit de l'anglais par France Camus-Pichon

dimanche 24 mai 2020

La conjuration des imbéciles ★★★★☆ de John Kennedy Toole

« Quand un vrai génie apparaît en ce bas monde, on le peut reconnaître à ce signe que les imbéciles sont tous ligués contre lui. »
Jonathan SWIFT

Un Don Quichotte moderne. Ben oui, pourquoi pas, ça lui correspond bien à cet Ignatius ! 
Et quel personnage, gros, gras, burlesque, grotesque, ubuesque, bouffon... 
Il m'a plutôt énervée avec ses rots et ses pets en veux-tu en voilà, avec ses élucubrations grand-guignolesques, ses velléités surprenantes, saugrenues et surréalistes. Un gros mytho paresseux, misanthrope, au demeurant très érudit, certes, mais si antipathique, franchement agaçant, un antihéros, un "inadapté social" aux comportements schizophrènes. Un être si peu attachant, et pourtant, un personnage qui m'est devenu attachant à la toute fin du livre. Un être aux multiples traumatismes, pour qui j'ai même réussi à ressentir de la tristesse. Pour l'auteur également dont le talent n'a pas été reconnu de son vivant. Suicide à trente-deux ans ; quelle fin tragique.

Ce récit, parfois déroutant, sans intrigue véritable, tient néanmoins la route et dresse un portrait réaliste des conditions de vie à La Nouvelle Orléans dans les années 60 (faibles salaires, racisme...). 

Une oeuvre remarquablement sarcastique. Recommandé à ceux que le grotesque ne fait pas fuir.

« Veux-tu je te prie ralentir un peu l'allure ? Je crois que j'ai un murmure cardiaque. »

« Bien qu'habitant les bords du Mississipi (fleuve célébré par des vers et des chansons exécrables dont le motif prévalant consiste à faire du fleuve une espèce de substitut du père, mais qui n'est en fait qu'un cours d'eau perfide et sinistre, dont les courants et les remous font, chaque année, de nombreuses victimes. Jamais je n'ai connu quiconque qui s'aventurât ne fût-ce qu'à tremper un orteil dans ses eaux brunes et polluées, qui bouillonnent de l'apport des égouts, des effluents industriels et de mortels insecticides. Même les poissons meurent. C'est pourquoi le Mississipi Père-Dieu-Moïse-Papa-Phallus-Bon Vieux est un thème particulièrement mensonger, lancé, j'imagine, par cet affreux imposteur de Mark Twain. Cette complète absence de contact avec la réalité est d'ailleurs, soyons juste, caractéristique de la quasi-totalité de "l'art" d'Amérique. Toute ressemblance entre l'art américain et la nature américaine serait purement fortuite et relèverait de la coïncidence, mais c'est seulement parce que le pays dans son ensemble n'a pas de contact avec la réalité. On tient là une seulement des raisons pour lesquelles j'ai toujours été contraint d'exister à la lisière de sa société, consigné dans les limbes réservés à ceux qui savent reconnaître la réalité quand ils la rencontrent), je n'ai jamais vu pousser le coton et n'en n'éprouve pas le besoin. »

- Ça sent terriblement mauvais ici.
- Bah, à quoi t’attends-tu donc ? Confiné, le corps humain produit certaines odeurs que nous avons tendance à oublier dans cet âge de désodorisants et autres perversions. De fait, je trouve l’atmosphère de cette chambre plutôt réconfortante. Schiller avait besoin pour écrire de l’odeur des pommes qu’il mettait à pourrir dans son bureau. Moi aussi, j’ai mes besoins. Tu te souviendras peut-être que Mark Twain préférait être au lit, dans la position allongée, tandis qu’il composait ses tentatives datées et ennuyeuses que les universitaires d’aujourd’hui affectent de trouver importantes. La vénération de Mark Twain est l’une des racines de la stagnation présente dans la vie intellectuelle.

