lundi 31 décembre 2018

Avant que les ombres s'effacent ★★★★★♥ de Louis-Philippe Dalembert


« Longtemps, le Dr Schwarzberg choisirait de taire cet endroit sur lequel tant de choses seraient racontées, filmées, écrites, peintes, chantées, sculptées, sans épuiser pour autant l'étendue des abominations qui y furent perpétrées, à l'instar d'un cadavre qui n'en finirait pas de livrer ses vérités sur les mille et une manières dont la chair vivante avait été souillée. Son naturel de taiseux ne ressentit pas le besoin d'ajouter sa parole au trop-plein de mots qui tomberaient, par la suite, de partout et de nulle part pour tenter de dire l'ignoble. Au-delà de l'horreur, ce qui le marquerait le plus, ce fut d'avoir trouvé, au moment où il s'y attendait le moins, une parcelle d'humanité dans ce lieu, comme un bourgeon en fleur au mitan d'un champ de bataille. Un clin d’œil de la vie, là où des hommes donnaient avec jubilation la mort à d'autres hommes. »
Magnifique et dense fresque historique et épopée familiale. On suit Ruben Schwarzberg de sa naissance en 1913 à Lödz en Pologne jusqu'à Port au Prince, alors qu'il est devenu un vieux monsieur. 
Il nous raconte son histoire, et celle de ses proches, son passage par l'Allemagne, devenue prison à ciel ouvert, et les camps, où il cohabitera avec la bêtise et la méchanceté, puis son opportunité de démarrer une nouvelle vie dans le Paris de la fin des années 30.
Il nous raconte aussi et surtout comment Haïti a décidé de naturaliser et d'accueillir tous les juifs qui le souhaitaient à partir de 1939. 
« Aucun rêve n'est fou si on se donne les moyens de le réaliser. »
Humour et tendresse sont au rendez-vous et font de cet opus une fiction absolument passionnante. 

Un bel hommage à Haïti, terre d'asile durant la Seconde Guerre mondiale, généreuse alors que, sur cette terre, c'est bien sur la misère que se reflètent les rayons du soleil.

« Le passé d'un individu, c'est comme son ombre, on le porte toujours avec soi. Parfois il disparaît. (Silence.) Parfois il revient. (De nouveau, le silence.) Des fois, on le cherche, et il ne vient pas. Et un jour, il surgit alors qu'on ne l'attend pas. (Silence prolongé.) Pareil à un esprit farceur. Il faut apprendre à vivre avec, à s'en servir au mieux pour avancer. »

«  L'interprétation des événements avait achevé de les convaincre : l'heure était venue d'aller ancrer leur errance ailleurs. [...] Toute la question maintenant était de savoir : vers quelle oasis allait planter leur soukka ? 
Jusqu'à quand, toutefois, devraient-ils passer leur vie à courir devant leur passé ? En quittant Lödz, elle s'était juré de ne plus jamais s'enfuir, ou alors ce serait pour aller planter sa vie, et celle de tous les siens, quelque part où ils n'auraient plus à fuir, ni devant leurs cauchemars, ni devant des bourreaux, où ils seraient une fois pour toutes à la maison, « Ba beit », comme on dit en hébreu...«Il n'y a pas de malédiction qui tienne. Tout dépend de la volonté de l'homme, je veux dire de l'homme et de la femme. Tout dépend de nous et de nous seuls. »
Ce n'est pas drôle tous les jours, tu sais, de te faire passer pour qui tu n'es pas.
Leur regard portait une étrange mélancolie qui les accompagnerait toute leur vie, disparaissant par moments pour revenir plus loin, à la croisée du chemin, tel un zombie facétieux contre lequel ils ne cesseraient jamais de se battre.
À tous, il raconta la fin du séjour parisien, en omettant bien sûr, la semaine au camp d'Argenteuil, exception faite de son oncle qui eut droit, au nom de l’expérience commune, au récit comparé des systèmes d'internement de masse en Allemagne et en France, le génie organisationnel teuton vs l'improvisation gauloise.
Et en l'absence de lui, de son truc chauve en elle, il suffisait qu'elle y repense pour que son corps soit pris d'imperceptibles spasmes et son sexe se mette à frémir, dégoulinant d'envie et de manque. L'agneau s'était métamorphosé en lion pour son plus grand bonheur.
Au fond, l'âge n'a aucune espèce d'importance. Deux personnes qui s'aiment ont l'âge de leurs plaisirs et de leur amour.
Elle adorait tant cet art si distingué pour un homme et une femme de se humer, de se donner l'un à l'autre par la pensée et le frôlement de leurs corps, avant peut-être de concrétiser le désir muet dans les faits.
C'était comme un chapitre de son enfance qui lui était renvoyé en cadeau, avant que les ombres s'effacent, qu'il ne redevienne poussière, ou néant.
...les discussions allaient bon train dans l'île, entre les tenants de l'extension de notre influence dans le monde et ceux qui jugeaient inutile d'aller verser du sang haïtien pour ces mauviettes qui s'étaient laissé prendre le pays en à peine un mois, après avoir vanté l'étanchéité de la ligne Maginot que leurs dirigeants avaient eu la bonne idée de faire visiter aux généraux nazis deux ans plus tôt. Nous, on avait tenu dix-neuf ans avec des armes de bric et de broc face à l'occupant yankee, jusqu'à le bouter hors du sol sacré de la première vraie république libre et indépendante de l'Amérique. Si on avait su que choisir le français comme langue officielle après l'indépendance impliquait tous ces sacrifices, on aurait balancé les colons à la mer avec leur foutu patois. »

