mardi 20 octobre 2020

Le Répondeur ★★★★★♥ de Luc Blanvillain

Un régal !
Un imitateur, « particulièrement doué pour les voix méconnues, oubliées, les premiers ministres de la quatrième république, les chanteuses rive gauche, les animateurs de l'ORTF. Il pratiquait l'imitation de niche. », et dont la carrière a du mal à décoller, est recruté par un éminent romancier français,  Mr Chozène, "goncourisé" de surcroît, pour être son répondeur, le temps pour lui de se consacrer pleinement à l'écriture de son prochain roman. 
Baptiste, le Répondeur, a la charge de gérer les appels provenant du téléphone portable de Mr Chozène. Avec l'aide d'une bible mentionnant les choses à savoir sur telle ou telle personne, Baptiste devient son ombre, incarne la vie de ce romancier qu'il a du mal à appeler par son prénom et finit par prendre forcément quelques libertés...qui le conduisent ainsi que le lecteur à des situations inattendues, souvent drôles, un peu tragiques parfois. 
Pas évident de jouer la comédie surtout quand ses propres sentiments rentrent en jeu, pas évident de ne pas être tenter de vouloir interférer pour le meilleur, mais peut-être pour le pire aussi...Un jeu de dupes réjouissant. 
On rit et on réfléchit avec Luc Blanvillain et son répondeur. L'auteur nous interpelle sur la communication à l'heure de "la puissance pérorante du rhizome numérique", sur l'amour à porter de caresses que l'on ne voit pourtant pas, sur le pouvoir des mots...
Un scénario improbable, une plume érudite, exquise, une histoire déjantée et un moment de lecture mémorable !
Franchement, la plume est un délice et un roman caméléon qui fait sourire ! À ne pas bouder. Assurément !

«  En vérité, tout, je vous assure, peut, absolument, répondre à tout : c'est le grand kaléidoscope des mots humains. Étant donnés la couleur et le ton d'un sujet dans l'esprit, n'importe quel vocable peut toujours s'y adapter en un sens quelconque, dans l'éternel à peu près de l'existence et des conversations humaines. - Il est tant de mots vagues, suggestifs, d'une élasticité intellectuelle si étrange ! et dont le charme et la profondeur dépendent, simplement, de ce à quoi ils répondent ! »
En exergue Villiers de l'Isle-Adam, L’Ève future

INCIPIT
«  Baptiste soupira. Il avait encore massacré François Hollande.
C'était toujours pareil. Il n'était pourtant pas dur à faire, Hollande. Chez lui, dans l'intimité, Baptiste y parvenait parfaitement. Il suffisait de se figurer un fauteuil de cuir épais, des ongles sur les accoudoirs, et c'était parti. Il avait tenté d'expliquer plusieurs fois sa méthode, à ses parents d'abord, puis à d'autres artistes. Les plus polis faisaient semblant de comprendre mais apparemment, il était totalement atypique. Aucun autre imitateur n'avait besoin de se concentrer sur des images mentales pour s'approprier des voix. Ils s'entraînaient plutôt à la façon des chanteurs, parlaient tessiture et tonalité, travaillaient au casque. Lui, il écoutait la personne jusqu'à ce qu'une représentation figurative ou abstraite se forme dans son esprit et s'y fixe. Pour Balladur, une oseraie sous la lune, pour Françoise Hardy deux hélicoptères, une mare pâle pour Zidane et ainsi de suite. Après quoi, il reproduisait le phrasé, les intonations avec un réalisme étonnant. Peut-être, avait un jour suggéré un médecin, une forme d'imaginaire sonore synesthésique. »

« Baptiste savait, en bon imitateur, que les paroles sont essentiellement constituées de silences. Ceux de Chozène étaient très beaux, offrant aux mots un écrin velouté. »

«  À peine sorti de l'adolescence, il possédait une conscience aiguë de la finitude et de l'urgence. Il savait que des vies entières pouvaient se dérouler sans événement. Celle de ses grands-parents, qui habitaient dans une petite ville de Cher, était rythmée par la télé, le jardin, l'ouverture et surtout la fermeture des volets électriques, à heures fixes, été comme hiver. Le ronronnement des volets électriques lui avait déclenché très tôt des crises d'angoisse, quand, par malheur, on l'envoyait passer quelques jours chez eux, pour les vacances. Vivre à Paris, pour lui, signifiait fuir le vide, laisser loin derrière lui le cauchemar des périphéries, des dimanches passés à errer avec quelques potes sans relief dans les rues désertes des zones pavillonnaires. »

«  - Monsieur Chozène, je relisais encore, le bel entretien que vous avez accordé au Monde des Livres.    Voix chaude et profonde, avec des notes de caramel, ton nostalgique teinté d'humour complice, connivence balayant la mesquinerie des détails, des processus, des enchaînements fortuits d'événements contingents pour caresser l'essentiel, à savoir que cet homme, Gabriel Husson, était votre ami, devait l'être, le serait, qu'il vous comprenait mieux que tous les autres, que si, d'aventure, l'occasion vous était fournie de visionner en sa compagnie votre film préféré , vous réprimeriez ensemble la même larme bouleversée devant votre scène fétiche, celle qui vous a révélé, à vingt ans, la nature profonde et mystérieuse de l'Art. Que la vie ne vous ait pas encore fourni l'occasion de vivre ce moment relevait de l'injustice ontologique. »

« Il s'agissait d'amour. Certes, Baptiste n'avait jamais bien compris la casuistique qui distinguait le sentiment amoureux de l'attirance érotique ou de la complicité sensuelle. Pour lui, l'amour, c'était du bloc, du vrac, de l'authentique. »

«  Baptiste songea que, sous une fausse identité, il venait de courtiser une femme inconnue en rêvant d'une autre.
Le modèle, peut-être, de toutes les histoires d'amour. »

« - Et, comme d'habitude, tu ne me diras rien. Ou plutôt si, tu laisseras transsuder quelques informations sibyllines qui m'aiguiseront l'appétit jusqu'à la parution. »

«  Tandis que Gus s'adonnait avec une évidente volupté aux délices urticants de la coprolalie, Baptiste s'efforça de réfléchir calmement. Il possédait une expérience assez modeste de l'irréversible. Il se rendit compte que, jusqu'alors, il s'était arrangé pour n'accomplir que des actes résiliables, se ménageant toujours une issue de secours. Peut-être même fallait-il discerner, dans cette anticipation systématique du repli, l'origine de sa vocation d'imitateur. Contrefaire la voix d'autrui revenait à ne jamais agir en son nom propre. »

«  Elsa lui fit le portrait d'un homme - elle chercha longtemps le mot sans cesser de frotter sa feuille - exaspéré. Fâché en permanence, contrarié par le mouvement même du monde, par l'insouciance de ses habitants, tracassé par on ne savait exactement quel scandale, ou plutôt si, par l'égoïsme foncier des humains, par leur petitesse, leur insouciance métaphysique, leur incurie, leur incorrection, leur incroyable vanité. La vie n'était vivable qu'à la condition de la détester, toute manifestation de joie, tout oubli provisoire de notre néant avait le don de le mettre hors de lui, inaugurait une longue période de bouderie dont on n'était jamais certain d'être vraiment sorti, les rancoeurs s'accumulaient, les contrariétés, rappelées au détour de remarques fielleuses qui formaient, à force, une interminable chronique de l'irrémissible. »

