dimanche 22 août 2021

La plus grande baleine morte de Lombardie ★★★★☆ de Aldo Nove

Second livre à hauteur d'enfant qui a accompagné mon été et qui a tout d'un ovni littéraire
La fantaisie et la magie qui imprègnent ces pages leur apportent douceur et tendresse. Ce petit garçon qui nous raconte son village, qui met des mots sur ce qu'il ressentait, a enchanté ce moment de lecture. J'ai laissé mon esprit s'imprégner de ses souvenirs, vagabonder de chapitres en chapitres, j'ai laissé les mots papillonner sans me faire piéger par une lecture au premier degré comme le conseillait un bibliothécaire dans un petit encart, et le charme a opéré. 
Tout en subtilité. Tout en poésie. Le regard de cet enfant sur le monde des adultes est intelligent, et les histoires qui en découlent sont savoureuses et drôles.
Publié en 2007, je n'en avais jamais entendu parler. Vous connaissez ? Et Stefano Benni ?  

INCIPIT
« Et il y a de cela des milliers d'années, avant que Dieu ne se fût proposé de tirer Adam de la poussière, et bien longtemps avant qu'une effroyable explosion n'eût donné naissance à la dérive d'étoiles dans laquelle la civilisation humaine a semble-t-il fini par prendre pied, ma maman m'emmenait voir la plus grande baleine morte de Lombardie.
Jusqu'en 1972, le zoo de Côme était doté de structures lui permettant d'accueillir tous les types de baleines.
Mais celle-là était infinie, deux ou trois fois plus grande que le système solaire, et elle puait intensément.
Depuis qu'elle était là tout le nord de la Lombardie vacillait dans les miasmes, et avant que le maire de Côme n'eût pris des mesures notre race s'était entièrement éteinte.
Bien que morte en juin 1972, cette baleine pleurait sur sa mort injuste et c'est uniquement pour cela que se formèrent, dans les vastes bassins qui accueillirent ses larmes, la mer Caspienne et le golfe des Oranges.
Quand ma mère m'emmenait voir la baleine, je n'avais pas peur de la regarder. »

« A la périphérie nord d'Orisei, à la fin des années soixante-dix, les jeunes se retrouvaient dans une cave pour se demander pourquoi le monde avait changé pour toujours dans les boîtes éclairées qui leur transmettaient l'Amérique, et tout ce qui se passait loin de là où tout était resté pareil. 
Alors chacun voulait devenir John Travolta, sans les moutons, ils se taillaient les favoris en pattes de lapin et ils disaient qu'ils étaient communistes, avec le curé qui disait qu'ils iraient en enfer s'ils arrêtaient de garder les moutons, et ils dansaient à perdre haleine dans la cave.
Vers 1979 ils ont apporté un tourne-disque dans la cave et fait une collecte pour installer des lumières.
Toutes les gamines d'Orisei étaient Donna Summer dans la cave illuminée, et un jour un garçon a dit que tout ça n'était pas vrai, mais qu'ils pouvaient s'injecter dans les veines un antidote pour s'échapper dans le monde de leurs rêves. En 1980 l'héroïne a fait quarante-huit morts à Orisei.
Pendant que tout cela se produisait, je descendais des ruelles en criant pour faire comme si je conduisais une nouvelle Ferrari. »

« Alors quand c'est le foutre qui sort ça fait naître les enfants, disait mon camarade, tous les gens qui courent partout faire des catastrophes, ils naissent, ils achètent de la mortadelle au magasin, ils vont au foot le dimanche ou bien ils se marient à leur tour et avec le foutre ils n'arrêtent pas de faire d'autres enfants, qui eux aussi quand ils sont grands ont du foutre qui leur sort et tout ça, ça s'appelle le monde. »

« L'album des mots qu'il ne faut pas dire plaît beaucoup aux enfants.
Ils le regardent en cachette, ils les disent tout bas, ils se les échangent entre eux.
Il y en a un c'est putain, un autre c'est espèce de tête de noeud.
Et puis il y a les jurons, qui sont les plus gros mots les pires, que si tu les dis il arrive des choses, un scooter qui va s'écraser sur les vitrines des magasins de via Roma. Des fois, les parents aussi disent des gros mots et des jurons de toutes sortes mais la raison c'est que les enfants les ont mis en colère, par exemple mon grand-père disait ne me fais pas jurer ne me fais pas jurer et à la fin il jurait et c'était ma faute. »

