mardi 26 novembre 2019

Hymne ★★★★★ de Lydie Salvayre

« Mon siècle, mon fauve, qui pourra 
Te regarder droit dans la yeux. »
Ossip Mandelstam, Le Siècle


L'Hymne, The Star Spangled Banner... « ce morceau si légitimement fameux que Jimi Hendrix joua à Woodstock le 18 août 1969, à 9 heures, devant une foule qui n'avait pas dormi depuis trois jours, et que j'écoute des années après, dans ma chambre, avec le sentiment très vif que le temps presse et qu'il me faut aller désormais vers ce qui, entre tout, m'émeut et m'affermit, vers tout ce qui m'augmente, vers les œuvres admirées que je veux faire aimer et desquelles, je suis, nous sommes, infiniment redevables....»
« On dit qu'il était timide.
Qu'il avait le charme efféminé des timides. Leur douceur.
On dit qu'il approuvait courtoisement les conneries 
qu'on lui expliquait plutôt que d'en débattre. 
Qu'il était incapable de dire non. Qu'il était incapable de soutenir un regard hostile. 
Que lorsqu'il parlait il mettait la main devant sa bouche, comme pour s'excuser de l'ouvrir.
On dit qu'il l'ouvrait peu.Que sa réserve était son inclination naturelle, et sa morale. [...]
On dit qu'il ne savait pas déchiffrer la musique. Qu'il était infoutu d'écrire et même de nommer les formes musicales inouïe qu'il inventait. Que le sentiment de cette incapacité aggravait considérablement sa timidité naturelle. [...]
On dit qu'il ne s'aimait pas. Que sa timidité incurable venait de ce qu'il ne s'aimait pas.
Qu'il n'avait aucune assurance aucune. Qu'il demandait souvent à ses proches Est-ce qu'on me prend pour un pitre ? Est-ce que je ne suis pas ridicule avec ce chapeau ? 
On dit qu'il ne sortait pas de sa timidité que pour être, sur scène, l'audace même. »
Électrisant hommage à Jimi Hendrix, une pseudo-biographie, même si Lydie Salvayre ne prétend pas avoir écrit une biographie...
Également un superbe portrait d'un pays égocentré et raciste.Atteinte en plein coeur par ce cri, par les mots de Sylvie Salvayre, par sa poésie, par son témoignage bouleversant de justesse, de sincérité et de vérité.Opus poignant, écrit avec fougue et franchise, qui m'a traversée, émue aux larmes.
Un conseil : ne passez pas à côté de ce livre !
 « L'hymne sacré, symbolique, scrupuleusement respecté, l'hymne régimentaire qui avait envoyé son ami Larry Lee se faire trouer la peau dans la jungle du Vietnam, l'hymne qui accueillait en fanfare les GI morts au combat, lesquels arrivaient de Saigon en emballage capitonné, car sacrifier sa vie à a lutte contre le Mal méritait amplement un emballage capitonné, la partie reconnaissante ne reculant devant aucun sacrifice, l'hymne sanglé de la tradition, l'hymne engoncé dans son uniforme, l'hymne bêlé à l'école, en cadence, un-deux, l'hymne vidé de sa substance et braillé sur les stades. Oh dites-moi pouvez-vous voir dans les lueurs de l'aube ce que nous acclamions si fièrement au crépuscule, l'hymne qu'on chantait sans l'entendre, depuis le temps, l'hymne embaumé, l'hymne empoussiéré, l'hymne pétrifié de la nation, il l'empoigna, le secoua, et aussitôt en fit jaillir une liberté qui souleva l'esprit. »



« Un cri lancé au ciel. 
Un cri si intense, si véhément, d'une puissance d'entraînement telle qu'il traversa l'épaisseur du temps, traversa tous les blocs de résistance qui obstruent la mémoire, jusqu'à m'atteindre, jusqu'à nous atteindre en plein coeur, et à nous traverser.
Il résonne encore aujourd'hui.
Et son pouvoir d'interpellation reste intact.
Mieux encore, c'est aujourd'hui peut-être, 
puisque le temps parfois peut apporter des roses, 
ainsi que le disait Carlyle à sa manière enrubannée,
c'est aujourd'hui qu'il nous est le plus nécessaire.
Car où entend-on aujourd'hui un hurlement de cette portée 
qui se lève contre l'horreur et redonne vie à nos vies ?
Où entend-on aujourd'hui une protestation 
qui ait cette force à décorner les bœufs
 et qui soit audible par tous ? 
Où entend-on aujourd'hui une conflagration de cette ampleur 
qui nous alarme aussi abruptement sur la démence du monde 
et qui nous interroge aussi abruptement sur notre maintenant ?
Le monde serait-il devenu si beau, si juste et si pacifique 
qu'un hurlement pareil au sien serait absurde ? [...]
Ou notre abdication serait-elle si total que nous n'aurions plus à nous insurger ? »
gg