« C'est un portrait à charge d'où il ressort que je suis un individu grincheux, terriblement égoïste, vaniteux et alcoolique. Entre autres. Un massacre à la tronçonneuse sous les dehors d'une attaque à fleurets mouchetés. »

« Baptiste avait souvent envisagé cette question de la célébrité.  À certains égards, il lui fallait même reconnaître qu'il l'avait désirée. Mais il n'avait jamais fait l'effort de se la représenter, de s'en figurer les implications. Né à la fin du XXème siècle, il avait intégré l'idée qu'elle constituait un état sans contour net ni causes précises. Il y avait eu une époque, déjà terriblement lointaine, son enfance ou celle de ses parents, au cours de laquelle elle était perçue comme la récompense publique d'un mérite, d'un talent. Il y avait eu des scientifiques célèbres, des écrivains célèbres puis des acteurs, des chanteurs, des mannequins célèbres.
Ensuite, progressivement, étaient apparues les célébrités.
En inversant les causalités, la renommée s'était quintessenciée. On n'était plus célèbre parce qu'on avait tourné dans un film. On devenait acteur parce qu'on était célèbre. »

«  Il n'y avait, strictement, rien à ajouter. À la limite, qu'un auteur ait poussé aussi loin le désir d'isolement, qu'il ait eu recours à un procédé finalement si romanesque redorait le blason de la littérature. Cette histoire pouvait s'interpréter comme une allégorie, une fable édifiante opposant le monde muet du livre au bourdonnement des temps moderne.
C'était sans compter sans l'incroyable puissance pérorante du rhizome numérique, l'imagination des commentateurs et l'énergie des trolls. »

« Elle se considérait comme une de ces petites femmes d'âge normal, jolies, certes, mais qu'est-ce que ça veut dire, pas plus gentilles que ça, pas moins non plus, avec leurs souvenirs d'enfances, leur soif d'indépendance, leur résistance à l'injonction génésique, leur peur d'hypothéquer l'avenir en devenant mère, ou en ne le devenant pas, selon les jours. »

Quatrième couverture

Baptiste sait l’art subtil de l’imitation. Il contrefait à la perfection certaines voix, en restitue l’âme, ressuscite celles qui se sont tues. Mais voilà, cela ne paie guère. Maigrement appointé par un théâtre associatif, il gâche son talent pour un quarteron de spectateurs distraits. Jusqu’au jour où l’aborde un homme assoiffé de silence.

Pas n’importe quel homme. Pierre Chozène. 
Un romancier célèbre et discret, mais assiégé par les importuns, les solliciteurs, les mondains, les fâcheux. Chozène a besoin de calme et de temps pour achever son texte le plus ambitieux, le plus intime. Aussi propose-t-il à Baptiste de devenir sa voix au téléphone. Pour ce faire, il lui confie sa vie, se défausse enfin de ses misérables secrets, se libère du réel pour se perdre à loisir dans l’écriture.
C’est ainsi que Baptiste devient son répondeur. À leurs risques et périls.

Éditions Quidam éditeur, janvier 2020
253 pages  
Sélectionné pour le prix Ouest-France Étonnants Voyageurs (non décerné)
Finaliste du Prix Orange du Livre 2020

Otages ★★★★☆ de Nina Bouraoui

Otage d'une vie étouffante, qu'elle vit à toute allure, pas de temps pour le plaisir, les loisirs, il y a les enfants, un mari parti, alors elle s'est un peu oubliée Sylvie, dans le travail, dans ses tâches d'ouvrière - une ouvrière qui a des responsabilités, plus de vingt ans dans la même usine de caoutchouc, elle a obtenu la confiance du boss, sa tyrannie aussi -, de mère célibataire, avec en prime, par définition, un foyer à charge. 
Et la charge est lourde, s'est alourdie davantage avec le temps, tiraille, obsède, terrasse. Alors face à l'humiliation de son patron résonne le cri silencieux de la révolte. Sourde révolte. Combat singulier. Et c'est là que réside pour moi la force de ce roman, ce combat singulier, débouté par avance, et cinglant de réalisme. En toute simplicité, la vaineté de la lutte nous est crachée au visage. Elle est violente.
Un roman féministe intéressant qui dénonce une société où la place de la femme est encore précaire aujourd'hui, à la merci des hommes. 
La plume est un couteau planté dans toutes ces violences intérieures faites aux femmes, elle est enragée, acérée, elle est hurlante de révolte. Un cri du coeur. De détresse. De haine...presque.
Petit bémol : le titre. Franchement trompeur et réducteur. Réduire les femmes à des otages fait vibrer ma corde sensible et symboliquement me ramène à l'état du deuil. Une réalité que j'occulte, que j'ai envie d'occulter.  

« J'ai toujours aimé mon travail et plus précisément, j'ai toujours aimé le travail, l'effort, la rigueur, la ponctualité, l'attention, la répétition aussi. Cela ne me fait pas peur. La répétition dans le travail me rassure. Je me sens vivante, utile. J'y trouve ma place qui n'est pas la meilleure des places, mais un endroit qui me permet de grandir, comme une plante avec ses minuscules ramifications. Je ne vois pas grand, je vois « tranquille » : ma paye, mon toit sur la tête, et surtout ma conscience pour moi ; bien dormir, pas trop de soucis. »

« Le bonheur c'est aussi la possibilité de l'imagination. »

« Le travail c'est l'ancrage, le bateau à quai, la sécurité. Ce n'est pas vogue la galère, c'est là concret. Je n'ai pas peur de l'effort, de la fatigue, du doute. Je me dis qu'il y a toujours une solution, que l'on se complique trop souvent la vie pour rien. Les gens adorent ça : se compliquer la vie pour rien. 
Le travail c'est avoir un rôle, participer à la marche. C'est faire plusieurs tours de grande roue avec un seul ticket. 
Je sais que c'est une vue de l'esprit, mais j'aime penser que nous sommes, nous tous les travailleurs unis, ensemble, pour faire avancer les choses. »

« [...] j'ai voulu lui montrer que l'on ne pouvait pas écraser les plus démunis, je pense à mes petites abeilles quand je dis ça, qu'un patron ne peut pas tout se permettre, non, ce n'est pas vrai, le pouvoir n'est pas au-dessus de la morale, car c'est ça qui m'a choquée dans cette histoire de vivier, c'est la morale : l'histoire d'un type derrière son bureau qui est au-dessus des hommes et des femmes, qui se permet de les piétiner, de jouer avec leurs nerfs, de les humilier même, oui, car c'est toujours de l'humiliation de douter du travail des autres et pire c'est une mise en péril en fait, le doute c'est un petit coup de canif à chaque fois, et au bout de cent petits coups de canif, c'est simple, on crève. »

« On nous fait croire que l'on est tous libres et égaux et que notre modèle est le meilleur des modèles, mais ce n'est que de la poudre aux yeux car finalement, nous les petits, on a aucun droit, sinon celui de se taire. Bien sûr on nous donne un travail, on nous fait confiance quand on est un peu plus malin qu'un autre, mais au final c'est toujours pareil, on se fait écraser par les plus forts, et on se tait car il faut bien bouffer ; alors on accepte, on continue, on suit la ligne toute tracée du berceau à la tombe, toujours dans l'humiliation, la main tendue, car on a pas les moyens de claquer la porte, et parfois on rêve de partir, de leur clouer le bec pour qu'il n' y ait plus d'humiliation car on a pu choisir, et le choix c'est la liberté. »

