mercredi 13 mars 2019

Le lambeau ★★★★★♥ de Philippe Lançon

« Il y a des fois où les absents ont toujours raison. »
Le sept janvier deux mille quinze, Philippe Lançon était dans les locaux de Charlie, il a été blessé, il a été témoin, il s'en est sorti. 

Dans Le lambeau, il met des mots sur l'avant, sur l'après et sur le pendant; ce chapitre quatre ... effroyable, insoutenable parfois et qui hante à jamais. 

Extra terrestre ce livre, ce témoignage. Extra ordinaire. 

Les souffrances du corps, celles de l'esprit, le parcours d'un "blessé de guerre", défiguré, un patient, relié à des tuyaux, des tuyaux bienveillants, écrit-il, qui lui apportaient finalement la vie, la survie et le soulagement, qui doit se reconstruire et reprendre le fil de sa vie. Et qui in fine nous livre un "putain" de récit, brut, profondément humain, d'une grande intelligence et servi par une très belle plume.
Une lecture poignante, vraie, sincère. 
Troublante. Splendide. Passionnante.
Bach m'accompagne souvent, et de nouvelles idées lecture ont fleuri depuis cette lecture.
Merci Monsieur Lançon. 
« La forme la plus extrême ne pouvait être exercée que par des ignorants ou des illettrés, c'était dans l'ordre des choses, et c'était exactement ce qui venait d'avoir lieu : nous avions été victimes des censeurs les plus efficaces, ceux qui liquident tout sans avoir rien lu. » 

