dimanche 22 août 2021

La plus grande baleine morte de Lombardie ★★★★☆ de Aldo Nove

Second livre à hauteur d'enfant qui a accompagné mon été et qui a tout d'un ovni littéraire
La fantaisie et la magie qui imprègnent ces pages leur apportent douceur et tendresse. Ce petit garçon qui nous raconte son village, qui met des mots sur ce qu'il ressentait, a enchanté ce moment de lecture. J'ai laissé mon esprit s'imprégner de ses souvenirs, vagabonder de chapitres en chapitres, j'ai laissé les mots papillonner sans me faire piéger par une lecture au premier degré comme le conseillait un bibliothécaire dans un petit encart, et le charme a opéré. 
Tout en subtilité. Tout en poésie. Le regard de cet enfant sur le monde des adultes est intelligent, et les histoires qui en découlent sont savoureuses et drôles.
Publié en 2007, je n'en avais jamais entendu parler. Vous connaissez ? Et Stefano Benni ?  

INCIPIT
« Et il y a de cela des milliers d'années, avant que Dieu ne se fût proposé de tirer Adam de la poussière, et bien longtemps avant qu'une effroyable explosion n'eût donné naissance à la dérive d'étoiles dans laquelle la civilisation humaine a semble-t-il fini par prendre pied, ma maman m'emmenait voir la plus grande baleine morte de Lombardie.
Jusqu'en 1972, le zoo de Côme était doté de structures lui permettant d'accueillir tous les types de baleines.
Mais celle-là était infinie, deux ou trois fois plus grande que le système solaire, et elle puait intensément.
Depuis qu'elle était là tout le nord de la Lombardie vacillait dans les miasmes, et avant que le maire de Côme n'eût pris des mesures notre race s'était entièrement éteinte.
Bien que morte en juin 1972, cette baleine pleurait sur sa mort injuste et c'est uniquement pour cela que se formèrent, dans les vastes bassins qui accueillirent ses larmes, la mer Caspienne et le golfe des Oranges.
Quand ma mère m'emmenait voir la baleine, je n'avais pas peur de la regarder. »

« A la périphérie nord d'Orisei, à la fin des années soixante-dix, les jeunes se retrouvaient dans une cave pour se demander pourquoi le monde avait changé pour toujours dans les boîtes éclairées qui leur transmettaient l'Amérique, et tout ce qui se passait loin de là où tout était resté pareil. 
Alors chacun voulait devenir John Travolta, sans les moutons, ils se taillaient les favoris en pattes de lapin et ils disaient qu'ils étaient communistes, avec le curé qui disait qu'ils iraient en enfer s'ils arrêtaient de garder les moutons, et ils dansaient à perdre haleine dans la cave.
Vers 1979 ils ont apporté un tourne-disque dans la cave et fait une collecte pour installer des lumières.
Toutes les gamines d'Orisei étaient Donna Summer dans la cave illuminée, et un jour un garçon a dit que tout ça n'était pas vrai, mais qu'ils pouvaient s'injecter dans les veines un antidote pour s'échapper dans le monde de leurs rêves. En 1980 l'héroïne a fait quarante-huit morts à Orisei.
Pendant que tout cela se produisait, je descendais des ruelles en criant pour faire comme si je conduisais une nouvelle Ferrari. »

« Alors quand c'est le foutre qui sort ça fait naître les enfants, disait mon camarade, tous les gens qui courent partout faire des catastrophes, ils naissent, ils achètent de la mortadelle au magasin, ils vont au foot le dimanche ou bien ils se marient à leur tour et avec le foutre ils n'arrêtent pas de faire d'autres enfants, qui eux aussi quand ils sont grands ont du foutre qui leur sort et tout ça, ça s'appelle le monde. »

« L'album des mots qu'il ne faut pas dire plaît beaucoup aux enfants.
Ils le regardent en cachette, ils les disent tout bas, ils se les échangent entre eux.
Il y en a un c'est putain, un autre c'est espèce de tête de noeud.
Et puis il y a les jurons, qui sont les plus gros mots les pires, que si tu les dis il arrive des choses, un scooter qui va s'écraser sur les vitrines des magasins de via Roma. Des fois, les parents aussi disent des gros mots et des jurons de toutes sortes mais la raison c'est que les enfants les ont mis en colère, par exemple mon grand-père disait ne me fais pas jurer ne me fais pas jurer et à la fin il jurait et c'était ma faute. »

