lundi 4 novembre 2019

La part du fils ★★★★★♥ de Jean-Luc Coatalem

« Nous ne sommes que la mémoire que nous avons. »
José Saramago

De la Bretagne à la Grande-Bretagne, d'un continent, d'un océan à un autre, d'une île à une autre, d'un département à un autre, de la petite histoire à la grande Histoire, d'une époque à une autre, d'un conflit à une autre guerre, d'une génération à l'autre, d'une génération sur l'autre, J.L.C. nous embarque dans son récit, son histoire, son drame, à vif, qu'il ira chercher parmi les ombres. C'est un lourd et immense dossier qu'il nous dévoile, qui se construit sous nos yeux et qui, nous happe. 
Il se glisse effectivement parmi les ombres, et avec talent. Il part sur les traces de son grand-père« un inconnu familier, disparu trop tôt et mal »« [avalé] par les geôles, les camps...»« un frère perdu que seuls des mots exacts peuvent ranimer. »  Il écrit pour « lui rendre ses contours et son allure », pour « comme ces gravures médiévales où la mort danse avec le vif, entrer à [son] tour dans la ronde...».

Je me souviens d'un passage somptueusement bien écrit, vrai, dur, sur les tranchées, à couper le souffle, à ébranler l'âme. D'autres relatant avec précision et exactitude, l'organisation de la Résistance mise en place pour faire face aux Boches, en France et en Angleterre. 
Des paysages bretons décrits avec sensibilité, délicatesse et émotion, la brise marine enivrante et la roche dentelée, et nous...lecteurs, spectateurs de ce paysage escarpé, de ce récit tout aussi escarpé, escamoté qui nous emmène sur les traces de Paol, ce grand-père disparu...

Paol est l'histoire de J.L.C., elle est aussi celle de sa famille. Son oncle Ronan, le "free frenchie londonien", au regard droit, altier et rageur.
« Comme ceux qui avaient connu les sables et les rizières, les geôles, la clandestinité et les services secrets, Ronan ne s'exprimait guère, ce qu'il avait vécu dépassait le vocabulaire commun. La guerre avait été son métier, le silence un sacerdoce, il avait été là où la Légion combattait . « Un mépris absolu du danger », précisait son matricule. [...] Aujourd'hui, même si les silhouettes s'estompent, que les enjeux se sont effacés, lorsque je me risque par ce même sentier qui s'entortille au-dessus de la grotte Absinthe et des anses discrètes, comment ne pas songer à lui ? Sculpté par le vent jusqu'à imiter un idéogramme, ce pin de Monterey qui défie l'à-pic de la falaise l'aura vu passer, si jeune, courant vers son destin...»
Son père, Pierre, un aventurier au coeur lourd, dont l'auteur aurait espéré de l'aide, de l'empathie devant cet immense projet de reprendre la vie de son grand-père ... « [...] la vie d'un homme était celle de tous les hommes, et la peine d'un père, celle de tous ses fils. »
« Cette histoire avait fini par sédimenter en lui, le silence était son deuil. Impossible d'approcher, de tourner autour, d'en parler de manière intelligible. Pierre coupait court, éludait, rechignait. Faisait barrage. [...] ce qui avait bouleversé mon père me faisait souffrir à mon tour, c'était devenu mon héritage, ma part [...] Ne rien tenter de savoir, n'était-ce pas les abandonner les uns et les autres, et me perdre à mon tour ? Au fond, à cause de ce manque, n'arriver jamais à me saisir en entier ? »
« Pierre avait pris sur lui, petit garçon au chagrin vissé à l'intérieur qui avait dû grandir, il avait tenté de dépasser le vertige d'être à jamais un enfant sans père, un enfant de déporté, un orphelin qui attend, et il m'avait confié sans le vouloir le relais, le témoin comme on dit dans une course, moi-même plus insolé que les autres, d'un tempérament plus sensible ou plus fragile peut-être, tentant de m'en défaire, en raboutant ce qui ne passait pas...»
Sa grand-mère, Jeanne, veuve de guerre à quarante-deux ans, « [une] beauté poussée au bord de l'abîme [...] elle semblait prise derrière ses yeux d'améthyste dans des rêveries dont nous n'évaluerions jamais ni les tourments ni les bornes. » 

Un scénario intelligent, un beau témoignage, un bel hommage.
Un formidable, colossal et émouvant travail de mémoire
Quel voyage ! Haletant, vivant, troublant, percutant.

