lundi 19 novembre 2018

Frère d'âme ★★★★☆ de David Diop

Deux camarades, plus que frères, puisqu'ils se sont choisis comme frères, deux tirailleurs sénégalais, attendant le coup de sifflet de mort du capitaine, pour sortir du ventre de la terre, accompagnés de leurs camarades sénégalais, en hurlant, pour affronter leurs ennemis aux yeux bleus jumeaux, pour affronter la mort, alors que des petits obus malicieux décapitants et des gros grains rouges de guerre [tombent] du ciel métallique.

C'est un rescapé des ténèbres qui nous parle, qui nous raconte la folie de la guerre, la violence, la furie, qui nous conte sa vengeance, sa folie et la douleur qui mord

Déroutant, dérangeant, puissant, profondément humain, ce roman bouscule, questionne sur les séquelles psychologiques, les cicatrices morales que le basculement dans la violence, dans la cruauté provoque. Il aborde aussi la question du déracinement et l'histoire des soldats coloniaux, éternels oubliés.
« La nuit, tous les sangs sont noirs. »
Le rythme est enlevé et les mots, très souvent répétés, accentuent encore davantage le rythme de cette bouleversante lecture.
Un roman de la rentrée littéraire 2018, une confession troublante, dont je ne peux que vivement conseiller la lecture.


« Ah Mademba Diop ! ce n'est que quand tu t'es éteint que j'ai vraiment commencé à penser. Ce n'est qu'à ta mort, au crépuscule, que j'ai su, j'ai compris que je n'écouterais plus la voix du devoir, la voix qui ordonne, la voix qui impose la voix. Mais c'était trop tard.
Au nom de je ne sais quelles lois humaines, je t'ai abandonné à ton sort misérable. Peut-être pour sauver mon âme, peut-être pour rester tel que ceux qui m'ont élevé ont voulu que je sois devant Dieu et devant les hommes. Mais devant toi, Mademba, je n'ai pas été capable d'être un homme. Je t'ai laissé me maudire, mon ami, toi, mon plus que frère, je t'ai laissé hurler, blasphémer, parce que je ne savais pas encore penser par moi-même.
Tous vont mourir sans penser parce que le capitaine Armand leur a dit : « Vous les Chocolats d’Afrique noire, vous êtes naturellement les plus courageux parmi les courageux. La France reconnaissante vous admire. Les journaux ne parlent que de vos exploits ! »
La seule différence entre mes camarades [...] et moi, c'est que je suis devenu sauvage par réflexion.
Un champ ensemencé de millions de petits grains de guerre métalliques qui ne donnent rien. Un champ de bataille balafré façonné par des carnivores.
... la tranchée ennemie, ouverte elle aussi comme le sexe d'une immense femme, une femme de la taille de la Terre.
C'est ça la guerre : c'est quand Dieu est en retard sur la musique des hommes, quand Il n'arrive pas à démêler les fils de trop de destins à la fois.
... nous ne pensions plus à la douleur de l'absence qui tord les entrailles, mais à la faim qui ne les tord pas moins.
Mon père est un soldat de la vie quotidienne qui n'a vécu que pour préserver ses femmes et ses enfants de la faim. Jour après jour, dans ce fleuve de duré qu'est la vie, mon père nous a rassasiés des fruits de ses champs et de ses vergers. Mon père, ce vieil homme, nous a fait croître et embellir, nous sa famille, comme les plantes dont il nous nourrissait. C'était un cultivateur d'arbres et de fruits, c'était un cultivateur d'enfants. [...]« Moi Bassirou Coumba Ndaye, petit-fils d'un des cinq enfants fondateurs de notre village, je vais te dire, Abdou Thiam, une chose qui ne va pas te plaire. Je ne refuse pas de consacrer un de mes champs à la culture de l'arachide, mais je refuse de consacrer tous mes champs à l'arachide. L'arachide ne peut pas nourrir ma famille. Abdou Thiam, tu dis que l'arachide c'est de l'argent, mais par la vérité de Dieu, je n'ai pas besoin d'argent. » »