« Les adultes de ces millénaires de vie humaine ne sont pas outillés pour comprendre les problèmes d'un enfant.
A cause de l'effort qu'ils ont fait pour s'adapter eux-mêmes en premier à la majorité, atteinte à travers la vie qui continue à te faire prendre des années au cours des décennies que tu passes sur la Terre, les hommes sont le résultat de ce problème qui hante celui qui est né après eux sans aller à aucune école avant d'être mis au monde pour comprendre le problème dans son ensemble. 
Les adultes, ils ont tout oublié et c'est pour cela qu'enfants et adultes se regardent comme s'ils descendaient d'astronefs différents sur la même planète d'où ils étaient partis ensemble en naissant à différents moments suffisant à eux seuls à créer l'écart entre leurs mondes qui ne se rencontrent jamais. 
Les adultes, ils conquièrent le pouvoir de la maison où ils vivent, ils commandent aux enfants parce que c'est eux qui les ont faits, jusqu'à ce que les enfants grandissent à leur tour et se vengent sur les enfants qu'ils font eux-mêmes, ils établissent les règles avec ce rythme qui se répète pour des raisons naturelles et ne s'arrête pas. »

« La plupart des règles que créent les adultes ont pour but de ne pas poser de problèmes à leur existence plus mûre.
Quand leur existence mûre est compliquée par ce que fait un enfant ils se mettent en colère.
Même les enfants au fil des ans changent, et les règles qu'ils doivent respecter à la maison ou quand ils vont en vacances après l'école deviennent différentes.
[...] Lorsqu'un enfant ne respecte pas ces règles on dit que c'est un enfant difficile mais s'il continue à ne pas les respecter ou bien qu'il devient grand sans avoir appris ces règles on dit qu'il est débile ou bien qu'il est resté enfant ou encore que c'est une personne malade qui ne peut pas faire ce que font les autres adultes, mais il doit se cacher ou vivre moins que les autres grands. »

« En même temps c'est très grave d'aller trop vite en voiture parce que tu t'écrases contre un poteau ou tu tues quelqu'un qui traverse et qui ne te voit pas arriver et c'est pour ça qu'on ne donne pas le permis aux enfants, dans le doute mieux vaut éviter même la simple tentation mais personne n'a pensé à interdire aux adultes d'emmener les enfants en voiture, au cas où ils vont trop vite et ils peuvent s'écraser comme du reste il n'est pas interdit aux adultes de faire les autres choses qui font du mal en présence des enfants et c'est pour ça qu'un jour je me suis dit que les grands et les enfants devraient vivre dans des quartiers séparés du village, mais quand je l'ai dit au curé il m'a répondu d'aller jouer dans la cour parce que j'étais petit et que je ne devais pas penser. »

Quatrième de couverture

Un cosmonaute en herbe prend les commandes d'un vaisseau spatiotemporel et nous emmène dans sa galaxie : les années 1970, l'Italie, le village de Vig-giû. C'est l'époque de la télé en couleur, des quarante-cinq tours, des Rockets, de Diabolik. La réalité renverse les légendes de l'enfance, la culture ancestrale se heurte de plein fouet aux progrès technologiques et aux mutations sociales. Entre angoisse et enchantement, le monde s'emballe et les rêves font peau neuve.
Par ses chroniques poétiques et déjantées, Aldo Nove réveille l'enfant que nous avons laissé derrière nous, et qui n'a pas dit son dernier mot. Car l'apparente simplicité du langage donne ici tout son poids au message : il nous reste beaucoup à désapprendre.

Aldo Nove est né dans la province italienne de Varèse en 1967. Il est traducteur, poète et auteur de plusieurs ouvrages publiés chez Einaudi.