Dans le carré final pour le Goncourt, bien mérité. 
Peut-être le futur Goncourt 2019 ? 

Merci Jean-Luc Coatalem, d'avoir écrit cette histoire, votre histoire. Elle est belle, elle est triste, mais elle est belle. J'ai découvert votre écriture avec "Nouilles froides à Pyongyang" que j'avais beaucoup apprécié; je l'ai savourée avec "La part du fils". 
Il y aura d'autres rendez-vous. MERCI.

« C'est une Bretagne qui ne changera pas, un pays d'enfance, où il y aura toujours la flottille des bateaux, les cageots de maquereaux sur le môle, parfois un couple d'espadons et fratrie de pieuvres emmêlées, la forêt des pins, ces criques qu'il faut atteindre en se laissant glisser par une corde, une bai où l'été lui-même vient se reposer, immuable, en même temps qu'eux, dans cette presqu'île qui est comme une île, et ces cinq-là sont à part sur la broderie des landes, presque intouchables, du moins le croient-ils jusqu'au début de la guerre, avant que ne viennent les heures acérées, les heures mauvaises, celles qui blessent et tuent. En attendant, ils clignent des yeux dans le soleil.
Brest est notre cassure, la sienne, la nôtre, la capitale du séisme, Brest est ce qui nous reste, l'eau s'est refermée, le mystère a été bu. « Informer, c'est déjà trahir », murmurait-on durant la guerre. Nous ne parlerons jamais de la disparition de Paol, c'est un « blanc » dans nos conversations, nous évitons ses états de service, ses garnisons, jusqu'à ses adresses à Saigon, à Brest et à Kergat.Longtemps, je ne sus quasiment rien de lui hormis quelques bribes arrachées, ces miettes. Elles menaient toutes au gouffre de l'Allemagne nazie.
À Kergat, le nom de Paol est inscrit sur la liste des victimes de la guerre dans la nef de l'église. Au cimetière, il est gravé en lettres dorées sur le caveau familial qui ne le contient pas. Dans les allées ratissées, ce cône de granit, posé au-dessus d'un vide, est notre amer.
Revenir vers les hiers et les autrefois aurait ravivé sa douleur, et nous ne le voulions pas. Pourtant, en sourdine, nous nous interrogions sur cet improbable grand-père qui, semblable au « roi dormant » du Portugal englouti par les sables maures, aurait dû rentrer un jour, gravir l'escalier d'un pas de somnambule, poser pistolet et barda, nous prendre dans ses bras... et nous ressembler. Mais non. Jamais.
Quels furent ses goûts, ses envies ? Militaire dans l'âme ou chahuté par un appétit d'ailleurs ? Avais-je de cette figure quelques traits, des habitudes, des gestes familiers ? Étais-je un peu lui, et lui déjà moi ? N(avais-je pas, moi aussi, cette manie du cloisonnement, cette propension au silence ?
Qui fut ce lieutenant, dans son uniforme de drap, son image reflétée sur le damier des rizières ? Quelle avait été la tessiture de sa voix ? Aimait-il lire, marcher ou collectionner des objets en jade ? J'étais là pour l'accompagner à rebours, le tenir à bras-le-corps, lui rendre ses contours et son allure. Un petit-fils devenu archéologue.
À travers un vasistas grillagé, l'aube s'insinue, maladive et geignarde.
Là aussi, en tâtonnant, en composant des images possibles, je le vois, et je sais bien qu'il me faut balayer les souvenirs de films héroïques, ceux qui repassent à la télévision, pour ne garder que la nudité des choses et des faits, l'enchevêtrement du cauchemar où le corps se débat  [...] l'angoisse serre le ventre; la chiasse troue. Que peut-on devenir une fois dénoncé et tombé là ? Officier, ancien combattant, donc ennemi potentiel, qui l'en sortirait ? Personne. Hormis un miracle. Même en cette terre bigote, il n'y en a guère. Le poisson suffoque dans sa mare qui s'évapore.