« Il fut, le 18 août 1969, l'audace même.
Il fit ceci : il s'empara de l'Hymne et il le retourna.
Il eut ce front.
Il prit ce risque.
L'hymne entonné en préludes aux allocations du président Nixon, l'hymne qui résonnait lors des célébrations de tuerie héroïques, l'hymne intouchable, l'hymne immuable, l'hymne de la superpuissance blanche classée n°1 au hit-parade des pays producteurs de bombes, de napalm, au phosphore, à la dioxine, au graphite, tritonales, à fragmentation, à guidage laser, à sous-munitions, il y en avait pour tous les goûts, l'hymne d'amour de la patrie, car amour et patrie sont deux mots qui parfaitement s'accolent (j'ai à l'esprit un autre verbe que je n'ose pas écrire), l'hymne des braves boys qui savaient opposer leur mâle résistance à la propagation communiste avec l'aire miséricordieuse de Dieu et suivant la méthode imparable du search and destroy encore appelée civilisation, cet hymne-là, il s'en saisit et il le renversa.
Il faut beaucoup de chaos en soi pour accoucher d'une étoile qui danse. Hendrix fut celui qui, parce qu'il avait vécu le pire, fit danser les étoiles sur la bannière américaine.   
Car ce matin du 18 août, à Woodstock, Hendrix fit entendre un cri insoutenable, insoutenablement beau, et paradoxalement libérateur.
Un cri plus fort que tous les mots, un cri d'effroi devant la vie menacée par la folie guerrière et d'espoir increvable.
Un cri qui déchira l'espace, un cri aux accents inconnus, un cri qui était comme une incantation aboyée dans un monde infernal, comme un sanglot terrible.
Un cri lancé au ciel.
Un cri si intense, si véhément, d'une puissance d'entraînement telle qu'il traversa l'épaisseur du temps, traversa tous les blocs de résistance qui obstruent la mémoire, jusqu'à m'atteindre, jusqu'à nous atteindre en plein coeur, et à nous traverser.
On dit que la voix d’Orphée faisait miraculeusement se coucher les bêtes. Le cri de Hendrix fit tomber en un instant, ce matin du 18 août 1969, à Woodstock, des murs entiers d'indifférence et d'amnésie.
Hendrix alla son chemin et garda le calme de ces insensés dont rien, sinon la mort, ne menace la passion. Cela pourra paraître grandiloquent à ceux qui sauront jamais (non-savoir auquel nous compatissons vivement), qui ne sauront jamais ce qu'est ce feu qui vous saisit de part en part et vous rend insensible aux ordinaires turpitudes, que ce feu ait pour nom musique ou poésie ou science ou je ne sais quoi d'impossible. 
Le cri que Hendrix fit entendre [...], ce cri continue aujourd'hui de crier et de défier le temps. C'est cela surtout que je voudrais dire à propos de The Star Spangled Banner. Qu'il fut un cri, un cri libre, un cri de refus, un cri de refus qui concentra tous les refus d'une jeunesse que l'avidité, la brutalité et e prosaïsme de la société d'alors révulsaient jusqu'à la nausée, un cri dont l'impact, quarante années après, vient encore fissurer la gangue de nos coeurs.
Hendrix mourut en même temps que mourait une époque qui avait cru, déraisonnablement, que le pouvoir des fleurs désarmerait les mains les plus militaires. Hendrix, à Woodstock, incarna, d'une certaine façon, la fin de ce monde, et son deuil. Il fut ce feu d'espoir qui brûla sur lui-même. Et il en fut les cendres.Est-ce qu'on est déjà demain ou est-ce la fin du monde ? demandait-il. Hendrix, dans une sorte de prescience, avait compris que nous étions déjà demain et que c'était la fin du monde. Il avait compris que la paix et le bonheur qu'il souhaita à la foule, ce matin du 18 août 1969, à Woodstock, que cet idéal impossible auquel un génération avait éperdument aspiré était condamné à mourir. »

Quatrième de couverture

     Le matin du 18 août 1969, à Woodstock, Jimi Hendrix joua un hymne américain d’une puissance quasiment insoutenable.

     Parce qu’il avait du sang noir et du sang cherokee mélangé de sang blanc, parce qu’il était donc toute l’Amérique, parce que la guerre au Vietnam soulevait en lui un violent mouvement de refus que toute une jeunesse partageait, parce que sa guitare était sa lady électrique, sa passion, sa maison, sa faim, sa force et qu’il en jouait avec génie, Jimi Hendrix fit de cette interprétation un événement.

     Revenant sur ce moment inoubliable, Lydie Salvayre tire les fils de la biographie pour réécrire la légende de Jimi, sa beauté, sa démesure, mais aussi sa part sombre, ses failles et la brutalité du système dont il était captif et qui finirait un jour par le briser.

Éditions Seuil, août 2011
241 pages

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