lundi 31 décembre 2018

Avant que les ombres s'effacent ★★★★★♥ de Louis-Philippe Dalembert


« Longtemps, le Dr Schwarzberg choisirait de taire cet endroit sur lequel tant de choses seraient racontées, filmées, écrites, peintes, chantées, sculptées, sans épuiser pour autant l'étendue des abominations qui y furent perpétrées, à l'instar d'un cadavre qui n'en finirait pas de livrer ses vérités sur les mille et une manières dont la chair vivante avait été souillée. Son naturel de taiseux ne ressentit pas le besoin d'ajouter sa parole au trop-plein de mots qui tomberaient, par la suite, de partout et de nulle part pour tenter de dire l'ignoble. Au-delà de l'horreur, ce qui le marquerait le plus, ce fut d'avoir trouvé, au moment où il s'y attendait le moins, une parcelle d'humanité dans ce lieu, comme un bourgeon en fleur au mitan d'un champ de bataille. Un clin d’œil de la vie, là où des hommes donnaient avec jubilation la mort à d'autres hommes. »
Magnifique et dense fresque historique et épopée familiale. On suit Ruben Schwarzberg de sa naissance en 1913 à Lödz en Pologne jusqu'à Port au Prince, alors qu'il est devenu un vieux monsieur. 
Il nous raconte son histoire, et celle de ses proches, son passage par l'Allemagne, devenue prison à ciel ouvert, et les camps, où il cohabitera avec la bêtise et la méchanceté, puis son opportunité de démarrer une nouvelle vie dans le Paris de la fin des années 30.
Il nous raconte aussi et surtout comment Haïti a décidé de naturaliser et d'accueillir tous les juifs qui le souhaitaient à partir de 1939. 
« Aucun rêve n'est fou si on se donne les moyens de le réaliser. »
Humour et tendresse sont au rendez-vous et font de cet opus une fiction absolument passionnante. 

Un bel hommage à Haïti, terre d'asile durant la Seconde Guerre mondiale, généreuse alors que, sur cette terre, c'est bien sur la misère que se reflètent les rayons du soleil.

« Le passé d'un individu, c'est comme son ombre, on le porte toujours avec soi. Parfois il disparaît. (Silence.) Parfois il revient. (De nouveau, le silence.) Des fois, on le cherche, et il ne vient pas. Et un jour, il surgit alors qu'on ne l'attend pas. (Silence prolongé.) Pareil à un esprit farceur. Il faut apprendre à vivre avec, à s'en servir au mieux pour avancer. »