«  J'avais découvert Houellebecq du temps qu'il écrivait des chroniques pleines de mauvais esprit dans un hebdomadaire culturel à la mode, des chroniques que je ne ratais presque jamais. Il y a très peu de bons chroniqueurs : les uns se soumettent aux sujets importants du moment et à la morale ambiante ; les autres, à un dandysme qui les pousse à faire les malins en écrivant à contre-courant. Les uns sont soumis à la société ; les autres, à leur personnalité. Dans les deux cas, ils cherchent à faire du style et ils fanent vite. Le pessimisme et le sarcasme laconique de Houellebecq avaient un naturel qui ne fanait pas. A cette époque j'imagine qu'on le croyait de gauche. Il est vrai qu'o, ignorait encore que la gauche continuait de courir comme un canard sans tête. Ensuite, j'avais lu ses livres avec plaisir. Quand la dernière page était tournée, il flottait toujours dans l'air une certaine menace et goût de plâtre, comme un nuage de poussière sur un champ de ruines, mais il y avait un sourire à l'intérieur du nuage. Sa misogynie, son ironie réactionnaire, tout cela ne me gênait pas : un roman n'est pas un lieu de vertu.
J'insiste, lecteur : ce matin-là comme les autres, l'humour, l'apostrophe et une forme théâtrale d'indignation étaient les juges et les éclaireurs, les bons et les mauvais génies, dans une tradition bien française qui valait ce qu'elle valait, mais dont la suite allait montrer que l'essentiel du monde lui était étranger.
La rue s'appelle toujours Nicolas-Appert [...]. Elle est située entre Bastille et République, entre la Révolution et la Commune auraient dit certains de mes amis, mais ç'aurait été faire beaucoup d'honneur à ce misérable segment urbain, où des architectes semblaient s'être réunis pour remporter un concours de laideur.
Prendre le point de vue ou le fantasme le plus abject ou le plus ridicule pour le retourner par l'absurde, dans un grand éclat de rire, et avec le plus de mauvais goût possible, tel était l'humour de Charlie à une époque où « le bon sens » était le tapis du monde le mieux partagé par les pompes bien cirées, celui sous lequel la société postgaulliste glissait à la balayette ses petits tas d'ordures. Charlie était un drapeau à tête de mort qui flottait sur les Trente Glorieuses. Pour des adolescents que tout révoltait, souvent à leur insu, et qui noyaient si volontiers leur révolte dans leur bêtise, cet humour servait de tuteur, d'exutoire et de décapant.
Le 07 janvier 2015 vers 10h30, il n'y avait pas grand monde en France pour être Charlie. L'époque avait changé et nous n'y pouvions rien. Le journal n'avait plus d'importance que pour quelques fidèles, pour les islamistes, et pour toutes sortes d'ennemis plus ou moins civilisés [...]. Nous avions senti monter cette rage étroite, qui transformait le combat social en esprit de bigoterie. La haine était une ivresse ; les menaces de mort, habituelles ; les mails orduriers nombreux. [...] Nous attirions les mauvais sentiments comme un paratonnerre - ce qui ne nous rendait, je l'admets, ni moins agressifs ni plus intelligents : nous n'étions pas des saints et nous ne pouvions tenir les autres pour responsables du fait que l'état d'esprit de Charlie était périmé. Au moins nous le savions et ne cessions pas d'en rire. Un soir, Charb m'avait dit ... : « Si nous commençons à respecter ceux qui ne nous respectent pas, autant fermer boutique. »
Si écrire consiste à imaginer tout ce qui manque, à substituer au vide un certain ordre, je n'écris pas : comment pourrais-je créer la moindre fiction alors que j'ai moi-même été avalé par une fiction ? Comment bâtir un ordre quelconque sur de telles ruines ? Autant demander à Jonas d’imaginer qu'il vit dans le ventre d'une baleine au moment où il vit dans le ventre d'une baleine. Je n'ai pas besoin d'écrire pour mentir, imaginer, transformer ce qui m'a traversé. Le vivre m'a suffi. Et, cependant, j'écris.
« Ça , c'est blessure de guerre ! » Le mot a explosé puis résonné comme un écho intime, et cependant étranger, un écho provoqué par une histoire qui m'envahissait sans m'appartenir. J'étais une victime de guerre entre Bastille et République, à quelques pâtés de maisons de la librairie russe, de l'épicerie italienne et de Libération, à cent mètres de la boulangerie où il m'arrivait d'acheter un croissant après la réunion du mercredi, à quelques mètres de ma bicyclette accrochée à un panneau. [...] J'étais un blessé de guerre dans un pays en paix et je me suis senti désemparé.
Le patient pressent ce qu'il ignore. Son corps violé est un aboyeur. Il annonce des invités, inconnus et presque tous indésirables, à la conscience qui se croyait maîtresse de maison.   
Tant que nos défauts nous suivent, c'est qu'on est vivant, il n'y a plus qu'à les sculpter.
Ce « petit journal » avait une grande histoire et son humour avait, bienheureusement, fait du mal à un nombre incalculable d'imbéciles, de bigots, de bourgeois, de notables, de gens qui prenaient leurs ridicules au sérieux. Depuis quelques années, il était presque moribond ; depuis la veille, il n'existait plus. Mais il existait déjà autrement. [...] Nous étions devenu un grand journal qui faisait du mal à plein de monde.
Le tueur a blessé l'homme, mais il a raté le témoin.
Il n'y avait pas tant d'hommes sur terre pour faire rire les autres de tout et de n'importe quoi, les faire rire en réveillant ce qu'ils avaient n eux de naturel, de mauvais goût, d'enfantin, d'anarchiste, d'indigné, d'infréquentable, d'anti-autoritaire, de récalcitrant. C'était drôle de laisser parler ses monstres, puis de sortir tout propre et bien habillé.
Ma mère suivait de près Marilyn. [...] elle s'est penchée sur moi pour m'embrasser. Seulement, ce n'était pas son visage qui était dévoré, c'était le mien. J'ai oublié le moment où elle s'est penchée sur moi. Marilyn, non : « Elle t'a embrassé sur le front. Voir cette dame si forte affaiblie en quelques heures, ce que quatre-vingts ans n'avaient pas réussi à faire, c'était vraiment intense. [...]  tu étais gêné car tu ne voulais pas lui faire vivre ce qui se vivait à l'instant. Les quatre-vingts ans et les cinquante ans pesaient lourd dans cette scène. Surtout par les places qu'ils occupaient. »
« ... un bon médecin ne récite pas de formules magiques au-dessus d'un mal qui appelle le fer. C'est ce que dit Ajax avant de se jeter sur l'épée d'Hector. Hors contexte, c'est une façon comme une autre de dire : "Quand faut y aller, faut y aller." »
« Chers amis de Charlie et Libération,Il ne me reste pour l'instant que trois doigts émergeant des bandelettes, une mâchoire sous pansement et quelques minutes d'énergie au-delà desquelles mon ticket n'est plus valable pour vous dire toute mon affection et vous remercie de votre soutien et de votre amitié. Je voulais vous dire simplement ceci : s'il y a une chose que cet attentat m'a rappelée, sinon apprise, c'est bien pourquoi je pratique ce métier dans ces deux journaux - par esprit de liberté et par goût de la manifester, à travers l'information ou la caricature, en bonne compagnie, de toutes les façons possibles, même ratées, sans qu'il soit nécessaire de les juger. »
[...] l'attentat crée une chaîne de souffrances subites, communes et particulières, où chaque ami de la victime semble soudain marqué, comme du bétail, au fer rouge : le viol est collectif. C'est pourquoi, à partir du 7 janvier, ma vie ne m'a plus appartenu. Je suis devenu responsable de ceux qui, d'une façon ou d'une autre, m'aimaient. Mes blessures étaient aussi les leurs. Mon épreuve était en indivision.
Sur les photos, tous les musiciens sont beaux, tous ont une classe et un chic absolus. Que donnent à voir les images de Francis Wolff ? Un monde où de grands artistes, issus d'une minorité opprimée, travaillant et vivant la nuit, traversant souvent des tunnels de drogue et d'alcool, créent une musique aristocratique. Ce sont les formes sensibles de la distinction et de la dignité. »

