mardi 26 novembre 2019

Hymne ★★★★★ de Lydie Salvayre

« Mon siècle, mon fauve, qui pourra 
Te regarder droit dans la yeux. »
Ossip Mandelstam, Le Siècle


L'Hymne, The Star Spangled Banner... « ce morceau si légitimement fameux que Jimi Hendrix joua à Woodstock le 18 août 1969, à 9 heures, devant une foule qui n'avait pas dormi depuis trois jours, et que j'écoute des années après, dans ma chambre, avec le sentiment très vif que le temps presse et qu'il me faut aller désormais vers ce qui, entre tout, m'émeut et m'affermit, vers tout ce qui m'augmente, vers les œuvres admirées que je veux faire aimer et desquelles, je suis, nous sommes, infiniment redevables....»
« On dit qu'il était timide.
Qu'il avait le charme efféminé des timides. Leur douceur.
On dit qu'il approuvait courtoisement les conneries 
qu'on lui expliquait plutôt que d'en débattre. 
Qu'il était incapable de dire non. Qu'il était incapable de soutenir un regard hostile. 
Que lorsqu'il parlait il mettait la main devant sa bouche, comme pour s'excuser de l'ouvrir.
On dit qu'il l'ouvrait peu.Que sa réserve était son inclination naturelle, et sa morale. [...]
On dit qu'il ne savait pas déchiffrer la musique. Qu'il était infoutu d'écrire et même de nommer les formes musicales inouïe qu'il inventait. Que le sentiment de cette incapacité aggravait considérablement sa timidité naturelle. [...]
On dit qu'il ne s'aimait pas. Que sa timidité incurable venait de ce qu'il ne s'aimait pas.
Qu'il n'avait aucune assurance aucune. Qu'il demandait souvent à ses proches Est-ce qu'on me prend pour un pitre ? Est-ce que je ne suis pas ridicule avec ce chapeau ? 
On dit qu'il ne sortait pas de sa timidité que pour être, sur scène, l'audace même. »
Électrisant hommage à Jimi Hendrix, une pseudo-biographie, même si Lydie Salvayre ne prétend pas avoir écrit une biographie...
Également un superbe portrait d'un pays égocentré et raciste.Atteinte en plein coeur par ce cri, par les mots de Sylvie Salvayre, par sa poésie, par son témoignage bouleversant de justesse, de sincérité et de vérité.Opus poignant, écrit avec fougue et franchise, qui m'a traversée, émue aux larmes.
Un conseil : ne passez pas à côté de ce livre !
 « L'hymne sacré, symbolique, scrupuleusement respecté, l'hymne régimentaire qui avait envoyé son ami Larry Lee se faire trouer la peau dans la jungle du Vietnam, l'hymne qui accueillait en fanfare les GI morts au combat, lesquels arrivaient de Saigon en emballage capitonné, car sacrifier sa vie à a lutte contre le Mal méritait amplement un emballage capitonné, la partie reconnaissante ne reculant devant aucun sacrifice, l'hymne sanglé de la tradition, l'hymne engoncé dans son uniforme, l'hymne bêlé à l'école, en cadence, un-deux, l'hymne vidé de sa substance et braillé sur les stades. Oh dites-moi pouvez-vous voir dans les lueurs de l'aube ce que nous acclamions si fièrement au crépuscule, l'hymne qu'on chantait sans l'entendre, depuis le temps, l'hymne embaumé, l'hymne empoussiéré, l'hymne pétrifié de la nation, il l'empoigna, le secoua, et aussitôt en fit jaillir une liberté qui souleva l'esprit. »



« Un cri lancé au ciel. 
Un cri si intense, si véhément, d'une puissance d'entraînement telle qu'il traversa l'épaisseur du temps, traversa tous les blocs de résistance qui obstruent la mémoire, jusqu'à m'atteindre, jusqu'à nous atteindre en plein coeur, et à nous traverser.
Il résonne encore aujourd'hui.
Et son pouvoir d'interpellation reste intact.
Mieux encore, c'est aujourd'hui peut-être, 
puisque le temps parfois peut apporter des roses, 
ainsi que le disait Carlyle à sa manière enrubannée,
c'est aujourd'hui qu'il nous est le plus nécessaire.
Car où entend-on aujourd'hui un hurlement de cette portée 
qui se lève contre l'horreur et redonne vie à nos vies ?
Où entend-on aujourd'hui une protestation 
qui ait cette force à décorner les bœufs
 et qui soit audible par tous ? 
Où entend-on aujourd'hui une conflagration de cette ampleur 
qui nous alarme aussi abruptement sur la démence du monde 
et qui nous interroge aussi abruptement sur notre maintenant ?
Le monde serait-il devenu si beau, si juste et si pacifique 
qu'un hurlement pareil au sien serait absurde ? [...]
Ou notre abdication serait-elle si total que nous n'aurions plus à nous insurger ? »
gg

« Il fut, le 18 août 1969, l'audace même.
Il fit ceci : il s'empara de l'Hymne et il le retourna.
Il eut ce front.
Il prit ce risque.
L'hymne entonné en préludes aux allocations du président Nixon, l'hymne qui résonnait lors des célébrations de tuerie héroïques, l'hymne intouchable, l'hymne immuable, l'hymne de la superpuissance blanche classée n°1 au hit-parade des pays producteurs de bombes, de napalm, au phosphore, à la dioxine, au graphite, tritonales, à fragmentation, à guidage laser, à sous-munitions, il y en avait pour tous les goûts, l'hymne d'amour de la patrie, car amour et patrie sont deux mots qui parfaitement s'accolent (j'ai à l'esprit un autre verbe que je n'ose pas écrire), l'hymne des braves boys qui savaient opposer leur mâle résistance à la propagation communiste avec l'aire miséricordieuse de Dieu et suivant la méthode imparable du search and destroy encore appelée civilisation, cet hymne-là, il s'en saisit et il le renversa.
Il faut beaucoup de chaos en soi pour accoucher d'une étoile qui danse. Hendrix fut celui qui, parce qu'il avait vécu le pire, fit danser les étoiles sur la bannière américaine.   
Car ce matin du 18 août, à Woodstock, Hendrix fit entendre un cri insoutenable, insoutenablement beau, et paradoxalement libérateur.
Un cri plus fort que tous les mots, un cri d'effroi devant la vie menacée par la folie guerrière et d'espoir increvable.
Un cri qui déchira l'espace, un cri aux accents inconnus, un cri qui était comme une incantation aboyée dans un monde infernal, comme un sanglot terrible.
Un cri lancé au ciel.
Un cri si intense, si véhément, d'une puissance d'entraînement telle qu'il traversa l'épaisseur du temps, traversa tous les blocs de résistance qui obstruent la mémoire, jusqu'à m'atteindre, jusqu'à nous atteindre en plein coeur, et à nous traverser.
On dit que la voix d’Orphée faisait miraculeusement se coucher les bêtes. Le cri de Hendrix fit tomber en un instant, ce matin du 18 août 1969, à Woodstock, des murs entiers d'indifférence et d'amnésie.
Hendrix alla son chemin et garda le calme de ces insensés dont rien, sinon la mort, ne menace la passion. Cela pourra paraître grandiloquent à ceux qui sauront jamais (non-savoir auquel nous compatissons vivement), qui ne sauront jamais ce qu'est ce feu qui vous saisit de part en part et vous rend insensible aux ordinaires turpitudes, que ce feu ait pour nom musique ou poésie ou science ou je ne sais quoi d'impossible. 
Le cri que Hendrix fit entendre [...], ce cri continue aujourd'hui de crier et de défier le temps. C'est cela surtout que je voudrais dire à propos de The Star Spangled Banner. Qu'il fut un cri, un cri libre, un cri de refus, un cri de refus qui concentra tous les refus d'une jeunesse que l'avidité, la brutalité et e prosaïsme de la société d'alors révulsaient jusqu'à la nausée, un cri dont l'impact, quarante années après, vient encore fissurer la gangue de nos coeurs.
Hendrix mourut en même temps que mourait une époque qui avait cru, déraisonnablement, que le pouvoir des fleurs désarmerait les mains les plus militaires. Hendrix, à Woodstock, incarna, d'une certaine façon, la fin de ce monde, et son deuil. Il fut ce feu d'espoir qui brûla sur lui-même. Et il en fut les cendres.Est-ce qu'on est déjà demain ou est-ce la fin du monde ? demandait-il. Hendrix, dans une sorte de prescience, avait compris que nous étions déjà demain et que c'était la fin du monde. Il avait compris que la paix et le bonheur qu'il souhaita à la foule, ce matin du 18 août 1969, à Woodstock, que cet idéal impossible auquel un génération avait éperdument aspiré était condamné à mourir. »

Quatrième de couverture

     Le matin du 18 août 1969, à Woodstock, Jimi Hendrix joua un hymne américain d’une puissance quasiment insoutenable.

     Parce qu’il avait du sang noir et du sang cherokee mélangé de sang blanc, parce qu’il était donc toute l’Amérique, parce que la guerre au Vietnam soulevait en lui un violent mouvement de refus que toute une jeunesse partageait, parce que sa guitare était sa lady électrique, sa passion, sa maison, sa faim, sa force et qu’il en jouait avec génie, Jimi Hendrix fit de cette interprétation un événement.

     Revenant sur ce moment inoubliable, Lydie Salvayre tire les fils de la biographie pour réécrire la légende de Jimi, sa beauté, sa démesure, mais aussi sa part sombre, ses failles et la brutalité du système dont il était captif et qui finirait un jour par le briser.