« C'était facile, simple, toujours les mêmes histoires, un beau garçon, une belle fille, la rencontre, l'amour, le mariage, les secrets de famille, la maîtresse qui arrive, j'adorais ça, c'était si loin de moi et à la fois si proche de mes rêves de petite fille, quand je pensais qu'un jour ma vie serait ainsi, dans une maison avec une piscine, quelques palmiers, mariée à un chirurgien esthétique qui aurait fini par me briser le cœur, cela aurait été triste, mais beaucoup moins que la Cagex, sans mari, sans envie, sans désir. Et puis ce que j'aimais dans les télénovelas c'était la notion de temps. Le temps que possèdent les femmes, pour se maquiller, se coiffer, s'habilIer, faire des courses, prendre un verre. C'est un temps élastique, irréel, Elles ne courent jamais après, alors que moi le temps me domine et il a fini par gagner. Pas de temps pour moi, peu pour les autres, à peine pour la vraie vie, celle qui s'arrête enfin et qui vous permet de sentir le vent sur sa peau, d'entendre le chant des oiseaux quand arrive le printemps, le temps de rêver aussi, à un autre avenir, pas meilleur, mais juste différent. »

« Je croyais au bonheur. J'y croyais tellement. Je me sentais plus forte que la vie, et surtout plus forte que l'effort de vivre. Oui c'est un effort la vie, le quotidien, les habitudes, l'ennui qui s'installe et qu'on ne veut pas voir, pas reconnaître et qui finit toujours par gagner. C'est une sangsue cet ennui. Il suce tout et on ne s'en rend même pas compte jusqu'au jour où on se le prend en plein visage, et là c'est trop tard, on ne peut plus faire un tour de manège à l'envers parce que le manège ne fonctionne plus, et même s'il fonctionnait encore, on a perdu le ticket et on a plus le droit à un dernier tour parce que le guichet est fermé pour de bon. »

Quatrième de couverture
« Je m’appelle Sylvie Meyer. J’ai 53 ans. Je suis mère de deux enfants. Je suis séparée de mon mari depuis un an. Je travaille à la Cagex, une entreprise de caoutchouc. Je dirige la section des ajustements. Je n’ai aucun antécédent judiciaire. »
Sylvie est une femme banale, modeste, ponctuelle, solide, bonne camarade, une femme simple, sur qui on peut compter. Lorsque son mari l’a quittée, elle n’a rien dit, elle n’a pas pleuré, elle a essayé de faire comme si tout allait bien, d’élever ses fils, d’occuper sa place dans ce lit devenu trop grand pour elle.
Lorsque son patron lui a demandé de faire des heures supplémentaires, de surveiller les autres salariés, elle n’a pas protesté : elle a agi comme les autres l’espéraient. Jusqu’à ce matin de novembre où cette violence du monde, des autres, sa solitude, l’injustice se sont imposées à elle. En une nuit, elle détruit tout. Ce qu’elle fait est condamnable, passable de poursuite, d’un emprisonnement mais le temps de cette révolte Sylvie se sent vivante. Elle renaît.
Un portrait de femme magnifique, bouleversant : chaque douleur et chaque mot de Sylvie deviennent les nôtres et font écho à notre vie, à notre part de pardon, à nos espoirs de liberté et de paix.

Éditions JC Lattès, janvier 2020
152 pages
Prix Anaïs Nin

jeudi 15 octobre 2020

Humanité Une histoire optimiste ★★★★☆ de Rutger Bregman

« L'être humain deviendra meilleur lorsque vous lui aurez montré qui il est. »
ANTON TCHEKHOV (1860-1904)

« Le mal est plus puissant, mais le bien est plus répandu. Le bien est contagieux. »

Beaucoup beaucoup de bon sens dans cet essai proposé par Rutger Bregman. J'avais entendu tellement de bien d'"Utopies réalistes", son précédent livre, que j'ai accepté sans hésiter la proposition de Babelio et des éditions Seuil de recevoir ce livre. Un grand merci à vous.
Et à Rutger Bregman, bien entendu, car cette lecture fut un très bon moment de lecture.
Ça fait du bien de lire sur l'évolution de l'être humain, de découvrir le résultat de recherches, d'études, d'expériences qui démontrent que l'humain n'est pas si mauvais que ça, de revenir au temps des chasseurs-cueilleurs, de prendre du recul sur le regard que l'on pose sur autrui, de l'analyser et de se dire que l'idée que l'on se fait de la mauvaiseté de l'homme est peut-être préconçue, de se faire conter des histoires de solidarité, des anecdotes sur des hommes bons, de penser positif, de penser OPTIMISTE. Oui ça fait du bien !
Cette lecture est arrivée à point nommé. 
Ce livre est très riche, dense, très fouillé. Il va m'accompagner un moment, c'est certain, de même que les dix préceptes énoncés dans le dernier chapitre. Faire du bien naturellement, sans que la compétition rentre en jeu tout le temps, avoir confiance en son prochain, opter pour un scénario du gagnant-gagnant, ne pas laisser la haine et la rancune nous ronger ... ce sont plutôt de bonnes idées, non  ?
« Ne fais pas aux autres ce que tu voudrais qu'ils te fassent ; leurs goûts peuvent être différents. » La règle platine. Ne pas présumer de ce que les autres ont besoin, c'est aussi une règle intéressante.

Et pourquoi ne pas se dire que « [...] la naïveté d'aujourd'hui peut être la lucidité de demain. » ?
Tout comme les outils que proposent la sophrologie, les idées de Rutger Bregman demandent à mon avis de l'entrainement avant de se les approprier. Mais ça en vaut la peine.

« La plupart des gens sont bons. », j'ai envie d'y croire. C'est sûr que quand on vient de lire Et toujours les forêts de Sandrine Collette, on a moyennement confiance en l'être humain ;-)
Mais bon, je suis de nature déjà plutôt optimiste, et même si je ne suis pas tout à fait (encore) à 100% d'accord avec l'auteur, j'avoue que j'ai envie d'y réfléchir ! Et continuer à rester le plus possible éloigner des journaux télévisés, ça oui ! 

Un livre à chérir, à lire/relire, à conseiller, à offrir, bref un livre à mettre entre toutes les mains !


« L’idée selon laquelle les gens seraient naturellement égoïstes, agressifs et portés à la panique est un mythe tenace. »

« L’image dépeinte par les médias est invariablement l’inverse de ce qui se produit réellement après une catastrophe. »

« Les êtres humains sont des machines à apprendre hypersociables. Nous sommes nés pour apprendre, pour nouer des liens et pour jouer. »

« Là où les parents d’aujourd’hui apprennent à leur progéniture à se méfier des étrangers, les enfants de la préhistoire étaient au contraire biberonnés à la confiance. »

« La meilleure nouvelle, enfin, est que nous vivons à l’époque la plus pacifique que le monde ait jamais connue. »

« Trop de militants écologistes sous-estiment la résilience de l’être humain. Et je crains que leur cynisme ne fonctionne comme une prophétie auto-réalisatrice, un nocebo qui nous décourage, et qui ne fasse qu’accélérer le réchauffement de la planète. Le mouvement pour le climat a lui aussi besoin d’un nouveau réalisme. »

« Si, en revanche, on avance que l’être humain est fondamentalement bon, on doit réfléchir plus longuement pour expliquer l’existence du mal. Et on est forcé à agir, car alors la résistance et l’engagement prennent tout leur sens. »

