dimanche 16 décembre 2018

La toile du monde ★★★★☆ de Antonin Varenne

Une saga historique, foisonnante, tirée d'une histoire vraie, qui démarre dans le Paris du début du siècle dernier, en 1900, un Paris qui devient la capitale du monde pendant les six mois que durera l'Exposition universelle
Une femme rousse, journaliste, une femme libre et à l'esprit libertaire, débarque dans ce Paris, à contre courant de la mode féminine et des mœurs en vigueur à cette époque : elle sait à peine de quel côté on enfile une robe, ne porte ni corset ni jupon, mais un grand chapeau et des pantalons, apanage des hommes, autorisés, à l'époque, uniquement aux femmes chevauchant.
Bien loin du genre féminin si sujet à la servitude volontaire, de ces dindes rôties, dans leurs corsets qui en avaient tué plus d'une, ces bourgeoises qui se moquaient d'avoir le droit d'entrer à l'université si leurs armoires étaient bien garnies, ces pondeuses de mômes, ... ces bonnes femmes noyées dans leur quotidien...se plaignant à jamais mais terrifiées à l'idée de se révolter, elle sera considérée comme la putain des puissants en rédigeant des chroniques sulfureuses sur Paris, qu'elle personnifie comme une putain ouverte et accueillante, s'autorisant ainsi un peu de cette poésie interdite aux journalistes. 

« Les femmes étaient dessinées pour être soulevées par la taille et tourner comme des toupies. Plus elles étaient élégantes, plus leur sang était retenu et oppressé. Les silhouettes laineuses et avachies des travailleuses, elles, se confondaient presque avec celles des hommes appuyés à des cannes. Cet accessoire martial donnait à leur groupe une allure âgée, de professeurs prêts à botter le cul à des gamins trop bruyants ou d’inspecteurs qui allaient, du bout ferré de leur badine vernie, soulever une robe pour vérifier dessous le nombre de jupons. Ils paradaient comme si chacun avait droit de regard sur toutes les femmes. »
Happée par cette histoire, j'ai retrouvé l'ambiance de Pierre Lemaitre dans "Couleurs de l'incendie", et je m'en suis délectée. Nous assistons à la naissance du XXème siècle, à la construction de Paris et de son métropolitain, aux prémices de la modernité avec l'avènement de l'électricité, et du moteur à explosion. Ce roman est dense, riche, puissant; il aborde, entre autres thèmes, les questions de l'intégration, de la cause des femmes, en France mais également outre Atlantique, de leur rôle de domestique à de leur émancipation, du pouvoir, de la civilisation indienne décimée par les Blancs. Il est également une ode à la liberté. Les êtres libres avaient d'autres formules, d'autres images et choix que ceux préparés à l'avance pour les circonstances de nos vies. Mais c'était face à la peur qu'on les reconnaissait le mieux. Plus grandes les peurs, plus grande la liberté.
« Aux hommes libres, rien n'arrive comme aux autres. »
On y croise également de nombreuses personnalités de l'époque, des peintres, des artistes, comme Julius LeBlanc Stewart, un artiste américain qui fit carrière à Paris, connu pour ses nus et ses portraits de la société de la Belle Epoque.
Opus conseillé par un libraire indépendant, dont j'apprécie les avis, lors d'une présentation de la rentrée littéraire. Une nouvelle fois, je ne regrette pas mon achat. Je n'avais cependant pas noté qu'il était l'ultime tome d'une trilogie ; Trois mille chevaux vapeur et Equateur, ayant précédé ce dernier tome. Nonobstant, je n'ai eu aucun mal à rentrer dans cette histoire, je suppose donc que les tomes de cette trilogie Bowman sont indépendants. Mais dans lesquels j'ai bien envie de me plonger. 
« Si la mémoire était une pomme, la nostalgie serait le ver qui s’en nourrit et dévore sa demeure. »

