mardi 26 novembre 2019

La faille du temps ★★★★☆ de Jeanette Winterson

« Après cinquante ans, nus découvrons
avec surprise et un sentiment
d'absolution suicidaire 
que nos intentions et nos échecs
auraient pu ne jamais arriver -
et doivent être mieux réalisés.
« Pour Sheridan », Robert Lowell »

Jeanette Winterson revisite « Le conte d'hiver » de William Shakespeare. C'est donc l'histoire d'une enfant abandonnée, perdue que reprend l'autrice et qu'elle situe à notre époque. 
Un court résumé du conte d'hiver original écrit par W. Shakespeare attend le lecteur en début du livre; place ensuite à l'adaptation contemporaine de Jeannette Winterson. On vole un peu à vue au début de l'histoire car il n'est pas chose aisée de resituer les personnages. Mais très vite la faille du temps se matérialise et nous happe jusqu'au dénouement. Quand l'ordre établi est bouleversé, que la jalousie nécrose et tourne à l'obsession, que la folie rôde, que le chaos est inévitable, que le désespoir s'invite ... il y a l'amour pour absorber la chute, réparer, réconcilier, sortir des torrents et cheminer vers la résilience. 
Très belle histoire, modernisée avec talent, à mon avis.
J'ai beaucoup apprécié les mots de l'autrice en fin d'ouvrage qui éclairent sur son choix de reprendre cette grande oeuvre.
« J'ai écrit cette reprise parce que cette pièce m'habite depuis plus de trente ans. Elle m'habite parce qu'elle fait partie des écrits et de cet univers sans lesquels je ne pourrais pas vivre, une pièce en dehors de laquelle je ne pourrais pas vivre.Cette pièce parle d'une enfant trouvée. Et j'en suis une. Cette pièce parle du pardon et des futurs possibles - de la façon dont le pardon et le futur sont liés dans les deux sens. Le temps est bien réversible. »
Je lance un appel : Suis à la recherche de la vidéo de la mise en scène de Pierre Pradinas dans laquelle Romane Bohringer joue Hermione et est bouleversante. Cette pièce a été jouée à la cartoucherie en 2003. theatreonline/Le-Conte-d-hiver 

« C'est moi. Shep. Je suis un homme sans histoire et je vis avec mon fils, Clo. Il a vingt ans. Il est né ici. Sa mère était canadienne d'origine indienne. De mon côté, je suis arrivé sur un navire négrier - OK, pas moi, mais mon ADN, si, avec l'Afrique toujours inscrite dedans. Notre ville, La Nouvelle-Bohême, était une ancienne colonie française. Des plantations de canne à sucre, de grandes maisons coloniales, la beauté et l'horreur tout à la fois. Les balustrades en fer forgé que les touristes adorent. Les petits bâtiments du dix-huitième siècle peints en rose, jaune ou bleu. Les devantures des magasins en bois avec leurs grandes vitrines connexes. Les ruelles pleines de portes sombres menant aux filles de joie.Et puis il y a le fleuve. Vaste comme l'était l'avenir. Et puis il y a la musique - toujours une femme qui chante quelque part, un vieux qui joue du banjo. Une simple paire de maracas que la fille agite à la caisse, peut-être. Un violon qui vous rappelle votre mère, peut-être. Une mélodie qui vous donne envie d'oublier, peut-être. Qu'est-ce que la mémoire, de toute façon, si ce n'est pas une méchante chicane du passé ?
Ma femme n'existe plus. Cette personne n'existe plus. Son passeport a été annulé. Son compte en banque fermé. Quelqu'un d'autre porte ses vêtements. Mais elle m'occupe l'esprit. Si elle n'avait jamais vécu et qu'elle m'avait occupé l'esprit, on me traiterait de fou et on m'enfermerait. Dans le cas présent, je suis en deuil.
[...] parfois, il faut bien accepter que votre coeur sache mieux que vous ce qu'il faut faire.
J'apprends à être un père et une mère pour elle. Elle pose des questions sur sa mère et je lui dis que nous ne savons pas. Je lui ai toujours dit la vérité - ou juste ce qu'il fallait. Elle est blanche et nous sommes noirs, donc elle sait qu'elle a été trouvée.L'histoire doit bien commencer quelque part.
C'est l'injustice de la situation qui contraria Leo pendant qu'il payait son amende et les frais de procédure. Leo n'avait pas inventé le capitalisme - son boulot était de faire de l'argent dans un système dont le principe était de faire de l'argent. Ce qui impliquait aussi le risque d'en perdre ; en fait; le krach était un jeu de chaises musicales - tant que la musique jouait, personne ne s'inquiétait qu'il n'y ait pas assez de chaises. Qui veut s'asseoir quand on peut danser ? Il lui était déjà arrivé de perdre des sommes équivalent au PIB d'un petit pays, mais il avait toujours eu le temps de les regagner et plus encore.. Quand la musique s'arrêtait, il avait - temporairement - racheté toutes ses chaises.
- Il y a un vieux diction qui dit que ce qui ne peut être guéri ne peut être pleuré.
- C'est du Shakespeare, dit Tony.
- Le conte d'hiver.