Éditions Seuil, août 2011
241 pages

La faille du temps ★★★★☆ de Jeanette Winterson

« Après cinquante ans, nus découvrons
avec surprise et un sentiment
d'absolution suicidaire 
que nos intentions et nos échecs
auraient pu ne jamais arriver -
et doivent être mieux réalisés.
« Pour Sheridan », Robert Lowell »

Jeanette Winterson revisite « Le conte d'hiver » de William Shakespeare. C'est donc l'histoire d'une enfant abandonnée, perdue que reprend l'autrice et qu'elle situe à notre époque. 
Un court résumé du conte d'hiver original écrit par W. Shakespeare attend le lecteur en début du livre; place ensuite à l'adaptation contemporaine de Jeannette Winterson. On vole un peu à vue au début de l'histoire car il n'est pas chose aisée de resituer les personnages. Mais très vite la faille du temps se matérialise et nous happe jusqu'au dénouement. Quand l'ordre établi est bouleversé, que la jalousie nécrose et tourne à l'obsession, que la folie rôde, que le chaos est inévitable, que le désespoir s'invite ... il y a l'amour pour absorber la chute, réparer, réconcilier, sortir des torrents et cheminer vers la résilience. 
Très belle histoire, modernisée avec talent, à mon avis.
J'ai beaucoup apprécié les mots de l'autrice en fin d'ouvrage qui éclairent sur son choix de reprendre cette grande oeuvre.
« J'ai écrit cette reprise parce que cette pièce m'habite depuis plus de trente ans. Elle m'habite parce qu'elle fait partie des écrits et de cet univers sans lesquels je ne pourrais pas vivre, une pièce en dehors de laquelle je ne pourrais pas vivre.Cette pièce parle d'une enfant trouvée. Et j'en suis une. Cette pièce parle du pardon et des futurs possibles - de la façon dont le pardon et le futur sont liés dans les deux sens. Le temps est bien réversible. »
Je lance un appel : Suis à la recherche de la vidéo de la mise en scène de Pierre Pradinas dans laquelle Romane Bohringer joue Hermione et est bouleversante. Cette pièce a été jouée à la cartoucherie en 2003. theatreonline/Le-Conte-d-hiver 

« C'est moi. Shep. Je suis un homme sans histoire et je vis avec mon fils, Clo. Il a vingt ans. Il est né ici. Sa mère était canadienne d'origine indienne. De mon côté, je suis arrivé sur un navire négrier - OK, pas moi, mais mon ADN, si, avec l'Afrique toujours inscrite dedans. Notre ville, La Nouvelle-Bohême, était une ancienne colonie française. Des plantations de canne à sucre, de grandes maisons coloniales, la beauté et l'horreur tout à la fois. Les balustrades en fer forgé que les touristes adorent. Les petits bâtiments du dix-huitième siècle peints en rose, jaune ou bleu. Les devantures des magasins en bois avec leurs grandes vitrines connexes. Les ruelles pleines de portes sombres menant aux filles de joie.Et puis il y a le fleuve. Vaste comme l'était l'avenir. Et puis il y a la musique - toujours une femme qui chante quelque part, un vieux qui joue du banjo. Une simple paire de maracas que la fille agite à la caisse, peut-être. Un violon qui vous rappelle votre mère, peut-être. Une mélodie qui vous donne envie d'oublier, peut-être. Qu'est-ce que la mémoire, de toute façon, si ce n'est pas une méchante chicane du passé ?
Ma femme n'existe plus. Cette personne n'existe plus. Son passeport a été annulé. Son compte en banque fermé. Quelqu'un d'autre porte ses vêtements. Mais elle m'occupe l'esprit. Si elle n'avait jamais vécu et qu'elle m'avait occupé l'esprit, on me traiterait de fou et on m'enfermerait. Dans le cas présent, je suis en deuil.
[...] parfois, il faut bien accepter que votre coeur sache mieux que vous ce qu'il faut faire.
J'apprends à être un père et une mère pour elle. Elle pose des questions sur sa mère et je lui dis que nous ne savons pas. Je lui ai toujours dit la vérité - ou juste ce qu'il fallait. Elle est blanche et nous sommes noirs, donc elle sait qu'elle a été trouvée.L'histoire doit bien commencer quelque part.
C'est l'injustice de la situation qui contraria Leo pendant qu'il payait son amende et les frais de procédure. Leo n'avait pas inventé le capitalisme - son boulot était de faire de l'argent dans un système dont le principe était de faire de l'argent. Ce qui impliquait aussi le risque d'en perdre ; en fait; le krach était un jeu de chaises musicales - tant que la musique jouait, personne ne s'inquiétait qu'il n'y ait pas assez de chaises. Qui veut s'asseoir quand on peut danser ? Il lui était déjà arrivé de perdre des sommes équivalent au PIB d'un petit pays, mais il avait toujours eu le temps de les regagner et plus encore.. Quand la musique s'arrêtait, il avait - temporairement - racheté toutes ses chaises.
- Il y a un vieux diction qui dit que ce qui ne peut être guéri ne peut être pleuré.
- C'est du Shakespeare, dit Tony.
- Le conte d'hiver.

- [...] en ce moment je lis l'autobiographie de Benjamin Franklin. Le gars sur le billet de cent dollars ? Je veux dire qu'on dépense de l'argent et on ne sait rien des gens qui ont leur tête sur les billets. Benjamin Franklin a dit que si on avait choisir entre la liberté et la sécurité, il fallait choisir la liberté.
- J'imagine qu'il ne connaissait pas le terrorisme, à l'époque.
- C'est juste une façon de nous faire peur.
- Je ne suis pas d'accord. Des gens meurent pour de bon.
- Oui, mais un gars avec une bombe dans un sac à dos, ça arrive combien de fois, et à combien de gens ? Alors que ne pas avoir de travail, de maison, de sécurité sociale, d'espoir, c'est le quotidien de millions, voire de milliards de gens. Pour moi, c'est ça la menace. Ça et le changement climatique. Et la guerre, la sécheresse, la famine....
- Justement... Donc c'est bien de sécurité, dont on a besoin. D'un avenir sécurisé.
- Non ! On a besoin d'être libres du contrôle de ces sociétés qui gouvernent le monde pour quelques riches et ruinent l'existence de tous les autres.
Zel s'excluait si souvent de l'endroit où il avait envie de se trouver, pour ensuite regarder bêtement par la fenêtre de son désir, abattu ou blessé, sachant qu'il était le seul responsable de son état, mais reproduisant sans cesse le schéma.
Nos habitudes et nos peurs prennent les décisions à notre place. Nous sommes l'algorithme de nous-mêmes - si vous aimez ça, vous aimerez peut-être aussi ça.
Avec toi dans ce lit trempé de nuit, c'est du courage pour la journée à venir que je recherche. Pour que, quand la lumière se fera, je puisse me tourner vers elle. Il n'y a rien de plus simple. Rien de plus difficile. Et au matin, ensemble, nous nous habillerons et partirons.
Elle marche pour ne plus être immobile. Comme si elle pouvait s'extirper du temps par la marche, le mettre derrière elle, là où il devrait toujours être. Mais elle ne le peut pas parce qu'il est toujours là, juste devant elle, le passé juste devant elle, et tous les jours elle se cogne dedans comme si l'avenir lui claquait la porte au nez.
Et une pierre après l'autre, l'histoire fut révélée, scintillante et concentrée, comme le temps est concentré dans un diamant, comme la lumière est concentrée dans chaque pierre précieuse. Les pierres parlent, et ce qui était silence ouvre la bouche pour raconter une histoire, et l'histoire se grave dans la pierre pour la briser. Ce qui est arrivé est arrivé.
Leo, vous êtes un de ces types qui font le monde tel qu'il est. Je suis un de ces types qui vivent dans le monde tel qu'il est. Pour vous, je suis un Noir comme vous en voyez surtout faire le vigile ou le livreur. Et comme l'argent et le pouvoir sont les choses qui comptent le plus à vos yeux, vous imaginez que c'est ce qui compte le plus pour ceux qui ne les ont pas. C'est peut-être le cas pour certains.... Parce que, vu la façon dont les types comme vous ont organisé le monde, y a qu'un ticket de loto qui pourrait changer les choses pour les types comme moi. Travailler dur et garder espoir, ça ne marche plus. Le Rêve américain est fini.  
Peut-être me souviendrai-je alors que même si l'histoire se répète et que la chute est inévitable, je suis porteuse d'une histoire dont la brève excursion dans le temps ne laisse pas de traces, que j'ai connu une chose qu'il valait la peine de connaître, fougueuse, invraisemblable et à rebours de tout automatisme. Pareille à une poche d'air dans un bateau chaviré. L'amour. Sa taille. Son échelle. Inimaginable. Vaste. Ton amour. Le mien. Notre amour. Authentique. Oui. Et j'ai beau chercher mon chemin dans le noir à la lumière d'une lampe torche, je suis le témoin et la preuve de ce que je connais : cet amour. L'atome et le grain de mon existence. (PERDITA)  »
 

Quatrième de couverture

« Captivant, addictif à la manière d’une bonne série télé. »
The Independent

« Une des plus talentueuses romancières contemporaines, 
Jeanette Winterson, reprend Le Conte d’hiver, et le résultat est un 
roman dont la lecture est un plaisir radieux. »
The New York Times
Par une nuit de tempête à La Nouvelle-Bohême, une ville du sud des États-Unis, un Afro-Américain et son fils sont témoins d’un terrible crime. Sur les lieux gisent un corps et une mallette remplie de billets. Quelques mètres plus loin, à l’abri, un nourrisson. Abasourdis, craignant la police, ils décident de fuir avec l’argent et le bébé. Mais que s’est-il passé avant leur intervention ? Que faisait là cette toute petite fille ? Qui est-elle ?
C’est ce que Jeanette Winterson s’attache à démêler dans cette libre adaptation du Conte d’hiver de Shakespeare. Sous sa plume unique, chacun des personnages de la tragédie prend vie à travers son double contemporain : financier londonien avide, créateur de jeux vidéo, chanteuse à succès, tenancier de club de jazz…

Superbe réflexion sur le pouvoir destructeur de la jalousie et de l’avidité, La Faille du temps rappelle l’intemporalité du génie shakespearien et donne à voir l’immense talent et le prodigieux savoir-faire de la romancière.