«  L'interprétation des événements avait achevé de les convaincre : l'heure était venue d'aller ancrer leur errance ailleurs. [...] Toute la question maintenant était de savoir : vers quelle oasis allait planter leur soukka ? 
Jusqu'à quand, toutefois, devraient-ils passer leur vie à courir devant leur passé ? En quittant Lödz, elle s'était juré de ne plus jamais s'enfuir, ou alors ce serait pour aller planter sa vie, et celle de tous les siens, quelque part où ils n'auraient plus à fuir, ni devant leurs cauchemars, ni devant des bourreaux, où ils seraient une fois pour toutes à la maison, « Ba beit », comme on dit en hébreu...«Il n'y a pas de malédiction qui tienne. Tout dépend de la volonté de l'homme, je veux dire de l'homme et de la femme. Tout dépend de nous et de nous seuls. »
Ce n'est pas drôle tous les jours, tu sais, de te faire passer pour qui tu n'es pas.
Leur regard portait une étrange mélancolie qui les accompagnerait toute leur vie, disparaissant par moments pour revenir plus loin, à la croisée du chemin, tel un zombie facétieux contre lequel ils ne cesseraient jamais de se battre.
À tous, il raconta la fin du séjour parisien, en omettant bien sûr, la semaine au camp d'Argenteuil, exception faite de son oncle qui eut droit, au nom de l’expérience commune, au récit comparé des systèmes d'internement de masse en Allemagne et en France, le génie organisationnel teuton vs l'improvisation gauloise.
Et en l'absence de lui, de son truc chauve en elle, il suffisait qu'elle y repense pour que son corps soit pris d'imperceptibles spasmes et son sexe se mette à frémir, dégoulinant d'envie et de manque. L'agneau s'était métamorphosé en lion pour son plus grand bonheur.
Au fond, l'âge n'a aucune espèce d'importance. Deux personnes qui s'aiment ont l'âge de leurs plaisirs et de leur amour.
Elle adorait tant cet art si distingué pour un homme et une femme de se humer, de se donner l'un à l'autre par la pensée et le frôlement de leurs corps, avant peut-être de concrétiser le désir muet dans les faits.
C'était comme un chapitre de son enfance qui lui était renvoyé en cadeau, avant que les ombres s'effacent, qu'il ne redevienne poussière, ou néant.
...les discussions allaient bon train dans l'île, entre les tenants de l'extension de notre influence dans le monde et ceux qui jugeaient inutile d'aller verser du sang haïtien pour ces mauviettes qui s'étaient laissé prendre le pays en à peine un mois, après avoir vanté l'étanchéité de la ligne Maginot que leurs dirigeants avaient eu la bonne idée de faire visiter aux généraux nazis deux ans plus tôt. Nous, on avait tenu dix-neuf ans avec des armes de bric et de broc face à l'occupant yankee, jusqu'à le bouter hors du sol sacré de la première vraie république libre et indépendante de l'Amérique. Si on avait su que choisir le français comme langue officielle après l'indépendance impliquait tous ces sacrifices, on aurait balancé les colons à la mer avec leur foutu patois. »

Quatrième de couverture

Dans le prologue de cette saga conduisant son protagoniste de la Pologne à Port-au-Prince, l’auteur rappelle le vote par l’État haïtien, en 1939, d’un décret-loi autorisant ses consulats à délivrer passeports et sauf-conduits à tous les Juifs qui en formuleraient la demande.
Avant son arrivée à Port-au-Prince à la faveur de ce décret, le docteur Ruben Schwarzberg fut de ceux dont le nazisme brisa la trajectoire. Devenu un médecin réputé et le patriarche de trois générations d’Haïtiens, il a tiré un trait sur son passé. Mais, quand Haïti est frappé par le séisme de janvier 2010 et que sa petite-cousine Deborah accourt d'Israël parmi les médecins du monde entier, il accepte de revenir sur son histoire.
Pendant toute une nuit, sous la véranda de sa maison dans les hauteurs de la capitale, le vieil homme déroule pour la jeune femme le récit des péripéties qui l’ont amené là. Au son lointain des tambours du vaudou, il raconte sa naissance à Łódź en 1913, son enfance et ses études à Berlin – où était désormais installé l'atelier de fourrure familial –, la nuit de pogrom du 9 novembre 1938 et l'intervention providentielle de l’ambassadeur d’Haïti. Son internement à Buchenwald ; son embarquement sur le Saint Louis, un navire affrété pour transporter vers Cuba un millier de demandeurs d’asile, mais refoulé vers l’Europe ; son séjour enchanteur dans le Paris de la fin des années trente, où il est recueilli par la poétesse haïtienne Ida Faubert, et, finalement, son départ vers sa nouvelle vie : le docteur Schwarzberg les relate sans pathos, avec le calme, la distance et le sens de la dérision qui lui permirent sans doute, dans la catastrophe, de saisir les mains tendues.
Avec cette fascinante évocation d'une destinée tragique dont le cours fut heureusement infléchi, Louis-Philippe Dalembert rend un hommage tendre et plein d’humour à sa terre natale, où nombre de victimes de l’histoire trouvèrent une seconde patrie.