« Ainsi des criminels de guerre comme Adolf Hitler et Joseph Goebbels étaient de parfaits exemples de personnalités narcissiques paranoïaques et avides de pouvoir. Les dirigeants d’Al-Qaïda et de Daech sont eux aussi manipulateurs et égocentriques. Eux non plus ne ressentent guère de compassion et ne doutent presque jamais. »

« La question n'est donc pas seulement : pourquoi parquons-nous les chimpanzés dans des zoos, et non l'inverse ? La question est aussi : qu'avons-nous fait de nos frères et soeurs, y compris la tribu des Têtes-Plates ? Pourquoi ont-ils et elles disparu ? »

« [...] Hannah Arendt était l'une des rares philosophes à penser que l'être humain est foncièrement bon? Elle affirmait que notre besoin d'amour et d'amitié est plus humain que notre désir de haine et de violence. Et si les êtres humains choisissent le mal, poursuivait-elle, ils ressentent tout de même le besoin de s'abriter derrière des mensonges et des clichés suggérant que le mal est en fin de compte une bonne chose. 
Eichmann en est l'exemple parfait. Il s'était convaincu qu'il avait réalisé quelque chose de grandiose, d'historique, pour lequel il serait admiré pendant des siècles. Cela ne faisait pas de lui ni un monstre ni un robot. Cela faisait de lui un « suiviste ». Et en effet, c'est exactement la conclusion que tireraient les psychologues, des décennies plus tard, des expériences de Milgram : ces expériences ne mesuraient pas l'obéissance mais le conformisme.
Il est stupéfiant de constater combien Hannah Arendt était en avance sur son temps lorsqu'elle formulait le constat. »

« L'être humain se laisse séduire par le mal qui prend le visage du mal. » Hannah Arendt.

« Si nous "croyons" que la plupart ses gens sont mauvais, c'est ainsi que nous allons nous traiter mutuellement. Du coup, nous allons flatter chez chacun et chacune, les plus vils instincts. »

« Tempérez votre empathie, entraînez plutôt votre compassion. [...] La compassion donne de l'énergie. »

« Faire le pari du bien est souvent un acte rationnel autant qu'un acte émotionnel. 
Comprendre quelqu'un ne veut pas dire qu'on l'approuve. On peut très bien comprendre un fasciste, un terroriste ou un amateur de Love Actually sans pour autant cautionner le fascisme, le terrorisme ou le mauvais goût. Comprendre quelqu'un sur le plan rationnel est une compétence est une compétence. C'est un muscle que l'on peut entraîner. »  

Quatrième de couverture

« L'ouvrage de Rutger Bregman m'a fait voir 
l'humanité sous un nouveau jour » 

Yuval Noah Harari, auteur de Sapiens.
  
Ce livre expose une idée radicale. 
C'est une idée qui angoisse les puissants depuis des siècles. 
Une idée que les religions et les idéologies ont combattue. 
Une idée dont les médias parlent rarement et que l'histoire semble sans cesse réfuter. 
En même temps, c'est une idée qui trouve ses fondements dans quasiment tous les domaines de la science. Une idée démontrée par l'évolution et confirmée par la vie quotidienne. 
Une idée si intimement liée à la nature humaine qu'on n'y fait souvent même plus attention. 
Si nous avions le courage de la prendre au sérieux, cela nous sauterait aux yeux : cette idée peut déclencher une révolution. 
Elle peut mettre la société sens dessus dessous. Si elle s'inscrit véritablement dans notre cerveau, elle peut même devenir un remède qui change la vie, qui fait qu'on ne regardera plus jamais le monde de la même façon. 
L'idée en question ? 
La plupart des gens sont bons. 
Captivant et inspirant, formidable succès partout dans le monde, Humanité ouvre avec humour, sérieux et pédagogie de nouveaux horizons. Et si nous étions plutôt bons ? Et si un livre pouvait changer le monde ?

Historien, journaliste pour le magazine en ligne De Correspondent, Rutger Bregman a publié quatre livres sur l'histoire, la philosophie et l'économie. Formidable succès aux Pays-Bas, Utopies réalistes a été traduit dans de nombreux pays à travers le monde.

Éditions Seuil, septembre 2020
424 pages
Traduit du néerlandais par Caroline Sordia et Pieter Boeykens

mardi 13 octobre 2020

Et toujours les forêts ★★★★☆ de Sandrine Collette

« Le premier [ange] fit sonner sa trompette : grêle et feu mêlés de sang tombèrent sur la terre ; le tiers de la terre flamba, le tiers des arbres flamba, et toute végétation verdoyante flamba. »
Apocalypse de Jean, 8, 13

Dans "Juste après la vague", Sandrine Collette confrontait déjà l'humain à une situation de crise naturelle extrême. Avec "Et toujours les forêts", l'auteure monte d'un cran dans l'effroyable et nous livre une dystopie apocalyptique absolument bouleversante
Une catastrophe sans précédent a réduit le monde à néant, laissant les quelques survivants hébétés, hagards, perdus. Les choses essentielles ne sont plus. Plus aucune lumière qui éclaire, aucun soleil illuminé. Une terre devenue grise et râpée
Corentin, personnage central de ce roman, va également s'apercevoir que même le territoire des forêts a été anéanti ; un territoire pourtant « à part, colossal, charnu d'arbres centenaires, de chemins qui s'effaçaient chaque saison sous la force de la nature. » 
Dans cet écrin de verdure disparue, il tente de faire renaître le monde, de lui faire reprendre vie alors qu'il semblerait plutôt que ce monde renonce à vivre.
« [...] la tragédie continuait, s'amplifiait peut-être, comme une force irrépressible lancée à toute allure et qu'aucune volonté ne pouvait apaiser, et que ceux qui étaient morts avaient eu la douceur d'échapper au lent étiolement d'un univers qui s'était mis à éliminer les vivants les uns après les autres - jusqu'au dernier. »
Dans ce nouveau monde inhospitalier, il n'existe plus qu'une seule saison, uniforme, terne, mouillée, perpétuelle, un monde vide à en oublier à quoi ressemble un rire, ce « son cristallin, très doux et très clair, une vrille comme celle d'un oiseau, déchirant l'air, et enfin : quelque chose d'infiniment gai. » 
Un monde dans lequel il « y avait juste à survivre, et pour survivre dans ce monde-là, il fallait être complètement fou. »
Un monde anxiogène dans lequel l'avenir fait peur et qui n'insufflent que quelques touches d'espoir.
Un monde qui fait également naître les regrets ... 
« Il fallait y penser avant, se disait Corentin rongé par le remords. Il aurait pu l'emmener cent fois, quand il était à l'université. Pas eu le temps. Pas pris. La belle leçon. Que croyait-il - qu'Augustine était éternelle ? »
Une scène finale époustouflante. Glaçante. Témoin de la mauvaiseté de l'homme. 
Un monde apocalyptique qui rentre effroyablement en résonance avec notre monde. Le choix d'un système économique qui est basé sur la croissance pour être stabilisé n'est pas un choix tendre pour notre planète. Il est par la force des choses une agression pour la nature et l'environnement et pour l'Homme lui-même qui a perdu ses valeurs. Optimiser, dominer, contrôler ... ou comment réduire l'humanité et notre planète au silence ? 
Corentin ne sera pas tout seul dans cette survie ... des êtres chers vivront à ses côtés et partageront avec lui cette aventure humaine de survie hors du commun
« [...] il n'y avait pas de place pour les plaintes et les larmes. Il fallait lutter, tout le temps. C'était leur lot dorénavant. S'écouter était un luxe qui n'existait plus. Quand il s'agit de survivre, on trouve en soi des ressources insoupçonnées, des forces impossibles. Quand il s'agit de survivre, on ne trébuche pas : on ne tombe qu'au dernier moment. Pour de bon. »
Un roman noir efficace, une plume vive et percutante, comme toujours avec Sandrine Collette. 
Un roman qui interpelle et interroge la condition humaine : ce qu'est être un homme, les peurs, les relations à autrui, à la nature, la solidarité ou l'individualisme, la perspective de mourir, l'amour, la beauté...et  invite le lecteur à réfléchir sur soi, sur notre rapport aux autres, sur notre société.