« Décidé à ne fréquenter que mes égaux, je ne fréquente bien évidemment personne puisque je suis sans égal. »

« La Nature, parfois, fait des imbéciles, mais un freluquet est toujours œuvre de l’homme lui-même. »

« J'ai encore dit à mes étudiants que,par égard pour l'humanité future,j'espérais qu'ils étaient tous stériles. »

« «Propre, soigneux, travailleur, silencieux, digne de confiance...» Grand Dieu! Quel genre de monstre veulent-ils donc? Je crois que jamais je ne pourrais travailler pour une firme dotée d'une telle vision du monde. »

« En un sens, je me suis toujours senti comme une lointaine parenté avec la race des gens de couleur parce que sa position est assez comparable à la mienne : l'un et l'autre nous vivons à l'extérieur de la société américaine. Certes, mon exil à moi est volontaire. Tandis qu'il est trop clair que nombre d'entre les nègres caressent le vœu de devenir membres actifs des classes moyennes américaines. »

« Eh ben, vous tous qui traînez vos guêtres par ici ! Arrêtez-vous un peu, j'vous dis ! Arrêtez-vous et v'nez poser vos culs sur les tabourets des Folles Nuits ! reprit le portier. Aux Folles Nuits, vous verrez des vraies personnes de couleur qui bossent pour moins que l'salaire minimum ! Oua-ho ! Atmosphère de la bonne vieille plantation garantie ! T'as l'coton qui pousse sur scène carrément sous l'nez des spectateurs et t'as un militant d'la cause des Noirs qui s'fait botter l'cul à l'entracte ! »


« Vous savez, l'inventeur des menottes, des fers et des chaînes ne se serait jamais douté de l'utilisation que ces conceptions d'un âge plus rude et plus simple que le nôtre auraient un jour dans le monde moderne ! Si j'étais à la place des promoteurs immobiliers et des responsables de l'aménagement du territoire en banlieue, j'en prévoirais au minimum une paire au mur de chaque foyer. Quand les banlieusards seraient fatigués de la télévision, du ping-pong ou des autres activités, quelles qu'elles soient, qu'ils pratiquent dan leur foyer, ils pourraient s'enchaîner les uns les autres, se jeter aux fers pour un moment. Tout le monde adorerait ça. On entendrait les épouses : « Mon mari m'a jetée aux fers, hier soir. C'était formidable. Le vôtre ne vous l'a jamais fait ? » Les enfants se hâteraient de rentrer de l'école à la maison car leur mère les y attendrait pour les enchaîner. Cela permettrait aux enfants d'enrichir leur imagination, ce que la télé leur interdit, et je ne doute pas que la délinquance juvénile en serait considérablement diminuée. Quand le père rentrerait à son tour, les autres membres de la famille pourraient se saisir de lui et le jeter aux fers afin de lui apprendre à être assez stupide pour travailler toute une journée dans le but de subvenir aux besoins du ménage. Les vieux parents ennuyeux pourraient être enchaînés dans le garage. On leur libérerait les mains une fois par mois, pour leur permettre d'endosser leur chèque de sécurité sociale ou leur retraite. Les fers et les chaînes permettraient la construction d'une vie plus belle pour tous. Il faudra que j'y pense et que j'y consacre quelques lignes de mes notes. »


« J'ai les nerfs en capilotade, j'vous dis, en capilotade que j'ai les nerfs. C't'Innatius, même quand c'est seulement qu'il est pour prendre un bain, ça fait l'bruit d'une inondation qu'elle menac'rait d'engloutir ma maison. Chcrois bien qu'tous mes tuyaux sont crevés. Chuis trop vieille. J'en ai ma claque de ces gens. J'en ai par-dessus la tête. »

Quatrième de couverture

À trente ans passés, Ignatius vit encore cloîtré chez sa mère, à La Nouvelle-Orléans. Harassée par ses frasques, celle-ci le somme de trouver du travail. C'est sans compter avec sa silhouette éléphantesque et son arrogance bizarre...
Chef d'œuvre de la littérature américaine, La conjuration des imbéciles offre le génial portrait d'un Don Quichotte yankee inclassable et culte.

"On ne peut pas lire ce livre, l'un des plus drôles de l'histoire littéraire américaine, sans pleurer intérieurement tous ceux que Toole n'a pas écrits."
Raphaëlle Leyris – Les Inrockuptibles