Jeanette Winterson est née en 1959 à Manchester et a grandi dans le nord de la Grande-Bretagne. Elle relatera ces années de formation dans Les oranges ne sont pas les seuls fruits (L’Olivier, 2012). Traduite dans près de trente pays, elle connaît depuis Pourquoi être heureux quand on peut être normal ? (L’Olivier, 2012) un immense succès en France.

Éditions Buchet-Chastel, mars 2019
307 pages 
Traduit de l'Anglais (Royaume Uni) par Céline Leroy

dimanche 17 novembre 2019

Le jardin arc-en-ciel ★★☆☆☆ de Ito Ogawa

Une histoire d'amour qui met au rebut les apparences. Une histoire de famille qui suscite quelques belles émotions. 
Un roman polyphonique sucré. 
Un peu trop sucré à mon goût...
Un peu trop de bons sentiments qui m'ont perdue en route.

L'écriture ne m'a pas autant convaincue que lors de mes lectures de « La Papeterie Tsubaki » et « Le Restaurant de l'amour retrouvé ». Elle a manqué de subtilité, de fluidité, de poésie, d'étincelles pour m'embarquer comme je l'aurais espéré. 

Un rendez-vous manqué, cette fois-ci, mais un rendez-vous qui se renouvellera puisque « Le Ruban » d'Ito Ogawa m'attend. Je croise les doigts et espère passer de nouveau un bon moment de lecture avec un de ses romans. 

«  Chiyoko caressait délicatement ma peau, comme si elle m'effeuillait.  [...] elle m'effleurait partout avec douceur, en légèreté, à un rythme agréable. [...] Mes os, ma langue, mon cerveau, mes cheveux, tout a fondu, j'avais l'impression d'être devenue une onctueuse goutte de nectar translucide.
Au début, il s'agissait d'une fuite. Nous avions fui la réalité de toutes nos forces. Nous avions cherché à nous éloigner autant que possible de l'endroit où nous avions vécu. Nous voulions laisser le passé derrière nous. Mais désormais, nous étions acculées. Nous ne pouvions plus ni fuir ni nous cacher. Nous allions nous fixer ici, vivre comme une famille, tous les trois.
Peut-être était-ce parce que nous montrions notre quotidien sans nous cacher. Étonnamment, depuis que nous avions ouvert l'Arc-en-ciel, plus personne ne cherchait à en savoir davantage sur notre relation, ni ne nous regardait d'un mauvais œil. C'est quand on cache quelque chose que cela excite l'attention. Sans doute que si tout le monde se promenait  tout nu, les pervers et les voyeurs se lasseraient.
[...] c'est important de cumuler les petites choses évidentes.
Même en marge, il était possible de prendre racine et de s'épanouir, je voulais le démontrer dans ma propre chair.
Il avait le goût de toute la colère, la rage et la tristesse du monde réunies, brassées au hasard et infusées.
De l'autre côté de la fenêtre, le soleil couchant commençait à darder des feux éblouissants. La chevelure de Chiyoko, baignée d'une lumière couleur de miel, luisait comme des épis de roseau de Chine.
Comme l'érable qui produit du nectar sucré au printemps, de leurs corps de femmes amoureuses émanait en permanence une légère fragrance pareille au miel.
Les vagues sur la grève se sont faites encore plus douces, soulevant une brise légère. Émanant de nulle part, un parfum sucré, comme du nectar concentré de fleurs, s'est répandu dans un murmure, nous emplissant encore plus de bonheur.
Un kumu, c'est un ancien, dépositaire de la sagesse hawaïenne transmise de génération en génération, un personnage à part à Hawaï. Il devait lui faire un lomilomi, un massage traditionnel. Outre le massage, la séance portait sur le corps et l'esprit, on méditait et on lui demandait conseil aussi.
Même dans les lieux les plus ingrats, la vie prospérait.
Jusque là, je croyais qu'au fil des années, en ayant vingt ans, puis trente, puis quarante, on devenait adulte. Mais non. Elles pourraient prendre de l'âge, ressembler à de vieilles mamies croulantes, à l'intérieur, elles auraient toujours sept ou huit ans. On aurait dit des enfants éternellement occupées à cueillir des fleurs et jouer à la dînette. »

Quatrième de couverture

Izumi, jeune mère célibataire, rencontre Chiyoko, lycéenne en classe de terminale, au moment où celle-ci s’apprête à se jeter sous un train. Quelques jours plus tard, elles feront l’amour sur la terrasse d’Izumi et ne se quitteront plus. Avec le petit Sosûke, le fils d’Izumi, elles trouvent refuge dans un village de montagne, sous le plus beau ciel étoilé du Japon, où Chiyoko donne naissance à la bien nommée Takara-le-miracle ; ils forment désormais la famille Takashima et dressent le pavillon arc-en-ciel sur le toit d’une maison d’hôtes, nouvelle en son genre.
Il y a quelque chose de communicatif dans la bienveillance et la sollicitude avec lesquelles la famille accueille tous ceux qui se présentent : des couples homosexuels, des étudiants, des gens seuls, des gens qui souffrent, mais rien de tel qu’un copieux nabe ou des tempuras d’angélique pour faire parler les visiteurs ! Tous repartiront apaisés. Et heureux.
Pas à pas, Ogawa Ito dessine le chemin parfois difficile, face à l’intolérance et aux préjugés, d’une famille pas comme les autres, et ne cesse jamais de nous prouver que l’amour est l’émotion dont les bienfaits sont les plus puissants.
On réserverait bien une chambre à la Maison d’hôtes de l’Arc-en-ciel !

Éditions Philippe Picquier, septembre 2016
 300 pages 
Traduit du Japonais par Myriam Dartois-Ako

vendredi 8 novembre 2019

Face au vent ★★★★★ de Jim Lynch

Une saga familiale maritime, en eaux calmes parfois, agitées un peu plus souvent, en eaux troubles la plupart du temps. Évasion garantie.

Une lecture particulière. J'ai mis/pris du temps à lire ce livre. Un temps  qui se chiffre en semaines, entrecoupé d'autres lectures. Non pas parce que ce livre manquait d'intérêt ou autre, mais parce que, inconsciemment, j'avais envie de rester, de voguer le plus longtemps possible, avec la très attachante famille Johannssen, aux membres hauts en couleur, un "clan de barbares" écrit l'auteur, de continuer à arpenter, indéfiniment, les quais de cette marina hétéroclite, aux parfums emblématiques des bords de mer, et de connaître le secret de Ruby, jeune femme forte et solide, extraordinaire, un petit miracle, la soeur de Josh, le narrateur. Un secret qu'elle a gardé longtemps en elle, et qui a ébranlé toute sa famille.
Et enfin, une évidente envie de continuer à me noyer dans le quotidien de Josh, un type bien, un de ces types « qui réparent les problèmes de gens pendant leur temps libre », un gars sympathique « [aux] traits anguleux, aux cheveux en bataille et au regard de cocker [qui le] rendaient séduisant aux yeux de toutes les filles qui craquaient pour les chiens perdus », d'arpenter "Sunrise", le quartier où il vit, et d'où se dégage une impression de douce vulnérabilité, de rire aux blagues de ses amis et collègues, de pleurer aussi parfois, et de l'accompagner dans sa quête de l'Amour.
« Peu d'endroits deviennent plus hétéroclites qu'une marina qui accueille des résidents. Il y avait là quelques travailleurs indépendants, une poignée de fonctionnaires, un globe-trotteur occasionnel et un grand nombre de rêveurs, d'excentriques, de mordus et d'anciens taulards comme Trent. Personne ne savait si c'était son prénom, son nom de famille ou un faux nom, et la typographie élégante de sa carte de visite proclamait qu'il dispensait des cours payants dans différents domaines : tree climbing, nage en eau libre, planche à voile et disc golf. Ajoutez à tout ce beau monde deux lesbiennes, plusieurs camés, un couple de nudistes du troisième âge, un narcoleptique que nous surnommions Rem, une ancienne religieuses prénommée Georgia qui vivait sur un grand catamaran noir, et vous aviez mon quartier. »
Le portrait de Josh par Ruby, sa soeur, ça donne ça, alors qu'elle s'adresse à leur père :
« C'est lui qui voit toujours ce qu'il y a de mieux chez chacun de nous, particulièrement de toi. [...] Et c'est lui aussi qui croit qu'il peut réparer tout ce qui est cassé, même s'il sait que ça cassera encore, probablement. C'est notre confident et notre complice, et je parie qu'il en fait autant pour un tas d'autres gens. Il essaie toujours, même quand c'est peine perdue, de se débrouiller pour que chaque chose, chaque personne, reste intacte. Voilà son ambition. Mais elle est tellement différente de la tienne, que tu ne la vois même pas. »
Il y a beaucoup d'humanité dans ces pages. Une histoire de famille pas banale, un peu bancale,  en plein big bang, intelligemment écrite, et au contenu dense et riche, scientifique, écolo et politique.
J'ai appris que "marquer" une personne dans une course, c'était le priver de vent. Je ne sais pourquoi, cela m'a marquée, justement ! J'ai aimé cette brise hasardeuse qui m'a fait naviguer sur un territoire que je ne connais pas : les sports nautiques, oui, quand le corps est plongé dans l'eau, ça je connais bien et je kiffe. Mais le corps en activité, sur un élément qui flotte sur l'eau, je sais pas faire ! Et je n'y connais rien. Un chouia plus, après cette lecture. En théorie !
J'ai aussi ajouté à ma liste lectures, "Un parfum de Jitterbug" de Tom Robbins, sur les conseils d'une des potentielles futures nanas de Josh, et à ma liste envies diverses, grâce à Noah, un autre personnage du livre : voir "La Marche de l'Empereur" en version américaine avec la voix off de Morgan Freeman.
Dans la famille Johannssen, je demande la mère. Grâce à elle, je me suis sentie un peu plus près des étoiles.
« Elle m'avait entraîné dans sa passion pour l'astronomie, insistant à un moment donné pour que je prenne le temps d'imaginer ce qu'avait dû ressentir Edwin Hubble en 1925 quand il avait découvert que l'univers était en expansion, que les galaxies s'éloignaient les unes des autres, de plus en plus vite. »
En parlant d'étoiles : j'ai attribué cinq étoiles à ce livre. Mettre moins ne serait pas le reflet de mon ressenti, de mon enthousiasme, tout au long et après cette lecture. Pourtant, je me doute, que ce n'est pas un livre qui plaira à tous; le vocabulaire y est parfois très technique : technicité de certaines longues descriptions qui pourront peut-être larguer, dérouter moult lecteurs, j'en ai conscience, mais malgré tout, ce livre est pour moi brillant et a représenté un très très bon moment de lecture, d'escapade. 

