lundi 25 mai 2020

La femme révélée ★★★★☆ de Gaëlle Nohant

« La quête de liberté de l'exilé volontaire est inséparable 
de sa nostalgie de la terre natale. 
Plus ou moins enfoui dans l'inconscient, 
cet écartèlement dure toute la vie. »
Susha GUPPY, A Girl in Paris

Violet Lee/Eliza Bergman Donneley, photographe américaine, a épousé l'un de ces nababs de l'immobilier qui, par avidité, ont laissé toute morale sur le palier. Pour des raisons que je ne peux dévoiler, elle a dû fuir son pays, pour la France, laissant derrière elle son petit garçon.
Une fuite en avant vers l'inconnu, avec la peur d'être traquée, et un récit qui nous plonge dans le Paris du milieu du siècle dernier, abîmé par la guerre. 
Elle est une femme en fuite, une femme libre, à la recherche d'une nouvelle vie, à la recherche de son indépendance
Mais qui est-elle vraiment ? 
« Mais la vérité, c'est qu'il y a dans nos vies des impasses dont on ne peut s'échapper qu'en détachant des morceaux de soi. »
J'ai déploré quelques longueurs dans la première partie du roman, mais l'histoire passionnante de cette photographe et le suspense installé ont fini par m'embarquer. 
La plume est poétique, enlevée. Un maelström romanesque, garant de quelques heures d'évasion. et d'un bon moment de lecture qui nous fait traverser deux décennies riches en événements historiques. 

« Ce whisky rappellerait à Al Capone le bon vieux temps de la prohibition... Il ravage tout sur son passage et libère ses sanglots. »

« La probité et la vertu sont une façade derrière laquelle s'affairent les ombres. »

« Ici [à Paris], octobre n'a pas les flamboiements de l'été indien. C'est une reddition douce, un engourdissement. La lumière baisse, le vent déshabille les arbres, les matins ressemblent à des lendemains de fête. »

« Fascinée, j'observe les habitués du troquet, ces gueules burinées, sacrifiées, ces yeux qui ont voyagé loin, ces bouches à mi-chemin entre la grimace et le sourire. »

« Pour nous, la guerre demeurait une menace imprécise, elle se déployant loin de nos frontières et de nos vies. Les hommes qui partaient au combat étaient graves et mélancoliques, certains bombaient le torse tels de jeunes coqs. Ceux qui nous revenaient étaient irrémédiablement changés. Ils intercalaient entre eux et nous un silence que personne ne savait briser. Il fallait s'accommoder de ce qu'ils nous tendaient, le reflet tourmenté d'une eau trouble. »

« La vibration infinie du corps réveillé, le cœur dans les rouleaux. »

« Mes clichés sont des gifles dans la lumière crue, je vois le corsage déchiré, la jouissance de salir, les crachats, les insultes. Je vois la peau rétractée de la bête marquée, exposée en place publique. C'est toujours le même regard traqué, la même fièvre. Et cette clameur des propriétaires, ce roulement de tambour des foules sauvages. S'absenter de soi, abandonner aux chiens sa chair expiatoire. Se perdre dans ces ténèbres qui vous recrachent en morceaux. »

« Vous n'aviez d'yeux que pour lui, mais vous n'êtes pas allée au bout de votre audace. Un photographe ne peut s'encombrer de politesse. Il faut aller chercher l'image. »

« Un large sourire lui fendait les yeux. »

« Je m'interroge sur le fait qu'ont les hommes de se fabriquer des inférieurs, sous toutes les latitudes. »

« ...c'est lorsque nous avons réalisé notre impuissance que nous devenons vraiment libres. »

« Dans ses yeux, je lisais la perplexité et quelque chose qui ressemblait à de la tristesse. Sa belle chevelure aile de corbeau avait blanchi, son visage s'était asséché mais c'était bien lui sous la barbe et la moustache, aussi élégant qu'autrefois, et mon coeur s'est serré de joie empêchée, comme si on me fermait le jardin de l'enfance. »