Quatrième de couverture

« Lambeau, subst. masc.
1. Morceau d’étoffe, de papier, de matière souple, déchiré ou arraché, détaché du tout ou y attenant en partie.
2. Par analogie : morceau de chair ou de peau arrachée volontairement ou accidentellement. Lambeau sanglant ; lambeaux de chair et de sang. Juan, désespéré, le mordit à la joue, déchira un lambeau de chair qui découvrait sa mâchoire (Borel, Champavert, 1833, p. 55).
3. Chirurgie : segment de parties molles conservées lors de l’amputation d’un membre pour recouvrir les parties osseuses et obtenir une cicatrice souple. Il ne restait plus après l’amputation qu’à rabattre le lambeau de chair sur la plaie, ainsi qu’une épaulette à plat (Zola, Débâcle, 1892, p. 338). »
(Définitions extraites du Trésor de la Langue Française)

Philippe Lançon est journaliste à Libération et Charlie Hebdo, écrivain.

Éditions Gallimard, novembre 2018
510 pages 
Prix FEMINA 2018

L'entretien : Le lambeau de Philippe Lançon par Gallimard, c'est par ici.

dimanche 10 mars 2019

Avec toutes mes sympathies ★★★★☆ de Olivia de Lamberterie

« J'écris pour chérir mon frère mort. J'écris pour imprimer sur une page blanche son sourire lumineux et son dernier cri. Pour dire ce crime dont il est à la fois la victime et le coupable. À moins que nous ne soyons tous coupables, nous qui n'avons pas su l'empêcher, ou tous victimes, nous qui ne vivrons plus qu'à demi. »
Pas toujours facile de comprendre à quel point un être cher peut être ailleurs, « tombé dans de ces trous noirs de l'univers dont les chercheurs tentent de percer les mystères. »  Et l'on comprend aisément aussi comme il doit être difficile de penser à lui comme à un malade. « Est-ce une pathologie de juger la vie dégueulasse ? Oui, certainement, quand on a une femme qu'on aime et qui vous aime des enfants merveilleux qu'on aime et qui vous aiment, un boulot chouette et une belle maison, m'a un jour assuré un ami bien attentionné. Malade ou lucide. Je ne peux pas m'empêcher de le trouver clairvoyant. La société dans laquelle on vit mérite-t-elle tellement qu'on s'y attache ? »

Olivia de Lamberterie écrit que déjà à quinze ans son frère donnait l'impression de marcher à côté de sa vie ... son frère dont la vie pesait une tonne, qui ne savait pas faire les compromis et les arrangements qui permettent de vivre...

« Quand [son] frère a-t-il chaviré ? Mué de petit prince en roi mélancolique ? Existe-t-il un point de rupture ou le découragement a-t-il envahi ses veines en douce ? »
Olivia de Lamberterie s'interroge, et par ces mots nous invite également à nous questionner sur le suicide.
Elle écrit sans tabou, avec sincérité et lucidité, raconte sa vie en l'absence du frère tant aimé, elle nous raconte son deuil, ses doutes, et convie les souvenirs comme une passerelle entre ciel et terre.
« Si, pour toi, c'est mieux, j'accepte de vivre décapitée. »

Elle nous parle aussi de son expérience de l'écriture.
« On n'a pas envie d'écrire, on écrit », disait Françoise Sagan...que tout à coup, l'écriture dépasse [les écrivains], que les phrases jaillissent d'on ne sait plus où, les personnages se mettent à vivre tout seuls et font ce qu'ils veulent. Eh bien, tout est vrai, le livre s'écrit tout seul.