Levez les voiles et partez pour une belle et mouvementée régate en compagnie de la famille Johannssen, une famille aux origines islandaises, qui semble être, au premier abord, hors du commun. Une famille, pourtant, proche de celle de tout un chacun ! Quelle famille n'a pas été victime d'une déchirure, d'une fracture, d'un séisme à un moment ou à un autre de son histoire ? La famille Johannssen vole en éclat pour une histoire de course de voiliers, « d'une seule seconde et d'un mouvement de barre spontané, en fait. » Mais combien « se déchirent pour des histoires d'argent, de trahison et d'abus, pour des histoires de ressentiments, d'infidélités et de malentendus, parce que les gens sont des crétins. »

Thanks Jim Lynch & Jean Esch ! What a great pleasure it has been ! 


« EINSTEIN n'était pas un grand navigateur, et peut-être même pas un navigateur médiocre. Il ne faisait ni courses ni croisières, mais il comprenait cet agréable mélange d'action et d'inaction, le frisson qu'il y a à glisser dans la béatitude scintillante au coucher du soleil. Beaucoup d'entre nous y ont succombé. Sur l'eau, nous nous sentons compétents, exaltés, et le bonheur dure jusqu'au moment où nous débarquons, quand nous trébuchons sur le trottoir, que nous ne trouvons plus nos clés de voiture, que nous nous souvenons que notre jardin est envahi de mauvaises herbes, qu'il y a cinq centimètres de mousse sur le toit, qu'il faut changer les piles des détecteurs de fumée, qu'un rat est mort à l'intérieur du mur et que notre mère aimerait qu'on habite plus près d'elle. Au moins, quelqu'un a envie de nous voir plus souvent. Mais nous, nous aimerions nous voir plus souvent sur un  bateau aux lignes pures, avec une coque bien propre et des voiles neuves gonflées par le vent.Suis-je en train de nous comparer à Einstein ? Oui. Les voiliers attirent les cinglés et les génies, les romantiques auxquels leurs bateaux offrent une image rebelle. Nous succombons à tout cela, mais ce que nous avons du mal à saisir, c'est qu'il ne s'agit pas des bateaux en eux-mêmes, mais plutôt de ces moments inexplicables, sur l'eau, quand le temps ralentit. Toute cette industrie repose sur une sensation, une émotion. C'est rarement le cas, non ?
Diriger un chantier maritime, c'est comme travailler dans un hôpital psychiatrique. Nous compatissons à coups de hochements de tête et de grimaces. Nous faisons de la figuration dans des fantasmes et des illusions.
[...] tous ces termes tournoyer dans ma tête. Une expression qui avait toujours un sens était naviguer vent arrière. N'importe qui pouvait visualiser le plus ancien et le plus simple des moyens de navigation : hisser une peau de bête au-dessus du radeau et laisser le vent vous pousser sur l'eau. Depuis, cet art a été perfectionné à coups de spis gonflés et de coques bondissantes, mais naviguer vent arrière est devenu filer vent arrière, ou mieux encore, au portant, une expression qui ressemblait à une phrase tirée du mythe d'Atlas ou aux premiers mots d'une fable menaçante. J'avais tendance à m'attarder un peu trop sur ce genre de choses, je l'avoue. Père me traitait d'intellectuel, ce qui n'était pas un compliment dans sa bouche. Il me classait dans le camp de Mère, en guerre contre lui et tous ceux qui agissaient. Les intellectuels, m'avait-il dit, ne remportent pas de régates. 
À cette époque, elle était encore douce comme un bébé et plate comme un garçon sous un T-shirt Madonna qui provoquerait sa consternation plus tard quand elle se verrait sur les photos.
[...] je regarde là où veut aller le vent.
Cadre technique, il avait commandé tous les gadgets électroniques existants, jusqu'à ce que son skipper informatisé puisse pratiquement piloter son yacht d'une marina à l'autre. Mais lors de sa troisième sortie - durant une poussée d'orgueil postcoïtal alimentée au single malt - Dodd avait débranché le pilote automatique et tenu la barre pour de bon, jouissant de son sillage impérial et du vrombissement de son moteur twin 450 qui sniffait 180 dollars de gas-oil à l'heure, et il fonçait presque à plein régime, debout sur son fly-bridge tel Zeus, quand le sonar s'était mis à sonner. Je l'emmerde, s'était-il dit. Il voyait sacrément bien où il allait, au moment où son joujou de vingt-trois tonnes avait percuté le pourtant bien signalé mais immergé Wyckoff Shoal à une vitesse de dix-sept nœuds, éventrant la transmission et projetant Candy - sa maîtresse - à l'autre bout de la cabine en dessous, lui brisant la clavicule gauche.- Remettez mon bateau en état le plus vite possible, nous a-t-il dit, même que Jack l'avait informé que le montant des réparations atteindrait probablement les soixante-dix mille dollars. Je commençais juste à prendre le coup de main. Ça fait partie de moi maintenant, vous comprenez ? Je suis capitaine de bateau.
- Apparemment, ai-je dit, le polystyrène dégage des produits chimiques. Et elle affirme qu'on peut en mourir. Je me suis renseigné. Le styrène est interdit en Californie. C'est le même truc qu'ils utilisaient pour les Lego.
- Moi, je suçais mes Lego, dit Noah. Et j'ai survécu.
- Pour l'instant, ai-je fait remarquer. Ça ne la gêne pas que je n'aie pas de diplôme et que je sente l'huile de vidange, dit-elle, mais elle ne peut pas tolérer, c'est le mot qu'elle a employé, que je boive dans des gobelets en polystyrène. C'est le signe, selon elle, qu'on ne sera jamais compatibles.
- Ou le signe qu'elle est complètement cinglée, suggéra Mick.
Le problème est que j'avais envie de tous les sauver. Sloops, ketchs, hors-bord, je ne pouvais résister. Tout aussi peu sélectif avec les femmes, je les aimais petites et grandes, maigres et potelées, discrètes et effrontées, intelligentes et simplettes, saines d'esprit et cinglées. Je n'étais pas obsédé par les culs, les nichons ou les coudes. J'étais plutôt attirer par un rire, ou peut-être une voix, car je savais qu'elle pouvait devenir la bande-son de mon existence. Les femmes les plus intelligentes semblaient percevoir presque immédiatement mon manque de discernement et de suite dans les idées.
[Ma mère] avait rédigé pour le magazine Sail un article qui avait dérouté des milliers de personnes en combinant les lois du mouvement et de la dynamique des fluides avec les forces de la pesanteur, de la torsion, de l'énergie cinétique, du vent, de la portance et de la traînée pour expliquer la science qui se cachait derrière le sport. Aussi technique fût-elle dans son approche - "l'eau est huit cents fois plus dense que l'air"- elle mettait en garde : ses équations emmêlées étaient des simplifications excessives, car dès qu'un bateau tangue ou que le vent se lève, les calculs changent de nouveau. Autrement dit, dès que vous pensez avoir enfin saisi la physique de la navigation, un autre facteur entre en jeu et vous replongez dans la confusion.
À un moment donné, presque tout le monde m'avait charrié parce que j'étais un médiocre régatier. Un Johannssen qui ne sait pas naviguer ? C'était comme être la fille d'Aretha Franklin et ne pas avoir d'oreille ou être le fils idiot d'Einstein.
Le grand Leif Eriksson a mis le cap vers l'Amérique du Nord en l'an 1001, plusieurs siècles avant que le très surestimé Christophe Colomb s'y échoue et annonce au monde entier qu'il avait découvert cet endroit, voilà pourquoi on devrait célébrer la fête de Leif Eriksson, au lieu de lever notre verre à la santé d'un ambitieux arrivé deuxième, presque cinq cent ans après le vainqueur ! [...] des tas d'indiens l'avaient déjà découverte.
Ce que les gens ne saisissent pas, affirmait Ruby, c'est qu'il y a uniquement quatre mille (quarante mille, en fait) Islandais aux Etats-Unis, ce qui les rend encore plus rares que les requins à deux têtes (ça n'existe pas) et les gens comme Grumps encore plus exotiques, d'autant qu'il est parent du Grand Leif Eriksson ! (Totalement faux.)
JE ME SENS HEUREUX, LÉGER, DÉTACHÉ DE TOUT ET MAÎTRE DE TOUT À LA FOIS , COMME LORSQUE TOUTES LES DETTES SONT EFFACÉES D'UN COUP D’ÉPONGE ET QU'ON PEUT VIVRE ALORS SA VIE. (Citation de Moitessier)
La plupart des gens ne s'intéressent guère au vent. Demandez-leur d'où il vient et pourquoi il va là ou là, et ils hausseront les épaules. Sauf notre mère. Le vent, nous expliquait-elle, naît généralement lorsque la chaleur du soleil modifie la densité et l'humidité de notre atmosphère. À neuf ans, j'avais mémorisé ça : le vent est la conséquence d'une variation.Et sans vent, comment la planète ferait-elle pour s'exprimer ? Si le calme plat était la norme, les arbres ne se balanceraient pas. Les lacs seraient aussi plats et mornes qu'une défonce à la Thorazine. La ville la plus venteuse au monde est Wellington, en Nouvelle-Zélande, où le vent souffle en moyenne à une vitesse de seize nœuds sur une année. Mais la moitié du temps, la moyenne dépasse les trente nœuds. Résultat, les gens fuient cet endroit, hein ? Que nenni ! Wellington compte parmi les destinations les plus prisées au monde. L'endroit le moins venteux sur terre ? Oak Ridge, dans le Tennessee. Moyenne des vents : trois nœuds, à peine un pet de souris. Lieu idéal pour les lunes de miel et les stages de yoga, alors ? Que nenni ! C'est là qu'ils ont construit des abris antiatomiques parce que personne ne veut y vivre.