Éditions Actes Sud, mai 2007
Traduit de l'italien par Marianne Véron
186 pages

mercredi 18 août 2021

L'étoile brisée ★★★★☆ de Nadeije Laneyrie-Dagen

Un roman historique captivant, passionnant, enrichissant et profondément humain. 
Une remontée à la fin du XVème siècle et du début du XVIème siècle, aux temps des grandes découvertes (du Nouveau Monde notamment), de la première mondialisation, des luttes religieuses, de la colonisation, de l'esclavage.  On y apprend l'Art, la Médecine, l'Astronomie...de l'époque.   
On y croise les grands noms qui ont marqué ce temps comme Martin Luther, Amerigo Vespucci, Juan de la Cosa, mais également une multitude de personnages dont les destins vont s'entrecroiser. On entend parler de Cristobal Colón, Leonardo da Vinci, Copernicus.
L'histoire commence en Espagne dans la Cantabrie en 1472 où Isabel de Castille organise l'inquisition espagnole, à l'origine notamment de la chasse aux juifs. C'est d'ailleurs le destin de deux frères juifs, contraints de fuir, que nous suivons en filigrane. L'un va devenir médecin de Martin Luther et l'autre, Juan de la Cosa, cartographe de Amerigo Vespucci.

Le premier planisphère au monde mentionnant 
les terres d'Amérique découvertes 
au XVème siècle et
réalisé par Juan de la Cosa 

Pour ceux qui aiment les romans chargés d'Histoire mais avec une trame romanesque dense et bien présente, n'hésitez surtout pas. Ne vous laissez pas impressionner par les quelques 750 pages, on ne les sent pas passer; l'écriture est fluide, l'auteure ne nous perd jamais vraiment malgré les nombreux personnages et dissémine quelques rappels aux moments idoines.
Quand l'Histoire nous est contée d'une si belle manière, si proche de l'humain, de ses pensées, de ses tourments, de son coeur, alors elle prend une autre dimension et en devient réellement passionnante. Drapées dans la trame romanesque, les vérités historiques se montrent plus accessibles, plus attrayantes pour nous, lecteurs. 
L'épilogue est originale et clôture d'une bien belle façon ce livre !
Une épopée historique magistrale ! Un régal que je dois à Babelio (masse critique privilégiée), aux éditions Gallimard et à Nadeije Laneyrie-Dagen. Alors merci à vous !

« Le dernier jour [des célébrations de la Vierge Marie à Santoña], sur les quais bordant l'eau, était le plus magnifique. Les chars défilaient et l'évêque, tour à tour, les aspergeait d'eau bénite, puis on installait Marie dans un bateau décoré d'asters pour qu'à son tour elle aille bénir les barques et les plus gros navires où on la faisait monter. Les nuits, en revanche, étaient moins tranquilles : des grivoiseries succédaient aux psaumes des heures diurnes tandis que victuailles et vinasse remplaçaient l'eucharistie. Il ne faisait pas bon alors, pour une fille, se trouver dans les rues. Mais ces excès aussi faisaient partie de la fête : n'était-ce pas parce que l'humanité était pécheresse que Jésus était né ? »

« Chez nous [...], on a grand mépris pour le gouvernement des rois ; on se méfie dès lors qu'une famille s'impose dans une ville et veut y conserver le pouvoir. Ici, un monarque et une reine ont créé en se mariant un royaume durable On méprise les marchands en Espagne davantage qu'en Italie, mais on fait en sorte qu'ils s'y enrichissent. C'est que ce pays regarde au-delà de la seule Méditerranée. Ce Génois qui la sert [...], Cristoforo Colombo - Cristobal Colon comme on l'appelle à Séville -, je ne sais où il est parvenu avec ses bateaux mais ce qu'il a rapporté il y a deux ans ou plutôt, devrais-je dire, ceux qu'il a ramenés, ces hommes et ces femmes à l'apparence étrange... C'est un monde, peut-être, qu'il a découvert, un monde neuf, et qui sait, immense, où pourraient se trouver des richesses incroyables. »

« Joachim ne dit rien. Ces histoires de sorcières... Il en avait entendu tant et tant. Si un malheur survenait, il fallait trouver un coupable. Alors, c'était l'hérétique ou celui ou celle qui avait conclu un accord avec le Mal. En Espagne ou en terre d'Empire, c'était la même chose, indéfiniment : de pauvres bêtes souffraient ou mourraient parce que ceux qui se disaient bons chrétiens les désignaient comme leurs ennemis. »
« Le destin des nations tenaient donc à cela : des caprices et des bêtises ? C'était affligeant et comique à la fois. »

