mercredi 27 mai 2020

Dans une coque de noix ★★★★☆ de Ian McEwan


« Ô Dieu, je pourrais être enfermé dans une coque de noix et m'y sentir roi d'un espace infini, n'était que j'ai de mauvais rêves. »
Shakespeare, Hamlet

Quelle histoire ! 

Un fœtus soliloque, tête en bas, dans le ventre de sa maman, raconte le complot qui se joue au-delà des parois de son océan privé et auquel il assiste impuissant. 
Alors qu'il ne devrait jouir que de l'ennui dans lequel sa situation d'enfant à naître le plonge inconditionnellement, le voilà envahi de pensées aussi bien engagées déjà que son petit corps, orienté vers la sortie, à écouter sa mère et son oncle fomenter un mauvais coup, à réfléchir aussi, à tenter de trouver une solution pour venir en aide à son papa menacé. , 

Un petit-être, un héros in-utero, curieux de la vie qui l'attend dehors, auquel on s'attache immanquablement. D'autant plus que les personnes qui gravitent autour de lui et de sa mère, elle y compris, d'ailleurs, ne lui prêtent aucune attention. 
« [...]quelles sont mes chances, à moi qui suis aveugle, sourd, la tête en bas, un presque enfant vivant encore chez sa mère, pendu par les artères et les veines à ses jupes de future meurtrière. » 
Un point de vue ingénieux, plein de charme et de sensibilité, et étonnant de réalisme. Un ton décalé, un humour noir so BritishUne intrigue très bien ficelée, captivante jusqu'au bout. 

« Dans une coque de noix » donne un aperçu de ce que l'amour peut engendrer : des situations perverses et cruelles, et se révèle être une tragédie macabre "délicieusement cynique"



« Me voici donc, la tête en bas dans une femme. Les bras patiemment croisés, attendant, attendant et me demandant à l'intérieur de qui je suis, dans quoi je suis embarqué. Mes yeux se ferment avec nostalgie au souvenir de l'époque où je dérivais dans mon enveloppe translucide, où je flottais rêveusement dans la bulle de mes pensées à travers mon océan privé, entre deux sauts périlleux au ralenti, heurtant doucement les limites transparentes de ma réclusion, la membrane révélatrice qui résonnait, tout en les atténuant, des voix de comploteurs unis par un projet ignoble. C'était au temps de ma jeunesse insouciante. »   

« Mon environnement immédiat ne sera pas l'aimable Norvège - mon premier choix, compte-tenu de sa généreuse protection sociale ; ni mon second choix, l'Italie, pour sa cuisine régionale et son délabrement inondé de soleil; ni même mon troisième, la France, pour son pinot noir et son égoïsme enjoué. A la place, je recevrai en héritage le royaume pas franchement uni d'une vieille reine âgée mais estimée, où un prince homme d'affaires, connu pour ses bonnes oeuvres , ses élixirs ( essence de chou-fleur pour purifier le sang) et ses interventions anticonstitutionnelles , attend impatiemment sa couronne. »

« L'Europe, selon elle aux prises avec une crise existentielle, faible et désunie alors que plusieurs variétés de nationalismes complaisants s'abreuvent à la même source. La confusion des valeurs, le bacille de l'antisémitisme qui couve, les populations d'immigrants qui croupissent dans la colère et l'ennui. Ailleurs, partout, de nouvelles inégalités, les super riches formant une race à part. Des trésors d'ingéniosité déployés par les États pour inventer des armes intelligentes, par les multinationales pour échapper à l'impôt, par les banques vertueuses pour se mettre des millions plein les poches. »

« Dieu a dit :"Que la souffrance soit. " Et il y a eu la poésie. Plus tard. »

« Je sais que l’alcool amoindrira mon intelligence. Il amoindrit celle de tout le monde. Ah, mais comment résister à un joyeux Pinot noir qui vous rosit les joues ou à un sauvignon aux arômes de groseilles à maquereau, sous l’effet desquels je fais des cabrioles dans ma mer secrète, rebondissant sur les murs de mon château — ce château gonflable qui est ma demeure. Du moins, c’est ce que je ferais si j’avais plus de place. »

« Personne ne commente l'élégante géométrie mondaine qui place à la même table un couple et les amants des deux conjoints levant leurs verres, un tableau vivant et caustique de la modernité. »

« L’adversité nous a imposé la lucidité, et ça marche, on se brûle quand on s’approche trop du feu, quand on aime trop fort. Ces sensations marquent le début de l’invention du moi. »

«  Les mots, je commence à en prendre conscience, peuvent faire advenir les choses. »