N'hésitez pas à vous plonger dans cette lecture addictive ! Il y a de fortes chances pour que vous soyez en apnée une bonne partie de ce temps de lecture !

« Les rêves, c'est rien que des mensonges. »

« Arracher au sol de quoi survivre chaque jour leur prenait tout leur temps, toute leur énergie. Pour l'avenir, pour les rêves, il n'y avait plus de force. »

« La ville ensablée. La ville engluée, épaisse, opaque. Tout manquait d'air. Tout arrivait feutré et hurlant en même temps. Le bruit se heurtait au silence des grandes peurs.Tout continuait cependant.
[...]
Mais ça ne se voyait pas que la nature crevait dans les villes. Ça ne faisait rien au macadam, rien aux réverbères. Ça ne changeait pas le chant des étudiants, ça ne changeait pas le bruit des klaxons. Ça n'atténuait pas les rires ni les cris, le grincement des portes qui s'ouvraient et celles qui se fermaient, pas le ronronnement du métro, pas les sonneries des port.
Ça ne modifiait pas la couleur du ciel - parce que personne ne le regardait. Il y avait trop de lumière devant. Des lueurs artificielles.
Qu'on éteigne [...]
Le monde comme une ampoule.»

« Il dormit.
Pas du sommeil qui répare : de celui qui épuise, plein de rêves et de peurs, de réveils soudains, d'assoupissements trop fugitifs. »

« Quand les jours étaient tristes; Corentin ouvrait sa mémoire et écoutait le rire d'Altaïr et le rire d'Electra. »

« Il fallait y penser avant, se disait Corentin rongé par le remords. Il aurait pu l'emmener cent fois, quand il était à l'université. Pas eu le temps. Pas pris. La belle leçon. Que croyait-il - qu'Augustine était éternelle ? »

« Quatre jours, c'était trop long. Quatre jours, c'étaient quatre nuits qui tombaient sur son absence, quatre aubes vides, et entre chaque, des questions sans fin. »

« S'ennuyer. Une chance inouïe, ajoutait-elle. S'ennuyer, cela ne faisait pas de douleurs aux bras, ni aux jambes, ni au dos, ni aux mains que l'arthrose avait commencé à déformer. Cela ne pliait pas le corps, cela n'affolait pas l'esprit. C'était du temps béni : celui où on peut inventer le monde. Rien n'empêchait. Rien n'interdisait. »

« [...] il n'y avait pas de place pour les plaintes et les larmes. Il fallait lutter, tout le temps. C'était leur lot dorénavant. S'écouter était un luxe qui n'existait plus. Quand il s'agit de survivre, on trouve en soi des ressources insoupçonnées, des forces impossibles. Quand il s'agit de survivre, on ne trébuche pas : on ne tombe qu'au dernier moment. Pour de bon. »

Quatrième de couverture

     Corentin, personne n’en voulait. Ni son père envolé, ni les commères dont les rumeurs abreuvent le village, ni surtout sa mère, qui rêve de s’en débarrasser. Traîné de foyer en foyer, son enfance est une errance. Jusqu’au jour où sa mère l’abandonne à Augustine, l’une des vieilles du hameau. Au creux de la vallée des Forêts, ce territoire hostile où habite l’aïeule, une vie recommence.
     À la grande ville où le propulsent ses études, Corentin plonge sans retenue dans les lumières et la fête permanente. Autour de lui, le monde brûle. La chaleur n’en finit pas d’assécher la terre. Les ruisseaux de son enfance ont tari depuis longtemps ; les arbres perdent leurs feuilles au mois de juin. Quelque chose se prépare. 
     La nuit où tout implose, Corentin survit miraculeusement, caché au fond des catacombes. Revenu à la surface dans un univers dévasté, il est seul. Humains ou bêtes : il ne reste rien. Guidé par l’espoir insensé de retrouver la vieille Augustine, Corentin prend le long chemin des Forêts.
Une quête éperdue, arrachée à ses entrailles, avec pour obsession la renaissance d’un monde désert, et la certitude que rien ne s’arrête jamais complètement.

« Un grand roman » Le Parisien
« Un opéra grandiose » L'Express
« Bouleversant d'humanité » Télérama

Éditions JC Lattès, janvier 2020
334 pages
Lauréate du Grand Prix RTL-Lire 2020
Lauréate du Prix de la Closerie des Lilas 2020
Lauréate du Prix du livre France Bleu Page des Libraires 2020
Sélectionnée pour le Grand Prix des lectrices de Elle
Sélectionnée pour le Prix des lecteurs de l'Express - BFM TV

jeudi 8 octobre 2020

Underground Railroad ★★★★☆ de Colson Whitehead

« Regardez dehors quand vous filerez à toute allure, vous verrez le vrai visage de l'Amérique. »
C'est le visage de l'esclavage américain dans les  États du Sud que nous découvrons dans cet opus, une thématique racontée déjà de nombreuses fois, mais abordée ici sous un autre autre angle : Colson Whitehead met en lumière l'histoire des fugitifs du chemin de fer clandestin. Un important réseau de routes clandestines et de passeurs d'esclaves a vu le jour au début du XIXème siècle afin d'aider les fugitifs des territoires du Sud à rejoindre les territoires du Nord où l'esclavage était interdit. 

Dans cet opus, la jeune Cora, esclave fugueuse, va, grâce à ce réseau clandestin, matérialisé en véritable réseau ferroviaire par Colson Whitehead,  fuir sa Géorgie natale et tenter de gagner sa liberté. 

Un chemin semé d'embûches, qui ne lui épargne, de même qu'à nous lecteurs, aucune cruauté, aucun raffinement de cette cruauté, aucune scène macabre, aucune sombre épreuve des êtres asservis, aucune monstruosité et je pense aux potences des pendus sur la Piste de la Liberté, des visions qui me donnent froid dans le dos, à la médecine préventive par stérilisation, à ces patrouilleurs et chasseurs d'esclaves sans scrupule, des fous à lier,  à la sombre personnalité, inhumains, à ces spectacles de singeries orchestrés par des Blancs avant un lynchage public et savourés par un public blanc euphorique... 