LOUIS-PHILIPPE DALEMBERT est né à Port-au-Prince et vit à Paris. Professeur invité dans des universités américaines et suisses, écrivain en résidence à Rome, Jérusalem ou Berlin, il publie depuis 1993 des romans, essais, des nouvelles et de la poésie. Ses livres sont traduits dans le nombreux pays. Il a été lauréat de nombreux prix dont le prix RFO en 1999, le prix Casa de las Américas en 2008 et le prix Thyde Monnier de la SGDL en 2013.

Éditions Sabine Wespieser Éditeur, avril 2017
291 pages
Prix France Bleu Page des Libraires 2017
Prix Orange du Livre 2017

dimanche 30 décembre 2018

Un fils obéissant ★★★★☆ de Laurent Seksik

Un tel roman m'offrirait surtout de nous retrouver côte à côte une dernière fois, le temps de l'écriture. Signe qu'un an après sa disparition je n'ai toujours pas fait son deuil : je préfère imaginer mon père vivant entre des pages, plutôt que sous la terre comme au ciel.
Laurent Seksik nous conte sa vie, qui tourne autour du souvenir, depuis la mort de son père.
Le temps d'un trajet en avion, d'un retour aux sources pour rendre hommage à son père, disparu un an auparavant, il ravive les souvenirs, et convoque son propre passé : l'histoire de sa famille, ses études de médecine, son parcours d'écrivain plutôt chaotique, sa rencontre salutaire avec l'écrivain Le Clézio, sa relation fusionnelle avec son père, qu'il accompagnera jusqu'à la fin. Ces moments, en milieu hospitalier, sont particulièrement émouvants, racontés avec un tel réalisme qu'ils en sont d'autant plus déchirants. 
Mes propres souvenirs se mêlant aux mots de l'auteur, les émotions m'ont par moment submergée. De belles émotions. Rien de sinistre, je vous rassure. 
L'écriture de l'auteur est de très belle facture, et teintée d'humour, elle rend ce voyage, entre passé et présent, absolument touchant

Le roman du père tant aimé, le roman du deuil, celui de la reconstruction aussi, certainement. Une autobiographie romancée, vibrante d'émotion, de bienveillance et d'amour. 

