mercredi 11 août 2021

Rien n'est noir ★★★★★ de Claire Berest

« Un corps immortel de jeune soleil » stoppé dans son élan.
Une vie débordante « pleine de fourmillements dans les mains », soudainement brisée. Le corps alors cassé en mille morceaux, c'est une vie corsetée, alitée, jalonnée d'épreuves qui attend Frida Kahlo, à l'aube de la vingtaine. 
Une vie démolie, quand on a vingt ans, c'est repartir de zéro, se réapprendre, avoir peur ... Pour Frida, au tempérament tumultueux, ce fut aussi aimer, exulter peut-être parfois mille fois plus pour mettre le mal en sourdine, colorer la vie « [elle] fait le spectacle vivant en arborant ses jupes d'Indienne de Tehuantepec, ses châles rebozos et ses huipiles brodés », la rendre pétillante, fascinante.  
Ce dernier adjectif, je l'emploierais bien pour qualifier l'écriture de Claire Berest, et à ce "fascinante", j'ajouterais follement rythmée, colorée et passionnante.
L'auteure nous embarque dans la vie mouvementée et chaotique de Frida, elle dépeint ses souffrances, ses traumatismes, ses amours et plus particulièrement sa relation quelque peu houleuse avec Diego Rivera.
Une biographie originale ou dans l'intimité d'une grande dame à la destinée hors norme contée avec talent. J'ai été littéralement happée par cette lecture.
"Lettres ; frida kahlo par frida kahlo", publié chez Christian Bourgois m'attend ! Hâte !
« Il faut dire je t’aime quand on a le temps. Après on oublie, après on part, après on meurt. »
Les mots de Frida Kahlo cités par Claire Berest en exergue

« Ils font l'amour. Ça veut dire quoi ? Frida s'est déshabillée, elle-même et très vite, jupe jetée au sol, abandonnée sans égard, chemise déboutonnée, bouton, bouton, bouton, ça coule, corps nu, culotte glissée, douce, elle porte son corps haut, sans timidité, sans vertu affectée, elle a apprivoisé le corps très tôt au travers de ses trahisons : trop maigre, hanches étroites, jambe cramée par la polio, la fille qui boite, Frida-jambe-de-bois, un capital de chair bien mince, qu'elle a observé en tous sens et en toute impartialité, les creux, les bosses, voilà les cartes, c'est pas la gloire, pas de second tirage. »

« Et puis c'est fini, tension relâchée, on essuie les taches ou non, c'est doux, il n'y a pas de lumière, ils n'ont pas allumé quand ils se sont lancés à 'assaut l'un de l'autre, pour cette première fois tous les deux, faire l'amour pour la première fois ensemble, comme on ouvre l'inaugurale bouteille d'une fête, avec une once de cérémonie, mais surtout beaucoup d'ardeur, parce que cette fête était tant désirée, et Diego sans la regarder demande à Frida - Mais qu'est-ce que c'est, bon dieu, que toutes ces cicatrices ?

Elle sait tout de lui, de sa mythologie, et lui ne connaît rien d'elle, elle n'est personne. Il est le plus grand peintre du Mexique, elle est une métisse de Coyoacàn qui a vingt ans de moins et une colonne brisée en sus. Alors elle lui raconte. Elle répond à sa question. »

« - Tout est cassé dedans, mais ça ne se voit pas, non ? lui demande Frida.
Si, ça se voit pense-t-il, ça se voit parce que la force déployée qu'elle met dans chacun de ses mouvements le révèle, parce qu'on n'est pas si obstinée de vivre sans cacher des terreurs, ça se voit, Frida. Alors il dit simplement.
- Je te vois, Frida. »

« La Prepa, Frida ambitionnait, d'abord, d'y mettre le feu à force d'extravagances, d'en savonner les estrades, d'agacer la patience des culs serrés, comme on fait pétarader et brûler les Judas à Pâques. A quinze ans, elle avait surtout des fourmillements dans les mains, dans la tête, des idées d'insurrection, et sous les paupières, des images d'extase à venir. Qu'allait-elle en faire de ce corps insolent ? Ces seins qui prenaient des devants bravaches, sans consigne préalable, les hanches qui dessinaient une clef de voûte et les pieds qui ne demandaient qu'à déguerpir ? 
Un corps immortel de jeune soleil.
Elle avait décidé qu'on l'attendait au carrefour, et que rien de cette vie ne devait être pris ni au sérieux, ni trop à l'amer. Et ça débordait, bordel, comme les jurons salés qu'elle perfectionnait avec ferveur en écoutant baragouiner les gamins des rues et les hommes imbibés, qui commandaient la prochaine tournée à la santé de leurs morts.
Avec ou sans la permission de tous les papes, elle avait pris son aller simple pour la vida.
Mexico était à elle. Elle ne peignait pas alors, elle n'y avait pas même pensé.
C'était avant l'Accident. »