Éditions 10/18, mai 2019
Première édition en France en 1981 par les éditions Robert Laffont
534 pages
Traduit de l'anglais (États-Unis) par Jean-Pierre Carasso
Préface Walker Percy
Prix Pulitzer 1981

vendredi 15 mai 2020

Le Cri des oiseaux fous ★★★★☆ de Dany Laferrière

Une nuit à déambuler dans les pas de Marcus rongé par le doute, la tristesse et la colère, dans les rues de Port-au-Prince, alors qu'il vient d'apprendre la mort de son ami Gasner, un jeune journaliste, un peu trop fougueux peut-être et que les dangers peuvent venir de partout dans cette ville. Dans cette dictature ubuesque, la mort est souvent le prix à payer pour vouloir que les gens soient bien informés de ce qui se passe dans leur pays
Marcus est un rêveur dans un pays où l'on n'aime pas les rêveurs. Il refuse la fatalité, refuse de se limiter à discuter de la dictature et du pouvoir qui ne s'intéresse qu'à sa survie, ne veut pas attendre la fin du régime pour vivre. « Je m'agenouillerai devant aucun dieu. Je suis un prince sans terre ni couronne. Ma vie se passe maintenant. » Marcus est certainement sur la liste des hommes à abattre, alors il lui reste une dernière nuit avant la fuite, avant l'exil incontournable. Papa Doc avait chassé son père, Baby Doc le chasse à son tour. 
Une nuit pour nous délivrer ses pensées, ses frustrations, il nous confie ses envies, ses idées, ses lubies ; nous sommes dans sa tête, dans ses émotions, dans son coeur, dans ses rêves. Au fur et à mesure que la nuit avance, ce sentiment d'injustice qui ronge Marcus nous gagne, nous happe, nous emprisonne. Les bassesses du pouvoir, l'absence de libertés, de droits, d’humanité nous sautent au visage, et une envie de révolte nous saisit. 

Merci Monsieur Laferrière. Comme j'ai aimé le paragraphe sur les mots ! Votre livre est riche d'enseignement. Puisse la situation en Haïti devenir moins chaotique. Il serait temps que l'état d'Haïti devienne un état de Droit. Droit aux libertés fondamentales et à la justice sociale. Droit de vivre sereinement et librement.

« Les gens causent, comme toujours, des mêmes problèmes dans tous les taxis de Port-au-Prince. Le prix exorbitant du riz, le prix élevé des médicaments périmés, le prix incroyable du loyer, le prix absurde de l'électricité. Prix, prix,prix,prix. L'argent, l'argent, l'argent, l'argent. Le chômage, le chômage, le chômage. Quelle vie ! Personne ne dit un mot à propos de la grève de Ciment d'Haïti. Ce serait dangereux d'en parler avec des inconnus. La presse en parle très peu, d'ailleurs. Marcus le fait régulièrement dans son journal de treize heures. Et Gasner, qui couvrait jusqu'à ce matin la grève pour notre hebdomadaire. La semaine dernière, il s'était fait photographier avec les grévistes devant la grille d'entrée de l'usine, ce qui avait provoqué la colère de Marcus. « Ce n'est pas du journalisme, c'est du militantisme », lui avait lancé Marcus. Ce à quoi Gasner avait répondu qu'il n'a jamais prétendu faire du journalisme dans un pays où les gens crèvent de faim et de peur. » 

« J'analyse sans arrêt les gens, il est vrai, mais je porte rarement un jugement définitif sur eux. Sus-je lâche ? Peut-être, mais je sais aussi que je suis capable de grande colère en présence de ce que je pense être une injustice. Je déteste l'ironie, le sarcasme, ou qu'on se moque des gens dans leur dos. Ce trait de caractère, je le teins de ma grand-mère. Pour elle, c'est simple : tout ce qui se fait dans la lumière est un acte de courage, et ce qui se fait dans l'obscurité ne peut être que de la lâcheté. »

« ON TUE DANS CE PAYS. Ça me frustre énormément de ne pas pouvoir emprunter le si joyeux chemin de la frivolité, simplement parce que je suis né dans un pays du tiers-monde gangrené par la dictature. [...] Chez nous, il n'y a qu'une section dans tous les journaux : la politique. Et la politique n'a qu'une seule adresse : le Palais national. »

«  Ce ne sont pas les gens qui subissent une dictature qui devraient la combattre (les affamés et les torturés qui viennent tout juste de sortir de prison.) On devrait charger d'un tel boulot des troupes fraîches de gens qui n'ont jamais connu la torture, la prison, la mystification, la faim, l'angoisse...  »

« Dans un pays riche, le théâtre n'est que du théâtre, le cinéma est avant tout un divertissement, la littérature peut servir à faire rêver. Ici, tout doit servir à conforter le dictateur dans son fauteuil ou à le déstabiliser. La politique est le but de toute chose. »

