mercredi 13 mars 2019

Le lambeau ★★★★★♥ de Philippe Lançon

« Il y a des fois où les absents ont toujours raison. »
Le sept janvier deux mille quinze, Philippe Lançon était dans les locaux de Charlie, il a été blessé, il a été témoin, il s'en est sorti. 

Dans Le lambeau, il met des mots sur l'avant, sur l'après et sur le pendant; ce chapitre quatre ... effroyable, insoutenable parfois et qui hante à jamais. 

Extra terrestre ce livre, ce témoignage. Extra ordinaire. 

Les souffrances du corps, celles de l'esprit, le parcours d'un "blessé de guerre", défiguré, un patient, relié à des tuyaux, des tuyaux bienveillants, écrit-il, qui lui apportaient finalement la vie, la survie et le soulagement, qui doit se reconstruire et reprendre le fil de sa vie. Et qui in fine nous livre un "putain" de récit, brut, profondément humain, d'une grande intelligence et servi par une très belle plume.
Une lecture poignante, vraie, sincère. 
Troublante. Splendide. Passionnante.
Bach m'accompagne souvent, et de nouvelles idées lecture ont fleuri depuis cette lecture.
Merci Monsieur Lançon. 
« La forme la plus extrême ne pouvait être exercée que par des ignorants ou des illettrés, c'était dans l'ordre des choses, et c'était exactement ce qui venait d'avoir lieu : nous avions été victimes des censeurs les plus efficaces, ceux qui liquident tout sans avoir rien lu. » 

