mercredi 26 juillet 2023

Un simple dîner ★★★★★ de Cécile Tlili

Un huis-clos intimiste qui m'a tenue en haleine. 
Un simple dîner, au premier abord. Il sera épicé - Claudia a préparé ce qu'elle sait faire de mieux, son excellent curry. 
L'atmosphère s'y densifie et devient de plus en plus pesante au fil des pages. Les personnages se révèlent à nous par petites touches savamment distillées. Et cette sensation que j'ai eu d'être dans cet appartement, spectatrice privilégiée de ce dîner aux subtiles saveurs qui laissera pourtant un goût amer à Etienne et Claudia, Johar et Rémi. Cette note amère libérera les émotions et déclenchera pour certains d'entre eux la volonté accompagnée d'une force insoupçonnée de s'extraire de la cage, de s'affranchir des cases dans lesquelles la société les a piégés.

Une lecture coup de coeur empreinte de nostalgie. 
Elle parle de la place des femmes dans la société, de l'amour qui parfois se détend avec le temps, de fossé qui se creuse indubitablement, de l'envie à un moment de sa vie de retrouver la liberté de sa jeunesse passée. 
Un regard délicat sur la vie, celle que l'on se rêvait à vingt ans, celle que l'on a vingt ans plus tard. Ce regard que l'on porte sur celui/celle que l'on est devenu. 
Les chemins empruntés tout tracés ou que l'on bâtit à la sueur de son front pour se hisser au sommet nous font parfois passer à côté de l'essentiel. Il n'est jamais trop tard pour s'en rendre compte ...
« Vous ne connaissez pas les compromis nécessaires au maintien d'un couple dans la durée. Vous n'êtes pas encore ces acrobates sans cesse en équilibre sur la corde de leur histoire d'amour, risquant de basculer à tout instant dans l'amitié, l'indifférence ou la haine. Vous nous avez donné la petite impulsion qui nous a permis de nous redresser, ce soir. »
Un roman fort de cette rentrée littéraire, à mon humble avis !

Merci Cécile Tlili pour ce dîner ! Je reprendrai bien un peu de dessert ;-)
Merci également aux éditions Calmann-Lévy et à Babelio.  

« Rien que pour cette liberté de pouvoir s'échapper à tout instant avec un alibi incontestable, elle se dit que cela vaut la peine de se calciner les poumons. C'est peut-être le seul trait d'union entre l'adolescente qu'elle a été et la femme qu'elle est devenue, la cigarette. La seule rayure laissée apparente sous la couche de vernis dont elle a recouvert sa vie. »

« Étienne observe le plan de travail de granit où Claudia finit de garnir les assiettes, la table de bar, les meubles de cuisine aux lignes d'une sobriété parfaite. Son regard file vers les grands miroirs de la salle à manger et du salon qui se renvoient leurs reflets à l'infini, vers le parquet centenaire dont il aime entendre le craquement sous son pied. Jamais il ne pourra renoncer à tout cela. Au contraire : il est programmé pour en avoir toujours plus ; toujours plus grand, toujours plus beau. Il ferme les yeux. »

« Johar savoure les bulles dorées qui éclatent sur sa langue. Elle se sent forte, ses jambes puissamment ancrées dans le sol, son corps concentrant vers lui toutes les lumières du salon. Si les lampes tournoient légèrement autour d'elle, c'est pour mieux l'auréoler de leurs rayons chatoyants. L'agitation qui a suivi son annonce leur a donné chaud à tous, ils transpirent, tout particulièrement elle dans son pantalon de tailleur trop épais et sa blouse à manches longues. Elle sent un filet de sueur ruisseler le long de sa colonne vertébrale et se demande si des auréoles d'un gris plus sombre se sont déjà formées au niveau de ses fesses. Elle aurait dû assumer une robe d'été. Sa robe portefeuille noire aurait été parfaite pour ce moment de triomphe. Elle s'imagine dominer la scène de son port altier, ses hanches mises en valeur par l'élégance du drapé. Rémi cherche de nouveau à l'enlacer mais elle ne lui donne pas de prise, elle est une statue qu'on touche du bout des doigts sans savoir si on y est autorisé. Comme il lui paraît loin le temps où elle n'aurait pas imaginé fêter un succès ailleurs que dans les bras de Rémi, son plus grand admirateur, son meilleur soutien. Leur complicité d'alors lui est devenue totalement étrangère. »