« Ce que j'aime, c'est écrire. Rendre une ambiance avec des mots. Faire vivre une situation avec des phrases. Je suis fou de mot. J'ai un cahier plein de mots rutilants (mais les plus beaux sont les plus simples). Leur sens se trouve caché dans leur musique. Des mots comme lune, mer, ciel, jaune ou coeur. J'aime le mot étincelle, qui me fait penser à une pluie d'étoiles. Et tout de suite mon enfance m'éclate à la tête. [...] Certains mots, même quand on ne les emploie plus, aiment rester dans l'air à flotter, attendant qu'un facétieux les attrape. J'aime surtout les mots simples  que les gens emploient souvent. Des mots qui aiment se retrouver dans une bouche pour se faire manger, broyer, dévorer, mastiquer. Des mots bien domestiqués.Il m'arrive de prendre un de ces mots, un mot constamment utilisé par tout le monde, un mot qui a roulé sa bosse dans toutes les bouches ( des bouches édentées de vieux grincheux, des bouches parfumées d'enfants, des bouches affamées de pauvres ou arrogantes de riches) et de me concentrer dessus jusqu'à ce qu'il devienne tout neuf. Comme un sou. Tiens, le mot sou par exemple. Trois lettres seulement et tu achètes ce que tu veux avec, enfin ce qui est achetable, car rien de ce qui a une vraie valeur n'est achetable (la mer, le ciel, la lune, la couleur jaune ou le coeur). Faut quand même pas cracher sur le mot sou. Ce mot j'aime l'avoir dans ma poche. Je garde secrètement mon cahier noir parce que les gens que je côtoie ne comprendraient pas la passion naturelle que j'ai pour les mots. Un tel luxe pourrait les effrayer. Ils comprennent bien la passion du pouvoir, de la politique ou de l'argent. [...] J'allais oublier le mot café. Le mot fondamental de mon enfance. Son odeur m'habite. Tous mes amis se battent, avec raison, contre le pouvoir, tandis que moi (un chasseur de mots), j'ai l'impression de flotter comme une feuille légère et étourdie sur une mer de sang et de boue. »

« C'est une histoire sans fin. On tue un opposant et un autre arrive à toute vitesse. Il faut quand même en tuer quelques-uns, se dit-il, si on veut qu'ils sachent qui est le maître ici. C'est une question d'éducation. C'est ainsi qu'on éduque un peuple. En tout cas, ce peuple-ci. »

« Je connais le chaud. Le froid n'est peut-être pas simplement l'opposé du chaud. Je suis ce tiède, dans tous les sens du terme, pris entre le feu du Sud et la glace du Nord. N'y a-t-il pas toujours, et cela, n'importe où, de souterraines tragédies personnelles ? Toute tragédie n'est-elle pas forcément personnelle, même quand elle devient un drame collectif ? [...] La chose intime devient une affaire publique dans un pays où la mort est la chasse gardée du pouvoir. »

« Il y a la prison de Papa Doc, mais il y a la prison des mères. Papa Doc jette les pères en prison. Les mères gardent les files à la maison en les gavant de nourriture. Cela fait de gros fils dégriffés. Nos rivaux en la matière, ce sont le chats de vieilles. »

« Elle avait perdu son mari. Moi, j'avais perdu mon père. Deux peines différentes. Deux souffrances différentes. Pour remplacer mon père, il ne lui suffisait pas de doubler son amour pour moi. Je ne veux pas deux amours dans une seule enveloppe. L'amour est un. Quand il est double, ce n'est plus de l'amour, c'est de la monstruosité. Comme deux coeurs dans une seule poitrine. On ne peut pas doubler l'amour. Ce la devient morbide. »

« [...] je suis éclectique en amour comme en amitié. Je n'arrive pas à rester confiné en un seul genre, une seule classe sociale, un seul combat ou, surtout, un seul mode de pensée. »

« [...] je ne peux me résoudre à croire qu'on puisse être un délateur de naissance. Il doit y avoir des circonstances qui permettent la germination de certaines qualités, comme de certains défauts. La délation est l'acte humain le plus vil. Le délateur est le seul criminel qui n'affronte pas, même de dos , sa victime. Un monstre lâche. »

« Le temps est une convention. La preuve : le temps de la douleur n'a pas la même durée que celui de la jouissance. On espère abréger l'un, on aimerait faire durer l'autre. L'un nous paraît toujours trop long ; l'autre, trop court. »