À cet âge-là, aujourd'hui, Paol pourrait être mon fils. Il a des joues fraîches, lisses, des oreilles pointues, une once de mélancolie sous sa gravité de militaire. Certes, il sort des boucheries de la Première Guerre et il a été éprouvé et blessé. Mais il a encore des années devant lui, une famille à fonder. Il ne sait pas ce qui l'attend. Pour qui et pour quoi ? Pour quel résultat sinon cette mort appelée sur lui, en accéléré ? Le courage des uns, les autres n'en ont que faire. Pauvres monuments dont les noms se ternissent et s'écaillent. Qui les déchiffre ? On a oublié leur honneur, cet idéal dans un monde qui ne l'est pas. 
[...] ce bout de Finistère nous happait, lessivé de marées, bruissant de vents. Avec ses châteaux de rochers, ses landes, ses dix hameaux. Et son drame en filigrane : la question était posée, elle attendait. Nous étions chez nous, heureux mais bancals...
Allais-je avoir une chance de mettre mes pas dans les leurs, et de rattraper ce qui m'aura été dissimulé, si peu transmis ? Un souvenir, des éclairs, une présence dans la bruine. Leur énigme. Et ce port en eau profonde qui en aura été le décor, la métaphore, je veux dire, autant leur confinement que leur appétit du large.Où furent leurs écoles, leurs squares, leur cinéma du dimanche ? Le Sélect, l'Eden ou le Vox ? Où se plaisaient-ils à nager à l'été ?
De toute façon, soldat « courageux et dévoué », il n'a rien d'un planqué, et même s'il voit tant de camarades découragés de mourir pour si peu, les dernières semaines ont été un désastre, il lui faudra y retourner, la patrie est en danger, on a besoin de croire que tout cessera, pas de dégonflés ni de tire-au-flanc, la victoire est dans quelques semaines, il faut juste bénéficier d'un rabe de chance. 
De nouveau, il se bat sous son masque aux verres embués par les gaz, titubant dans les brumes acides. Il perd dix copains en deux minutes et cinq autres le lendemain dans des combats rapprochés, un vrai casse-pipe. Il tue aussi dans les rigoles de boue. Mais il répond déjà comme un robot. Il ne trouve plus le sommeil. Il survit dans un demi-coma. Il rêve, les yeux ouverts, hébété. Il est ébranlé par les bombardements. Il claque des dents tellement il a les nerfs sciés. Debout, il se cale dans un trou d'obus. Il mâchonne son pain dur qui n'a pas de goût. Il avale une rasade d'alcool. Il attend l'aube, délivrance ou tuerie. Il remonte sur le parapet au sifflet? Et s'en va de l'avant, par sauts de puce. Il l'a fait dix fois. Il le refera dix fois. Il dort debout, calé contre un sac qui pue.[...] Il marmonne comme les autres qu'au fond rien ne vaut la tranchée : en sortir, à découvert, c'est parler au diable et déjà mourir. Une balle ricoche et s'éteint dans le sac de sable. Il se relève, il cavale devant, avec les autres. Il hurle son effroi pour le contenir.
Ça tousse, ça maugrée. Coup de clairon. Les bustes se redressent. Présentez armes ! Il y aura après une distribution de pinard et de tabac. L'aide de camp du général leur accroche la médaille. Lui est nommé sergent. La pluie veut bien s'arrêter et c'est ça qui soulage le plus la troupe.
[...] il n'a jamais vu l'intérieur de la France, il n'en connaît que le littoral, les abers et les anses, il découvre les champs couchés sous le vent comme une houle, les fleuves, les ciels si profonds la nuit, et ces brefs villages au carrefour de chemins qui pourraient ne pas exister.