Quatrième de couverture 

Un matin de la Grande Guerre, le capitaine Armand siffle l’attaque contre l’ennemi allemand. Les soldats s’élancent. Dans leurs rangs, Alfa Ndiaye et Mademba Diop, deux tirailleurs sénégalais parmi tous ceux qui se battent alors sous le drapeau français. Quelques mètres après avoir jailli de la tranchée, Mademba tombe, blessé à mort, sous les yeux d’Alfa, son ami d’enfance, son plus que frère. Alfa se retrouve seul dans la folie du grand massacre, sa raison s’enfuit. Lui, le paysan d’Afrique, va distribuer la mort sur cette terre sans nom. Détaché de tout, y compris de lui-même, il répand sa propre violence, sème l’effroi. Au point d’effrayer ses camarades. Son évacuation à l’Arrière est le prélude à une remémoration de son passé en Afrique, tout un monde à la fois perdu et ressuscité dont la convocation fait figure d’ultime et splendide résistance à la première boucherie de l’ère moderne.

Né à Paris en 1966, David Diop a grandi au Sénégal. Il est actuellement maître de conférences à l’université de Pau.

Éditions Seuil, Août 2018
175 pages

Prix Goncourt des Lycéens - 2018

vendredi 9 novembre 2018

Leurs enfants après eux ★★★★☆ de Nicolas Mathieu

Repéré dès sa sortie, une couverture attirante, une quatrième de couverture alléchante. Je me réjouis de ne pas avoir pris la tangente; je me suis régalée à la lecture de ce roman, qui n'était pas encore  goncourisé. C'est à présent chose faite, et c'est très mérité à mon humble avis.

Ce roman est un régal, un bond en arrière de quelques années (d'un bon quelques années quand même;-)), hyper réaliste; il a parlé à l'adolescente que je fus dans les années 90, j'ai complètement adhéré. 

Portrait d'une jeunesse bouillonnante, chaussée de Torsion, habillé d'un tee-shirt Waikiki, dans les oreilles Nirvana et NTM et une console de jeux dans les mains, qui contourne les ordres et défie l'autorité, en proie à leurs hormones, cornaqués pour obtenir de vains brevets qui les destinaient à des formations plus ou moins prestigieuses, mais qui toutes agissaient comme autant de laminoirs d'où l'on sortait accompli ou bien brisé, c'est à dire disponible. Que du bonheur ;-)
« ...ils vont vite, ils sont jeunes, et mourir n'existe pas. »
Portrait très réussi également, avec la noirceur qui va bien, d'un monde ouvrier décadent, celui de la métallurgie en Lorraine. 
« Les hommes parlaient peu et mouraient tôt. Les femmes se faisaient des couleurs et regardaient la vie avec un optimisme qui allait en s'atténuant. Une fois vieilles, elles conservaient le souvenir de leurs hommes crevés au boulot, au bistrot, silicosés, de fils tués sur la route, sans compter ceux qui s'étaient fait la malle. »
Le langage est fleuri, le rythme est enlevé, la narration est claire et précise. 
Un plaisir de lecture à ne pas bouder. Bravo Mr Mathieu. 
« La vitesse leur tirait des larmes et leur montait dans la poitrine. Ils filaient sur la tête éteinte, tête nue, incapables d'accidents , trop rapides, trop jeunes, insuffisamment mortels. »