« Certains artistes, écrivains ou peintres, s'épanouissent, comme les bébés à naître, dans un espace confiné. L'étroitesse de leur sujet peut troubler ou décevoir. Amours au sein de la petite noblesse anglaise du XVIIIème, vie en mer, lapins doués de parole, sculptures de lièvres tableaux à l'huile de gens trop gros, portraits de chiens, de chevaux, d'aristocrates, nus de femmes allongées, nativités, crucifixions et assomptions par millions, coupes de fruits, fleurs dans des vases. Pain et fromage hollandais, avec ou sans couteau sur le côté. Certains n’écrivent que sur le moi. Dans les sciences, tels dédiera son existence à un escargot albanais, tel autre à un virus. Darwin à consacré huit ans de la sienne aux cirripèdes. Et la sagesse de son grand âge aux vers de terre. Le boson de Higgs, chose minuscule, peut-être pas même une chose, a représenté la quête de toute une vie pour des milliers de gens. Être enfermé dans une coque de noix, voir le monde dans un camée d'Ivoire, dans un grain de sable. Pourquoi pas, quand toute la littérature, tous les arts, toutes les entreprises humaines ne sont qu'un point minuscule dans l'univers des possibles ? Et cet univers même n'est sans doute qu'un point minuscule dans une multitude d'univers, réels ou possibles.
Alors pourquoi pas une poétesse des chouettes ? »

« Aucun enfant, et encore moins un fœtus, n'a jamais maîtrisé l'art de parler de la pluie et du beau temps, ni ne voudrait le faire. C'est une ruse d'adulte, un contrat avec l'ennui et la duplicité. »

« « L'ennui n'est pas loin de la jouissance : il est la jouissance vue des rives du plaisir », disait un certain M. Barthes. Exactement la condition du fœtus moderne. Réfléchissez un peu : rien à faire sauf exister et croître, la croissance étant un processus à peine conscient. La joie de l'existence à l'état pur, l'ennui des journées indifférenciées. La jouissance qui dure est une forme d'ennui existentiel. Ce confinement ne devrait pas être une prison. Là où je suis, on me doit le privilège et le luxe de la solitude. Je parle en tant qu'innocent, mais j' imagine un orgasme prolongé - le voilà, l'ennui, au royaume du sublime. »

« Quant à l'espoir : j'ai entendu beaucoup de choses sur les récents massacres au nom d'une vie rêvée dans l'au-delà. Chaos dans ce monde, béatitude dans le suivant. Des jeunes gens avec une barbe toute neuve, une peau magnifique et des armes de guerre sur le boulevard Voltaire, qui regardaient dans les yeux magnifiques, incrédules, d'autres jeunes de la même génération. Ce n'est pas la haine qui a tué des innocents, mais la foi, ce fantôme insatiable encore vénéré, même dans les quartiers les plus paisibles. »

« J'ai déjà compris qu'une partie de la vie est oublier au moment même où elle se déroule. La plus grande partie. Le présent dédaigné qui s'éloigne comme s'il se dévidait d'une bobine, le doux torrent des pensées dérisoires, le miracle longtemps négligé de l'existence même. »

« Avant de t'embarquer dans un voyage vengeur, creuse deux tombes, disait Confucius. La vengeance défait une civilisation. C'est le retour à la peur constante, viscérale. Regardez ces malheureux Albanais, périodiquement victimes du Kanun, leur culte idiot de l'affront lavé dans le sang. »

«  ... la voix est chaleureuse. Sonore pour une femme mince, détendue malgré la charge de la fonction. Son léger accent cockney reflète parfaitement l'assurance de la citadine qui ne s'en laissera pas compter. Pas la diction soignée de ma mère, en tous cas. Inutile de recourir à cette vieille ficelle. Les temps ont changé. Un jour la plupart des hommes d'Etat britanniques parleront comme le commissaire. Je me demande si elle est armée. Trop voyant. Comme pour la reine qui n'a jamais d'argent sur elle. Ce sont les brigadiers et leurs subalternes qui tirent sur les voyous. »

« Quand l'amour meurt et que la vie conjugale est un champ de ruines , les premières victimes sont l'honnêteté de la mémoire, l'impartialité et la pudeur des souvenirs. Trop importuns, trop accablants pour le présent, ils sont le spectre d'un bonheur ancien au festin de l'échec et de la désolation. »  



Quatrième de couverture

« À l’étroit dans le ventre de ma mère, alors qu’il ne reste plus que quelques semaines avant mon entrée dans le monde, je veille. J'entends tout. Un complot se trame contre mon père. Ma mère et son amant veulent se débarrasser de lui. La belle, si belle Trudy préfère à mon père, John, poète talentueux en mal de reconnaissance et qui pourtant l’aime à la folie, cet ignare de Claude. Et voilà que j'apprends que Claude n’est autre que mon oncle : le frère de mon père. Un crime passionnel doublé d’un fratricide qui me fera peut-être voir le jour en prison, orphelin pour toujours! Je dois les en empêcher. »

Il y a quelque chose de pourri au royaume d’Angleterre du XXIe siècle… Après L’intérêt de l’enfant, Ian McEwan n’en finit pas de surprendre et compose ici, dans un bref roman à l’intensité remarquable, une brillante réécriture d’ Hamlet in utero.

Éditions Gallimard, avril 2017
212 pages
Traduit de l'anglais par France Camus-Pichon

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