Il a son opinion sur la peur, la mort, et entre les deux, ce qu'est la viande humaine sous un déluge de fer ou dans les volutes de l'ypérite.Une banale histoire de soldat français. Paol n'a que vingt-cinq ans, Paol a déjà mille ans.
Que peut savoir ce soldat, estimé en 1939 « apte au commandement », des réseaux d'entraide et d'extraction, des allers-retours de bateaux amis, et notamment de ces sardiniers qui, de Kergat, ont appareillé pour l'Angleterre ? Ces embarquements, préparés par la Résistance, se sont succédé avant son arrestation ; La Rose effeuillée, le 12 août; le Rulianec, le 13; Le Petit Joseph, le 14. Et dans le premier bateau il y avait son fils Ronan [...]. S'agit-il d'une histoire parallèle ou est-il complice de son fils ?
Le secret absolu est la première des protections, chacun déteint le minimum, le reste est cloisonné, codé. Un gars d'un réseau, qui servait de courrier sans jamais connaître ni le destinataire final ni le contenu du paquet, expliquera n'avoir su qu'après guerre que certains de ses copains étaient des leurs...
Le goulet a des échos. Il fait bon. Et ces deux-là se retrouvent à travers le temps, dans une période connue d'eux seuls. A l'attention fervente de Pierre, je comprends qu'il la vénère. A la tendresse de Jeanne, que le petit Pierre restera son fils miraculeux, l'enfant sauf, après Plomodiern, après Brest. Sans l'autre, chacun aurait péri, étranglé par l'angoisse, Pierre et Jeanne, Jeanne et Pierre, franchissant à deux et de face la houle contraire.
Agglutinés sur le devant des bars, les marins forment des grumeaux dans les flaques de lumière. A notre passage, ils lèvent leurs bocks en riant, épatés par la carrosserie. Je feins de croire que je suis moi aussi un marin, j'ai retrouvé ma grand-mère au bout de la péninsule, notre reine au regard lent, et dans cette nuit griffée par les feux des cargos à l'ancre que la mer calotte ou remue, nous la ramenons grâce à notre auto bleu de Prusse vers cet appartement fondamental, qui garde dans ses armoires des guêtres, un plastron, ce pantalon gansé d'officier, maculé de boue, à moins que ce ne fût du sang séché.[...] Sur la corniche, je ferme mes yeux dans le vrombissement pour prolonger ce songe au-delà du pont transbordeur, je voudrais que, sous la lune collée là, énorme dans l'abîme du ciel, nous roulions indéfiniment, que la vie continue à être ce moment d'apesanteur où tout s'enclenche dans le maillage des voies, des hangars et des docks, des escaliers et des ruelles, que nous n'arrivions jamais - puisque Paol ne nous attendait plus au croisement des rues humides.
Comme des centaines d'autres, il veut passer en Angleterre. Tous souhaitent en découdre avec le Boche. La plupart s'engage par patriotisme, conscience politique ou sur l'idée qu'ils se font d'un destin, mais quelques-uns sont là pour partir, poussés par une démangeaison d'inconnu, l'ivresse de voir le monde, sans doute aussi d'échapper aux carcans, et ce besoin d'être soi. 
À les reprendre à pied, j'ai comme ces « clandestins de l'Iroise », il y a soixante ans, au bout des falaises, la surprise et l'émotion d'un pays fracturé par la mer. 
Sur la BBC, Radio Londres diffusera le message convenu : « La rose est la plus belle des fleurs... » Les gars sont sains et saufs. Le réseau enclenche l'étape suivante. 