« « On sera bien ici, ta mère et moi...» Dans le ton de sa voix flottait un détachement désinvolte destiné à tromper mon angoisse mais qui produisit le même effet que si une poignée de terre m'était portée en bouche.
- Moi, je suis sicilien d'origine [...] Chez nous, la famille, c'est essentiel. Quand quelqu'un est vivant, il est absolument vivant, il chante, il hurle, il baise et tout le monde l'entend chanter, hurler, baiser. Quand il meurt, il meurt aussi bruyamment. On entend partout qu'il ne gueule plus. Les villages et les murs des maisons tremblent de son silence. Nos femmes, voyez-vous, le deuil les enveloppe. Il les habille, le deuil. Il tombe sur leurs épaules comme un costume Armani.
En cette matinée, ma mère a quitté son poste de directrice d'école pour nourrir mari et enfants avant de retourner à son travail une heure et demie plus tard, engageant une course contre le temps sans jamais rien laisser paraître du degré d'urgence et d'anxiété dans lequel cette cavalcade la plonge.
Convaincu qu'ignorance et haine allaient de pair, son indécrottable optimisme et sa foi en la nature humaine aidant, mon père rêvait de révéler à la communauté humaine, et pourquoi pas par mon intermédiaire, les splendeurs de ses racines, de professer les vertus du cosmopolitisme. Son métier d'enseignant le rendait optimisme sur le pouvoir de la transmission, son âme de poète lui laissait espérer dans la capacité d'une oeuvre à réenchanter le monde. 
Ces jours précédant ta dernière hospitalisation, tu m'avais dit t'être plongé dans la lecture de Proust, avais confié être parfois fatigué par la longueur des phrases mais ravi de l'élan qu'elles insufflaient au roman. J'avais ironisé, oubliant que cette remarque venait d'un homme de ton âge, négligeant de saluer ton pouvoir d'émerveillement que le long cortège des décennies et des épreuves n'avait pas entamé. 
Elle lit La Montagne magique et je l'envie d'être partie respirer l'air pur des sommets, voyager sur les traces de Hans Castorp dans le lent défilé des cimes et des contreforts.   
[...] et ainsi sont les fils et les filles ne pouvant imaginer que leur tour viendra d'être orphelins, aveugles à leur propre avenir, humant en toute innocence un parfum d'insouciance éternelle avant d'être rattrapés et cueillis par la main du destin.Je prends cette femme pour une étrangère entonnant la litanie des pleureuses. Elle est une sœur d'âme qui m'a seulement précédé dans le manège où mon ticket m'attend déjà.
Depuis un an, excepté des classiques relus comme par devoir, je n'arrive pas à entrer dans un roman. Le charme n'agit plus, ma lecture ne m'offre qu'un interminable catalogue de paysages sans âme aux décors de pacotille et d'être sans chair, délivrés de leurs souffrances, figés dans leurs mouvements, leurs pensées insondables, leurs actes arbitraires. Un personnage monte dans un train, je reste à quai. Un couple s'entre-déchire comme on se dit bonsoir avant d'aller dormir. Tous les amours sont possibles, les désirs assouvis, les faiblesses vaincues d'avance. Devant moi se succède une lente suite de mots sans magie, incapables du moindre écho, impuissants à traduire une idée, impropres à délivrer. Alignement de paragraphes comme transcrits par une plume exsangue, d'où aucune clarté ne tombe, aucun chant ne s'élève, aucune douleur ne s'imprime, aucun monde ne se dessine, aucune vérité ne surgit. Je tourne les pages d'un geste d'automate, étranger à celui qui parle. Je crois avoir perdu le goût de lire le jour où j'ai perdu mon père.
Une fois imprimé, le livre est comme un oiseau mort.
- Tu as suivi quelques-uns de mes conseils, mais visiblement pas celui d'entamer une analyse. Tu as peur que cela ne nuise à ton inspiration ? [...]- J'ai bientôt cinquante ans. Je crois que je ferai sans.- C'est dommage, tu manques une des plus exceptionnelles aventures humaines de ce temps. Mais peut-être la littérature est-elle un autre moyen de se connaître et de se révéler à soi-même. 
[...] à moins qu'une fois de plus, une dernière fois, toi qui resteras lucide jusqu'aux derniers instants, tu ne continues à te jouer de ma crédulité pour éclaircir l'affreuse noirceur de ces jours-là.
Le Kaiser Guillaume a très mal pris la chose, parce que les Allemands sont très à cheval sur les principes, et jamais à un million de morts près. Le Kaiser a donc déclaré la guerre aux Russes même si le tsar était aussi son cousin, parce que chez ces gens-là, Laurent, l'esprit de famille se résume à jouer aux petits soldats à l'heure du thé mais avec de vraies gens et à balles réelles.
[...] c'est peut-être bien de faire deux choses à la fois, mais c'est encore plus beau de pouvoir vivre de sa passion.
Il perdit son enthousiasme en rapportant les longs mois qui suivirent, dans Alger libérée, avant que les juifs ne fussent autorisés par le nouveau pouvoir à retrouver la nationalité française que Pétain leur avait retirée. - Si tu crois que j'exagère, arguait-il, lis ce que Derrida a écrit sur la question. Ça restera le grand traumatisme de notre existence d'être restés des apatrides dans la France libérée après avoir été des indigènes sous celle du Maréchal...
- Un plan ? - Il éclata de rire. - Je n'ai jamais fait aucun plan ! Crois-en mon expérience, il vaut mieux se fier à son instinct. L'inspiration nous guide toujours.
Ni l'argent ni la gloire ne leur ont jamais importé. Ils viennent en vertu des grands principes. Ils savent qu'on laisse pour seul héritage la quantité d'amour qu'on a donnée aux siens.
[...] seule la manière compte, le chemin vers la réalisation de ses espérances importe plus que le succès. » 