Quatrième de couverture

Dans le prologue de cette saga conduisant son protagoniste de la Pologne à Port-au-Prince, l’auteur rappelle le vote par l’État haïtien, en 1939, d’un décret-loi autorisant ses consulats à délivrer passeports et sauf-conduits à tous les Juifs qui en formuleraient la demande.
Avant son arrivée à Port-au-Prince à la faveur de ce décret, le docteur Ruben Schwarzberg fut de ceux dont le nazisme brisa la trajectoire. Devenu un médecin réputé et le patriarche de trois générations d’Haïtiens, il a tiré un trait sur son passé. Mais, quand Haïti est frappé par le séisme de janvier 2010 et que sa petite-cousine Deborah accourt d'Israël parmi les médecins du monde entier, il accepte de revenir sur son histoire.
Pendant toute une nuit, sous la véranda de sa maison dans les hauteurs de la capitale, le vieil homme déroule pour la jeune femme le récit des péripéties qui l’ont amené là. Au son lointain des tambours du vaudou, il raconte sa naissance à Łódź en 1913, son enfance et ses études à Berlin – où était désormais installé l'atelier de fourrure familial –, la nuit de pogrom du 9 novembre 1938 et l'intervention providentielle de l’ambassadeur d’Haïti. Son internement à Buchenwald ; son embarquement sur le Saint Louis, un navire affrété pour transporter vers Cuba un millier de demandeurs d’asile, mais refoulé vers l’Europe ; son séjour enchanteur dans le Paris de la fin des années trente, où il est recueilli par la poétesse haïtienne Ida Faubert, et, finalement, son départ vers sa nouvelle vie : le docteur Schwarzberg les relate sans pathos, avec le calme, la distance et le sens de la dérision qui lui permirent sans doute, dans la catastrophe, de saisir les mains tendues.
Avec cette fascinante évocation d'une destinée tragique dont le cours fut heureusement infléchi, Louis-Philippe Dalembert rend un hommage tendre et plein d’humour à sa terre natale, où nombre de victimes de l’histoire trouvèrent une seconde patrie.

LOUIS-PHILIPPE DALEMBERT est né à Port-au-Prince et vit à Paris. Professeur invité dans des universités américaines et suisses, écrivain en résidence à Rome, Jérusalem ou Berlin, il publie depuis 1993 des romans, essais, des nouvelles et de la poésie. Ses livres sont traduits dans le nombreux pays. Il a été lauréat de nombreux prix dont le prix RFO en 1999, le prix Casa de las Américas en 2008 et le prix Thyde Monnier de la SGDL en 2013.

Éditions Sabine Wespieser Éditeur, avril 2017
291 pages
Prix France Bleu Page des Libraires 2017
Prix Orange du Livre 2017

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