- [...] en ce moment je lis l'autobiographie de Benjamin Franklin. Le gars sur le billet de cent dollars ? Je veux dire qu'on dépense de l'argent et on ne sait rien des gens qui ont leur tête sur les billets. Benjamin Franklin a dit que si on avait choisir entre la liberté et la sécurité, il fallait choisir la liberté.
- J'imagine qu'il ne connaissait pas le terrorisme, à l'époque.
- C'est juste une façon de nous faire peur.
- Je ne suis pas d'accord. Des gens meurent pour de bon.
- Oui, mais un gars avec une bombe dans un sac à dos, ça arrive combien de fois, et à combien de gens ? Alors que ne pas avoir de travail, de maison, de sécurité sociale, d'espoir, c'est le quotidien de millions, voire de milliards de gens. Pour moi, c'est ça la menace. Ça et le changement climatique. Et la guerre, la sécheresse, la famine....
- Justement... Donc c'est bien de sécurité, dont on a besoin. D'un avenir sécurisé.
- Non ! On a besoin d'être libres du contrôle de ces sociétés qui gouvernent le monde pour quelques riches et ruinent l'existence de tous les autres.
Zel s'excluait si souvent de l'endroit où il avait envie de se trouver, pour ensuite regarder bêtement par la fenêtre de son désir, abattu ou blessé, sachant qu'il était le seul responsable de son état, mais reproduisant sans cesse le schéma.
Nos habitudes et nos peurs prennent les décisions à notre place. Nous sommes l'algorithme de nous-mêmes - si vous aimez ça, vous aimerez peut-être aussi ça.
Avec toi dans ce lit trempé de nuit, c'est du courage pour la journée à venir que je recherche. Pour que, quand la lumière se fera, je puisse me tourner vers elle. Il n'y a rien de plus simple. Rien de plus difficile. Et au matin, ensemble, nous nous habillerons et partirons.
Elle marche pour ne plus être immobile. Comme si elle pouvait s'extirper du temps par la marche, le mettre derrière elle, là où il devrait toujours être. Mais elle ne le peut pas parce qu'il est toujours là, juste devant elle, le passé juste devant elle, et tous les jours elle se cogne dedans comme si l'avenir lui claquait la porte au nez.
Et une pierre après l'autre, l'histoire fut révélée, scintillante et concentrée, comme le temps est concentré dans un diamant, comme la lumière est concentrée dans chaque pierre précieuse. Les pierres parlent, et ce qui était silence ouvre la bouche pour raconter une histoire, et l'histoire se grave dans la pierre pour la briser. Ce qui est arrivé est arrivé.
Leo, vous êtes un de ces types qui font le monde tel qu'il est. Je suis un de ces types qui vivent dans le monde tel qu'il est. Pour vous, je suis un Noir comme vous en voyez surtout faire le vigile ou le livreur. Et comme l'argent et le pouvoir sont les choses qui comptent le plus à vos yeux, vous imaginez que c'est ce qui compte le plus pour ceux qui ne les ont pas. C'est peut-être le cas pour certains.... Parce que, vu la façon dont les types comme vous ont organisé le monde, y a qu'un ticket de loto qui pourrait changer les choses pour les types comme moi. Travailler dur et garder espoir, ça ne marche plus. Le Rêve américain est fini.  
Peut-être me souviendrai-je alors que même si l'histoire se répète et que la chute est inévitable, je suis porteuse d'une histoire dont la brève excursion dans le temps ne laisse pas de traces, que j'ai connu une chose qu'il valait la peine de connaître, fougueuse, invraisemblable et à rebours de tout automatisme. Pareille à une poche d'air dans un bateau chaviré. L'amour. Sa taille. Son échelle. Inimaginable. Vaste. Ton amour. Le mien. Notre amour. Authentique. Oui. Et j'ai beau chercher mon chemin dans le noir à la lumière d'une lampe torche, je suis le témoin et la preuve de ce que je connais : cet amour. L'atome et le grain de mon existence. (PERDITA)  »
 

Quatrième de couverture

« Captivant, addictif à la manière d’une bonne série télé. »
The Independent

« Une des plus talentueuses romancières contemporaines, 
Jeanette Winterson, reprend Le Conte d’hiver, et le résultat est un 
roman dont la lecture est un plaisir radieux. »
The New York Times
Par une nuit de tempête à La Nouvelle-Bohême, une ville du sud des États-Unis, un Afro-Américain et son fils sont témoins d’un terrible crime. Sur les lieux gisent un corps et une mallette remplie de billets. Quelques mètres plus loin, à l’abri, un nourrisson. Abasourdis, craignant la police, ils décident de fuir avec l’argent et le bébé. Mais que s’est-il passé avant leur intervention ? Que faisait là cette toute petite fille ? Qui est-elle ?
C’est ce que Jeanette Winterson s’attache à démêler dans cette libre adaptation du Conte d’hiver de Shakespeare. Sous sa plume unique, chacun des personnages de la tragédie prend vie à travers son double contemporain : financier londonien avide, créateur de jeux vidéo, chanteuse à succès, tenancier de club de jazz…

Superbe réflexion sur le pouvoir destructeur de la jalousie et de l’avidité, La Faille du temps rappelle l’intemporalité du génie shakespearien et donne à voir l’immense talent et le prodigieux savoir-faire de la romancière.

Jeanette Winterson est née en 1959 à Manchester et a grandi dans le nord de la Grande-Bretagne. Elle relatera ces années de formation dans Les oranges ne sont pas les seuls fruits (L’Olivier, 2012). Traduite dans près de trente pays, elle connaît depuis Pourquoi être heureux quand on peut être normal ? (L’Olivier, 2012) un immense succès en France.

Éditions Buchet-Chastel, mars 2019
307 pages 
Traduit de l'Anglais (Royaume Uni) par Céline Leroy

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