samedi 3 octobre 2020

Cris ★★★★★ de Laurent Gaudé

En 2001, avec "Cris", Laurent Gaudé n'a finalement pas tout à fait troqué le théâtre pour le roman. Dans "Cris" et comme d'ailleurs dans la majorité de ses livres suivants, on retrouve une très grande part de théâtralité. Laurent Gaudé, romancier, garde sa casquette d'écrivain dramatique et j'aime beaucoup !

"Cris" c'est la Première Guerre à "bras-les-mots" ; cette "grande fresque de fureur et de poudre". 
Nous connaissions l’inhumanité de cette guerre. Ici, cette inhumanité nous saute franchement à la figure, elle gueule sur nos têtes à pleines dents comme ces cris infinis des hommes que la guerre fait exploser dans un paysage sonore assourdissant. Comme ces voix narratives des soldats, du Médecin, du lieutenant, qui se coupent, s’entremêlent, qui s'élèvent tout à tour pour raconter l'effroi, la terreur, la stupeur, la peur, l'horreur, la souffrance, des voix qui résonnent, qui nous font perdre le fil, et nous plongent dans le chaos qui règnent dans les tranchées, ce grand lit froid dans lequel les soldats sont confinés dans des conditions abominables.  

Une guerre assassine. Les soldats jouaient leur vie aux dés. Ils étaient devenus des soldats "termites", des  « hommes de la terre. Invisibles. Meurtriers tapis au ras du sol. Aux aguets...» , des ombres d'eux-mêmes, des pauvres hommes qui même vivants semblaient avoir perdu « ... plus de regard, plus de force dans le corps...», laissés seuls « dans ce siècle béant qui happe des hommes et vomit de la terre. »
« Je vois le grand-siècle du progrès qui pète des nuages moutarde, je vois ce rand corps gras éructer des bombes et éventrer la terre de ses doigts. » 
Une guerre qui ne ressemble pas aux précédentes. Une guerre "moderne". Une guerre violente et cruelle. Une guerre traumatisante.
« Tes ancêtres, lieutenant Rénier, ont eu plus de chance que toi. Nous sommes la relève. Et nous ne connaissons rien de ce front, rien de cette guerre, rien des règles qui régissent le combat. Nous sommes les fils de l'ogre. Ce grand siècle moutarde qui naît a commencé par tuer les hommes qui n'étaient pas siens, et maintenant il nous regarde tous. Ses fils. »  
Une tragédie criante d'angoisses. Une narration efficace, étourdissante.
À ne pas bouder ! 

« Ils crèvent là, d'un coup. Ils crèvent et on le sait parce qu'on les tient bien serrés contre soi et que, le dernier sursaut, on le sent partir des pieds et ébranler tout le corps, et il n'est pas besoin de médecin pour savoir que c'est la fin. Un tel sursaut de tous les muscles, c'est forcément la reddition de la chair. C'est comme une dernière éruption de vie et puis plus rien. Plus rien. La mort. C'est ce qu'on sait. C'est ce qu'on croit et c'est alors que vient la bave. Elle coule tout doucement le long du menton. Comme si l'âme sortait par la bouche doucement. Un dernier signe de vie. Lent. Régulier. Je l'ai vu ça. » 

« LE MÉDECIN
Je mets des pansements sur les morts et j'ampute les vivants. Il y a trop de cris autour de moi. Je n'entends plus les voix. Et je me demande bien quel visage a le monstre qui est là-haut, qui se fait appeler Dieu, et combien de doigts il a à chaque main pour pouvoir compter autant de morts. Je mets des garrots sur les membres et des bouts de bois entre les dents. Mais les mains informes de Dieu, avec leurs milliers de doigts, ont encore envie de compter. »