Quatrième de couverture

Un homme se rend sur la tombe de son père un an après sa disparition pour y tenir un discours devant une assemblée de proches… 
Le neuvième roman de Laurent Seksik, le premier où il ose le je, embrasse une vie d’amour filial. Ce voyage entre présent et passé entremêle l’épopée prodigieuse d’un grand- oncle dans le siècle, le parcours initiatique du garçon obéissant qui réalisa le rêve de son père d’avoir un fils écrivain et le tragique de la perte de l’être cher. 
D’une rare puissance émotionnelle, Un fils obéissant déploie toute la splendeur et les vicissitudes des liens familiaux, qu’ils nous entravent ou nous transcendent.

Né à Nice en 1962, Laurent Seksik est écrivain et médecin.
Ses derniers ouvrages parus sont Les Derniers Jours de Stefan Zweig, Le Cas Eduard Einstein, L’Exercice de la médecine et Romain Gary s'en va-t-en guerre (Flammarion, 2010, 2013, 2015, 2017).

Éditions Flammarion, Août 2018
249 pages

dimanche 16 décembre 2018

Tenir jusqu'à l'aube ★★★★☆ de Carole Fives


Lecture particulière, de celle qui se déroule d'une traite, rapide, tendue, et dont ne ressort pas indifférent; que l'on ai aimé ou détesté, elle laisse forcément quelques traces, à mon avis. 
La souffrance d'un être, le sujet de ces pages, celle d'une femme en l’occurrence, dans ce roman,  une jeune maman, à vif, démunie, esseulée face aux responsabilités d'élever seule son enfant, de lui offrir le minimum vital, alors qu'aucun mode de garde ne s'offre à elle, et que les demandes de boulot (elle est designeuse) désertent sa boîte mail. Un quotidien difficile pour ce duo, abandonné de la présence d'un homme, d'un mari, d'un père. Un quotidien éprouvant, violent nécessairement de par cette situation précaire et culpabilisante, quand le regard des autres s'en mêle et que le jugement est bien présent, poignardant.  
« Encore un enfant roi, encore une mère célibataire qui ne gère rien, une pauvre conne. »
Un roman coup de poing, intimiste et dérangeant, un appel à l'aide qui reste sans réponse (quasi), qui bouscule les esprits, et qui sonne assurément juste, assurément vrai. Jusqu'où est-on capable d'aller pour un moment de répit, un moment à soi, rien qu'à soi, pour maintenir un semblant de vie et de cohésion, pour ne pas sombrer dans la folie quand aucune main ne se tend ? 


« On présente la solo comme une battante, la super-woman des années 80 s'est dotée d'un nouveau pouvoir, en plus de travailler et de rester jeune, elle élève ses enfants elle-même. Elle est libre, totalement libre cette fois. De quoi se plaint-elle ? La solo a parfois poussé le bouchon jusqu'à faire un bébé toute seule, c'est son choix, son problème, elle n'a qu'à assumer et bien se tenir.
Ces promenades les laissaient hagards, défaits, le plaisir de la sortie était gâché, il fallait traverser quelques rues encore, puis le grand hall de la résidence et ses mosaïques au sol, se jeter dans l’ascenseur et regagner leur dernier étage, leur huis clos, leur petit enfer quotidien.
S'organiser, voilà le nerf de la guerre, voilà ce qui lui manquait. Il lui semblait que les autres jonglaient avec les horaires, les créneaux et que, par des tours de passe-passe mystérieux, es emplois du temps des familles s'harmonisaient, se complétaient, qu'ils avaient compris quelque chose qui lui avait complètement échappé jusqu'ici.
Ils étaient hors norme, ils étaient fragiles, ils étaient suspects.
Elle n'était ni jeune vieille, elle était juste ce terme générique, ce terme qui se vidait de son contenu sitôt prononcé, une femme. »

Quatrième de couverture

«Et l'enfant ? 
Il dort, il dort. 
Que peut-il faire d'autre ?» 