Apprendre à vivre avec les morts n'est pas chose aisée, naturelle; l'écriture aide, mettre des mots sur la douleur apaisent et libèrent des maux. Jérôme Garcin écrit dans son livre "Olivier" qu'il n'y a pas meilleure confidente que la page blanche.

Vous l'aurez compris le sujet n'est pas des plus funky. Il s'en dégage cependant tellement d'amour, de réalisme, de vérités que je ne peux que conseiller cette lecture, à un moment ou à un autre. Elle ne m'a pour ma part pas laissée indifférente et fait encore écho en moi.

Vincent Delerm - Les gens qui doutent

« Je ne me suis jamais arrêtée de lire. Jusqu'à aujourd'hui, où la mort me rend les mots étrangers.
L'amour se nourrit d'absence.
Bienvenue chez les dingos. Les malheureux du monde. Les invisibles. Personne ne veut voir des clochards échoués, ces vieillards déchus, cette jeune fille si maigrichonne qu'on aurait dit qu'elle allait tomber en miettes, ces gens absorbés en eux-mêmes ou au contraire très agités, cette femme fantomatique au crâne rasé. [...] Qui sait où la raison s'est cassé la figure.
L'amour immense qui l'entourait ne lui a pas servi de parachute. Ce ne sont jamais sur les idiots que le couperet de la grande dépression s'abat, en silence, un matin, pour entamer son long travail de sabotage. Sylvia Plath, Romain Gary, Ernest Hemingway [...] je ne les considère pas malades, ces blessés dotés d'une sensibilité trop exacerbée pour supporter de se lever un matin de plus.
C'est la meilleure décision que j'ai prise de toute ma vie. [...] de celles qui nous font accorder notre être avec notre existence, toucher terre puis les étoiles.
C'est qu'il arrive tant de choses. Il arrive trop de choses. C'est cela. L'homme accomplit, engendre tellement plus qu'il ne peut, ou ne devrait, supporter. C'est ainsi qu'il s'aperçoit qu'il peut supporter n'importe quoi. C'est cela. C'est cela qui est terrible, le fait qu'il peut supporter n'importe quoi, n'importe quoi.Light in August(des mots sans issus de Faulkner)
Je me souviens de Françoise Sagan venue présenter Bonjour tristesse à New York en 1955 : « Mon anglais étant limité à mes notes de baccalauréat, c’est-à-dire sept, huit, ma conversation en demeurait disons amène et neutre », écrit-elle dans ses Mémoires. Elle dédicaçait des exemplaires de son roman avec ces mots : With all my sympathy. Il a fallu quinze jours pour qu’une âme avisée lui apprenne qu’elle venait d'adresser ses condoléances à tous ses fans américains.
On écrit pour exprimer ce dont on ne peut pas parler, pour libérer tout ce qui, en nous, était empêché, claquemuré, prisonnier d'une invisible geôle. Et il n'y a pas de meilleure confidente que la page blanche à laquelle, dans le silence, on délègue ses obsessions, ses fantasmes et ses morts. Tu m'as révélé l'incroyable pourvoir de la littérature, qui à la fois prolonge la vie des disparus et empêche les vivants de disparaître. (Jérôme Garcin, Olivier) 
Le chagrin est une traversée, il faut nager jusqu'à atteindre une rive inconnue, au milieu d'îles et d'écueils. Noël semble un sacré obstacle à franchir. Aucun adulte n'a le coeur à faire la fête, mais les enfants, si. Et puis, de toute façon, la vie est foutue, c'est trop tard, alors quoi, on devrait se couvrir la tête de cendres ? Tous pleurnicher les papattes en rond ? On a de la ressource, Alex nous a laissé ça aussi. On déterre la fantaisie qui sommeille a fond de nous. » 