« C'est cela la vieille garde. Une toute petite poignées d'hommes exsangues, sans souffle, sans regard, avec la force juste de s'éloigner le plus possible de ce front. La vieille garde défilé sous nos yeux. Je ne vois pas leurs visages mais je peux les compter. Ils sont si peu. Je comprends maintenant que Dermoncourt a tort de dire qu'ils ne sont pas beaux à voir. Il a tort de penser qu'il n'aimerait pas leur ressembler. Je comprends maintenant que ce qu'il faut vouloir, de tout son cœur, c'est être un jour comme eux. Pouvoir comme eux, même épuisés et sales, même vagabonds et blessés, quitter ce front. C'est tout ce qu'il reste de la vieille garde et nous aurons de la chance si nous aussi, un jour, on vient nous relever et si nous avons encore assez de vie dans nos muscles pour nous lever et marcher jusqu'à la gare. » 

« Trois obus pour déniaiser la relève. [...] C'est l'averse du soir. Trois gouttes de métal pour se rappeler à notre bon souvenir. Trois grosses gouttes d'acier qui brûlent la chair et retournent la terre. Je suis heureux. Il pleut ici mais Jules est à l'abri. »

« Pour la première fois, dans la poussière et la panique, pour la première fois au milieu de la douleur aiguë des hommes, j'ai pris à bras-le-corps la guerre et elle a dessiné sur mon uniforme son visage convulsé. » 

« Tout autour de nous, la terre est aussi retournée qu'un visage creusé par la petite vérole. »

« De la guerre, il connaît comme nous, les longues nuits d'insomnie passées à attendre l'ordre de l'assaut. De la guerre, comme nous, il connaît le crépitement des fusils et les explosions de soufre. Mais de la guerre aussi, il sait l'infinité de cris que l'homme peut pousser lorsqu'il a mal. Plus qu'aucun d'entre nous, il sait les plaies, le sang, et la mort aveugle. » 

« On ne peut pas tuer un mort. Et cette nuit-là, cette première nuit d'accalmie après la boucherie, ce sont les morts qui ont pris la parole et nous avons dû écouter leur chant démembré. »

« Je suis le vieillard de la guerre. J'ai le même âge qu'eux mais je suis sourd et voûté. Je suis le vieillard des tranchées, je marche la tête baissée et monte dans le train sans me retourner sur la foule des condamnés. » 

« Je voulais faire la guerre et je le veux encore. Mais je regarde mes hommes s'affairer dans cette tranchée et je vois des soldats termites. Et creuser la terre, s'enfoncer le plus profond possible sous le niveau de la surface du sol n'est pas une manière de faire la guerre. Mais juste, peut-être, une façon de ne pas la perdre. [...] Est-ce celui qui aura creusé le plus profond qui gagnera la guerre ? Ce n'est pas cette guerre-là que j'ai apprise. »

« Je vois le gaz qui rampe dans les campagnes. Je vois le grand siècle du progrès qui pète des nuages moutarde, je vois ce grand corps gras éructer des bombes et éventrer la terre de ses doigts. Le raz de marée qui m'emporte n'était qu'une vaguelette. Je meurs maintenant et cela me fait sourire car il m'est donné de voir, dans ces dernières hallucinations convulsées, les millions de souffrances auxquelles j'échappe. »

« Ce n'est qu'une succession terreuse de trous et d'amas. Un pays barbelé. » 

« Il n'y a plus rien. Du sang éparpillé sur la terre. Ta tête hirsute a explosé dans un dernier rire de métal. »

Quatrième de couverture

Ils se nomment Marius, Boris, Ripoll, Rénier, Barboni ou M’Bossolo. Dans les tranchées où ils se terrent, dans les boyaux d’où ils s’élancent selon le flux et le reflux des assauts, ils partagent l’insoutenable fraternité de la guerre de 1914. Loin devant eux, un gazé agonise. Plus loin encore retentit l’horrible cri de ce soldat fou qu’ils imaginent perdu entre les deux lignes du front : "l’homme-cochon". A l’arrière, Jules, le permissionnaire, s’éloigne vers la vie normale, mais les voix des compagnons d’armes le poursuivent avec acharnement. Elles s’élèvent comme un chant, comme un mémorial de douleur et de tragique solidarité, prenant en charge collectivement une narration incantatoire, qui nous plonge, nous aussi, dans l’immédiate instantanéité des combats, avec une densité sonore et une véracité saisissantes.

Éditions Actes Sud, mars 2001
285 pages
Prix Atout Lire de la ville de Cherbourg-Octeville 2001

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