« Il trouvait que Martin [Luther] s'était servi un trop fréquemment du vin, ses silences prolongés l'avaient frappé et l'amertume affleurait dans tout ce qu'il disait. Il avait montré une acidité qui frôlait la colère et on pouvait se demander à quoi elle mènerait. »

« Bartolomé avait été ordonné à La Espanola. Cela faisait de lui, dit-il avec fierté, me premier serviteur de Dieu consacré sur les nouvelles terres. Il voulait sauver les Indiens et enseignait aux soldats de se montrer doux avec eux. Il échouait souvent. »
« Comprenez-moi. Je ne sais pas si Luther a raison ou tort dans tout ce qu'il soutient. Mais il y a, pour changer les choses, d'autres moyens que de hurler. [...] Quand nous nous sommes connus, je ne jurais que par un de mes aînés : Mikolaj Kopernik - il signait Copernicus quand il écrivait en latin. Il résidait très loin au nord de la Pologne et il était illustre dans tout le pays. Je crois qu'il vit encore. Sans rien faire imprimer mais en se contentant de lettres, il soutenait que la terre n'est pas au centre du monde comme le dit Ptolémée et comme l'Eglise l'affirme. »

« Quelle bêtise la guerre. […] Un commerce qui va bien est plus utile au pays que des conquêtes vite perdues. »
« Si l'Italien ne se trompait pas, si le Soleil déterminait la vie et que le corps humain était fait avec des matériaux de la terre, alors Sofia avait encore raison : l'idée d'un Dieu n'était pas indispensable. Cette idée foudroya Joachim : ce Dieu pour lequel on se battait et on se détestait, chrétiens contre juifs, gens de l'islam contre les autres, catholiques de Rome contre réformateurs allemands...il n'existait peut-être pas ? Tout ce temps perdu, ce sang versé, pour rien ? »

Quatrième de couverture

Dans la Cantabrie du XVe siècle, un massacre antijuif s’annonce. Pour sauver ses deux fils, un couple les envoie sur les routes. Leurs chemins les conduisent à travers l’Europe de la Renaissance, en Afrique du Nord et jusqu’en Amérique. Ils croisent une esclave canarienne devenue la maîtresse puis l’épouse de son maître, un marchand siennois voyageant entre Blois, Séville et Londres, une demoiselle d’honneur aux mœurs assez libres, des ecclésiastiques peu recommandables, et une foule d’individus aussi singuliers qu’émouvants.
L’un devient marin et cartographe, intime d’Amerigo Vespucci — le navigateur dont le nom fut donné au Nouveau Monde —, l’autre médecin de Luther — le réformateur et initiateur du protestantisme — en Allemagne.
Au terme de cette fresque historique captivante, riche en péripéties et en passions, parviendront-ils à se rejoindre ?

Éditions Gallimard, collection Blanche, mai 2021
742 pages

dimanche 15 août 2021

Âme Stram Gram ★★★★★ de Christiane Legris-Desportes

🎶 Am stram gram pic et pic et colégram 🎶

L'Âme Stram Gram de Christiane Legris-Desportes pique en plein coeur, bouleverse, émeut, donne à  réfléchir. 
Un premier roman d'une grande maîtrise, qui m'a complètement embarquée. 
Je l'ai ouvert en n'ayant qu'une vague idée du sujet, et j'en ressors éblouie par l'intelligence et l'originalité de la narration. Bluffée ; je suis allée de surprise en surprise pendant la lecture de ce premier roman. Alors ici je vais me retenir d'en dire beaucoup, d'en dire trop. Parce que ces surprises sont une bénédiction pour nous lecteurs !

Il est un roman de l'intime où les nœuds de l'âme tiraillent, malmènent certains protagonistes, dont François, le personnage central de ce roman. La haine, comme un carcan sur son âme, a eu raison de sa clairvoyance, elle a distillé son venin et fait bien des ravages. 
Si vous ouvrez le cadenas de la couverture, vous verrez qu'il y est aussi question de ces  « histoires dont on ne parle pas dans les familles, ces secrets, universels comme la nature humaine », d'illusion et d'interprétation, de culpabilité, de confiance en soi, de résilience, d'Amour. 