Quatrième de couverture
"Les mots des autres m’ont nourrie, portée, infusé leur énergie et leurs émotions. Jusqu’à la mort de mon frère, le 14 octobre 2015 à Montréal, je ne voyais pas la nécessité d’écrire. Le suicide d’Alex m’a transpercée de chagrin, m’a mise aussi dans une colère folle. Parce qu’un suicide, c’est la double peine, la violence de la disparition génère un silence gêné qui prend toute la place, empêchant même de se souvenir des jours heureux.
Moi, je ne voulais pas me taire.
Alex était un être flamboyant, il a eu une existence belle, pleine, passionnante, aimante et aimée. Il s’est battu contre la mélancolie, elle a gagné. Raconter son courage, dire le bonheur que j’ai eu de l’avoir comme frère, m’a semblé vital. Je ne voulais ni faire mon deuil ni céder à la désolation. Je désirais inventer une manière joyeuse d’être triste.
Les morts peuvent nous rendre plus libres, plus vivants."
O. L.
Éditions Stock, août 2018
254 pages 
Prix Renaudot Essai


Olivia de Lamberterie est journaliste à Elle, chroniqueuse littéraire à « Télématin » sur France 2 le vendredi matin, au « Masque et la plume » sur France Inter et correspondante pour Radio Canada.

samedi 9 mars 2019

Je me promets d'éclatantes revanches ★★★★★ de Valentine Goby

«... m'est venu le désir de comprendre, au-delà de ma pure sensation de lecture et à travers ses mots à elle, son geste d'écriture. Sa nécessité profonde et sa genèse. Sa singularité dans le testament collectif des rescapés et témoins. Son choix de la littérature pour revenir d'entre les morts, des ces territoires où « la vie est bien plus terrifiante que la mort », elle qui a préféré la vie. »
Valentine Goby nous propose d' entrer à Auschwitz par la puissance de la langue, et nous donne à voir, à comprendre comment Charlotte Delbo, figure féminine de la Résistance et de la déportation et écrivaine, a quant à elle, tenté de quitter Auschwitz par l'écriture. Elle met des mots sur l'oeuvre de Charlotte Delbo avec beaucoup de pudeur, de tendresse, d'admiration et lui rend ainsi un très bel hommage« Une rescapée et une femme, aussi, jusqu'à sa mort. »

La plume de Valentine Goby absorbe, défait la marque du temps sur le témoignage, [revient] au présent de l'expérience, à l'instant perdu qui nous fait peu, muscles, organes vivants. Dans Kinderzimmer, elle m'avait impressionnée par le réalisme saisissant de ces descriptions. Pas étonnant qu'une rencontre ait eu lieu entre ces deux femmes, fut elle à titre posthume. 

J'ai beaucoup aimé le chapitre qui porte d'ailleurs un très joli titre « Le corps est une langue » dans lequel Valentine Goby évoque notamment sa lecture de deux textes de Charlotte Delbo « La soif » et « Boire » faite à des adolescentes en lycée professionnelle. D'aucuns pensaient que ces lectures décourageraient ces jeunes filles de quinze ans, qu'elles n'y prêteraient aucune attention. Valentine Goby n'a pas reculé; il ne faut pas sous-estimer Charlotte Delbo. 
« ... il n'y avait pas besoin de citer Auschwitz ou d'évoquer la guerre, ni même la biographie de Charlotte Delbo ; ce qui se jouait là dépassait la leçon d'histoire et de géographie. »
Ces jeunes filles ont été touchées par les mots, les images de Charlotte Delbo qui se sont superposées aux leurs et ont colonisé leur imagination... Un passage vibrant d'émotions qui m'accompagne encore quelques semaines après ma lecture. Merci Valentine, Merci Charlotte ! 
« J'aurais voulu lire encore, à la faveur de la pluie qui tombait dru dehors, partager ces images et sensations qui soulèvent la langue, rendent audible et palpable l'expérience du camp, sortent le lecteur de son habituelle sidération. La boue qui n'est pas boue mais « pieuvres [qui] nous étreignaient de leurs muscles visqueux ». Le froid qui n'est pas froid fait les étoiles coupantes et « les poumons claquent dans le vent de glace. Du linge sur une corde » ; on est un « squelette de froid avec le froid qui souffle dans tous ces gouffres que font les côtes à un squelette », les commissures des lèvres s'arrachent ....»
Pour ceux qui ne l'ont pas encore lu, je conseille vivement de découvrir Kinderzimmer, si le sujet vous tente bien entendu ! 
Et pour ma part, il y a de fortes chances que les écrits de Charlotte Delbo me tiennent vite compagnie. Je me suis également notée de lire La Traversée de la nuit de Geneviève Anthonioz-de Gaulle (la nièce du général) et de découvrir les écrits de Germaine Tillion. 
« Cette tache noire au centre de l'Europe
cette tache rouge
cette tache de feu cette tache de suie
cette tache de sang cette tache de cendres [...] »