Une plongée vertigineuse dans les méandres d'une Amérique esclavagiste et inique. 
Cora dresse le bilan de son voyage ... et noue ses infortunes en une tresse épaisse
« Le registre de l’esclavage n’était qu’une longue succession de listes. D’abord les noms recueillis sur la côte africaine, sur des dizaines de milliers de manifestes et de livres. Toute cette cargaison humaine. Les noms des morts importaient autant que ceux des vivants car chaque perte, par maladie ou suicide – ou autres motifs malheureux qualifiés ainsi pour simplifier la comptabilité –, devait être justifiée auprès des armateurs. À la vente aux enchères, on recensait les âmes pour chacun des achats, et dans les plantations les régisseurs conservaient les noms des cueilleurs en colonne d’écriture cursive. Chaque nom était un investissement, un capital vivant, le profit fait chair. »
D'un état à l'autre, Colson Whitehead nous trimbale dans cette période de l'Histoire de l'Amérique, période d'avant la guerre de Sécession, dans une course poursuite haletante et pousse à la réflexion sur l'héritage esclavagiste américain. Sombre réalité américaine et une société qui est loin d'en avoir fini avec la question raciale.  
« …Et l’Amérique est également une illusion. La plus grandiose de toutes. La race blanche croit, croit de tout son cœur, qu’elle a le droit de confisquer la terre. De tuer les Indiens. De faire la guerre. D’asservir ses frères. S’il y avait une justice en ce monde, cette nation ne devrait pas exister, car elle est fondée sur le meurtre, le vol et la cruauté. Et pourtant nous sommes là. »
Extrêmement bien documenté, l'auteur glisse au fil des chapitres d'authentiques avis de recherche d'esclaves en fuite.


Je recommande vivement !

« Depuis la nuit de son enlèvement, elle avait été évaluée et réévaluée, s'éveillant chaque jour sur le plateau d'une nouvelle balance. Connais ta valeur et tu connaîtras ta place dans l'ordre des choses. Échapper aux limites de la plantation, c'eût été échapper aux principes fondamentaux de son existence : impossible. »

« Ava et la mère de Cora avaient grandi ensemble sur la plantation. Elles avaient eu droit de la part des Randall à la même hospitalité, aux dévoiements si fréquents qu'ils en devenaient aussi banals que la pluie et le beau temps, et à d'autres dont la monstruosité était si inventive que l'esprit refusait de les assimiler. Parfois, une telle expérience partagée engendrait entre deux êtres un lien irrévocable ; mais non moins souvent, la honte de se sentir impuissant faisait de tout témoin un ennemi. »

« [...] quand le sang noir devenait de l'argent, cet homme d'affaires avisé savait trouver la veine. »

« Il arrive parfois qu'une esclave se perde dans un bref tourbillon libérateur. Sous l'emprise d'une rêverie soudaine au milieu des sillons, ou en démêlant les énigmes d'un rêve matinal. Au milieu d'une chanson dans la chaleur d'un dimanche soir. Et puis ça revient, inévitablement : le cri du régisseur, la cloche qui sonne la reprise du travail, l'ombre du maître, lui rappelant qu'elle n'est humaine que pour un instant fugace dans l'éternité de sa servitude. »

« Le registre de l’esclavage n’était qu’une longue succession de listes. D’abord les noms recueillis sur la côte africaine, sur des dizaines de milliers de manifestes et de livres. Toute cette cargaison humaine. Les noms des morts importaient autant que ceux des vivants car chaque perte, par maladie ou suicide – ou autres motifs malheureux qualifiés ainsi pour simplifier la comptabilité –, devait être justifiée auprès des armateurs. À la vente aux enchères, on recensait les âmes pour chacun des achats, et dans les plantations les régisseurs conservaient les noms des cueilleurs en colonne d’écriture cursive. Chaque nom était un investissement, un capital vivant, le profit fait chair. »

« Si les nègres étaient censés jouir de leur liberté, ils ne seraient pas enchaînés. Si le Peau Rouge était censé conserver sa terre, elle serait encore à lui. Et si le Blanc n’avait pas été destiné à s’emparer de ce nouveau monde, il ne le posséderait pas.
Tel était l’authentique Grand Esprit, le fil divin qui reliait toute entreprise humaine : si vous arrivez à garder quelque chose, c’est que cette chose vous appartient. C’est votre bien : votre esclave, votre continent. L’impératif américain ».

« Tu as été en fuite pendant dix mois, reprit-il. C’est déjà assez insultant. Ta mère et toi, vous êtes une lignée à éteindre. Une semaine avec moi, enchaînée, et tu n’arrêtes pas de m’asticoter, comme une insolente, alors que tu es en route vers des retrouvailles sanglantes. Le lobby abolitionniste adore faire parader les gens comme toi, pour faire de grands discours devant les Blancs qui n’ont aucune idée de la marche du monde. […] On ne peut pas se permettre de vous rendre trop malins. Ni de vous rendre assez résistants pour nous échapper. »

« Tu as entendu mon nom quand tu n’étais qu’une négrillonne, dit-il. Le nom du châtiment, qui hantait chaque pas du fugitif, chaque pensée d’évasion. Pour chaque esclave que je ramène chez lui, il y en a vingt autres qui abandonnent leurs projets de pleine lune. Je suis une idée de l’ordre. Et l’esclave qui s’éclipse, c’est une idée aussi. Une idée d’espoir. Qui défait ce que je fais, et à cause de ça un esclave de la plantation voisine se met dans la tête que lui aussi peut s’enfuir. Si on laisse faire, on tolère un défaut dans l’impératif américain. Et ça, je refuse ».

« Voilà ce que je voudrais que tu saches : en Amérique, la destruction du corps noir est une tradition – un héritage. L’esclavage n’a pas consisté simplement à emprunter la force de travail des Noirs : il n’est pas si facile de demander à un être humain d’engager son corps dans une activité qui va à l’encontre de son intérêt le plus élémentaire. L’esclavage doit donc être fait de violents coups de colère, de massacres perpétrés au hasard, de visages balafrés et de cerveaux qui explosent au-dessus d’une rivière alors que les corps cherchent à s’échapper. L’esclavage implique le viol, répété avec une telle régularité qu’il en devient industriel. Il n’y a pas de manière exaltante de dire ça. Je n’ai pas de chants de prière à te proposer, ni de vieux negro-spirituals. […] Pendant l’esclavage, l’âme ne s’échappait pas. L’esprit ne filait pas non plus à tire-d’aile sur un air de gospel. L’âme, c’était le corps qui nourrissait le tabac ; l’esprit, c’était le sang qui arrosait le coton ; à eux deux, ils ont fait pousser les fruits du jardin américain. Ces fruits étaient gardés et protégés grâce aux raclées qu’on administrait aux enfants avec le bois de chauffage, grâce au fer brûlant qui épluchait la peau comme une feuille de maïs. […] Les corps étaient pulvérisés, ils étaient devenus un simple stock, pour lequel on contractait une assurance. Les corps, aussi lucratifs que les terres indiennes, permettaient de rêver à une véranda, à une belle épouse ou à une maison de vacances à la montagne. Pour les hommes qui avaient besoin de se croire blancs, les corps étaient le sésame d’un club mondain ; le droit de casser les corps étaient la marque de la civilisation. »

« Une fois le travail fini, et avec les punitions du jour, la nuit attendait pour servir d'arène à leur vraie solitude et à leur désespoir. »

Quatrième de couverture

Cora, seize ans, est esclave sur une plantation de coton dans la Géorgie d’avant la guerre de Sécession. Abandonnée par sa mère lorsqu’elle était enfant, elle survit tant bien que mal à la violence de sa condition. Lorsque Caesar, un esclave récemment arrivé de Virginie, lui propose de s’enfuir, elle accepte et tente, au péril de sa vie, de gagner avec lui les États libres du Nord.
De la Caroline du Sud à l’Indiana en passant par le Tennessee, Cora va vivre une incroyable odyssée. Traquée comme une bête par un impitoyable chasseur d’esclaves qui l’oblige à fuir, sans cesse, le « misérable cœur palpitant » des villes, elle fera tout pour conquérir sa liberté.