Les voiliers et les femmes. Quelque chose disjoncte chez les hommes, à ce niveau-là. Il y a quelque chose de si irrésistiblement féminin dans les voiliers, que les hommes oublient que ce sont des objets. Sinon, pourquoi les plus bourrus des loups de mer baptiseraient-ils leur bateau Roxanne ou Juliette ? Ce n'est pas seulement de l'amour, c'est du désir. Croyez-moi, il se passe là une chose étrangement charnelle. Les voiliers excitent. (extrait du chapitre "Porno maritime")
[...] Viagra vous envoie en solitaire sur un voilier, sans vent, pourtant votre foc est curieusement gonflé, car en fait votre voilier est remorqué, puisque vous êtes un acteur qui ne sait pas naviguer. Pourquoi Viagra préconise-t-il d'avoir la trique en pleine solitude, c'est un autre mystère. Néanmoins, à la fin de la pub, tandis que le faux navigateur glisse vers le port et que défile un avertissement indiquant que ces comprimés peuvent provoquer cécité, surdité et érections permanentes, il affiche un tel contentement qu'on s'attend presque à le voir allumer une Marlboro. Déroutant ? Oui, mais cela signifie que les génies du marketing qui sévissent dans le commerce de la bandaison savent comment exploiter le schéma mental particulier des hommes dès qu'il est question de voiliers.
Pensez au Porno maritime. C'est l'objet de milliers de mails envoyés chaque jour, dans lesquels des hommes partagent les photos des bateaux qui les font fantasmer. Des images croustillantes en très haute résolution de coques plantureuses, d'intérieurs chics et de poupes à faire saliver. Écoutez attentivement les hommes parler des bateaux de leurs rêves et vous entendrez l'infidélité dans leurs voix.
Moi-même, je trouvais que ce n'était pas juste de la voile. C'était davantage un héritage, comme si des générations de génétique, d'ambitions et de traditions avaient bouillonné pour atteindre ce point culminant.
[...] pour chaque action, il existe une réaction égale et opposée. 
J'ai un boulot en plein air, sur une magnifique montagne. Pourquoi est-ce que je retournerais m'enfermer dans un hangar pour poser de la laine de verre ?Loyauté, fut le mot qui sortit de ma bouche.
J'étais si peu politisé à la fin de 1999, que les échauffourées autour de l'OMC me déconcertèrent. Quel genre de manifestation pouvait inciter les gens à lancer des pierres sur le magasin Niketown de Seattle et à bloquer les carrefours avec des baleines gonflables ? Aux infos, les images du centre-ville semblaient avoir été filmées lors d'une insurrection à l'étranger. Et les commentaires alternaient rapidement entre la consternation face aux actes de vandalisme et la colère de voir des policiers frapper des citoyens. L'indignation redoubla quand une équipe de télévision fut bombardée de gaz lacrymogènes. Maintenant, toutes les chaînes mettaient en cause le comportement des flics.  
Ceux qui rendent impossible une révolution pacifique rendront inévitable une révolution violente.
La police enquête sur ma femme qui observe les étoiles, pendant que des émeutes se déroulent dans le centre, c'est logique.
Si je devais choisir une seule et brève vidéo de Grumps, je garderais peut-être ce moment, pour la concentration et le plaisir qui s'emparaient de lui quand il tirait la première bouffée d'un cigare, le faisant rouler entre son pouce et son index, comme pour évaluer sa symétrie, approchant son nez de la fumée avant de se redresser, massant sa hanche d'un mouvement circulaire, glissant son pouce sous sa chemise pour se gratter la colonne vertébrale, et expirant enfin, très lentement, avant de distribuer du pain rassis aux oies.[...] J'ai passé toute mon existence dans cette belle ville, et la plupart des gens qui me connaissent diraient que je suis quelqu'un de raisonnable, déclara-t-il devant la Commission des parcs et jardins publics. Et je ne suis pas venu ici dans le but de vous comparer à des nazis. Mais après avoir appris votre décision de tuer systématiquement des milliers d'innocents et magnifiques oiseaux, je ne vois pas de meilleure façon de vous décrire.
La plupart des gens n'ont jamais navigué. Alors, quand vous les emmenez en mer, ils portent des chaussures mal adaptées, ils vous appellent Achab ou Bligh. Ou bien, ils sont particulièrement nerveux, ils citent Whitman - Oh, Capitaine ! mon Capitaine ! - et crient Bon voyage ! Ou ils parlent comme des pirates, en se croyant originaux : Arrrgh ! Faites passer cette gueuse sous la quille ! Ils proposent de vous aider, mais en réalité, ils veulent savoir où ils peuvent s'asseoir, à quoi ils peuvent se tenir et à quel moment vous allez leur apporter à boire. (je suis démasquée, sur le dernier point également !)
Dans l'univers de Newton, le temps et l'espace étaient constants, mais Einstein a débarqué en disant : Attends un peu, Isaac ! Je ne crois pas. La vitesse de la lumière - 300 000 km/s - est la seule constante sur laquelle on peut vraiment s'appuyer. Et je suis d'ailleurs à peu près sûr que l'énergie et la masse sont reliées par la racine carrée de la vitesse de la lumière.Alors que les scientifiques débattaient de ses abstractions déroutantes, une éclipse solaire lui offrit enfin une scène mondiale pour prouver ou invalider ses envoûtantes hypothèses, selon lesquelles la gravitation tordait la lumière et déformait le ciel nocturne bien plus qu'on ne le croyait et que la grille cosmique de Newton, que tout le monde acceptait depuis longtemps, était une simplification excessive.
Le 29 mai 1919, la lune masqua le soleil pendant un pu plus de sept minutes, et le ciel s'assombrit suffisamment pour permettre de mesurer la différence entre la position réelle et la position apparente d'une étoile située légèrement derrière le soleil. Cette étoile n'aurait pas être visible de la terre. Mais parce que l'aspiration gravitationnelle du soleil courbait la lumière de l'étoile tout autour, dans les proportions exactes prédites par la théorie générale de la relativité d'Einstein, l'étoile apparaissait non pas derrière le soleil obscurci, mais à côté. Cette compréhension beaucoup plus nette de la gravitation changea du jour au lendemain la manière dont l'homme voyait le cosmos.
Ils nous acclament l'un et l'autre : vous parce que personne ne vous comprend, moi parce que tout le monde me comprend. (de Charlie Chaplin à Einstein)
GPS [...] il calculait son emplacement en triangulant les signaux émis par des satellites. Toutefois, pour être précis, il devait savoir combien de temps mettaient ces signaux à lui parvenir, au millionième de seconde près, ce qui était très délicat, car les satellites se déplacent et leurs signaux traversent la gravitation terrestre. Obtenir des données exactes aurait été impossible, précisa-t-elle, si Einstein n'avait pas calculé que la gravitation terrestre accélérait le temps, très légèrement, devançant le satellite de trente-huit millionièmes de seconde par rapport au temps terrestre. Sans ces calculs, les erreurs grandiraient d'heure en heure, et un GPS ne servirait plus à rien.Nous savons où nous sommes grâce à Einstein.Moi, ce que je savais, c'était que notre mère avait le béguin pour le cerveau d'Einstein.
La vérité vous apportera la liberté, mais elle risque d'abord de vous faire chier. (Gloria Steinem)
La recherche de la vérité et de la beauté est une sphère d'activité dans laquelle nous avons le droit de rester des enfants toute notre vie. (Einstein)
- Je comprends que ça t'intéresse, mais pourquoi ça t'excite ? avait-elle demandé. Qu'est-ce que les maths ont apporté à la psychologie, à la philosophie ou même à la biologie ? Et la physique, en gros, ne parle que de la scène sur laquelle se déroule la tragédie humaine, non ?
Mère avait rougi comme si on l'avait giflée.
- Essayer de comprendre l'univers physique, avait-elle rétorqué les dents serrées, a toujours été la plus grande des tragédies humaines.
Et soudain, le sentiment de familiarité s'est envolé, nous ressemblions davantage à des étrangers, nos transformations et nos différences apparaissent comme des vergetures dans la lumière déclinante, mais peut-être percevais-je ce qui allait se produire et non pas ce que j'avais devant les yeux. J'ai observé Bernard, à la recherche d'autres cicatrices, de tatouages ou de tout autre indice permettant de deviner ce qu'il avait fait, tout en m'inquiétant de ce que Ruby avait trop maigri.
Les scientifiques possèdent leurs propres théories. Les fans de La Grande Déchirure affirment qu'un univers en expansion finira par tout démolir : les étoiles, les planètes et même les atomes. Les partisans de La Grande Glaciation imaginent que l'univers en expansion deviendra trop froid pour permettre toute forme de vie, où que ce soit. Le Big Crunch inverse ces équations et affirme qu'une collision gigantesque va produire un Big Bang II, la Suite. Mais tous ces scénarios se déroulent dans des millions d'années et aucun astronome n'oserait prédire en quel siècle aura lieu la fin du monde, et encore moins quel jour.
Étant donné  que la vie sur Terre est possible uniquement grâce à la force d'attraction d'une étoile située à 150 millions de kilomètres, et étant donné que notre inclinaison presque intenable, combinée à l'embonpoint de notre planète, nous fait ressembler à une toupie qui commence à vaciller, comment peut-on croire que cela durera toujours ?C'est un miracle que nous soyons encore là.
Oh, Josh, c'est comme une pièce de théâtre : il faut tout voir pendant que ça se passe sur scène, car ensuite, tout disparaît. »
 « Aux dernières nouvelles, il travaillait sur le Mont Rainier,
il portait secours aux alpinistes qui se retrouvent coincés
et comptent sur l'argent des contribuables
pour qu'on vienne les sauver. »