Une jeune mère célibataire s'occupe de son fils de deux ans. Du matin au soir, sans crèche, sans famille à proximité, sans budget pour une baby-sitter, ils vivent une relation fusionnelle. Pour échapper à l'étouffement, la mère s'autorise à fuguer certaines nuits. À quelques mètres de l'appartement d'abord, puis toujours un peu plus loin, toujours un peu plus tard, à la poursuite d'un semblant de légèreté. 
Comme la chèvre de Monsieur Seguin, elle tire sur la corde, mais pour combien de temps encore? 

On retrouve, dans ce nouveau livre, l'écriture vive et le regard aiguisé de Carole Fives, fine portraitiste de la famille contemporaine. Après C'est dimanche et je n'y suis pour rien et Une femme au téléphone parus dans la collection «L'arbalète», Tenir jusqu'à l'aube est son quatrième roman.

Éditions Gallimard, Collection L'Arbalète, août 2018

177 pages

Sélection Prix Fnac 2018

La toile du monde ★★★★☆ de Antonin Varenne

Une saga historique, foisonnante, tirée d'une histoire vraie, qui démarre dans le Paris du début du siècle dernier, en 1900, un Paris qui devient la capitale du monde pendant les six mois que durera l'Exposition universelle
Une femme rousse, journaliste, une femme libre et à l'esprit libertaire, débarque dans ce Paris, à contre courant de la mode féminine et des mœurs en vigueur à cette époque : elle sait à peine de quel côté on enfile une robe, ne porte ni corset ni jupon, mais un grand chapeau et des pantalons, apanage des hommes, autorisés, à l'époque, uniquement aux femmes chevauchant.
Bien loin du genre féminin si sujet à la servitude volontaire, de ces dindes rôties, dans leurs corsets qui en avaient tué plus d'une, ces bourgeoises qui se moquaient d'avoir le droit d'entrer à l'université si leurs armoires étaient bien garnies, ces pondeuses de mômes, ... ces bonnes femmes noyées dans leur quotidien...se plaignant à jamais mais terrifiées à l'idée de se révolter, elle sera considérée comme la putain des puissants en rédigeant des chroniques sulfureuses sur Paris, qu'elle personnifie comme une putain ouverte et accueillante, s'autorisant ainsi un peu de cette poésie interdite aux journalistes. 

« Les femmes étaient dessinées pour être soulevées par la taille et tourner comme des toupies. Plus elles étaient élégantes, plus leur sang était retenu et oppressé. Les silhouettes laineuses et avachies des travailleuses, elles, se confondaient presque avec celles des hommes appuyés à des cannes. Cet accessoire martial donnait à leur groupe une allure âgée, de professeurs prêts à botter le cul à des gamins trop bruyants ou d’inspecteurs qui allaient, du bout ferré de leur badine vernie, soulever une robe pour vérifier dessous le nombre de jupons. Ils paradaient comme si chacun avait droit de regard sur toutes les femmes. »
Happée par cette histoire, j'ai retrouvé l'ambiance de Pierre Lemaitre dans "Couleurs de l'incendie", et je m'en suis délectée. Nous assistons à la naissance du XXème siècle, à la construction de Paris et de son métropolitain, aux prémices de la modernité avec l'avènement de l'électricité, et du moteur à explosion. Ce roman est dense, riche, puissant; il aborde, entre autres thèmes, les questions de l'intégration, de la cause des femmes, en France mais également outre Atlantique, de leur rôle de domestique à de leur émancipation, du pouvoir, de la civilisation indienne décimée par les Blancs. Il est également une ode à la liberté. Les êtres libres avaient d'autres formules, d'autres images et choix que ceux préparés à l'avance pour les circonstances de nos vies. Mais c'était face à la peur qu'on les reconnaissait le mieux. Plus grandes les peurs, plus grande la liberté.
« Aux hommes libres, rien n'arrive comme aux autres. »
On y croise également de nombreuses personnalités de l'époque, des peintres, des artistes, comme Julius LeBlanc Stewart, un artiste américain qui fit carrière à Paris, connu pour ses nus et ses portraits de la société de la Belle Epoque.
Opus conseillé par un libraire indépendant, dont j'apprécie les avis, lors d'une présentation de la rentrée littéraire. Une nouvelle fois, je ne regrette pas mon achat. Je n'avais cependant pas noté qu'il était l'ultime tome d'une trilogie ; Trois mille chevaux vapeur et Equateur, ayant précédé ce dernier tome. Nonobstant, je n'ai eu aucun mal à rentrer dans cette histoire, je suppose donc que les tomes de cette trilogie Bowman sont indépendants. Mais dans lesquels j'ai bien envie de me plonger. 
« Si la mémoire était une pomme, la nostalgie serait le ver qui s’en nourrit et dévore sa demeure. »