En refermant ce livre, j'ai envie de relire Hemingway, de lire/relire René Char et de chercher son poème où il dit qu'on ne taille pas dans sa vie sans se couper, de crier tout mon amour à mes proches qu'ils foulent encore le plancher des vaches ou qu'ils soient dans mon coeur, de sortir de certains engrenages ... Quand je vous disais qu'il pique en plein coeur ce livre !

Un grand merci à vous, chère auteure, à vous, chères éditions d'Avallon et à vous, chères thebooktrotteuses d'Instagram. Quelles belles lecture et aventure !

« Tu ne les sais certainement pas, chère soeur, mais c'est l'écriture qui m'a permis de m'en sortir. Un pouvoir thérapeutique qui t'est totalement étranger, toi qui as choisi celui de la bouteille ! Tu m'excuseras de ne pas te penser sobre, mais je doute que ton alcoolisme se soit amélioré au fil des ans. Et que l'on ne vienne pas me dire que boire ne relève pas d'un choix : nous sommes responsables du moyen pour exprimer nos difficultés, nos maux.  
A chacun son vocabulaire, c'est tout ! »

« [...] j'ai découvert l'univers de la poésie. Je me suis rendu compte que certains écrivains savent accomplir ce miracle : mettre des mots là où d'autres comme moi n'ont que des sentiments. Ils transforment en strophes une  intériorité, une intimité que l'on pensait à la fois unique et indicible. »

« Tant que les histoires ne sont pas écrites, on peut fuir leur véracité ou le puits sans fond des interprétations auxquelles elles se prêtent ; tant que les choses ne sont pas dites, elles n'existent pas vraiment : c'est ce que je croyais en vous écrivant la première fois. Je sais maintenant qu'il n'en est rien. »

« Voyez-vous, docteur, quand je pense à l'homme que je suis vraiment, je préférerais être mort. Vous vous trompez quand vous dites que je m'enferme dans une culpabilité qui, une nouvelle fois, vient déformer mes perceptions.
Je suis coupable, coupable de ne pas avoir su voir ce qui était, et d'avoir vu ce qui n'était pas. »

« L'écriture est une arme terrible dont je commence à entrapercevoir le pouvoir. L'écriture nous piège parce que, au-delà de l'apparente maîtrise qu'elle convoque [...], elle favorise le laisser-aller de la pensée, et par là même, l'introspection. »

« Pour lisser ce passé antérieur à leur mort, j'ai préféré faire de moi une femme qui savait et qui choisissait de se taire face à deux êtres anormaux et dégoûtants, plutôt que de me découvrir en mère qui, si investie dans son travail, n'avait pas su voir et avait laissé sa fille devenir une victime. Oui, certains jours, de plus en plus fréquents, de plus en plus douloureux, je me dis que j'ai fait d'un savoir rétrospectif l'instrument de mn acquittement moral et que j'ai puisé dans mon dégoût de femme avisée, respectable, la force d'un semblant de dignité pour continuer à vivre avec la mort et [ses] souffrances sur la conscience. »

« C'est aussi un clin d’œil, une façon de ne jamais oublier que la vie est un continuum, que toute expérience, même négative, peut permettre l'ancrage d'une autre, positive. »

« J'ai pensé que tous les hommes qui marchent aujourd'hui sans s'interroger sur cette capacité, étaient eux aussi inévitablement tombés, un jour ou l'autre.
Que beaucoup d'apprentissages se réalisent dans une forme de douleur, que celle-ci est inhérente à toute évolution, passage d'un état à un autre. »

« [...] acceptant de remettre en cause son propre fonctionnement, on peut sortir d'un engrenage.
Reste à savoir jusqu'à quel point. »