Quatrième de couverture

Dans la famille Johannssen, la voile est une question d’ADN. Installés au cœur de la baie de Seattle, le grand-père dessine les voiliers, le père les construit, la mère, admiratrice d’Einstein, calcule leur trajectoire. Si les deux frères, Bernard et Josh, ont hérité de cette passion, c’est la jeune et charismatique Ruby qui sait le mieux jouer avec les éléments. Seule sur un bateau, elle fait corps avec le vent. Mais lorsqu’un jour elle décide d’abandonner cette carrière toute tracée, la famille explose. Bien des années plus tard, les parents se sont éloignés, Bernard a pris la fuite sur les océans, Ruby travaille dans l’humanitaire en Afrique. Quant à Josh, il cherche inlassablement son idéal féminin sur un chantier naval à Olympia. Douze ans après la rupture, une ultime course sera l’occasion de retrouvailles risquées pour cette famille attachante et dysfonctionnelle.

Oscillant sans cesse entre rires et larmes, le roman de Jim Lynch donne une furieuse envie de prendre le large.

Une histoire de famille brillamment construite... Une lecture exaltante.
THE WASHINGTON TIMES
Éditions Gallmeister, janvier 2018
361 pages 
Traduit de l'américain par Jean Esch

lundi 4 novembre 2019

La part du fils ★★★★★♥ de Jean-Luc Coatalem

« Nous ne sommes que la mémoire que nous avons. »
José Saramago

De la Bretagne à la Grande-Bretagne, d'un continent, d'un océan à un autre, d'une île à une autre, d'un département à un autre, de la petite histoire à la grande Histoire, d'une époque à une autre, d'un conflit à une autre guerre, d'une génération à l'autre, d'une génération sur l'autre, J.L.C. nous embarque dans son récit, son histoire, son drame, à vif, qu'il ira chercher parmi les ombres. C'est un lourd et immense dossier qu'il nous dévoile, qui se construit sous nos yeux et qui, nous happe. 
Il se glisse effectivement parmi les ombres, et avec talent. Il part sur les traces de son grand-père« un inconnu familier, disparu trop tôt et mal »« [avalé] par les geôles, les camps...»« un frère perdu que seuls des mots exacts peuvent ranimer. »  Il écrit pour « lui rendre ses contours et son allure », pour « comme ces gravures médiévales où la mort danse avec le vif, entrer à [son] tour dans la ronde...».

Je me souviens d'un passage somptueusement bien écrit, vrai, dur, sur les tranchées, à couper le souffle, à ébranler l'âme. D'autres relatant avec précision et exactitude, l'organisation de la Résistance mise en place pour faire face aux Boches, en France et en Angleterre. 
Des paysages bretons décrits avec sensibilité, délicatesse et émotion, la brise marine enivrante et la roche dentelée, et nous...lecteurs, spectateurs de ce paysage escarpé, de ce récit tout aussi escarpé, escamoté qui nous emmène sur les traces de Paol, ce grand-père disparu...

Paol est l'histoire de J.L.C., elle est aussi celle de sa famille. Son oncle Ronan, le "free frenchie londonien", au regard droit, altier et rageur.
« Comme ceux qui avaient connu les sables et les rizières, les geôles, la clandestinité et les services secrets, Ronan ne s'exprimait guère, ce qu'il avait vécu dépassait le vocabulaire commun. La guerre avait été son métier, le silence un sacerdoce, il avait été là où la Légion combattait . « Un mépris absolu du danger », précisait son matricule. [...] Aujourd'hui, même si les silhouettes s'estompent, que les enjeux se sont effacés, lorsque je me risque par ce même sentier qui s'entortille au-dessus de la grotte Absinthe et des anses discrètes, comment ne pas songer à lui ? Sculpté par le vent jusqu'à imiter un idéogramme, ce pin de Monterey qui défie l'à-pic de la falaise l'aura vu passer, si jeune, courant vers son destin...»
Son père, Pierre, un aventurier au coeur lourd, dont l'auteur aurait espéré de l'aide, de l'empathie devant cet immense projet de reprendre la vie de son grand-père ... « [...] la vie d'un homme était celle de tous les hommes, et la peine d'un père, celle de tous ses fils. »
« Cette histoire avait fini par sédimenter en lui, le silence était son deuil. Impossible d'approcher, de tourner autour, d'en parler de manière intelligible. Pierre coupait court, éludait, rechignait. Faisait barrage. [...] ce qui avait bouleversé mon père me faisait souffrir à mon tour, c'était devenu mon héritage, ma part [...] Ne rien tenter de savoir, n'était-ce pas les abandonner les uns et les autres, et me perdre à mon tour ? Au fond, à cause de ce manque, n'arriver jamais à me saisir en entier ? »
« Pierre avait pris sur lui, petit garçon au chagrin vissé à l'intérieur qui avait dû grandir, il avait tenté de dépasser le vertige d'être à jamais un enfant sans père, un enfant de déporté, un orphelin qui attend, et il m'avait confié sans le vouloir le relais, le témoin comme on dit dans une course, moi-même plus insolé que les autres, d'un tempérament plus sensible ou plus fragile peut-être, tentant de m'en défaire, en raboutant ce qui ne passait pas...»
Sa grand-mère, Jeanne, veuve de guerre à quarante-deux ans, « [une] beauté poussée au bord de l'abîme [...] elle semblait prise derrière ses yeux d'améthyste dans des rêveries dont nous n'évaluerions jamais ni les tourments ni les bornes. » 

Un scénario intelligent, un beau témoignage, un bel hommage.
Un formidable, colossal et émouvant travail de mémoire
Quel voyage ! Haletant, vivant, troublant, percutant.

Dans le carré final pour le Goncourt, bien mérité. 
Peut-être le futur Goncourt 2019 ? 

Merci Jean-Luc Coatalem, d'avoir écrit cette histoire, votre histoire. Elle est belle, elle est triste, mais elle est belle. J'ai découvert votre écriture avec "Nouilles froides à Pyongyang" que j'avais beaucoup apprécié; je l'ai savourée avec "La part du fils". 
Il y aura d'autres rendez-vous. MERCI.