« - Mais Robert, ces gens faisaient la grève ? Ils ont l'air si joyeux ! Dans mon pays, les grèves sont si dures... La police charge les grévistes. Souvent, il y a des morts. 
- Toute la France était en grève, m'a-t-il répondu. C'était pendant le Front populaire. Y avait d'la joie, comme dans la chanson de Charles Trenet, et de l'espoir... Je suis fier d'avoir été là pour en graver la trace. Mais assez parlé de moi. Ces portraits de Rosa m'impressionnent, ils sonnent juste. Vous avez un regard, un instinct. En fait, vous avez quelque chose de plus rare, qui touche à l'humanité. Il faut aimer Rosa pour nous la dévoiler. »

« - [...] si on veut contrôler les pauvres, il faut commencer par les diviser. Et surtout, si tu es mon inférieure, je peux te payer à bas prix, ou ne pas te payer du tout. Je peux te voler ta terre et décréter que c'est pour ton bien. Je peux te tuer sans grand préjudice. Admettre que les hommes sont égaux mettrait l'équilibre du monde en péril. Il y a trop d'intérêts en jeu, depuis trop longtemps. 
- Donc pour toi, c'est sans espoir ? 
- Malheureusement oui. Notre prospérité repose sur l'injustice, il faut composer avec ça [...]. »

« Parce que l'homme est un géant, devenu une bête sauvage. Et c'est une dimension de l'horreur. Parce que nous avons un président qui était un géant, et qui s'est transformé en bête sauvage. Et dans le monde entier, d'autres leaders ont suivi le même chemin ; il y a une bestialité dans la moelle de ce siècle, constatait au micro l'écrivain Norman Mailer, et sa voix grave et triste, démultipliée par l'écho, tremblait dans la flamme des bougies. »

« Cette majorité silencieuse vient d'élire Richard Nixon. Elle ne supporte plus de voir les rues envahies par les Noirs, les femmes, les hippies et les étudiants. Elle ne veut plus entendre parler de revendications, de droits civiques, de contestation de l'ordre établi, de libération des femmes ou de Black Power. Elle préfère envoyer ses enfants au Vietnam et les pleurer sous la bannière étoilée que de questionner la légitimité de la guerre. Plus que tout, elle vit dans la crainte qu'on lui vole le peu qu'elle possède. »

Quatrième de couverture

Paris, 1950. Eliza Donneley se cache sous un nom d’emprunt dans un hôtel miteux. Elle a abandonné brusquement une vie dorée à Chicago, un mari fortuné et un enfant chéri, emportant quelques affaires, son Rolleiflex et la photo de son petit garçon. Pourquoi la jeune femme s’est-elle enfuie au risque de tout perdre ?
Vite dépouillée de toutes ressources, désorientée, seule dans une ville inconnue, Eliza devenue Violet doit se réinventer. Au fil des rencontres, elle trouve un job de garde d’enfants et part à la découverte d’un Paris où la grisaille de l’après-guerre s’éclaire d’un désir de vie retrouvé, au son des clubs de jazz de Saint-Germain-des-Prés. A travers l’objectif de son appareil photo, Violet apprivoise la ville, saisit l’humanité des humbles et des invisibles.
Dans cette vie précaire et encombrée de secrets, elle se découvre des forces et une liberté nouvelle, tisse des amitiés profondes et se laisse traverser par le souffle d’une passion amoureuse.
Mais comment vivre traquée, déchirée par le manque de son fils et la douleur de l’exil ? Comment apaiser les terreurs qui l’ont poussée à fuir son pays et les siens ? Et comment, surtout, se pardonner d’être partie ?
Vingt ans plus tard, au printemps 1968, Violet peut enfin revenir à Chicago. Elle retrouve une ville chauffée à blanc par le mouvement des droits civiques, l’opposition à la guerre du Vietnam et l’assassinat de Martin Luther King. Partie à la recherche de son fils, elle est entraînée au plus près des émeutes qui font rage au cœur de la cité. Une fois encore, Violet prend tous les risques et suit avec détermination son destin, quels que soient les sacrifices.
Au fil du chemin, elle aura gagné sa liberté, le droit de vivre en artiste et en accord avec ses convictions. Et, peut-être, la possibilité d’apaiser les blessures du passé. Aucun lecteur ne pourra oublier Violet-Eliza, héroïne en route vers la modernité, vibrant à chaque page d’une troublante intensité, habitée par la grâce d’une écriture ample et sensible.

Éditions Grasset, janvier 2020
382 pages

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