Charlotte Delbo, Une connaissance inutile
« ...une gare où ceux-là qui arrivent sont justement ceux-là qui partent [...]
la plus grande gare du monde »
Charlotte Delbo, Aucun de nous ne reviendra 
« [...] l'aube était livideaux matins des mont-Valérienet maintenantcela s'appelle l'aurore [...] »

Charlotte Delbo, Mesure de nos jours
 « [...] la vie m'a été rendueet je suis là devant la viecomme devant une robequ'on ne peut plus mettre. »
Charlotte Delbo, Mesure de nos jours 

« Dans l'oeuvre de Charlotte Delbo, écrire Auschwitz, c'est écrire le fragment. 
C'est une histoire triste, sans fin, que met en mots Charlotte Delbo. Elle raconte qu'Auschwitz n'est pas un récit achevé. Un lieu clos. Comme les contes, comme les mythes il se décline sans cesse, change de costume, d'époque, de territoire, se réincarne mille fois en des formes oubliées - je pense, moi, au génocide arménien de 1915 qui en contenait les germes. Si Charlotte Delbo avait été vivante, elle aurait évoqué le génocide rwandais, la guerre en Tchétchénie, Vladimir Poutine, le conflit syrien, je ne peux m'empêcher de le croire ; et je me demande quel chagrin l'aurait saisie. 
La lecture toujours convoque le lecteur et sa propre histoire, en ce sens le lecteur coécrit en permanence avec l'auteur, il n'est pas indemne de lui-même en situation de lecture et toute littérature résonne singulièrement dans sa chambre d'échos.
L'arrachement, pour Charlotte Delbo, commence avec l'amour saccagé et la mort de Georges. Georges est partout. La plaie béante de son absence traverse la déportation. Charlotte Delbo a pour toujours le coeur « en cendres ». 
Je savais que j'oublierais puisque c'est oublier que continuer à respirer. Charlotte Delbo
Les femmes [...] aiment sans désir de retour, de cet amour étrange, inconditionnel qu'on prête souvent aux mères, parfois plus largement au parent - à l'époque, sans doute plus facilement aux mères. Comme à Auschwitz, les Portugaises sous Salazar décrites par Charlotte Delbo chérissent leurs hommes résistants en mères vaillantes, et les Folles de mai de Buenos Aires, dans une autre pièce de théâtre veillent inlassablement leurs enfants disparus.
Le gouffre qui nous coupe du rescapé, c'est la distance qui sépare le nouveau-né du langage.
Son obsession pour la forme est le rempart le plus sûr contre l'oubli. Elle a cette conscience aiguë que l'art est le meilleur allié de la mémoire et de l'histoire ...
Qui a lu les récits et poèmes du retour livrés par des déportés sait comme il est difficile de revenir d'Auschwitz. Je peux dire revenir complètement, au-delà du corps, se délester des réflexes de la déportée, de ses peurs, repousser l'invasion quotidienne. C'est un poids terrible que la cohorte des souvenirs. 
Qu'une personne revenue de la pire détresse ait conservé un tel goût de vivre, cela tordait le cou à nos petites mélancolies. »

Quatrième de couverture

L’une, Valentine Goby, est romancière. L’autre, c’est Charlotte Delbo, amoureuse, déportée, résistante, poète ; elle a laissé une oeuvre foudroyante. Voici deux femmes engagées, la littérature chevillée au corps. Au sortir d’Auschwitz, Charlotte Delbo invente une écriture radicale, puissante, suggestive pour continuer de vivre, envers et contre tout.

Lorsqu’elle la découvre, Valentine Goby, éblouie, plonge dans son oeuvre et déroule lentement le fil qui la relie à cette femme hors du commun. Pour que d’autres risquent l’aventure magnifique de sa lecture, mais aussi pour lancer un grand cri d’amour à la littérature. Celle qui change la vie, qui console, qui sauve.

« Je me promets d'éclatantes revanches » est une texte intime, un manifeste vibrant qui rend hommage au pouvoir des mots et de la langue, plus que jamais nécessaire.