« Chez eux, on était licencié, divorcé, cocu ou cancéreux. On était normal en somme, et tout ce qui existait en dehors passait pour relativement inadmissible. Les familles poussaient comme ça, sur de grandes dalles de colère, des souterrains de peines agglomérées qui, sous l'effet du Pastis, pouvaient remonter d'un seul coup en plein banquet. Anthony, de plus en plus, s'imaginait supérieur. Il rêvait de foutre le camp.
Il avait peur, c'était délicieux.
Globalement, cette envie de reluquer le corps des filles ne le quittait pas. Dans ses tiroirs et son lit, il planquait des magazines et des VHS, sans parler des mouchoirs en papier.  
Sous les combles, des mômes à peine plus vieux que lui se défonçaient en jouant à Street Fighter. Au rez-de-chaussée, leur père regardait Intervilles, une bière à la main.
[...] C'est drôlement doux, une fille, on ne s'y fait jamais complètement.Celle-là s'appelait Stéphanie Chaussoy.Anthony vivait l'été de ses quatorze ans. Il faut bien que tout commence.
À l'horizon, le ciel avait pris des couleurs exagérées. Grisé, il lâcha le guidon et ouvrit les bras. La vitesse faisait battre les pans de son débardeur. Il ferma les yeux un instant, le vent sifflant à ses oreilles. Dans cette ville moitié morte, étrangement branlée, construite dans une côte et sous un pont, Anthony filait tout schuss, pris de frissons, jeune à crever.
La maison des Casati était construite de plain-pied, sans rien autour, juste la pelouse à moitié morte où les pas du garçon faisaient un bruit de papier froissé. Son père, qui n'en pouvait plus de l'entretien et du désherbage, avait tout passé au Round Up. Depuis, il pouvait regarder le Grand Prix le dimanche l'esprit tranquille. Avec les films de Clint Eastwood et Les Canons de Navarone, c'était le seul truc ou presque qui lui mettait du baume au coeur. Anthony ne partageait pas grand-chose avec son vieux, mais ils avaient ça au moins ça, la télé, les sports mécaniques, les films de guerre. Dans la pénombre du salon, chacun dans son coin, c'était le max d'intimité qu'ils s'autorisaient.
C'était presque encore neuf, un titre qui venait d'une ville américaine et rouillée pareil, une ville de merde perdue très loin là-bas, où des petits blancs crades buvaient des bières bon marché dans leurs chemises à carreaux. Et cette chanson, comme un virus, se répandait partout où il existait des fils de prolo mal fichus, des ados véreux, des rebuts de la crise, des filles mères, des releuleuh en mob, des fumeurs de shit et des élèves de Segpa. À Berlin, un mur était tombé et la paix, déjà, s'annonçait comme un épouvantable rouleau compresseur [...] des mômes sans rêves écoutaient maintenant ce groupe de Seattle qui s'appelait Nirvana. Ils se laissaient pousser les cheveux et tâchaient de transformer leur vague à l'âme en colère, leur déprime en décibels. Le paradis était perdu pour de bon, la révolution n'aurait pas lieu ; il ne restait plus qu'à faire du bruit. 
Un siècle durant, les hauts-fourneaux d'Heillange avaient drainé tout ce que la région comptait d'existences, happant d'un même mouvement les êtres, les heures, les matières premières. D'un côté, des wagonnets apportaient le combustible et le minerai par voie ferrée. De l'autre, des lingots de métal repartaient par le rail, avant d'emprunter le cours des fleuves et des rivières pour de lents cheminements à travers l'Europe.
Le corps insatiable de l'usine avait duré tant qu’il avait pu, à la croisée des chemins, alimenté par des routes et des fatigues, nourri par tout un réseau de conduites qui, une fois déposées et vendues au poids, avaient laissé dans la ville de cruelles saignées. Ces trouées fantomatiques ravivaient les mémoires, comme les ballasts mangés d’herbe, les réclames qui pâlissaient sur les murs, ces panneaux indicateurs grêlés de plombs.