L’une des prouesses de Colson Whitehead est de matérialiser l’« Underground Railroad », le célèbre réseau clandestin d’aide aux esclaves en fuite qui devient ici une véritable voie ferrée souterraine, pour explorer, avec une originalité et une maîtrise époustouflantes, les fondements et la mécanique du racisme.
À la fois récit d’un combat poignant et réflexion saisissante sur la lecture de l’Histoire, ce roman, couronné par le prix Pulitzer, est une œuvre politique aujourd’hui plus que jamais nécessaire.

« Un roman puissant et presque hallucinatoire. Une histoire essentielle pour comprendre les Américains d’hier et d’aujourd’hui. » 
 The New York Times

Éditions Albin Michel, août 2017
398 pages
Traduit de l'américain par Serge Chauvin
Prix Pulitzer de littérature 2017
National Book Award

L'astragale ★★★☆☆ de Albertine Sarrazin

Un roman culte. Une incroyable autobiographie écrite en prison. 
Anne dans le roman, c'est Albertine Sarrazin, une femme étonnante, butée et totalement insoumise, prostituée, chapardeuse et taularde, rebelle, insolente et amoureuse qui se raconte. Elle évoque sa cavale après s'être échappée de prison en sautant d'un mur et s'être brisé l'astragale, une cavale qui se confond très vite avec une histoire d'amour. 
Elle nous offre une oeuvre incandescente empreinte d'émotions et de toute sa rage. 
Derrière ce "petit roman d'amour pour Julien" se cache le récit d'une vie écorchée, chaotique et romantique. 
Une belle histoire d'amour entre petits malfrats.
Une écriture vive et précise.  
Cette oeuvre biographique a été adapté au cinéma par Brigitte Sy, une adaptation esthétiquement très bien maîtrisée avec deux acteurs, Leïla Bekhti et Reda Kateb, irréprochables.

« À la Centrale, nous partagions les dimanches entre la danse et la belote. Les cartes étaient ma pénitence : une fois l'atout retourné, la partie ne m'intéressait plus. J'observais le jeu des mains, leur grâce ou leur lourdeur à balancer les cartes, l'expression surprise ou impassible des yeux. Pourtant, j'aimais bien l'as de trèfle, « le triomphe » en langage cartomancien : deux ou trois herbes à vache retournées le même jour nous faisaient augurer de toutes les réussites... Oui, il était temps que je me casse : le trèfle, la benzine, le poison des rêves tordus, l'onanisme et toute la taule me menaient tout droit à Sainte-Anne. Je me casse, chaque jour plus loin, de la folie... »

« [...] et nos mains gentiment nouées font un pont frêle de son inconnu à ma solitude. »

« Mais, dans notre Milieu, comme elle dit, section casse comme section tapin, l'or ne vaut rien comparativement au silence ; et mon silence, tout léger et allègre qu'il soit, me caparaçonne de pierres précieuses. »

« Je renifle Paris, je me planque en son coeur, je suis revenue. Vaincue, cassée, je suis là quand même ; d'ailleurs, comme nous disions souvent à la tôle, le vainqueur c'est celui qui se casse. Je reviens, Paris, avec les décombres de moi-même, pour recommencer à vivre et à me battre. »

« La taule me cernait encore : je la retrouvais dans des réflexes, des tressaillements, des sournoiseries et des soumissions dans les gestes. On ne se lave pas du jour au lendemain de plusieurs années de routine chronométrée et de dissimulation constante de soi. Lorsque la carcasse en est libérée, l'esprit, qui était jusque-là la seule échappatoire, devient au contraire l'esclave des mécanismes ; l'humilité que l'on feignait devient gêne réelle ; moi, mariée à tous les culots là-bas, je n'osais plus, maintenant, prendre l'initiative des actions pourtant les plus naturelles : chez la mère comme chez Pierre, j'avais sans cesse aux lèvres des « S'il vous plaît », « Puis-je », ou j'avais tendance à agir sous la lumière ; puis je me rappelais soudain que j'étais libre, et je me faisais maladroite et extrême. »

« Je sens chez mes hôtes, à son endroit, une cupidité servile, voilée par le ton camarade et complice, qu'équilibrent aux deux bouts le respect pour le type qui sait voler, et la condescendance pour le type qu'on dépanne. »

« Dans cette vie-là, on n'était jamais enlevé, câliné, évadé ; on se tenait debout, dans le noir des cages du panier à salade, ou assis sur le dur des lattes de bois. Mais dans cette vie, quand même, on pouvait gambader en secret sur le jalon certain de chaque journée. Ma liberté neuve m'emprisonne et me paralyse. »

« Je souriais, la bouche contre les racines de l'arbre ; maintenant, j'étais complètement allongée, je trempais dans l'herbe, je me glaçais peu à peu. À l'autre bout de moi, ma cheville menait grand tapage , fondait en rigoles incandescentes à chaque pulsation de mon coeur : j'avais un nouveau coeur dans la jambe, mal rythmé encore, répondant désordonnément à l'autre. Là-haut, les branches noires étaient figées dans la glace du ciel [...]. »

« Je n'essaie pas d'intéresser les gens : après quelques avances mal reçues ou interprétées de travers, je me renfrogne dans l'indifférence où eux-mêmes me laissent. Non par mépris, mais parce que je ne sais pas forcer les oreilles et les coeurs : il faut qu'on vienne à moi. »

« On tue un corps plus facilement qu'un souvenir. »

« Attendre de grandir ! J'ai attendu de guérir et de marcher, c'était déjà très long, l'étoile est trop loin...Pour le moment, je suis là, le regard brouillé de larmes, mais je vais le régler, mon regard, et je saurai bien voir à travers la nuit. »

Quatrième de couverture

Albertine est unique. Son style est sombre et aristocratique, poétique et cynique. Son regard de poète — aigu et épuré — traverse ses récits comme un ruisseau qui se heurte à des cailloux ; une artère sombre qui s’écrase et se reforme. Albertine, la petite sainte des écrivains non conformistes. Avec quelle rapidité j’ai été entraînée dans son monde — prête à gribouiller toute la nuit et à descendre des litres de café brûlant, m’arrêtant à peine le temps de remettre du mascara. J’ai accueilli son chant ardent de toute mon âme. Sans Albertine pour me guider, aurais-je fanfaronné de la même façon, fait face à l’adversité avec la même ténacité ? Sans L’Astragale comme livre de chevet, mes poèmes de jeunesse auraient-ils été aussi mordants ? Patti Smith

Éditions Fayard, collection Pauvert, octobre 2013
Édition originale, 1965
256 pages
Prix des Quatre Jurys 1966

samedi 3 octobre 2020

Cris ★★★★★ de Laurent Gaudé

En 2001, avec "Cris", Laurent Gaudé n'a finalement pas tout à fait troqué le théâtre pour le roman. Dans "Cris" et comme d'ailleurs dans la majorité de ses livres suivants, on retrouve une très grande part de théâtralité. Laurent Gaudé, romancier, garde sa casquette d'écrivain dramatique et j'aime beaucoup !