Valentine Goby écrit pour les adultes et pour 
la jeunesse depuis quinze ans. Elle a reçu douze prix
pour Kinderzimmer (Actes Sud, 2014), dont 
le prix des Libraires.

Éditions de l'Iconoclaste, juin 2017
166 pages
Pour vous faire une idée ou connaitre mieux 
qui était Charlotte Delbo, 
c'est par ici ou encore ici.
Bonne lecture !

mercredi 6 mars 2019

La cerise sur le gâteau ★★★★☆ de Aurélie Valognes


À quelque chose malheur est bon !
Une bonne vieille expression comme les affectionne Aurélie Valognes et qui n'est pas loin d'être le cas pour ce tout jeune retraité Bernard. La retraite, jamais il n'y pensait, du moins pas tout de suite, et pour cause, son travail, c'est sa grande passion, unique même. Pourtant remercié, il va bien falloir s'occuper ! 

Bernard, personnage central de ce roman est au premier abord, pas des plus avenants, mais au contact de son « temps libre », de sa famille, des ses petits-enfants, de Paul particulièrement, il va devenir un être attachant, plus humain,  un Écolo-man même, qui se pose des questions, qui s'interroge sur la planète, sur la transmission, sur le temps qui passe ... vite en réalité. Bien trop vite, et quand il est l'heure de se poser un peu, on s'aperçoit parfois, que l' on est passé à côté de l'essentiel.  
C'est le message que nous transmet Aurélie Valognes à travers cette chouette histoire, débordante d'optimisme, bourrée d'émotions, de bons sentiments, qui fait du bien et qui est, pour ma part, arrivée comme marée en Carême (;-)) après deux lectures particulièrement éprouvantes : « Il n'est jamais trop tard pour revenir à l'essentiel ! » Concept partagé Aurélie ! Merci pour votre bonne humeur, elle transparaît dans votre roman pour notre plus grand plaisir. 

Mettre des mots sur le quotidien des gens qui vous entourent participe indéniablement au fait que vos lecteurs se reconnaissent à moment ou à un autre dans un de vos personnages, et je comprends le succès de vos romans. Ils sont inspirants
Merci à vous, à Babelio, à votre éditrice pour ce beau cadeau en avant-première.

« - Socrate disait : Connais-toi toi-même. Très peu de gens savent qu'il ajoutait ensuite : Rien de trop. Ce qu'il voulait dire, c'est qu'il faut revenir à l'essentiel, Bernard. On a tous à gagner à se défaire de notre vie d'avant...
- Avant j'avais des principes, maintenant j'ai des enfants !
Nous n'héritons pas de la terre de nos ancêtres, nous l'empruntons à nos enfants. Antoine de Saint-Exupéry.
On ne se trompe jamais quand on écoute ses rêves d'enfant.
Partir en laissant très peu de choses derrière soi, c'est aussi montrer que l'on fait de la place aux autres. »

Quatrième de couverture
  La vie est mal faite : à 35 ans, on n'a le temps de rien, à 65, on a du temps, mais encore faut-il savoir quoi en faire…  Bernard et Brigitte, couple solide depuis 37 ans, en savent quelque chose.
  Depuis qu’elle a cessé de travailler, Brigitte profite de sa liberté retrouvée et de ses petits-enfants. Pour elle, ce n’est que du bonheur. Jusqu’au drame : la retraite de son mari !
  Car, pour Bernard, troquer ses costumes contre des pantoufles, hors de question. Cet hyperactif bougon ne voit vraiment pas de quoi se réjouir. Prêt à tout pour trouver un nouveau sens à sa vie, il en fait voir de toutes les couleurs à son entourage !
  Ajoutez à cela des enfants au bord de la crise de nerfs, des petits-enfants infatigables, et surtout des voisins insupportables qui leur polluent le quotidien…
  Et si la retraite n’était pas un long fleuve tranquille ?
Un cocktail explosif pour une comédie irrésistible et inspirante.

Éditions Mazarine, mars 2019
407 pages


Aurélie Valognes, vous êtes pétillante ! Ce fut un réel plaisir de partager un petit moment avec vous, le temps d'une soirée organisée par les éditions Mazarine et Le Livre de Poche, au Bar à Bulles, lieu charmant qui semble vous correspondre à merveille.

Un grand merci pour ce beau moment.