Anthony la connaissait bien cette histoire. On la lui avait racontée toute l'enfance. Sous le gueulard, la terre se muait en fonte à 1800 oc, dans un déchaînement de chaleur qui occasionnait des morts et des fiertés. Elle avait sifflé, gémi et brûlé, leur usine, pendant six générations, même la nuit. Une interruption aurait coûté les yeux de la tête, il valait encore mieux arracher les hommes à leurs lits et à leurs femmes. Et pour finir, il ne restait que ça, des silhouettes rousses, un mur d'enceinte, une grille fermée par un petit cadenas. L'an dernier, on y avait organisé un vernissage. Un candidat aux législatives avait proposé d'en faire un parc à thème. Des mômes la détruisaient à coups de lance-pierre.
Les dîners s'éternisaient bien après minuit et Anthony finissait toujours par s'endormir sur le canapé, bercé par la conversation des adultes. Son père avait sorti les alcools. Les mots prune et mirabelle étaient écrits à l'encre bleue sur des étiquettes de cahier d'écolier. L'odeur des Gauloises, les hommes qui retiraient un brin de tabac du bout de leur langue. Les blagues de Toto. Les femmes papotant dans la cuisine. La cafetière qui roucoule à 1 heure du matin. 
Dans leur dos, Hélène et son fils éprouvaient le vide de la cage d'escalier, la verticalité silencieuse de l'immeuble, une présence nombreuse, mobile, un fourmillement sourd, Tout un peuple désœuvré se trouvait là aux aguets, tenu par des postes de télé, des drogues et des divertissements, la chaleur et l'ennui.
À l'usine, il avait obéi quarante ans, ponctuel, faussement docile, arabe toujours. [...]
Le fonctionnement de l'usine n'avait rien d'innocent. On aurait pu penser de prime abord que l’efficacité décidait de la répartition des hommes, de l'emploi de leur force. Que cette logique-là, que cette brutalité-là, celle de la production et de la marche forcée, suffisait. En réalité, derrière ces totems qu'on brandirait toujours plus haut à mesure que la vallée serait moins compétitive, il se trouvait tout un imbroglio de règles tacites, de méthodes coercitives héritées des colonies, de classements apparemment naturels, de violences instituées qui garantissaient la discipline et l'échelonnement des humiliés. Et tout en bas, on trouvait Malek Bouali et les siens, frisés, bicots, bougnoules, négros ; ces mots s'employaient largement. Au fil du temps, le mépris qu'on avait pour lui et ses semblables s'était fait plus dissimulé, il n'avait jamais disparu. Il avait même été promu. Mais il restait au fond de son ventre comme un ragoût de colère qui avait brûlé quarante ans. Peu importait à présent. Il touchait son chômage et avec la prime de licenciement de Metalor, il faisait construire une petite maison au pays. Rania était partie devant. Ils avaient tellement travaillé. Et leurs fils qui, depuis tout petits, savaient plus, comprenaient mieux. Qu’est-ce qu'il s'était passé ?
Hélène et lui se mesuraient par-dessus la table. Ils étaient dans le dur à présent. L'éducation est un grand mot, on peut le mettre dans des livres et des circulaires. En réalité, tout le monde fait ce qu'il peut. Qu'on se saigne ou qu'on s'en foute, le résultat recèle toujours sa part de mystère. Un enfant naît, vous avez pour lui des projets, des nuits blanches. Pendant quinze ans, vous vous levez à l'aube pour l'emmener à l'école. À table, vous lui répétez de fermer la bouche quand il mange et de se tenir droit. Il faut lui trouver des loisirs, lui payer ses baskets et des slips. Il tombe malade, il tombe de vélo. Il affûte sa volonté sur votre dos. Vous l'élevez et perdez en chemin vos forces et votre sommeil, vous devenez lent et vieux. Et puis un beau jour, vous vous retrouvez avec un ennemi dans votre propre maison. C'est bon signe. Il sera bientôt prêt. C'est alors que viennent les emmerdes véritables, celles qui peuvent coûter des vies ou finir au tribunal. Hélène et l'homme en étaient là, à sauver les meubles.