« C'est une Bretagne qui ne changera pas, un pays d'enfance, où il y aura toujours la flottille des bateaux, les cageots de maquereaux sur le môle, parfois un couple d'espadons et fratrie de pieuvres emmêlées, la forêt des pins, ces criques qu'il faut atteindre en se laissant glisser par une corde, une bai où l'été lui-même vient se reposer, immuable, en même temps qu'eux, dans cette presqu'île qui est comme une île, et ces cinq-là sont à part sur la broderie des landes, presque intouchables, du moins le croient-ils jusqu'au début de la guerre, avant que ne viennent les heures acérées, les heures mauvaises, celles qui blessent et tuent. En attendant, ils clignent des yeux dans le soleil.
Brest est notre cassure, la sienne, la nôtre, la capitale du séisme, Brest est ce qui nous reste, l'eau s'est refermée, le mystère a été bu. « Informer, c'est déjà trahir », murmurait-on durant la guerre. Nous ne parlerons jamais de la disparition de Paol, c'est un « blanc » dans nos conversations, nous évitons ses états de service, ses garnisons, jusqu'à ses adresses à Saigon, à Brest et à Kergat.Longtemps, je ne sus quasiment rien de lui hormis quelques bribes arrachées, ces miettes. Elles menaient toutes au gouffre de l'Allemagne nazie.
À Kergat, le nom de Paol est inscrit sur la liste des victimes de la guerre dans la nef de l'église. Au cimetière, il est gravé en lettres dorées sur le caveau familial qui ne le contient pas. Dans les allées ratissées, ce cône de granit, posé au-dessus d'un vide, est notre amer.
Revenir vers les hiers et les autrefois aurait ravivé sa douleur, et nous ne le voulions pas. Pourtant, en sourdine, nous nous interrogions sur cet improbable grand-père qui, semblable au « roi dormant » du Portugal englouti par les sables maures, aurait dû rentrer un jour, gravir l'escalier d'un pas de somnambule, poser pistolet et barda, nous prendre dans ses bras... et nous ressembler. Mais non. Jamais.
Quels furent ses goûts, ses envies ? Militaire dans l'âme ou chahuté par un appétit d'ailleurs ? Avais-je de cette figure quelques traits, des habitudes, des gestes familiers ? Étais-je un peu lui, et lui déjà moi ? N(avais-je pas, moi aussi, cette manie du cloisonnement, cette propension au silence ?
Qui fut ce lieutenant, dans son uniforme de drap, son image reflétée sur le damier des rizières ? Quelle avait été la tessiture de sa voix ? Aimait-il lire, marcher ou collectionner des objets en jade ? J'étais là pour l'accompagner à rebours, le tenir à bras-le-corps, lui rendre ses contours et son allure. Un petit-fils devenu archéologue.
À travers un vasistas grillagé, l'aube s'insinue, maladive et geignarde.
Là aussi, en tâtonnant, en composant des images possibles, je le vois, et je sais bien qu'il me faut balayer les souvenirs de films héroïques, ceux qui repassent à la télévision, pour ne garder que la nudité des choses et des faits, l'enchevêtrement du cauchemar où le corps se débat  [...] l'angoisse serre le ventre; la chiasse troue. Que peut-on devenir une fois dénoncé et tombé là ? Officier, ancien combattant, donc ennemi potentiel, qui l'en sortirait ? Personne. Hormis un miracle. Même en cette terre bigote, il n'y en a guère. Le poisson suffoque dans sa mare qui s'évapore.
À cet âge-là, aujourd'hui, Paol pourrait être mon fils. Il a des joues fraîches, lisses, des oreilles pointues, une once de mélancolie sous sa gravité de militaire. Certes, il sort des boucheries de la Première Guerre et il a été éprouvé et blessé. Mais il a encore des années devant lui, une famille à fonder. Il ne sait pas ce qui l'attend. Pour qui et pour quoi ? Pour quel résultat sinon cette mort appelée sur lui, en accéléré ? Le courage des uns, les autres n'en ont que faire. Pauvres monuments dont les noms se ternissent et s'écaillent. Qui les déchiffre ? On a oublié leur honneur, cet idéal dans un monde qui ne l'est pas. 
[...] ce bout de Finistère nous happait, lessivé de marées, bruissant de vents. Avec ses châteaux de rochers, ses landes, ses dix hameaux. Et son drame en filigrane : la question était posée, elle attendait. Nous étions chez nous, heureux mais bancals...
Allais-je avoir une chance de mettre mes pas dans les leurs, et de rattraper ce qui m'aura été dissimulé, si peu transmis ? Un souvenir, des éclairs, une présence dans la bruine. Leur énigme. Et ce port en eau profonde qui en aura été le décor, la métaphore, je veux dire, autant leur confinement que leur appétit du large.Où furent leurs écoles, leurs squares, leur cinéma du dimanche ? Le Sélect, l'Eden ou le Vox ? Où se plaisaient-ils à nager à l'été ?
De toute façon, soldat « courageux et dévoué », il n'a rien d'un planqué, et même s'il voit tant de camarades découragés de mourir pour si peu, les dernières semaines ont été un désastre, il lui faudra y retourner, la patrie est en danger, on a besoin de croire que tout cessera, pas de dégonflés ni de tire-au-flanc, la victoire est dans quelques semaines, il faut juste bénéficier d'un rabe de chance. 
De nouveau, il se bat sous son masque aux verres embués par les gaz, titubant dans les brumes acides. Il perd dix copains en deux minutes et cinq autres le lendemain dans des combats rapprochés, un vrai casse-pipe. Il tue aussi dans les rigoles de boue. Mais il répond déjà comme un robot. Il ne trouve plus le sommeil. Il survit dans un demi-coma. Il rêve, les yeux ouverts, hébété. Il est ébranlé par les bombardements. Il claque des dents tellement il a les nerfs sciés. Debout, il se cale dans un trou d'obus. Il mâchonne son pain dur qui n'a pas de goût. Il avale une rasade d'alcool. Il attend l'aube, délivrance ou tuerie. Il remonte sur le parapet au sifflet? Et s'en va de l'avant, par sauts de puce. Il l'a fait dix fois. Il le refera dix fois. Il dort debout, calé contre un sac qui pue.[...] Il marmonne comme les autres qu'au fond rien ne vaut la tranchée : en sortir, à découvert, c'est parler au diable et déjà mourir. Une balle ricoche et s'éteint dans le sac de sable. Il se relève, il cavale devant, avec les autres. Il hurle son effroi pour le contenir.
Ça tousse, ça maugrée. Coup de clairon. Les bustes se redressent. Présentez armes ! Il y aura après une distribution de pinard et de tabac. L'aide de camp du général leur accroche la médaille. Lui est nommé sergent. La pluie veut bien s'arrêter et c'est ça qui soulage le plus la troupe.
[...] il n'a jamais vu l'intérieur de la France, il n'en connaît que le littoral, les abers et les anses, il découvre les champs couchés sous le vent comme une houle, les fleuves, les ciels si profonds la nuit, et ces brefs villages au carrefour de chemins qui pourraient ne pas exister.
Il a son opinion sur la peur, la mort, et entre les deux, ce qu'est la viande humaine sous un déluge de fer ou dans les volutes de l'ypérite.Une banale histoire de soldat français. Paol n'a que vingt-cinq ans, Paol a déjà mille ans.
Que peut savoir ce soldat, estimé en 1939 « apte au commandement », des réseaux d'entraide et d'extraction, des allers-retours de bateaux amis, et notamment de ces sardiniers qui, de Kergat, ont appareillé pour l'Angleterre ? Ces embarquements, préparés par la Résistance, se sont succédé avant son arrestation ; La Rose effeuillée, le 12 août; le Rulianec, le 13; Le Petit Joseph, le 14. Et dans le premier bateau il y avait son fils Ronan [...]. S'agit-il d'une histoire parallèle ou est-il complice de son fils ?
Le secret absolu est la première des protections, chacun déteint le minimum, le reste est cloisonné, codé. Un gars d'un réseau, qui servait de courrier sans jamais connaître ni le destinataire final ni le contenu du paquet, expliquera n'avoir su qu'après guerre que certains de ses copains étaient des leurs...
Le goulet a des échos. Il fait bon. Et ces deux-là se retrouvent à travers le temps, dans une période connue d'eux seuls. A l'attention fervente de Pierre, je comprends qu'il la vénère. A la tendresse de Jeanne, que le petit Pierre restera son fils miraculeux, l'enfant sauf, après Plomodiern, après Brest. Sans l'autre, chacun aurait péri, étranglé par l'angoisse, Pierre et Jeanne, Jeanne et Pierre, franchissant à deux et de face la houle contraire.
Agglutinés sur le devant des bars, les marins forment des grumeaux dans les flaques de lumière. A notre passage, ils lèvent leurs bocks en riant, épatés par la carrosserie. Je feins de croire que je suis moi aussi un marin, j'ai retrouvé ma grand-mère au bout de la péninsule, notre reine au regard lent, et dans cette nuit griffée par les feux des cargos à l'ancre que la mer calotte ou remue, nous la ramenons grâce à notre auto bleu de Prusse vers cet appartement fondamental, qui garde dans ses armoires des guêtres, un plastron, ce pantalon gansé d'officier, maculé de boue, à moins que ce ne fût du sang séché.[...] Sur la corniche, je ferme mes yeux dans le vrombissement pour prolonger ce songe au-delà du pont transbordeur, je voudrais que, sous la lune collée là, énorme dans l'abîme du ciel, nous roulions indéfiniment, que la vie continue à être ce moment d'apesanteur où tout s'enclenche dans le maillage des voies, des hangars et des docks, des escaliers et des ruelles, que nous n'arrivions jamais - puisque Paol ne nous attendait plus au croisement des rues humides.
Comme des centaines d'autres, il veut passer en Angleterre. Tous souhaitent en découdre avec le Boche. La plupart s'engage par patriotisme, conscience politique ou sur l'idée qu'ils se font d'un destin, mais quelques-uns sont là pour partir, poussés par une démangeaison d'inconnu, l'ivresse de voir le monde, sans doute aussi d'échapper aux carcans, et ce besoin d'être soi. 
À les reprendre à pied, j'ai comme ces « clandestins de l'Iroise », il y a soixante ans, au bout des falaises, la surprise et l'émotion d'un pays fracturé par la mer. 
Sur la BBC, Radio Londres diffusera le message convenu : « La rose est la plus belle des fleurs... » Les gars sont sains et saufs. Le réseau enclenche l'étape suivante. 
On l'avait inscrit sur la prochaine liste - le marronnier dans la cour le lui avait signifié... Cette nuit-là, il en accepta l'augure au moment où il chutait par la fente du sommeil, il accepta de laisser aller les choses, comme on entre enfin, sans fardeau, dans le miroitement de la mer, parce que tout y invite, la chaleur, la pente des galets, la sueur et les éclats. Oui, qu'il revoie de l'autre côté des choses sa fille Lucie, et qu'il laisse ici-bas les hortensias se faner et refleurir dans les massifs de Plomodiern, ses deux garçons grandir, et qu'en son absence les saisons reviennent sur Kergat et sur Brest, la grotte Absinthe, le Menez-Hom, que Jeanne chante encore son air dans la véranda où sèche la lessive, que l'on revende ses casiers et sa voile rousse. Et que l'Iroise cogne quand même sur le cap, huit ou dix fois l'an, en affolant les bruyères, les abeilles et les chevaux. 
Sans jugement et sans droits, ils fourniront une main-d'oeuvre gratuite, corvéable à merci. Des esclaves pour la machinerie nazie.
Tout va bien, tranquillement - il aime cet ennui abasourdi qui repose l'âme -, et tant pis si la nostalgie de l'Asie le secoue parfois comme une crise de palu, qu'il avoue vouloir y retourner, vivre plus vite, plus fort, parmi les manguiers et les pagodons, les rizières et les lagunes, il sent qu'il y a perdu son reste de jeunesse dans le delta d Mékong, il comprend qu'il a vieilli, il a cette fêlure, il faut lui tourner la page, et il enrage...
Les jours sont lents, apaisés et répétitifs. Il faut savoir goûter au temps. 
Marqués par une empreinte indélébile, pareille à du vide ou une brûlure, qui avait modifié leur regard.
[...] il survivra au typhus, à la dysenterie, à la dénutrition, à la schlague, aux marches de la mort, quand il fallait, comme l'écrira Maurice Druon,  « retenir son âme avec ses dents ».  
Il se persuade que la France apporte beaucoup avec ses écoles, ses hôpitaux, ses ponts, ses ports en eau profonde, et il a raison, mais il oublie que les Indochinois après la Première Guerre voient leur « maître » différemment, qu'il ne fait pas bon être un coolie dans les plantations ou un ouvrier dans les manufactures, que les matières premières filent vers l'Europe pour l'enrichir, qu'il faudra casser du « révolutionnaire » et punir, y compris dans les troupes coloniales. L'égalité et la fraternité s'exportent mal.
Et même mes livres précédents, je m'en rendais compte avec du recul, comme ceux consacrés à Gauguin ou au Brestois Victor Segalen, artistes démangés par l'inconnu et poussés par le secret, en portaient l'écho. Ils appelaient déjà celui à venir.
On comprend que c'est ici que tout commençait, qu'il y avait à partir de là une arithmétique, l'arrestation, le transfert, le confinement dans ces bâtiments, le tri et les listes, et puis le baluchon pour les colonnes dans la nuit, la sortie du camp, la marche sur Compiègne dans le froid de l'hiver, la trouille qui broie les tripes, jusqu'à la rampe en ciment où il fallait se hisser dans un train à bestiaux pour deux nuits à travers l'Europe, et quel train, et quelles nuits, à cent hommes par wagon, sans eau, sans secours, sans espoir. 
Il tente de garder son humanité au milieu de la barbarie même si certains, déjà, à cause de la promiscuité, de la peur, de la fatigue énorme, de la dysenterie et de la puanteur, sont devenus fous à lier dans l’étuve. Ils geignent avant de s’écrouler. D’autres se battent. Quelques uns sont écrasés. Il faut tenir au-delà de l’intenable sur cette planète éteinte.
Pauvre petit grand-père inconnu qui ne pouvait se douter à ce moment-là que, la guerre finie, une fois ses bourreaux exécutés, sitôt dévidée cette pelote de faits et de gestes qui passe par la Bretagne, le nord de la France et l'Allemagne, les trains de la peur, les cargaisons de prisonniers effondrés, l'usine à fusées, la boue glacée, le fils aîné de son fils cadet le pisterait soixante-dis ans plus tard... »
 