Quatrième de couverture 

Les éditions d'Avallon, mars 2021
139 pages
Sélectionné au Salon du livre et du Premier Roman de Draveil  

mercredi 11 août 2021

Rien n'est noir ★★★★★ de Claire Berest

« Un corps immortel de jeune soleil » stoppé dans son élan.
Une vie débordante « pleine de fourmillements dans les mains », soudainement brisée. Le corps alors cassé en mille morceaux, c'est une vie corsetée, alitée, jalonnée d'épreuves qui attend Frida Kahlo, à l'aube de la vingtaine. 
Une vie démolie, quand on a vingt ans, c'est repartir de zéro, se réapprendre, avoir peur ... Pour Frida, au tempérament tumultueux, ce fut aussi aimer, exulter peut-être parfois mille fois plus pour mettre le mal en sourdine, colorer la vie « [elle] fait le spectacle vivant en arborant ses jupes d'Indienne de Tehuantepec, ses châles rebozos et ses huipiles brodés », la rendre pétillante, fascinante.  
Ce dernier adjectif, je l'emploierais bien pour qualifier l'écriture de Claire Berest, et à ce "fascinante", j'ajouterais follement rythmée, colorée et passionnante.
L'auteure nous embarque dans la vie mouvementée et chaotique de Frida, elle dépeint ses souffrances, ses traumatismes, ses amours et plus particulièrement sa relation quelque peu houleuse avec Diego Rivera.
Une biographie originale ou dans l'intimité d'une grande dame à la destinée hors norme contée avec talent. J'ai été littéralement happée par cette lecture.
"Lettres ; frida kahlo par frida kahlo", publié chez Christian Bourgois m'attend ! Hâte !
« Il faut dire je t’aime quand on a le temps. Après on oublie, après on part, après on meurt. »
Les mots de Frida Kahlo cités par Claire Berest en exergue

« Ils font l'amour. Ça veut dire quoi ? Frida s'est déshabillée, elle-même et très vite, jupe jetée au sol, abandonnée sans égard, chemise déboutonnée, bouton, bouton, bouton, ça coule, corps nu, culotte glissée, douce, elle porte son corps haut, sans timidité, sans vertu affectée, elle a apprivoisé le corps très tôt au travers de ses trahisons : trop maigre, hanches étroites, jambe cramée par la polio, la fille qui boite, Frida-jambe-de-bois, un capital de chair bien mince, qu'elle a observé en tous sens et en toute impartialité, les creux, les bosses, voilà les cartes, c'est pas la gloire, pas de second tirage. »

« Et puis c'est fini, tension relâchée, on essuie les taches ou non, c'est doux, il n'y a pas de lumière, ils n'ont pas allumé quand ils se sont lancés à 'assaut l'un de l'autre, pour cette première fois tous les deux, faire l'amour pour la première fois ensemble, comme on ouvre l'inaugurale bouteille d'une fête, avec une once de cérémonie, mais surtout beaucoup d'ardeur, parce que cette fête était tant désirée, et Diego sans la regarder demande à Frida - Mais qu'est-ce que c'est, bon dieu, que toutes ces cicatrices ?

Elle sait tout de lui, de sa mythologie, et lui ne connaît rien d'elle, elle n'est personne. Il est le plus grand peintre du Mexique, elle est une métisse de Coyoacàn qui a vingt ans de moins et une colonne brisée en sus. Alors elle lui raconte. Elle répond à sa question. »

« - Tout est cassé dedans, mais ça ne se voit pas, non ? lui demande Frida.
Si, ça se voit pense-t-il, ça se voit parce que la force déployée qu'elle met dans chacun de ses mouvements le révèle, parce qu'on n'est pas si obstinée de vivre sans cacher des terreurs, ça se voit, Frida. Alors il dit simplement.
- Je te vois, Frida. »

« La Prepa, Frida ambitionnait, d'abord, d'y mettre le feu à force d'extravagances, d'en savonner les estrades, d'agacer la patience des culs serrés, comme on fait pétarader et brûler les Judas à Pâques. A quinze ans, elle avait surtout des fourmillements dans les mains, dans la tête, des idées d'insurrection, et sous les paupières, des images d'extase à venir. Qu'allait-elle en faire de ce corps insolent ? Ces seins qui prenaient des devants bravaches, sans consigne préalable, les hanches qui dessinaient une clef de voûte et les pieds qui ne demandaient qu'à déguerpir ? 
Un corps immortel de jeune soleil.
Elle avait décidé qu'on l'attendait au carrefour, et que rien de cette vie ne devait être pris ni au sérieux, ni trop à l'amer. Et ça débordait, bordel, comme les jurons salés qu'elle perfectionnait avec ferveur en écoutant baragouiner les gamins des rues et les hommes imbibés, qui commandaient la prochaine tournée à la santé de leurs morts.
Avec ou sans la permission de tous les papes, elle avait pris son aller simple pour la vida.
Mexico était à elle. Elle ne peignait pas alors, elle n'y avait pas même pensé.
C'était avant l'Accident. »