On l'avait inscrit sur la prochaine liste - le marronnier dans la cour le lui avait signifié... Cette nuit-là, il en accepta l'augure au moment où il chutait par la fente du sommeil, il accepta de laisser aller les choses, comme on entre enfin, sans fardeau, dans le miroitement de la mer, parce que tout y invite, la chaleur, la pente des galets, la sueur et les éclats. Oui, qu'il revoie de l'autre côté des choses sa fille Lucie, et qu'il laisse ici-bas les hortensias se faner et refleurir dans les massifs de Plomodiern, ses deux garçons grandir, et qu'en son absence les saisons reviennent sur Kergat et sur Brest, la grotte Absinthe, le Menez-Hom, que Jeanne chante encore son air dans la véranda où sèche la lessive, que l'on revende ses casiers et sa voile rousse. Et que l'Iroise cogne quand même sur le cap, huit ou dix fois l'an, en affolant les bruyères, les abeilles et les chevaux. 
Sans jugement et sans droits, ils fourniront une main-d'oeuvre gratuite, corvéable à merci. Des esclaves pour la machinerie nazie.
Tout va bien, tranquillement - il aime cet ennui abasourdi qui repose l'âme -, et tant pis si la nostalgie de l'Asie le secoue parfois comme une crise de palu, qu'il avoue vouloir y retourner, vivre plus vite, plus fort, parmi les manguiers et les pagodons, les rizières et les lagunes, il sent qu'il y a perdu son reste de jeunesse dans le delta d Mékong, il comprend qu'il a vieilli, il a cette fêlure, il faut lui tourner la page, et il enrage...
Les jours sont lents, apaisés et répétitifs. Il faut savoir goûter au temps. 
Marqués par une empreinte indélébile, pareille à du vide ou une brûlure, qui avait modifié leur regard.
[...] il survivra au typhus, à la dysenterie, à la dénutrition, à la schlague, aux marches de la mort, quand il fallait, comme l'écrira Maurice Druon,  « retenir son âme avec ses dents ».  
Il se persuade que la France apporte beaucoup avec ses écoles, ses hôpitaux, ses ponts, ses ports en eau profonde, et il a raison, mais il oublie que les Indochinois après la Première Guerre voient leur « maître » différemment, qu'il ne fait pas bon être un coolie dans les plantations ou un ouvrier dans les manufactures, que les matières premières filent vers l'Europe pour l'enrichir, qu'il faudra casser du « révolutionnaire » et punir, y compris dans les troupes coloniales. L'égalité et la fraternité s'exportent mal.
Et même mes livres précédents, je m'en rendais compte avec du recul, comme ceux consacrés à Gauguin ou au Brestois Victor Segalen, artistes démangés par l'inconnu et poussés par le secret, en portaient l'écho. Ils appelaient déjà celui à venir.
On comprend que c'est ici que tout commençait, qu'il y avait à partir de là une arithmétique, l'arrestation, le transfert, le confinement dans ces bâtiments, le tri et les listes, et puis le baluchon pour les colonnes dans la nuit, la sortie du camp, la marche sur Compiègne dans le froid de l'hiver, la trouille qui broie les tripes, jusqu'à la rampe en ciment où il fallait se hisser dans un train à bestiaux pour deux nuits à travers l'Europe, et quel train, et quelles nuits, à cent hommes par wagon, sans eau, sans secours, sans espoir. 
Il tente de garder son humanité au milieu de la barbarie même si certains, déjà, à cause de la promiscuité, de la peur, de la fatigue énorme, de la dysenterie et de la puanteur, sont devenus fous à lier dans l’étuve. Ils geignent avant de s’écrouler. D’autres se battent. Quelques uns sont écrasés. Il faut tenir au-delà de l’intenable sur cette planète éteinte.
Pauvre petit grand-père inconnu qui ne pouvait se douter à ce moment-là que, la guerre finie, une fois ses bourreaux exécutés, sitôt dévidée cette pelote de faits et de gestes qui passe par la Bretagne, le nord de la France et l'Allemagne, les trains de la peur, les cargaisons de prisonniers effondrés, l'usine à fusées, la boue glacée, le fils aîné de son fils cadet le pisterait soixante-dis ans plus tard... »
 