« Aileen avait été accueillie à la table des hommes d'affaires comme une putain à un repas de famille, tolérée parce qu'elle était journaliste. Le premier dîner, dans le grand salon du luxueux Touraine, avait suffi à la convaincre qu'elle naviguait à bord d'une ménagerie, transportant les animaux et les clowns d'un cirque dont les vrais artistes étaient à bord d'un autre navire.
Dans cet Ouest qui usait les os et les dents, l'hiver fauchait allègrement les vieux pionniers fatigués. Une somme impressionnante de disparitions et de souvenirs, qui tenaient dans une besace à son épaule et un petit sac de voyage à ses pieds sur le pont du Touraine, soudain trop lourd.
Les Expositions apparaissent, de loin en loin, comme des sommets d'où nous mesurons le chemin parcouru. L'homme en sort réconforté, plein de vaillance et animé d'une joie profonde dans l'avenir. Cette joie, apanage exclusif de quelques nobles esprits du siècle dernier, se répand aujourd'hui de plus en plus ; elle est le culte fécond où les Expositions universelles prennent place comme de majestueuses et utiles solennités, comme les manifestations nécessaires de l'existence d'une nation laborieuse poussée par un irrésistible besoin d'expansion, comme des entreprises se recommandant moins par les bénéfices matériels que par l'impulsion vigoureuse donnée à l'esprit humain.
 ... la mode faisait aux femmes des seins en obus patriotiques.
L'obstination était un trait de caractère, dont les excès ne diminuaient pas l'utilité.
...elle reconnaissait aux poètes un talent particulier et partageait leur plaisir de l'errance et de la déambulation. De la cadence des pas donnant naissance aux idées.
Le monde est fait comme ça. C'est une pyramide. Une pointe depuis laquelle la force de gravité s'exerce, s'aplatissant sur elle-même, répartissant ses efforts sur toute la surface au sol, nous. Dans un monde juste, la pointe porterait la base, elle serait plantée dans la terre et nous porterait vers le ciel.
Le jour on vendait des objets, la nuit du temps à ceux qui avaient besoin d'en prendre. L'alcool le ralentit et l'allonge, les ouvriers sans loisirs en redemandaient.
- Avez-vous entendu parler du moteur à combustion interne de M. Diesel, d'une puissance et d'un rendement bien supérieurs à la vapeur, comparables à ceux de l'électricité, mais bien plus compact et autonome ? Il fonctionne au pétrole. C'est une révolution, madame Bowman, une révolution ! On parle d'une automobile européenne capable d'atteindre la vitesse de cent kilomètres à l'heure, vous rendez-vous compte ?
Son père blanc lui avait appris que ceux de sa race utilisaient les mots non pour dire les choses, mais pour les cacher : « Ils en ont tant qu’il est impossible de savoir ce qui est une histoire inventée, un mensonge ou une vérité dans les discours. Ils écrivent même des livres qui sont des histoires fausses, des romans, pour raconter autrement la réalité. Dedans, des personnages imitent les vrais hommes, que les lecteurs aiment croire à leur tour, pour se faire peur, se réjouir ou se prendre pour des héros. Ce sont des mots qui cachent d’autres mots, des mots-mensonges.
Des hommes qui ne savent ni lire ni écrire, incapables de distinguer leur droite de leur gauche, dans les sabots desquels, à l'armée, on met d'un côté du foin et de l'autre de la paille pour qu'ils s'y reconnaissent, ceux-là sont électeurs ! Les pochards qui ne désemplissent pas du matin au soir, qui laissent leur raison au fond du premier verre tellement ils sont intoxiqués, ceux-là aussi sont électeurs. Comme les fainéants qui se font nourrir par leur femme, ou les proxénètes qui vivent de la fille : électeurs. Les gâteux ? Électeurs . Les fous et les fous qu'on dit guéris ? Électeurs. Des assassins peuvent choisir leur député ! Mais aux femmes, réputées inférieurs à tous ceux-là, la République ne reconnaît qu'un seul travail : celui de contribuables. Parce que nous payons l'impôt, sur les salaires que les maris encaissent légalement en notre nom !
- [...] Ma conviction est que les créations, ou les créatures échappent toujours à leur créateur.[...]Le rassemblement de tant d'inventions humaines est une fête, mais tout l'acier des machines, dont est aussi fait mon moteur, contient une menace. Quand le moteur tourne, le métal est chaud. Quand il s'arrête, le voir et le sentir se refroidir me fait toujours une étrange impression. Comme s'il retrouvait sa vraie nature, insensible, et préparait un mauvais coup dans son sommeil.- Vous ne croyez pas comme Saint-Simon, que les ingénieurs seront les grands hommes de ce nouveau siècle . Que la technologie apportera la paix et la prospérité ?[...]- Je suis un pacifiste, madame Bowman, mais je sais que ce ne sont pas les ouvriers ni la masse des pauvres qui lancent les nations dans des guerres. Il faut avoir le pouvoir des politiciens pour le faire. Et les politiciens ne se lanceraient pas dans des conflits armés s'ils n'avaient pas le soutien des scientifiques, qui garantissent les chances de victoire grâce à leurs découvertes et leurs inventions. Non, je ne partage pas l'optimisme du comte de Saint-Simon. »