"Cris" c'est la Première Guerre à "bras-les-mots" ; cette "grande fresque de fureur et de poudre". 
Nous connaissions l’inhumanité de cette guerre. Ici, cette inhumanité nous saute franchement à la figure, elle gueule sur nos têtes à pleines dents comme ces cris infinis des hommes que la guerre fait exploser dans un paysage sonore assourdissant. Comme ces voix narratives des soldats, du Médecin, du lieutenant, qui se coupent, s’entremêlent, qui s'élèvent tout à tour pour raconter l'effroi, la terreur, la stupeur, la peur, l'horreur, la souffrance, des voix qui résonnent, qui nous font perdre le fil, et nous plongent dans le chaos qui règnent dans les tranchées, ce grand lit froid dans lequel les soldats sont confinés dans des conditions abominables.  

Une guerre assassine. Les soldats jouaient leur vie aux dés. Ils étaient devenus des soldats "termites", des  « hommes de la terre. Invisibles. Meurtriers tapis au ras du sol. Aux aguets...» , des ombres d'eux-mêmes, des pauvres hommes qui même vivants semblaient avoir perdu « ... plus de regard, plus de force dans le corps...», laissés seuls « dans ce siècle béant qui happe des hommes et vomit de la terre. »
« Je vois le grand-siècle du progrès qui pète des nuages moutarde, je vois ce rand corps gras éructer des bombes et éventrer la terre de ses doigts. » 
Une guerre qui ne ressemble pas aux précédentes. Une guerre "moderne". Une guerre violente et cruelle. Une guerre traumatisante.
« Tes ancêtres, lieutenant Rénier, ont eu plus de chance que toi. Nous sommes la relève. Et nous ne connaissons rien de ce front, rien de cette guerre, rien des règles qui régissent le combat. Nous sommes les fils de l'ogre. Ce grand siècle moutarde qui naît a commencé par tuer les hommes qui n'étaient pas siens, et maintenant il nous regarde tous. Ses fils. »  
Une tragédie criante d'angoisses. Une narration efficace, étourdissante.
À ne pas bouder ! 

« Ils crèvent là, d'un coup. Ils crèvent et on le sait parce qu'on les tient bien serrés contre soi et que, le dernier sursaut, on le sent partir des pieds et ébranler tout le corps, et il n'est pas besoin de médecin pour savoir que c'est la fin. Un tel sursaut de tous les muscles, c'est forcément la reddition de la chair. C'est comme une dernière éruption de vie et puis plus rien. Plus rien. La mort. C'est ce qu'on sait. C'est ce qu'on croit et c'est alors que vient la bave. Elle coule tout doucement le long du menton. Comme si l'âme sortait par la bouche doucement. Un dernier signe de vie. Lent. Régulier. Je l'ai vu ça. » 

« LE MÉDECIN
Je mets des pansements sur les morts et j'ampute les vivants. Il y a trop de cris autour de moi. Je n'entends plus les voix. Et je me demande bien quel visage a le monstre qui est là-haut, qui se fait appeler Dieu, et combien de doigts il a à chaque main pour pouvoir compter autant de morts. Je mets des garrots sur les membres et des bouts de bois entre les dents. Mais les mains informes de Dieu, avec leurs milliers de doigts, ont encore envie de compter. »

« C'est cela la vieille garde. Une toute petite poignées d'hommes exsangues, sans souffle, sans regard, avec la force juste de s'éloigner le plus possible de ce front. La vieille garde défilé sous nos yeux. Je ne vois pas leurs visages mais je peux les compter. Ils sont si peu. Je comprends maintenant que Dermoncourt a tort de dire qu'ils ne sont pas beaux à voir. Il a tort de penser qu'il n'aimerait pas leur ressembler. Je comprends maintenant que ce qu'il faut vouloir, de tout son cœur, c'est être un jour comme eux. Pouvoir comme eux, même épuisés et sales, même vagabonds et blessés, quitter ce front. C'est tout ce qu'il reste de la vieille garde et nous aurons de la chance si nous aussi, un jour, on vient nous relever et si nous avons encore assez de vie dans nos muscles pour nous lever et marcher jusqu'à la gare. » 

« Trois obus pour déniaiser la relève. [...] C'est l'averse du soir. Trois gouttes de métal pour se rappeler à notre bon souvenir. Trois grosses gouttes d'acier qui brûlent la chair et retournent la terre. Je suis heureux. Il pleut ici mais Jules est à l'abri. »

« Pour la première fois, dans la poussière et la panique, pour la première fois au milieu de la douleur aiguë des hommes, j'ai pris à bras-le-corps la guerre et elle a dessiné sur mon uniforme son visage convulsé. » 

« Tout autour de nous, la terre est aussi retournée qu'un visage creusé par la petite vérole. »

« De la guerre, il connaît comme nous, les longues nuits d'insomnie passées à attendre l'ordre de l'assaut. De la guerre, comme nous, il connaît le crépitement des fusils et les explosions de soufre. Mais de la guerre aussi, il sait l'infinité de cris que l'homme peut pousser lorsqu'il a mal. Plus qu'aucun d'entre nous, il sait les plaies, le sang, et la mort aveugle. » 

« On ne peut pas tuer un mort. Et cette nuit-là, cette première nuit d'accalmie après la boucherie, ce sont les morts qui ont pris la parole et nous avons dû écouter leur chant démembré. »

« Je suis le vieillard de la guerre. J'ai le même âge qu'eux mais je suis sourd et voûté. Je suis le vieillard des tranchées, je marche la tête baissée et monte dans le train sans me retourner sur la foule des condamnés. » 

« Je voulais faire la guerre et je le veux encore. Mais je regarde mes hommes s'affairer dans cette tranchée et je vois des soldats termites. Et creuser la terre, s'enfoncer le plus profond possible sous le niveau de la surface du sol n'est pas une manière de faire la guerre. Mais juste, peut-être, une façon de ne pas la perdre. [...] Est-ce celui qui aura creusé le plus profond qui gagnera la guerre ? Ce n'est pas cette guerre-là que j'ai apprise. »

« Je vois le gaz qui rampe dans les campagnes. Je vois le grand siècle du progrès qui pète des nuages moutarde, je vois ce grand corps gras éructer des bombes et éventrer la terre de ses doigts. Le raz de marée qui m'emporte n'était qu'une vaguelette. Je meurs maintenant et cela me fait sourire car il m'est donné de voir, dans ces dernières hallucinations convulsées, les millions de souffrances auxquelles j'échappe. »

« Ce n'est qu'une succession terreuse de trous et d'amas. Un pays barbelé. » 

« Il n'y a plus rien. Du sang éparpillé sur la terre. Ta tête hirsute a explosé dans un dernier rire de métal. »

Quatrième de couverture

Ils se nomment Marius, Boris, Ripoll, Rénier, Barboni ou M’Bossolo. Dans les tranchées où ils se terrent, dans les boyaux d’où ils s’élancent selon le flux et le reflux des assauts, ils partagent l’insoutenable fraternité de la guerre de 1914. Loin devant eux, un gazé agonise. Plus loin encore retentit l’horrible cri de ce soldat fou qu’ils imaginent perdu entre les deux lignes du front : "l’homme-cochon". A l’arrière, Jules, le permissionnaire, s’éloigne vers la vie normale, mais les voix des compagnons d’armes le poursuivent avec acharnement. Elles s’élèvent comme un chant, comme un mémorial de douleur et de tragique solidarité, prenant en charge collectivement une narration incantatoire, qui nous plonge, nous aussi, dans l’immédiate instantanéité des combats, avec une densité sonore et une véracité saisissantes.

Éditions Actes Sud, mars 2001
285 pages
Prix Atout Lire de la ville de Cherbourg-Octeville 2001