« Ma dernière image de Port-au-Prince, avant d'arriver à l'aéroport, est l'essence de cette ville, capitale du faux-semblant et de l'apparence trompeuse : un pseudo-tonton macoute, qui est peut-être un vrai, faisant la cour à une pseudo-collégienne, qui est en fait une vraie prostituée. »

Quatrième de couverture

« Droite, fière, sans un sourire, ma mère me regarde partir. Les hommes de sa maison partent en exil avant la trentaine pour ne pas mourir en prison. Les femmes restent. Ma mère a été poignardée deux fois en vingt ans. Papa Doc a chassé mon père du pays. Baby Doc me chasse à son tour. Père et fils, présidents. Père et fils, exilés. Et ma mère qui ne bouge pas. Toujours ce sourire infiniment triste au coin des lèvres. Je me retourne une dernière fois, mais elle n’est plus là. »

Vieux Os a vingt-trois ans. Son ami Gasner, journaliste comme lui, vient d’être assassiné par les tontons macoutes. Dès lors s’enclenche la mécanique de l’exil, pressante, radicale : Vieux Os doit passer sa dernière nuit hors de chez lui.
De taps-taps bondés en déambulations hasardeuses, Vieux Os parcourt son monde en accéléré : les belles de nuit du Brise-de-Mer, bordel miniature où l’on parle d’amour et de grammaire, les amis de toujours, Lisa et Sandra – « l’une pour le corps, l’autre pour le cœur » –, les souvenirs d’enfance à Petit-Goâve dans le giron de Da, les tueurs qui rôdent, les anges gardiens aux allures de dieux vaudou, et toutes les bribes de vie saisies au vol dans les rues de Port-au-Prince…
« Cette nuit, je saurai tout de la vie. »

Éditions Zulma, janvier 2015
313 pages

mardi 12 mai 2020

Réelle ★★★★☆ de Guillaume Sire

Fin des années 90 et début des années 2000, à l'heure où la télévision bat son plein, où la téléréalité s'invente en France et envahit les écrans.  
On suit et grandit avec Johanna,  qui mène une vie tout à fait banale, dans une banlieue pavillonnaire de la classe moyenne, la vie d'un peu toutes les jeunes filles de banlieue dans les nineties ... 
Mais existe-t-on justement quand on mène une vie banale ? Être connue, célèbre, ce n'est pas avoir une vie meilleure ? Être plus heureuse ? C'est ce que pense Johanna. Elle a des rêves plein la tête, a besoin de devenir quelqu'un, besoin de se faire un nom, une petite place dans le coeur des Français, pour exister vraiment, pour mener une vie à la Ophélie Winter, quoi !
Johanna devient "Réelle"en acceptant de participer à l'émission du Loft Story. Elle devient surtout une autre et se perd. 
Nous, on s'y attache. Guillaume Sire lui rend SA réalité en quelque sorte.
Récit original à la construction impeccable, rythmée, fluide et moderne, très prenant, servi par une très belle plume. Intéressant regard sur la mécanique du désir, sur la nature du réel, qui amène naturellement la réflexion sur la réalité augmentée, déformée par les réseaux sociaux. 
Passionnant. 
« - La célébrité est une pute de luxe, dit-il après quelques banalités, elle coûte cher à l'entretien et à la fin tu seras ruinée et brouillée avec ceux qui t'aiment.
[...]
- Je te propose d'être chroniqueuse dans une émission que nous sommes en train de créer, et dont le nom sera La Fête d'abord. Tu es partante ?
[...]
- Le principe repose sur des chroniqueurs, des sketches et des caméras cachées. Je voudrais que tu deviennes Miss téléréalité, comme il y a une Miss météo. [...]
Silence.
- Mon copain Stoltz m'a montré la photo où tu es sur les genoux de ton père, déguisée en Cendrillon, reprit Lestrada. Ma chérie, t'es faite pour la télé. En revanche il faudra que tu maigrisses. Au moins six ou sept kilos.
- Mais je ne suis pas grosse, s'étonna Johanna.
- Certes mais à la télévision tu as l'air grosse, et si tu deviens maigre, tu auras l'air normale. Que veux-tu, c'est ça la télévision : ça amplifie.
- Et si je n'arrive pas à maigrir ?
- J'ai déjà une grosse chroniqueuse, il n'est pas question d'en avoir deux.  »