Dès lors, la vie avait pris un drôle d'aspect. Il arrivait à Anthony de se lever le matin encore plus crevé que la veille. Il dormait pourtant de plus en plus tard, surtout le week-end, ce qui faisait enrager sa mère. Quand les copains le vannaient, il prenait la mouche, répliquait avec ses poings. Sans cesse, il avait envie de cogner, de se faire mal, de foncer dans les murs. Alors il partait faire du vélo avec son walkman sur les oreilles, en se repassant vingt fois la même chanson triste. Soudain, en regardant Beverly Hills à la télé, de hautes mélancolies le prenaient. Ailleurs, la Californie existait, et là-bas, c'est sûr, des gens menaient des vies qui valaient le coup. Lui, il avait des boutons, des baskets trouées, son œil foutu. Et ses parents qui régnaient sur sa vie. Bien sûr, il contournait les ordres et défiait constamment leur autorité. Mais tout de même, ces destins acceptables restaient hors de portée. Il n'allait quand même pas finir comme son vieux, bourré la moitié du temps à gueuler devant le JT ou à s'engueuler avec une femme indifférente. Où était la vie, merde ?
Car chaque jour, tout conspire contre ce corps. Son mari qui ne la baise plus. Ce fils pour lequel elle se ronge les sangs. Le travail qui l'affadit à force d'immobilité, de tâches dénuées de sens, de mesquineries toujours reconduites. Et le temps évidemment, qui ne sait rien faire d'autre. 
Dans son ventre, tout est encore là, intact, son besoin de mains et de regards, et entre ses jambes la possibilité d'un plaisir qui échappe au règlement intérieur du bureau, au code de la route, à son contrat de mariage et à la plupart des autres lois. On ne lui enlèvera pas ça. 
La silicose et le coup de grisou ne faisaient plus partie des risques du métier. On mourait maintenant à feu doux, d’humiliation, de servitudes minuscules, d’être mesquinement surveillé à chaque stade de sa journée ; et de l’amiante aussi. Depuis que les usines avaient mis la clef sous la porte, les travailleurs n’étaient plus que du confetti. Foin des masses et des collectifs. L’heure, désormais, était à l’individu, à l’intérimaire, à l’isolat. Et toutes ces miettes d’emplois satellitaient sans fin dans le grand vide du travail où se multipliaient une ribambelle d’espaces divisés, plastiques et transparents : bulles, box, cloisons, vitrophanies. Là-dedans, la climatisation tempérait les humeurs. Bippers et téléphones éloignaient les comparses, réfrigéraient les liens. Des solidarités centenaires se dissolvaient dans le grand bain des forces concurrentielles. Partout, de nouveaux petits jobs ingrats, mal payés, de courbettes et d'acquiescement, se substituaient aux éreintements partagés d'autrefois. Les productions ne faisaient plus sens. On parlait de relationnel, de qualité de service, de stratégie de com, de satisfaction client. Tout était devenu petit, isolé, nébuleux, pédé dans l'âme. Patrick ne comprenait pas ce monde sans copain, ni cette discipline qui s'était étendue des gestes aux mots, des corps aux âmes. On n'attendait plus seulement de vous une disponibilité ponctuelle, une force de travail monnayable. Il fallait désormais y croire, répercuter partout un esprit, employer un vocabulaire estampillé, venu d'en haut, tournant à vide, et qui avait cet effet stupéfiant de rendre les résistances illégales et vos intérêts indéfendables. 
À la 70ème minute, Thuram planta un second but et il ne fut plus question de rien. Le peuple se trouva tout à coup fusionné, rendu à son destin de horde, débarrassé des encarts et des positions, tout entier. Ce qui voulait demeuré en dehors devint incompréhensible. Tout ce qui se trouvait pris dedans résonna du même glas. Le pays entier venait d'accoster en plein fantasme. C'était un moment d'unité, sexuel et grave. Plus rien n'avait jamais existé, ni l'histoire, ni les morts, ni les dettes, effacées comme par enchantement. La France était bandée, immensément fraternelle. »