« On ne peut deviner à l'avance celui ou celle qui va vous attraper par la main quand tout dévisse. »

« [...] Diego Rivera raconte des histoires de Paris, de Moscou, d’Italie et d’Espagne, les coulisses des intrigues politiques de son pays, les pyramides de Teotihuacan à l’aube, l’imbattable Goya, l’inexprimable beauté de son Mexique, terre riche et sévère, misérable et exubérante, ses souvenirs de fêtes à Montparnasse avec le poète français Apollinaire. Il invente la moitié, c’est son habitude, et sublime le reste, c’est son charme puissant, parce que tout dans sa bouche sans fond sonne plus vrai que la réalité. »

« Quelle est cruelle la conscience de ce qui a été perdu et dont on ignorait la simple jouissance. »
« Les convives subjugués battent le rythme et en redemandent, sa sorcière Frida a jeté ses sortilèges. Elle boit sa tequila comme un hombre, d'un trait bien jeté sans cesser de chanter. Quand certains sont simplement hypnotisés fourchette en l'air, d'autres montent sur leur chaise pour accompagner la sulfureuse diva de bastringue.
C'est une fête, enfin.
Et enfin Diego accroche un bref instant le regard de sa femme de vingt-trois ans qui semble lui murmurer un méphistophélique - Ne t'avise pas de m'oublier, mi amor.
Il la désire à en crever. »

« C'est Frida qui fit les démarches administratives. Elle se fichait bien d'être mariée, elle s'était déclarée athée après avoir usé les bancs de l'église toute son enfance, elle ne s'était gardée pour personne, elle aimait les hommes, les femmes aussi parfois, même elle se méfiait du mariage, goût de mort anticipée, comme de tout carcan lui rappelant son propre martyre, ce corset qui ceint le buste supplicié. 
Mais, orgueil ou inconscience, elle ne se fichait pas d'être mariée à Diego Rivera.
Bien au contraire.
Alors elle fit les démarches. 
La vie est une aventure administrative, comme dirait l'autre. »

« Deux volcans figés dans un impossible amour.
Frida a toujours adoré les légendes, leurs ficelles naïves semblent toucher plus juste le coeur sombre du réel. Comme ses propres visages de peinture. »

« Frida est fascinée par le décalage qui s’opère entre la première fois que l’on voit quelqu’un et la perception que l’on en a quand il nous est devenu familier. L’écart est fantastique. Jamais on ne verra à nouveau cette personne comme la première fois, c’est terminé, c’est évanoui. »
« L'orchidée sexe, les pétales fermés, la lenteur de l'escargot, mollesse, cornes, coquille, protection,
accouchement, abri, ventre, machine en panne, os cassés, bassin vide,
fleur-cadeau, hémorragie, bave d'escargot, turbine,
violet, dahlia mauve, fil, fils, ventre, fœtus, yeux clos, machine morte, ciel, sang, appareil, respiration,
lenteur, douleur, morceaux, fusible, squelette; masque, dedans, dehors, nowhere, Detroit.
Frida Kahlo n'a jamais peint comme cela avant.
Personne ne peint comme cela, pense Diego Rivera. 
»
« Diego peint le monde entier sur des murs en cherchant un éclat transcendant. Frida peint le détail sur des toiles minuscules et ne cherche rien. Pourtant elle capture le monde entier. Ils ne s'aiment pas parce qu'ils sont peintres. Diego a été séduit par une poupée avec des couilles de caballero, qui peignait sans le savoir une mexicanidad vernaculaire augmentée par son regard unique. Une liberté violente aux couleurs nouvelles. Frida a choisi d'être choisie par l'Ogre. Elle voulait le plus grand, le plus gros, le plus drôle. Toute la montagne. Et maintenant ? Comment s'aime-t-on quand l'autre a cessé d'être impénétrable ? »
« Les yeux peints de la minuscule poupée sans mouvement ni perspective lui semblent être un instant la connaissance même de l'humanité. »