«  À mes yeux, une oeuvre de fiction n'existe que dans la mesure où elle suscite en moi ce que j'appellerai crûment une jubilation esthétique, à savoir le sentiment d'être relié quelque part, je ne sais comment, à d'autres modes d'existence où l'art (la curiosité, la tendresse, la gentillesse, l'extase) constitue la norme. Épigraphe de Vladimir Nabokov (Lolita, postface) 
Tandis que Mamie se déplaçait royalement dans cette féerie, on l'apostrophait avec des révérences orientales, en lui présentant les viandes, les poissons, les huiles, les agrumes, le mie ou le lait, les coloquintes, les grenades, les poires et certaines radicules mystérieuses.
- Plus tu auras d'argent, expliquait-elle à sa petite-fille, plus tu existeras. L'argent est ce qui nous permet de nous comparer les uns aux autres sur l'échelle de la réalité.
Un primeur lutinait une poissonnière, qui ne résistait qu'en apparence, magnifique dans sa fausseté ténacité ; elle avait des manières de fleur.
- Les chanteurs sont moins respectés parce qu'ils chantent que parce qu'ils sont riches.
Johanna n'écoutait sa grand-ère que d'une oreille.
- Je veux juste un appartement.
- C'est ce que je dis.
- Tu ne peux pas m'aider, Mamie.
- Ma chérie, je n'existe pas à ce point.
Elles restèrent au marché des Carmes jusqu'à ce qu'il n'y ait plus que des pamplemousses avariés, des daurades à l'oeil transparent, des courges et une odeur d'urine.
Le pire au McDonald's - pire que le chef débile et l'uniforme de camp de vacances, pire que la viande et la sauce dont il fallait l'enduire (mayonnaises carminées, blanches, infâmes, lustrées comme de l'encaustique), pire que le bruit des caisses enregistreuses - c'était l'odeur ; l'inimitable odeur du Mc Donald's, où tous les hamburgers, quel que soit leur goût, et les frites, les desserts, les glaces, les cookies, même le café, exhalent ce même parfum de latex rôti, envoûtant quand on a faim mais immonde, immonde quand on est rassasié. Cette odeur de plastique gratiné et de fromage étanche ; de semelles transfusées ; la tétine tiède de cette odeur...à laquelle il fallait ajouter l'odeur des toilettes [...] où on aurait dit qu'on avait fait pousser un bouquet de menthe dans une flaque de merde. 
Elle fut étonnée enfin par le ciel qui, sur les bords de la Seine, se mêlait à l'architecture et n'en achevait rien ; on aurait dit que le soleil priait dans Notre-Dame.La rue Balzac avait une insolence et une légèreté qu'on ne rencontre normalement que dans les rues piétonnes des villes de cent mille habitants. Dans sa partie haute, elle longeait le mur moyenâgeux d'un parc, et au croisement avec l'avenue Friedland une terrasse de café évoquait l'avant d'un bateau ou le plateau d'un nuage. Éjectées depuis l'Arc de triomphe [...], les voitures jouaient au gendarmes et aux voleurs. L'ensemble était digne des meilleures bandes dessinées : les berlines conduites par des grooms sénégalais, les fenêtres sans tain, les tourniquets, une congrégation de Chinois en imperméables jaunes, un homme, un parapluie, partout des flaques éternelles, une tourterelle au milieu d'un carré de pelouse et, bien sûr, le poudroiement blond et noir dans le ciel gris et blanc. 
- Tu devras faire quoi ? demanda Didier.
- On sera dans un loft et il ne faudra pas être éliminé.
- Je ne saisis pas.
- Qu'est-ce qui te gêne ?
- On est toujours filmé pour quelque chose, parce qu'on court vite, parce qu'on chante ...
- Moi je serai filmée pour être moi-même.
- Ils vont forcément te demander quelque chose. S'ils ne t'ont pas dit quoi, c'est mauvais signe.
- Sans parler du fait qu'ils ne la payeront pas, s'indigna Mamie.
- Laissez-la tranquille, dit Sylvie. Ils sont jaloux, ne les écoute pas, ma chérie. Moi, j'en ai entendu parler de Big Brother, c'est très bien comme émission.
- Qu'est-ce qui est très bien ? demanda Didier.
- Et c'est combien, très bien ?
- Maintenant, les films, ça ne suffit plus. Les gens veulent voir la vérité.
- C'est quoi la vérité ?
- Hein, c'est combien, la vérité ?