« On ne peut deviner à l'avance celui ou celle qui va vous attraper par la main quand tout dévisse. »

« [...] Diego Rivera raconte des histoires de Paris, de Moscou, d’Italie et d’Espagne, les coulisses des intrigues politiques de son pays, les pyramides de Teotihuacan à l’aube, l’imbattable Goya, l’inexprimable beauté de son Mexique, terre riche et sévère, misérable et exubérante, ses souvenirs de fêtes à Montparnasse avec le poète français Apollinaire. Il invente la moitié, c’est son habitude, et sublime le reste, c’est son charme puissant, parce que tout dans sa bouche sans fond sonne plus vrai que la réalité. »

« Quelle est cruelle la conscience de ce qui a été perdu et dont on ignorait la simple jouissance. »
« Les convives subjugués battent le rythme et en redemandent, sa sorcière Frida a jeté ses sortilèges. Elle boit sa tequila comme un hombre, d'un trait bien jeté sans cesser de chanter. Quand certains sont simplement hypnotisés fourchette en l'air, d'autres montent sur leur chaise pour accompagner la sulfureuse diva de bastringue.
C'est une fête, enfin.
Et enfin Diego accroche un bref instant le regard de sa femme de vingt-trois ans qui semble lui murmurer un méphistophélique - Ne t'avise pas de m'oublier, mi amor.
Il la désire à en crever. »

« C'est Frida qui fit les démarches administratives. Elle se fichait bien d'être mariée, elle s'était déclarée athée après avoir usé les bancs de l'église toute son enfance, elle ne s'était gardée pour personne, elle aimait les hommes, les femmes aussi parfois, même elle se méfiait du mariage, goût de mort anticipée, comme de tout carcan lui rappelant son propre martyre, ce corset qui ceint le buste supplicié. 
Mais, orgueil ou inconscience, elle ne se fichait pas d'être mariée à Diego Rivera.
Bien au contraire.
Alors elle fit les démarches. 
La vie est une aventure administrative, comme dirait l'autre. »

« Deux volcans figés dans un impossible amour.
Frida a toujours adoré les légendes, leurs ficelles naïves semblent toucher plus juste le coeur sombre du réel. Comme ses propres visages de peinture. »

« Frida est fascinée par le décalage qui s’opère entre la première fois que l’on voit quelqu’un et la perception que l’on en a quand il nous est devenu familier. L’écart est fantastique. Jamais on ne verra à nouveau cette personne comme la première fois, c’est terminé, c’est évanoui. »
« L'orchidée sexe, les pétales fermés, la lenteur de l'escargot, mollesse, cornes, coquille, protection,
accouchement, abri, ventre, machine en panne, os cassés, bassin vide,
fleur-cadeau, hémorragie, bave d'escargot, turbine,
violet, dahlia mauve, fil, fils, ventre, fœtus, yeux clos, machine morte, ciel, sang, appareil, respiration,
lenteur, douleur, morceaux, fusible, squelette; masque, dedans, dehors, nowhere, Detroit.
Frida Kahlo n'a jamais peint comme cela avant.
Personne ne peint comme cela, pense Diego Rivera. 
»
« Diego peint le monde entier sur des murs en cherchant un éclat transcendant. Frida peint le détail sur des toiles minuscules et ne cherche rien. Pourtant elle capture le monde entier. Ils ne s'aiment pas parce qu'ils sont peintres. Diego a été séduit par une poupée avec des couilles de caballero, qui peignait sans le savoir une mexicanidad vernaculaire augmentée par son regard unique. Une liberté violente aux couleurs nouvelles. Frida a choisi d'être choisie par l'Ogre. Elle voulait le plus grand, le plus gros, le plus drôle. Toute la montagne. Et maintenant ? Comment s'aime-t-on quand l'autre a cessé d'être impénétrable ? »
« Les yeux peints de la minuscule poupée sans mouvement ni perspective lui semblent être un instant la connaissance même de l'humanité. »