Quatrième de couverture

    Longtemps, je ne sus quasiment rien de Paol hormis ces quelques bribes arrachées.

« Sous le régime de Vichy, une lettre de dénonciation aura suffi. Début septembre 1943, Paol, un ex-officier colonial, est arrêté par la Gestapo dans un village du Finistère. Motif : “inconnu”. Il sera conduit à la prison de Brest, incarcéré avec les “terroristes”, interrogé. Puis ce sera l’engrenage des camps nazis, en France et en Allemagne. Rien ne pourra l’en faire revenir. Un silence pèsera longtemps sur la famille. Dans ce pays de vents et de landes, on ne parle pas du malheur. 
Des années après, j’irai, moi, à la recherche de cet homme qui fut mon grand-père. Comme à sa rencontre. Et ce que je ne trouverai pas, de la bouche des derniers témoins ou dans les registres des archives, je l’inventerai. Pour qu’il revive. »
J.-L.C.

Le grand livre que Jean-Luc Coatalem portait en lui.

Éditions Stock, août 2019
263 pages 
Finaliste Goncourt 2019

Incipit
C’est un canot de quatre mètres cinquante, dont ils ont hissé la voile rouge, une brise les pousse au large, le père et les fils.
C’est un mois de juillet sur la presqu’île de Crozon, elle a une forme de dragon, nous l’appelons familièrement Kergat.
C’est un été comme les autres, ils font d’invraisemblables balades à pied au fil des falaises, dépassant la pointe à l’à-pic du fort, pour longer les anses aux fougères jusqu’au cap aux Mouettes ou bien, à l’inverse, ils empruntent le chemin des douaniers pour se baigner sur les plages de l’est, ils rejoindront plus tard Lucie, la grande sœur, et Jeanne, la maman, sur le front de mer de la station où ils louent à l’année une maisonnette derrière les quais, Kergat est à peine à une heure de Brest, c’est un second chez-eux, Kergat est à nous.
C’est un jour tranquille, l’Iroise montre ses verts durs et ses bleus tendres que l’onde fait gonfler, l’air sent bon, il n’y a pas foule, juste quelques automobiles place de l’église ou devant l’hôtel des Sables, sa façade d’établissement thermal, et dans la verdure ces quelques villas assoupies, elles ont fière allure avec leurs bow-windows et leurs vérandas, un côté Daphné Du Maurier un peu figé.
C’est un été sur la péninsule armoricaine, qu’importe qu’il pleuve, qu’il vente, les éclaircies sont généreuses, ils se baigneront dans la darse ou ils iront explorer pour la centième fois la grotte Absinthe qu’il faut forcer avec le flux pour rejoindre ses entrailles, un théâtre de reflets qui s’ouvre sur trente mètres de large, là aussi voilà un secret, le secret des falaises, il règne dans cette cavité une semi-obscurité, l’eau y est fraîche, les voix résonnent, les respirations font de la buée entre les parois, et alors que leurs jambes ne sont plus que des pointillés mobiles, ils ont la sensation d’être immergés dans l’instant même, pris dans le miel des photons et des reflets, autant dire l’éternité, l’éternité de Kergat…
C’est une Bretagne qui ne changera pas, un pays d’enfance, où il y aura toujours la flottille des bateaux, les cageots de maquereaux sur le môle, parfois un couple d’espadons et une fratrie de pieuvres emmêlées, la forêt des pins, ces criques qu’il faut atteindre en se laissant glisser par une corde, une baie où l’été lui-même vient se reposer, immuable, en même temps qu’eux, dans cette presqu’île qui est comme une île, et ces cinq-là sont à part sur la broderie des landes, presque intouchables, du moins le croient-ils jusqu’au début de la guerre, avant que ne viennent les heures acérées, les heures mauvaises, celles qui blessent et tuent. En attendant, ils clignent des yeux dans le soleil.
Paol est né en 1894, à Brest. Il vient d’une famille finistérienne où les hommes sont généralement employés à l’Arsenal, la base militaire et navale. Il a fait la Première Guerre. Il a épousé Jeanne. Trois enfants, Lucie, Ronan et Pierre, mon père. Officier de réserve, il a été muté en Indochine, dont il est rentré en 1930. Dans le civil, il a travaillé ensuite pour une imprimerie et dans une entreprise de construction. Puis, comme la plupart des Français, il a été mobilisé de nouveau, en 1939, au grade de lieutenant.
Je ne l’ai pas connu. Parti trop tôt, trop vite, comme si le destin l’avait pressé. Mais il nous reste sa Bretagne à lui qui est devenue la nôtre.

Postface
Ce récit tient du roman. Certains scènes, impossibles à connaître faute de témoins, ont été recomposées, parfois à partir de minces indices, et cousues à la trame générale. D'autres séquences m'ont paru nécessaires même si je les ai supposées, interprétées ou imaginées. Enfin, la plupart des noms et plusieurs lieux ont été modifiés ou floutés. Cette tentative de reconstitution, sur une base pourtant patiemment documentée, garde donc sa part de fiction, je la revendique...Il n'empêche que chacune de ces pages s'est écrite au plus près d'un homme disparu ans la tourmente de la Seconde Guerre mondiale. Elles constituent le destin de mon grand-père, des siens, des nôtres. En dépit de sa fin tragique, il s'est agi pour moi de lui rendre, par-delà silence et oubli, un peu de sa vie forte et fragile. 

J.-L.C.