« Elle ne peint pas pour être aimée. Elle est transparente, c'est-à-dire qu'elle ouvre grand la fenêtre vers l'intérieur. »

« [...] les Américains et leurs cockelitos, on y revient toujours. New York bruisse de la Mexicaine le coeur arraché sur son plateau et son amphigouri de couleurs explosives. Elle balance de la sensation. Elle est irrésistible, elle passe à toutes les fêtes, mais jamais longtemps, quand on la cherche elle a déjà disparu. La vérité cachée est qu'elle ne veut se refuser la coquetterie d'apparitions fracassantes, le plaisir de s'inscrire comme un flash sur la rétine des beaux mondains, mais son corps lâche vite, maintenant, elle a de moins en moins de résistance. Elle se montre sublime en un éclair et rentre reposer ses faiblesses à couvert de cancans. »

« Les balades nocturnes verlainiennes et les fêtes iconoclastes ne calfeutrent qu'en surface le vide qu'elle ressent - et combien de fêtes peut-on faire dans une vie avant d'atteindre l'amertume ? Quelque chose pue au royaume de la Ville lumière, dans cette grandeur ratatinée qui n'aurait pas la place d'offrir un pan de mur pour une fresque de Rivera, tant les habitants se serrent dans de petites boîtes qui sentent l'ail, et longent des rues desquelles le ciel est banni. Les artistes qui l'entourent ont écrasés d'une histoire trop riche, comme leurs plats en sauce, dont ils s'étranglent. Une secte de grands enfants cyniques, saturés des génies qui les ont précédés. »

« Et enfin à Coyoacàn, ce havre d'ennui qui devient si beau quand on est loin. »
« Rivera, Orozco et Siqueiros : la sainte trinité des muralistes -lequel est le Saint-Esprit ? Ils sont les rois du peuple, parce qu’ils ont sorti la peinture des salons bourgeois, retrouvé l’âme de la couleur et de la démesure, en faisant le deuil des perspectives. Dans leurs fresques, les hommes et les femmes se dressent à trois mètres de hauteur, si frais et conscients, et tendent une main franche à la foule. Quand le philosophe Vasconcelos est devenu ministre de l’Éducation en 1920, il s’est engagé à mettre les livres entre les mains de tous et l’art sur les murs publics. Et ce fut fait. La peinture n’est plus un capital pour initiés. Pour l’heure. La peinture est devenue monumentale, accessible et édifiante, elle donne aux analphabètes le droit de lire leur histoire nationale, aux pauvres, le droit de vibrer gratis, à tous, leurs racines indiennes sublimées. »

« Frida préfère se coiffer comme une reine pour cacher la pourriture du corps, et se raconter des histoires. C'est l'histoire de Diego et Frida, qui ne pouvaient vivre l'un sans l'autre. Ils habitaient dans une maison bleue en pain d'épice, et malgré toutes les épines qu'ils s'enfonçaient dans le corps, ils couvraient leur jour d'un rose fameux, que l'n ne trouve qu'au Mexique, un rose vibrant à éveiller les Morts. »

Quatrième de couverture

« À force de vouloir m’abriter en toi, j’ai perdu de vue que c’était toi, l’orage. Que c’est de toi que j’aurais dû vouloir m’abriter. Mais qui a envie de vivre abrité des orages? Et tout ça n’est pas triste, mi amor, parce que rien n’est noir, absolument rien.
Frida parle haut et fort, avec son corps fracassé par un accident de bus et ses manières excessives d’inviter la muerte et la vida dans chacun de ses gestes. Elle jure comme un charretier, boit des trempées de tequila, et elle ne voit pas où est le problème. Elle aime les manifestations politiques, mettre des fleurs dans les cheveux, parler de sexe crûment, et les fêtes à réveiller les squelettes. Et elle peint.
Frida aime par-dessus tout Diego, le peintre le plus célèbre du Mexique, son crapaud insatiable, fatal séducteur, qui couvre les murs de fresques gigantesques. »

CLAIRE BEREST

Éditions Stock, août 2019
282 pages
Grand Prix des lectrices ELLE - Roman 2020