« Elle ne peint pas pour être aimée. Elle est transparente, c'est-à-dire qu'elle ouvre grand la fenêtre vers l'intérieur. »

« [...] les Américains et leurs cockelitos, on y revient toujours. New York bruisse de la Mexicaine le coeur arraché sur son plateau et son amphigouri de couleurs explosives. Elle balance de la sensation. Elle est irrésistible, elle passe à toutes les fêtes, mais jamais longtemps, quand on la cherche elle a déjà disparu. La vérité cachée est qu'elle ne veut se refuser la coquetterie d'apparitions fracassantes, le plaisir de s'inscrire comme un flash sur la rétine des beaux mondains, mais son corps lâche vite, maintenant, elle a de moins en moins de résistance. Elle se montre sublime en un éclair et rentre reposer ses faiblesses à couvert de cancans. »

« Les balades nocturnes verlainiennes et les fêtes iconoclastes ne calfeutrent qu'en surface le vide qu'elle ressent - et combien de fêtes peut-on faire dans une vie avant d'atteindre l'amertume ? Quelque chose pue au royaume de la Ville lumière, dans cette grandeur ratatinée qui n'aurait pas la place d'offrir un pan de mur pour une fresque de Rivera, tant les habitants se serrent dans de petites boîtes qui sentent l'ail, et longent des rues desquelles le ciel est banni. Les artistes qui l'entourent ont écrasés d'une histoire trop riche, comme leurs plats en sauce, dont ils s'étranglent. Une secte de grands enfants cyniques, saturés des génies qui les ont précédés. »

« Et enfin à Coyoacàn, ce havre d'ennui qui devient si beau quand on est loin. »
« Rivera, Orozco et Siqueiros : la sainte trinité des muralistes -lequel est le Saint-Esprit ? Ils sont les rois du peuple, parce qu’ils ont sorti la peinture des salons bourgeois, retrouvé l’âme de la couleur et de la démesure, en faisant le deuil des perspectives. Dans leurs fresques, les hommes et les femmes se dressent à trois mètres de hauteur, si frais et conscients, et tendent une main franche à la foule. Quand le philosophe Vasconcelos est devenu ministre de l’Éducation en 1920, il s’est engagé à mettre les livres entre les mains de tous et l’art sur les murs publics. Et ce fut fait. La peinture n’est plus un capital pour initiés. Pour l’heure. La peinture est devenue monumentale, accessible et édifiante, elle donne aux analphabètes le droit de lire leur histoire nationale, aux pauvres, le droit de vibrer gratis, à tous, leurs racines indiennes sublimées. »

« Frida préfère se coiffer comme une reine pour cacher la pourriture du corps, et se raconter des histoires. C'est l'histoire de Diego et Frida, qui ne pouvaient vivre l'un sans l'autre. Ils habitaient dans une maison bleue en pain d'épice, et malgré toutes les épines qu'ils s'enfonçaient dans le corps, ils couvraient leur jour d'un rose fameux, que l'n ne trouve qu'au Mexique, un rose vibrant à éveiller les Morts. »

Quatrième de couverture

« À force de vouloir m’abriter en toi, j’ai perdu de vue que c’était toi, l’orage. Que c’est de toi que j’aurais dû vouloir m’abriter. Mais qui a envie de vivre abrité des orages? Et tout ça n’est pas triste, mi amor, parce que rien n’est noir, absolument rien.
Frida parle haut et fort, avec son corps fracassé par un accident de bus et ses manières excessives d’inviter la muerte et la vida dans chacun de ses gestes. Elle jure comme un charretier, boit des trempées de tequila, et elle ne voit pas où est le problème. Elle aime les manifestations politiques, mettre des fleurs dans les cheveux, parler de sexe crûment, et les fêtes à réveiller les squelettes. Et elle peint.
Frida aime par-dessus tout Diego, le peintre le plus célèbre du Mexique, son crapaud insatiable, fatal séducteur, qui couvre les murs de fresques gigantesques. »

CLAIRE BEREST

Éditions Stock, août 2019
282 pages
Grand Prix des lectrices ELLE - Roman 2020 

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