Quatrième de couverture

    Longtemps, je ne sus quasiment rien de Paol hormis ces quelques bribes arrachées.

« Sous le régime de Vichy, une lettre de dénonciation aura suffi. Début septembre 1943, Paol, un ex-officier colonial, est arrêté par la Gestapo dans un village du Finistère. Motif : “inconnu”. Il sera conduit à la prison de Brest, incarcéré avec les “terroristes”, interrogé. Puis ce sera l’engrenage des camps nazis, en France et en Allemagne. Rien ne pourra l’en faire revenir. Un silence pèsera longtemps sur la famille. Dans ce pays de vents et de landes, on ne parle pas du malheur. 
Des années après, j’irai, moi, à la recherche de cet homme qui fut mon grand-père. Comme à sa rencontre. Et ce que je ne trouverai pas, de la bouche des derniers témoins ou dans les registres des archives, je l’inventerai. Pour qu’il revive. »
J.-L.C.

Le grand livre que Jean-Luc Coatalem portait en lui.

Éditions Stock, août 2019
263 pages 
Finaliste Goncourt 2019

Incipit
C’est un canot de quatre mètres cinquante, dont ils ont hissé la voile rouge, une brise les pousse au large, le père et les fils.
C’est un mois de juillet sur la presqu’île de Crozon, elle a une forme de dragon, nous l’appelons familièrement Kergat.
C’est un été comme les autres, ils font d’invraisemblables balades à pied au fil des falaises, dépassant la pointe à l’à-pic du fort, pour longer les anses aux fougères jusqu’au cap aux Mouettes ou bien, à l’inverse, ils empruntent le chemin des douaniers pour se baigner sur les plages de l’est, ils rejoindront plus tard Lucie, la grande sœur, et Jeanne, la maman, sur le front de mer de la station où ils louent à l’année une maisonnette derrière les quais, Kergat est à peine à une heure de Brest, c’est un second chez-eux, Kergat est à nous.
C’est un jour tranquille, l’Iroise montre ses verts durs et ses bleus tendres que l’onde fait gonfler, l’air sent bon, il n’y a pas foule, juste quelques automobiles place de l’église ou devant l’hôtel des Sables, sa façade d’établissement thermal, et dans la verdure ces quelques villas assoupies, elles ont fière allure avec leurs bow-windows et leurs vérandas, un côté Daphné Du Maurier un peu figé.
C’est un été sur la péninsule armoricaine, qu’importe qu’il pleuve, qu’il vente, les éclaircies sont généreuses, ils se baigneront dans la darse ou ils iront explorer pour la centième fois la grotte Absinthe qu’il faut forcer avec le flux pour rejoindre ses entrailles, un théâtre de reflets qui s’ouvre sur trente mètres de large, là aussi voilà un secret, le secret des falaises, il règne dans cette cavité une semi-obscurité, l’eau y est fraîche, les voix résonnent, les respirations font de la buée entre les parois, et alors que leurs jambes ne sont plus que des pointillés mobiles, ils ont la sensation d’être immergés dans l’instant même, pris dans le miel des photons et des reflets, autant dire l’éternité, l’éternité de Kergat…
C’est une Bretagne qui ne changera pas, un pays d’enfance, où il y aura toujours la flottille des bateaux, les cageots de maquereaux sur le môle, parfois un couple d’espadons et une fratrie de pieuvres emmêlées, la forêt des pins, ces criques qu’il faut atteindre en se laissant glisser par une corde, une baie où l’été lui-même vient se reposer, immuable, en même temps qu’eux, dans cette presqu’île qui est comme une île, et ces cinq-là sont à part sur la broderie des landes, presque intouchables, du moins le croient-ils jusqu’au début de la guerre, avant que ne viennent les heures acérées, les heures mauvaises, celles qui blessent et tuent. En attendant, ils clignent des yeux dans le soleil.
Paol est né en 1894, à Brest. Il vient d’une famille finistérienne où les hommes sont généralement employés à l’Arsenal, la base militaire et navale. Il a fait la Première Guerre. Il a épousé Jeanne. Trois enfants, Lucie, Ronan et Pierre, mon père. Officier de réserve, il a été muté en Indochine, dont il est rentré en 1930. Dans le civil, il a travaillé ensuite pour une imprimerie et dans une entreprise de construction. Puis, comme la plupart des Français, il a été mobilisé de nouveau, en 1939, au grade de lieutenant.
Je ne l’ai pas connu. Parti trop tôt, trop vite, comme si le destin l’avait pressé. Mais il nous reste sa Bretagne à lui qui est devenue la nôtre.

Postface
Ce récit tient du roman. Certains scènes, impossibles à connaître faute de témoins, ont été recomposées, parfois à partir de minces indices, et cousues à la trame générale. D'autres séquences m'ont paru nécessaires même si je les ai supposées, interprétées ou imaginées. Enfin, la plupart des noms et plusieurs lieux ont été modifiés ou floutés. Cette tentative de reconstitution, sur une base pourtant patiemment documentée, garde donc sa part de fiction, je la revendique...Il n'empêche que chacune de ces pages s'est écrite au plus près d'un homme disparu ans la tourmente de la Seconde Guerre mondiale. Elles constituent le destin de mon grand-père, des siens, des nôtres. En dépit de sa fin tragique, il s'est agi pour moi de lui rendre, par-delà silence et oubli, un peu de sa vie forte et fragile. 

J.-L.C.

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