« Les adultes de ces millénaires de vie humaine ne sont pas outillés pour comprendre les problèmes d'un enfant.
A cause de l'effort qu'ils ont fait pour s'adapter eux-mêmes en premier à la majorité, atteinte à travers la vie qui continue à te faire prendre des années au cours des décennies que tu passes sur la Terre, les hommes sont le résultat de ce problème qui hante celui qui est né après eux sans aller à aucune école avant d'être mis au monde pour comprendre le problème dans son ensemble. 
Les adultes, ils ont tout oublié et c'est pour cela qu'enfants et adultes se regardent comme s'ils descendaient d'astronefs différents sur la même planète d'où ils étaient partis ensemble en naissant à différents moments suffisant à eux seuls à créer l'écart entre leurs mondes qui ne se rencontrent jamais. 
Les adultes, ils conquièrent le pouvoir de la maison où ils vivent, ils commandent aux enfants parce que c'est eux qui les ont faits, jusqu'à ce que les enfants grandissent à leur tour et se vengent sur les enfants qu'ils font eux-mêmes, ils établissent les règles avec ce rythme qui se répète pour des raisons naturelles et ne s'arrête pas. »

« La plupart des règles que créent les adultes ont pour but de ne pas poser de problèmes à leur existence plus mûre.
Quand leur existence mûre est compliquée par ce que fait un enfant ils se mettent en colère.
Même les enfants au fil des ans changent, et les règles qu'ils doivent respecter à la maison ou quand ils vont en vacances après l'école deviennent différentes.
[...] Lorsqu'un enfant ne respecte pas ces règles on dit que c'est un enfant difficile mais s'il continue à ne pas les respecter ou bien qu'il devient grand sans avoir appris ces règles on dit qu'il est débile ou bien qu'il est resté enfant ou encore que c'est une personne malade qui ne peut pas faire ce que font les autres adultes, mais il doit se cacher ou vivre moins que les autres grands. »

« En même temps c'est très grave d'aller trop vite en voiture parce que tu t'écrases contre un poteau ou tu tues quelqu'un qui traverse et qui ne te voit pas arriver et c'est pour ça qu'on ne donne pas le permis aux enfants, dans le doute mieux vaut éviter même la simple tentation mais personne n'a pensé à interdire aux adultes d'emmener les enfants en voiture, au cas où ils vont trop vite et ils peuvent s'écraser comme du reste il n'est pas interdit aux adultes de faire les autres choses qui font du mal en présence des enfants et c'est pour ça qu'un jour je me suis dit que les grands et les enfants devraient vivre dans des quartiers séparés du village, mais quand je l'ai dit au curé il m'a répondu d'aller jouer dans la cour parce que j'étais petit et que je ne devais pas penser. »

Quatrième de couverture

Un cosmonaute en herbe prend les commandes d'un vaisseau spatiotemporel et nous emmène dans sa galaxie : les années 1970, l'Italie, le village de Vig-giû. C'est l'époque de la télé en couleur, des quarante-cinq tours, des Rockets, de Diabolik. La réalité renverse les légendes de l'enfance, la culture ancestrale se heurte de plein fouet aux progrès technologiques et aux mutations sociales. Entre angoisse et enchantement, le monde s'emballe et les rêves font peau neuve.
Par ses chroniques poétiques et déjantées, Aldo Nove réveille l'enfant que nous avons laissé derrière nous, et qui n'a pas dit son dernier mot. Car l'apparente simplicité du langage donne ici tout son poids au message : il nous reste beaucoup à désapprendre.

Aldo Nove est né dans la province italienne de Varèse en 1967. Il est traducteur, poète et auteur de plusieurs ouvrages publiés chez Einaudi.

Éditions Actes Sud, mai 2007
Traduit de l'italien par Marianne Véron
186 pages

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