- Ils veulent voir des gens normaux. Ça devient rare, les gens normaux.
- C'est quoi, la normalité ?
- Et combien ça coûte, hein, la normalité ?
- Oh, vous m'ennuyez !
- De toute manière, intervint Johanna, ça durera trois mois. Il faut le voir comme une espèce d'aventure, ou des grandes vacances si vous préférez. 
- Je ne pars pas à l'aventure ou en vacances avec quelqu'un que je ne connais pas.
- Et moi, si j'accepte, c'est à condition d'être payée !
- Elle sera célèbre, ça ne vous suffit pas ?
- Tout le monde a besoin d'argent, surtout les célébrités. Quand je pense que je vais mourir sans avoir réussi à vous apprendre ça !
[...] elle s'ennuyait tellement qu'elle crut comprendre pourquoi son professeur de physique de seconde avait dit de l'espace qu'il était un cas particulier du temps...
La lumière était celle des plateaux de télévision, sans ombres portées ni recoins, inorganique, produite par des halogènes dont la diffusion aplatissait chaque aiguillon d'espace. Le jardin, pourtant, était à ciel ouvert et encerclé de fortifications ondulées ; mais la lumière du jour, même à midi, n'y pénétrait pas, arrêtée par une voûte de faisceaux pareils à ceux de ces laboratoires où des hamsters couinent avec une telle régularité qu'on jugerait qu'ils comptent.
Nadia et Philippe furent encore filmés deux semaines, après quoi ils sortirent en grande pompe et Elmonde ordonna la destruction du Loft. Les téléspectateurs campés depuis trois mois devant une porte qu'ils n'avaient jamais essayé d'ouvrir étaient rentrés chez eux ou bien avaient rejoint leurs congénères devant le hall du Méridien. À leur place gisaient des sacs de couchage, des boîtes de conserve et des boulettes de Sopalin, des chips, des tessons, des flaques. À l'intérieur c'était du verre pilé, des tringles, le contreplaqué en lambeaux, les étagères renversées et des taches sur le papier peint. Quatre bulldozers vinrent à l'heure dite et rasèrent le Loft, dont on n'avait rien tenu à récupérer à part les caméras ; il ne resta que des monceaux sans intérêt sur un terrain acheté quelques jours plus tard par un expert en salaison.
Au début, Johanna avait essayé d'empêcher sa mère et Edouard de trop communiquer, mais finalement elle avait accepté de faire visiter à Edouard l'appartement familial, car elle avait compris qu'il n'avait pas la même hantise des « beaufs » qu'Antoine Dupré. [...] Johanna n'en avait rien dit à Edouard, mais il lui arrivait de souffrir de cette espèce de ravissement, et de se sentir humiliée, plus subtilement et plus gravement qu'elle ne l'avait été. L'idée la traversait qu'Edouard était venu « se ressourcer » comme ces touristes qui en revenant d'Afrique disent à leurs amis : - Ils sont heureux, tu sais, ils n'ont rien mais ils sont heureux. Ah, ça, tu devrais voir comme ils dansent - vraiment, ils ont le rythme dans la peau ! Et comme un rien suffit à leurs enfants aux ventres gonflés ! »

Quatrième de couverture

Enviée, choisie, désirée : Johanna veut être aimée. La jeune fille ne croit plus aux contes de fée, et pourtant… Pourtant elle en est persuadée : le destin dans son cas n’a pas dit son dernier mot.
Les années 1990 passent, ses parents s’occupent d’elle quand ils ne regardent pas la télé, son frère la houspille, elle danse dans un sous-sol sur les tubes à la mode, après le lycée elle enchaîne les petits boulots, et pourtant…
Un jour enfin, on lui propose de participer à un nouveau genre d’émission. C’est le début d’une étrange aventure et d’une histoire d’amour intense et fragile. Naissent d’autres rêves, plus précis, et d’autres désillusions, plus définitives.

L’histoire de Johanna est la preuve romanesque qu’il n’y a rien de plus singulier dans ce monde qu’une fille comme les autres.

Guillaume Sire est écrivain et enseignant à l'université Toulouse I Capitole. Il a publié des essais et deux romans, Les Confessions d'un funambule (La Table Ronde, 2007) et Où la lumière s'effondre (Plon, 2016).

Les Éditions de l'Observatoire, août 2018
306 pages