« Aileen avait été accueillie à la table des hommes d'affaires comme une putain à un repas de famille, tolérée parce qu'elle était journaliste. Le premier dîner, dans le grand salon du luxueux Touraine, avait suffi à la convaincre qu'elle naviguait à bord d'une ménagerie, transportant les animaux et les clowns d'un cirque dont les vrais artistes étaient à bord d'un autre navire.
Dans cet Ouest qui usait les os et les dents, l'hiver fauchait allègrement les vieux pionniers fatigués. Une somme impressionnante de disparitions et de souvenirs, qui tenaient dans une besace à son épaule et un petit sac de voyage à ses pieds sur le pont du Touraine, soudain trop lourd.
Les Expositions apparaissent, de loin en loin, comme des sommets d'où nous mesurons le chemin parcouru. L'homme en sort réconforté, plein de vaillance et animé d'une joie profonde dans l'avenir. Cette joie, apanage exclusif de quelques nobles esprits du siècle dernier, se répand aujourd'hui de plus en plus ; elle est le culte fécond où les Expositions universelles prennent place comme de majestueuses et utiles solennités, comme les manifestations nécessaires de l'existence d'une nation laborieuse poussée par un irrésistible besoin d'expansion, comme des entreprises se recommandant moins par les bénéfices matériels que par l'impulsion vigoureuse donnée à l'esprit humain.
 ... la mode faisait aux femmes des seins en obus patriotiques.
L'obstination était un trait de caractère, dont les excès ne diminuaient pas l'utilité.
...elle reconnaissait aux poètes un talent particulier et partageait leur plaisir de l'errance et de la déambulation. De la cadence des pas donnant naissance aux idées.
Le monde est fait comme ça. C'est une pyramide. Une pointe depuis laquelle la force de gravité s'exerce, s'aplatissant sur elle-même, répartissant ses efforts sur toute la surface au sol, nous. Dans un monde juste, la pointe porterait la base, elle serait plantée dans la terre et nous porterait vers le ciel.
Le jour on vendait des objets, la nuit du temps à ceux qui avaient besoin d'en prendre. L'alcool le ralentit et l'allonge, les ouvriers sans loisirs en redemandaient.
- Avez-vous entendu parler du moteur à combustion interne de M. Diesel, d'une puissance et d'un rendement bien supérieurs à la vapeur, comparables à ceux de l'électricité, mais bien plus compact et autonome ? Il fonctionne au pétrole. C'est une révolution, madame Bowman, une révolution ! On parle d'une automobile européenne capable d'atteindre la vitesse de cent kilomètres à l'heure, vous rendez-vous compte ?
Son père blanc lui avait appris que ceux de sa race utilisaient les mots non pour dire les choses, mais pour les cacher : « Ils en ont tant qu’il est impossible de savoir ce qui est une histoire inventée, un mensonge ou une vérité dans les discours. Ils écrivent même des livres qui sont des histoires fausses, des romans, pour raconter autrement la réalité. Dedans, des personnages imitent les vrais hommes, que les lecteurs aiment croire à leur tour, pour se faire peur, se réjouir ou se prendre pour des héros. Ce sont des mots qui cachent d’autres mots, des mots-mensonges.
Des hommes qui ne savent ni lire ni écrire, incapables de distinguer leur droite de leur gauche, dans les sabots desquels, à l'armée, on met d'un côté du foin et de l'autre de la paille pour qu'ils s'y reconnaissent, ceux-là sont électeurs ! Les pochards qui ne désemplissent pas du matin au soir, qui laissent leur raison au fond du premier verre tellement ils sont intoxiqués, ceux-là aussi sont électeurs. Comme les fainéants qui se font nourrir par leur femme, ou les proxénètes qui vivent de la fille : électeurs. Les gâteux ? Électeurs . Les fous et les fous qu'on dit guéris ? Électeurs. Des assassins peuvent choisir leur député ! Mais aux femmes, réputées inférieurs à tous ceux-là, la République ne reconnaît qu'un seul travail : celui de contribuables. Parce que nous payons l'impôt, sur les salaires que les maris encaissent légalement en notre nom !
- [...] Ma conviction est que les créations, ou les créatures échappent toujours à leur créateur.[...]Le rassemblement de tant d'inventions humaines est une fête, mais tout l'acier des machines, dont est aussi fait mon moteur, contient une menace. Quand le moteur tourne, le métal est chaud. Quand il s'arrête, le voir et le sentir se refroidir me fait toujours une étrange impression. Comme s'il retrouvait sa vraie nature, insensible, et préparait un mauvais coup dans son sommeil.- Vous ne croyez pas comme Saint-Simon, que les ingénieurs seront les grands hommes de ce nouveau siècle . Que la technologie apportera la paix et la prospérité ?[...]- Je suis un pacifiste, madame Bowman, mais je sais que ce ne sont pas les ouvriers ni la masse des pauvres qui lancent les nations dans des guerres. Il faut avoir le pouvoir des politiciens pour le faire. Et les politiciens ne se lanceraient pas dans des conflits armés s'ils n'avaient pas le soutien des scientifiques, qui garantissent les chances de victoire grâce à leurs découvertes et leurs inventions. Non, je ne partage pas l'optimisme du comte de Saint-Simon. »

Quatrième de couverture

   La toile du monde possède le souffle sensuel et l’énergie des grands romans qui plient la réalité aux dimensions du rêve. Rêve de liberté d’une femme venue d’un autre monde, rêve de métamorphose du Paris de 1900, décor de l’Exposition universelle. Après Trois mille chevaux-vapeur et Équateur, Antonin Varenne signe une œuvre saisissante et confirme la singularité de son talent.
   Aileen Bowman, trente-cinq ans, journaliste, célibataire, est venue couvrir l’événement pour le New York Tribune. Née d’un baroudeur anglais et d’une française utopiste, élevée dans le décor sauvage des plaines du Nevada, Aileen est un être affranchi de tout lien et de toute morale, mue par sa passion et ses idéaux humanistes.
   Au fil d’un récit qui nous immerge au cœur de la ville en chantier, du métropolitain naissant aux quartiers des bordels chers aux peintres, la personnalité singulière d’Aileen se confond avec la ville lumière. Un portrait en miroir qui dessine la toile du monde, de l’Europe à l’Amérique, du XIXe et au XXe siècle, du passé d’Aileen à un destin qu’elle n’imagine pas.

Éditions Albin Michel, Août 2018
347 pages


Charles-François Jeandel - Femme assise, nue.gif
Charles-François Jeandel - Femme assise, nue,
dans l'atelier de l'artiste entre 1890 et 1900 (cyanotype)

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