Quatrième de couverture

Août 1992. Une vallée perdue quelque part dans l’Est, des hauts-fourneaux qui ne brûlent plus, un lac, un après-midi de canicule. Anthony a quatorze ans, et avec son cousin, pour tuer l’ennui, il décide de voler un canoë et d’aller voir ce qui se passe de l’autre côté, sur la fameuse plage des culs-nus. Au bout, ce sera pour Anthony le premier amour, le premier été, celui qui décide de toute la suite. Ce sera le drame de la vie qui commence.
Avec ce livre, Nicolas Mathieu écrit le roman d’une vallée, d’une époque, de l’adolescence, le récit politique d’une jeunesse qui doit trouver sa voie dans un monde qui meurt. Quatre étés, quatre moments, de Smells Like Teen Spirit à la Coupe du monde 98, pour raconter des vies à toute vitesse dans cette France de l’entre-deux, des villes moyennes et des zones pavillonnaires, de la cambrousse et des ZAC bétonnées. La France du Picon et de Johnny Hallyday, des fêtes foraines et d’Intervilles, des hommes usés au travail et des amoureuses fanées à vingt ans. Un pays loin des comptoirs de la mondialisation, pris entre la nostalgie et le déclin, la décence et la rage.

Éditions Actes Sud, Août 2018
430 pages

Prix Goncourt - 2018
Prix du deuxième roman Alain Spiess - Le Central - 2018
Prix Blù Jean-Marc Roberts -2018
La Feuille d'or de la ville de Nancy, prix des Médias France Bleu-France 3-L'Est Républicain - 2018

jeudi 1 novembre 2018

Ça raconte Sarah ★★★★☆ de Pauline Delabroy-Allard

Ça raconte ça, le silence tonitruant et les jours cotonneux dans lesquels on flotte, quand on offre la vérité. 
Ça raconte ça, qu'on ne peut pas aimer, boire et chanter en paix, que pour vivre heureuses, il faut vivre cachées.
Ça raconte Sarah, imprévisible, ondoyante, déroutante, versatile, terrifiante comme un papillon de nuit.
Ça raconte une passion dévorante, une course poursuite exaltante et passionnante de l'amour absolu. Empreint de sincérité et d'élégance. 
J'ai beaucoup aimé.


Quatuor à cordes, Béla Bartók, en pizzicato

« Mon corps brûlant reste parfaitement immobile. Si ne pas renverser le château de sable de son sommeil signifie mourir de chaud alors je veux bien mourir de chaud.
Dans cette tempête, elle est capitaine de navire. Je deviens femme de marin.
J'écoute, ce printemps-là, un seul morceau qui ne soit pas du quatuor à cordes, Indian Song que chante Jeanne Moreau. Les quelques notes du début, avant sa voix, me font pleurer. Quand elle chante, je chante avec elle, la voix éraillée d'un chagrin qui semble venir de très loin, que je ne m'explique pas.Chanson, toi qui ne veux rien dire, toi qui me parles d'elle, et toi qui me dis tout.
Aucun nuage, jamais. Du bleu partout, du rose cerisier du Japon à tous les coins de rue. Des taches de soleil sur les trottoirs. Aucune mélancolie, jamais. De la joie. Ce printemps est une fête qui dure et qui dure. Mon corps ne s'en remet pas. Altération de l'état général, encore et encore.
Le Songe d'une nuit d'été de William Shakespeare est une pièce inclassable où le comique et le merveilleux se côtoient tout du long. Le texte livre une réflexion sur les pouvoirs de l'imagination face à l'arbitraire de la loi, et notamment face aux rigueurs de la loi familiale. La nuit, lieu du désordre, des songes et des fantasmes s'oppose au jour, lieu de la réalité, de l'ordre et de la discipline. La traduction de François-Victor Hugo transcrit à merveille l'humour du dramaturge anglais, notamment dans ces dialogues enlevés qui terminent l'acte V, lorsque le personnage de Pyrame revient sur scène, et, apercevant le manteau de sa belle taché de sang, se tue en l'imaginant morte. »

Quatrième de couverture

Ça raconte Sarah, sa beauté mystérieuse, son nez cassant de doux rapace, ses yeux comme des cailloux, verts, mais non, pas verts, ses yeux d’une couleur insolite, ses yeux de serpent aux paupières tombantes. Ça raconte Sarah la fougue, Sarah la passion, Sarah le soufre, ça raconte le moment précis où l’allumette craque, le moment précis où le bout de bois devient feu, où l’étincelle illumine la nuit, où du néant jaillit la brûlure. Ce moment précis et minuscule, un basculement d’une seconde à peine. Ça raconte Sarah, de symbole : S.