Quatrième de couverture

   La toile du monde possède le souffle sensuel et l’énergie des grands romans qui plient la réalité aux dimensions du rêve. Rêve de liberté d’une femme venue d’un autre monde, rêve de métamorphose du Paris de 1900, décor de l’Exposition universelle. Après Trois mille chevaux-vapeur et Équateur, Antonin Varenne signe une œuvre saisissante et confirme la singularité de son talent.
   Aileen Bowman, trente-cinq ans, journaliste, célibataire, est venue couvrir l’événement pour le New York Tribune. Née d’un baroudeur anglais et d’une française utopiste, élevée dans le décor sauvage des plaines du Nevada, Aileen est un être affranchi de tout lien et de toute morale, mue par sa passion et ses idéaux humanistes.
   Au fil d’un récit qui nous immerge au cœur de la ville en chantier, du métropolitain naissant aux quartiers des bordels chers aux peintres, la personnalité singulière d’Aileen se confond avec la ville lumière. Un portrait en miroir qui dessine la toile du monde, de l’Europe à l’Amérique, du XIXe et au XXe siècle, du passé d’Aileen à un destin qu’elle n’imagine pas.

Éditions Albin Michel, Août 2018
347 pages


Charles-François Jeandel - Femme assise, nue.gif
Charles-François Jeandel - Femme assise, nue,
dans l'atelier de l'artiste entre 1890 et 1900 (cyanotype)