« Elle écoutait le frémissement de l'huile dans les poêles, le tremblement du couscoussier.
La suite, Johar est incapable de la revoir avec ses yeux d'enfant. Elle ne lui apparaît qu'à la lumière accusatrice de son regard d'adulte. Les hommes - ses oncles, les aînés de ses cousins, et souvent des invités dont elle ne savait pas précisément situer la place dans la famille - attendaient, tranquillement attablés, le défilé des plats. À la fin du repas seulement, les femmes et les enfants, en cercle sur les petits tabourets ou accroupis directement au sol, se partageaient en vitesse les restes tièdes. Ils saisissaient à pleines mains les fritures devenues molles. Ils trituraient la semoule, que la sauce avait figée en boules compactes, à la recherche d'un morceau de viande oublié. Puis, sa mère préparait le thé. Elle faisait bouillir les feuilles, jetait les premières eaux, trop amères, et goûtait à plusieurs reprises afin d'être certaine d'avoir ajouté la quantité parfaitement écœurante de sucre qu'attendaient les mâles. Pendant ce temps, sa tante remplissait trois grandes bassines de fer-blanc d'eau chaude additionnée de lessive en poudre, et commençait à y mettre la vaisselle à tremper. Les hommes, repus de gras, d'épices et de sucre, commençaient à faire la sieste, tandis que les femmes et les aînées s'affairaient encore jusqu'en milieu d'après-midi, jusqu'à l'heure où la ville, le pays entier, se
figeait dans une gelée de sommeil et de chaleur. 
À l'adolescence, ce rituel avait fait hurler de rage Johar contre sa mère. Plus que l'original tunisien, c'était sa réplique noiséenne qui la rendait folle. »

« Pendant longtemps, sa colère quant à la soumission de sa mère avait alimenté sa rage de réussir. Elle s'était juré de ne jamais cuisiner. Elle veillait scrupuleusement à une répartition parfaitement équilibrée des tâches quotidiennes entre Rémi et elle. Surtout, elle avait décidé qu'elle deviendrait le type de femme que l'on n'imagine pas reléguée en cuisine. Elle deviendrait une tout autre femme que sa mère. Puis, un jour que Johar n'aurait su dater précisément, la colère envers sa mère s'était tarie, faisant place à une indifférence sèche. »

« Rémi recueille précieusement la goutte de nostal gie qu'il a décelée dans la voix de Johar. Le souvenir de leurs premières années l'émeut donc, elle aussi. Lui a soigneusement consigné dans sa mémoire ces histoires de virées en voiture qui s'achevaient sur le bas-côté d'une route de campagne à attendre l'arrivée d'une dépanneuse, la tête dans les mauvaises herbes, de randonnées en montagne qu'ils terminaient de nuit et en courant, parce que aucun d'eux ne savait lire une carte topographique. Il conserve, bien ordonnées dans son cerveau, les photos des fous rires de Johar lorsqu'il rentrait à la maison affublé des perruques les plus extravagantes des coiffeurs afro du boulevard de Strasbourg, par lequel il aimait faire un petit détour avant de rentrer rue Cail, quand il savait qu'il la retrouverait pétrie du stress de ses prochaines échéances professionnelles. Il consulte encore parfois cet album photo intime avec mélancolie. Mais, avec les années, les clichés s'y sont faits plus flous, plus rares, jusqu'à laisser totalement vierges les pages de la période récente. Johar n'a plus besoin des perruques. Johar n'a plus peur. Elle est devenue une machine, elle maitrise l'art de la guerre. Rémi se demande si elle sait seulement pour quoi elle se bat. »

« Johar l'écoute faire renaître les soirées où ils s'étaient découverts pareillement insatiables d'alcool et de fête, grisés par l'excitation des premiers succès de Johar, les virées à la campagne dans la Peugeot 205, les nuits passées à dessiner un avenir auquel ne ressemble nullement leur quotidien d'aujourd'hui. Ils étaient si juvéniles, si bruts encore, si émouvants dans leur soif de vivre intensément que, même si elle sait que les mots ne sont pas grand-chose face à des années d'indifférence, elle accueille avec une curiosité mêlée de gratitude ce sentiment de nostalgie qu'elle a, toute sa vie, rejeté avec dédain. »

« Vous ne connaissez pas les compromis nécessaires au maintien d'un couple dans la durée. Vous n'êtes pas encore ces acrobates sans cesse en équilibre sur la corde de leur histoire d'amour, risquant de basculer à tout instant dans l'amitié, l'indifférence ou la haine. Vous nous avez donné la petite impulsion qui nous a permis de nous redresser, ce soir. »

« Étienne n'appartient pas à la catégorie de personnes qui se laissent aller aux regrets. Il est de la caste de ceux à qui le monde est dû. »

Quatrième de couverture

« Dans le miroir de la salle de bains, elle se dévisage, et se voit telle que les amis d'Étienne vont la voir : une fille fade et gauche, une fille qu'il a choisie parce qu'elle ne risque pas de lui faire de l'ombre. »

Un soir de canicule, en août à Paris, deux couples se rejoignent pour dîner. La soirée aura lieu chez Étienne. Claudia, sa compagne, d'une timidité maladive, a cuisiné toute la journée pour masquer son appréhension. Johar et Rémi, leurs invités, n'ont pas l'esprit tranquille non plus. Autour de la table, les uns nourrissent des intentions cachées tandis que les autres font tout pour garder leurs secrets. L'odeur épicée d'un curry, une veste qui glisse d'un fauteuil, il suffit d'un rien pour que tout bascule.

Avec ce huis-clos renversant, Cécile Tlili interroge la place des femmes dans la société et tisse, avec délicatesse, une ode à l'émancipation et à la liberté.

Cécile Tlili a cofondé une école alternative pour les enfants neuro-atypiques. Un simple diner est son premier roman.

Éditions Calman Levy,  août 2023
179 pages