«  J'avais découvert Houellebecq du temps qu'il écrivait des chroniques pleines de mauvais esprit dans un hebdomadaire culturel à la mode, des chroniques que je ne ratais presque jamais. Il y a très peu de bons chroniqueurs : les uns se soumettent aux sujets importants du moment et à la morale ambiante ; les autres, à un dandysme qui les pousse à faire les malins en écrivant à contre-courant. Les uns sont soumis à la société ; les autres, à leur personnalité. Dans les deux cas, ils cherchent à faire du style et ils fanent vite. Le pessimisme et le sarcasme laconique de Houellebecq avaient un naturel qui ne fanait pas. A cette époque j'imagine qu'on le croyait de gauche. Il est vrai qu'o, ignorait encore que la gauche continuait de courir comme un canard sans tête. Ensuite, j'avais lu ses livres avec plaisir. Quand la dernière page était tournée, il flottait toujours dans l'air une certaine menace et goût de plâtre, comme un nuage de poussière sur un champ de ruines, mais il y avait un sourire à l'intérieur du nuage. Sa misogynie, son ironie réactionnaire, tout cela ne me gênait pas : un roman n'est pas un lieu de vertu.
J'insiste, lecteur : ce matin-là comme les autres, l'humour, l'apostrophe et une forme théâtrale d'indignation étaient les juges et les éclaireurs, les bons et les mauvais génies, dans une tradition bien française qui valait ce qu'elle valait, mais dont la suite allait montrer que l'essentiel du monde lui était étranger.
La rue s'appelle toujours Nicolas-Appert [...]. Elle est située entre Bastille et République, entre la Révolution et la Commune auraient dit certains de mes amis, mais ç'aurait été faire beaucoup d'honneur à ce misérable segment urbain, où des architectes semblaient s'être réunis pour remporter un concours de laideur.
Prendre le point de vue ou le fantasme le plus abject ou le plus ridicule pour le retourner par l'absurde, dans un grand éclat de rire, et avec le plus de mauvais goût possible, tel était l'humour de Charlie à une époque où « le bon sens » était le tapis du monde le mieux partagé par les pompes bien cirées, celui sous lequel la société postgaulliste glissait à la balayette ses petits tas d'ordures. Charlie était un drapeau à tête de mort qui flottait sur les Trente Glorieuses. Pour des adolescents que tout révoltait, souvent à leur insu, et qui noyaient si volontiers leur révolte dans leur bêtise, cet humour servait de tuteur, d'exutoire et de décapant.
Le 07 janvier 2015 vers 10h30, il n'y avait pas grand monde en France pour être Charlie. L'époque avait changé et nous n'y pouvions rien. Le journal n'avait plus d'importance que pour quelques fidèles, pour les islamistes, et pour toutes sortes d'ennemis plus ou moins civilisés [...]. Nous avions senti monter cette rage étroite, qui transformait le combat social en esprit de bigoterie. La haine était une ivresse ; les menaces de mort, habituelles ; les mails orduriers nombreux. [...] Nous attirions les mauvais sentiments comme un paratonnerre - ce qui ne nous rendait, je l'admets, ni moins agressifs ni plus intelligents : nous n'étions pas des saints et nous ne pouvions tenir les autres pour responsables du fait que l'état d'esprit de Charlie était périmé. Au moins nous le savions et ne cessions pas d'en rire. Un soir, Charb m'avait dit ... : « Si nous commençons à respecter ceux qui ne nous respectent pas, autant fermer boutique. »
Si écrire consiste à imaginer tout ce qui manque, à substituer au vide un certain ordre, je n'écris pas : comment pourrais-je créer la moindre fiction alors que j'ai moi-même été avalé par une fiction ? Comment bâtir un ordre quelconque sur de telles ruines ? Autant demander à Jonas d’imaginer qu'il vit dans le ventre d'une baleine au moment où il vit dans le ventre d'une baleine. Je n'ai pas besoin d'écrire pour mentir, imaginer, transformer ce qui m'a traversé. Le vivre m'a suffi. Et, cependant, j'écris.
« Ça , c'est blessure de guerre ! » Le mot a explosé puis résonné comme un écho intime, et cependant étranger, un écho provoqué par une histoire qui m'envahissait sans m'appartenir. J'étais une victime de guerre entre Bastille et République, à quelques pâtés de maisons de la librairie russe, de l'épicerie italienne et de Libération, à cent mètres de la boulangerie où il m'arrivait d'acheter un croissant après la réunion du mercredi, à quelques mètres de ma bicyclette accrochée à un panneau. [...] J'étais un blessé de guerre dans un pays en paix et je me suis senti désemparé.
Le patient pressent ce qu'il ignore. Son corps violé est un aboyeur. Il annonce des invités, inconnus et presque tous indésirables, à la conscience qui se croyait maîtresse de maison.   
Tant que nos défauts nous suivent, c'est qu'on est vivant, il n'y a plus qu'à les sculpter.
Ce « petit journal » avait une grande histoire et son humour avait, bienheureusement, fait du mal à un nombre incalculable d'imbéciles, de bigots, de bourgeois, de notables, de gens qui prenaient leurs ridicules au sérieux. Depuis quelques années, il était presque moribond ; depuis la veille, il n'existait plus. Mais il existait déjà autrement. [...] Nous étions devenu un grand journal qui faisait du mal à plein de monde.
Le tueur a blessé l'homme, mais il a raté le témoin.
Il n'y avait pas tant d'hommes sur terre pour faire rire les autres de tout et de n'importe quoi, les faire rire en réveillant ce qu'ils avaient n eux de naturel, de mauvais goût, d'enfantin, d'anarchiste, d'indigné, d'infréquentable, d'anti-autoritaire, de récalcitrant. C'était drôle de laisser parler ses monstres, puis de sortir tout propre et bien habillé.
Ma mère suivait de près Marilyn. [...] elle s'est penchée sur moi pour m'embrasser. Seulement, ce n'était pas son visage qui était dévoré, c'était le mien. J'ai oublié le moment où elle s'est penchée sur moi. Marilyn, non : « Elle t'a embrassé sur le front. Voir cette dame si forte affaiblie en quelques heures, ce que quatre-vingts ans n'avaient pas réussi à faire, c'était vraiment intense. [...]  tu étais gêné car tu ne voulais pas lui faire vivre ce qui se vivait à l'instant. Les quatre-vingts ans et les cinquante ans pesaient lourd dans cette scène. Surtout par les places qu'ils occupaient. »
« ... un bon médecin ne récite pas de formules magiques au-dessus d'un mal qui appelle le fer. C'est ce que dit Ajax avant de se jeter sur l'épée d'Hector. Hors contexte, c'est une façon comme une autre de dire : "Quand faut y aller, faut y aller." »
« Chers amis de Charlie et Libération,Il ne me reste pour l'instant que trois doigts émergeant des bandelettes, une mâchoire sous pansement et quelques minutes d'énergie au-delà desquelles mon ticket n'est plus valable pour vous dire toute mon affection et vous remercie de votre soutien et de votre amitié. Je voulais vous dire simplement ceci : s'il y a une chose que cet attentat m'a rappelée, sinon apprise, c'est bien pourquoi je pratique ce métier dans ces deux journaux - par esprit de liberté et par goût de la manifester, à travers l'information ou la caricature, en bonne compagnie, de toutes les façons possibles, même ratées, sans qu'il soit nécessaire de les juger. »
[...] l'attentat crée une chaîne de souffrances subites, communes et particulières, où chaque ami de la victime semble soudain marqué, comme du bétail, au fer rouge : le viol est collectif. C'est pourquoi, à partir du 7 janvier, ma vie ne m'a plus appartenu. Je suis devenu responsable de ceux qui, d'une façon ou d'une autre, m'aimaient. Mes blessures étaient aussi les leurs. Mon épreuve était en indivision.
Sur les photos, tous les musiciens sont beaux, tous ont une classe et un chic absolus. Que donnent à voir les images de Francis Wolff ? Un monde où de grands artistes, issus d'une minorité opprimée, travaillant et vivant la nuit, traversant souvent des tunnels de drogue et d'alcool, créent une musique aristocratique. Ce sont les formes sensibles de la distinction et de la dignité. »

Quatrième de couverture

« Lambeau, subst. masc.
1. Morceau d’étoffe, de papier, de matière souple, déchiré ou arraché, détaché du tout ou y attenant en partie.
2. Par analogie : morceau de chair ou de peau arrachée volontairement ou accidentellement. Lambeau sanglant ; lambeaux de chair et de sang. Juan, désespéré, le mordit à la joue, déchira un lambeau de chair qui découvrait sa mâchoire (Borel, Champavert, 1833, p. 55).
3. Chirurgie : segment de parties molles conservées lors de l’amputation d’un membre pour recouvrir les parties osseuses et obtenir une cicatrice souple. Il ne restait plus après l’amputation qu’à rabattre le lambeau de chair sur la plaie, ainsi qu’une épaulette à plat (Zola, Débâcle, 1892, p. 338). »
(Définitions extraites du Trésor de la Langue Française)

Philippe Lançon est journaliste à Libération et Charlie Hebdo, écrivain.

Éditions Gallimard, novembre 2018
510 pages 
Prix FEMINA 2018

L'entretien : Le lambeau de Philippe Lançon par Gallimard, c'est par ici.

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