Éditions Les éditions de Minuit, septembre 2018
189 pages
Prix des libraires de Nancy
Prix Envoyé par La Poste

Lettre à une jeune morte ★★★★☆ de Roger Bichelberger

Très intéressant.
Roger Bichelberger, dans ce petit livre, nous conte l'histoire de Foulques Nerra, comte d'Anjou, grand homme de l'an mil. Un personnage qui m'était inconnu de même d'ailleurs que la bataille de Pontlevoy pour le contrôle de la Touraine, évoquée dans ce livre.
Un homme puissant pourtant que ce comte d'Anjou ; il a marqué l'histoire par sa violence, sa cruauté, d'une fureur démente, un fou sanguinaire, n'hésitant à faire couler le sang pour agrandir son territoire, mais qui, en opposition à cette violence, pour le salut de son âme pécheresse fera d'importantes donations, multipliera les églises, les paroisses et les châteaux, affranchira de nombreux serfs, rendra la justice et effectuera plusieurs pèlerinage à Jérusalem. 
« Avec la force et l'endurance qui étaient les miennes, je n'étais jamais loin de l'excès. Un moine de Saint-Florent est allé jusqu'à parler de moi comme d'un fauve. »
Roger Bichelberger utilise le procédé des mémoires. Il imagine Foulque Nerra souffrant, diminué, à l'aube de sa mort qui fait rédiger ses mémoires sous forme d'une lettre destinée à sa défunte première épouse Elisabeth de Vendôme. Il nous raconte ainsi sa vie, ses crimes perpétrés pour satisfaire ses ambitions de conquête, ses pèlerinages mais aussi ses remords, ses regrets, ses tourments. C'est par l'amour qu'il tentera de se racheter, d'apaiser son âme torturée, de s'absoudre de ses péchés, de demander pardon. 

« Implacable abîme que celui de la passion qui, naguère, m'avait jeté avec une sorte d'obstination furieuse dans la haine de toi. Or, la passion est égoïste, impatiente, jalouse, nourrie d'orgueil, intéressée, rageuse, rancunière et souverainement injuste. »
Une écriture fluide, fine, vivante que j'ai beaucoup appréciée. J'ai repéré deux autres livres de feu Roger Bichelberger qui me tentent bien :  « Bérénice »,  « La fille à l'étoile d'or ». 
Un bon moment de lecture que je conseille aux amoureux de l'Histoire de France.

« Chez nous, les dames étaient fondatrices de dynastie et le mariage une institution où l'amour avait peu de part. L'alliance de deux familles permettait d'éteindre des querelles, d'agrandir qui son comté, qui son duché, qui son royaume : nos rois en savent quelque chose.
Et je regardais l'Homme cloué que mes crimes crucifiaient. De profundis clamavi...
Je me sentais rejeté, moi aussi, interdit de bonheur, et mes ruminations solitaires à travers halliers et futaies favorisaient l'éclosion, pestilentielles fumerolles, d'insupportables soupçons.
Quand les gens s'en emparent, la vérité - si elle existe - s'embellit ou se gâte de bouche en bouche, enfle, se propage tel un feu de brandes et finit en cauchemar ou en légende. A Angers, nourrie par le château, la rumeur avait fini par inventer la fable dont tous avaient besoin. »


Quatrième de couverture

Foulques, le puissant comte d’Anjou, l’un des hommes les plus cruels du royaume de France, rentre de son troisième pèlerinage à Jérusalem. À Metz, sentant sa fin venir, il dicte à un jeune scribe ses mémoires en forme de lettre à sa première épouse, morte toute jeune dans l’incendie de leur château. Il y confie ses crimes lors des guerres incessantes qu’il a menées contre la Touraine, Saumur et Blois et le pardon qu’il a cru obtenir en édifiant moult châteaux, églises et abbayes et en prenant le chemin de la Terre sainte en simple pénitent. Mais ce qu’il cherche à expier plus que toutes les horreurs commises, c’est sa conduite envers Elisabeth de Vendôme, la seule femme qu’il ait aimée et qu’il a sacrifiée à une soif de vengeance irrépressible.
Dans cet étonnant portrait d’un grand féodal déchiré entre ses pulsions guerrières, sa foi en Dieu et la passion amoureuse, Roger Bichelberger évoque autant les affres du guerrier médiéval que les paradoxes d’un homme entre obscurité et lumière que seul l’amour peut racheter.

Éditions Albin Michel,  janvier 2018
135 pages