vendredi 30 avril 2021

La Porte des Enfers ★★★★★ de Laurent Gaudé

La Porte des Enfers, c'est un récit épique cousu de déchirures, une tragédie shakespearienne, une lecture qui porte la douleur immense de la perte, une lecture comme un pont entre les vivants et les morts, des pages qui se tournent, avec nos disparus, immanquablement. L'amour filial, et l'amour maternel, chamboulés jusqu'au plus profond des entrailles, jusqu'à se donner entièrement aux Enfers, jusqu'à se meurtrir les chairs. Crier. Implorer. Parce que la détresse quand on perd un enfant est immense. 

Laurent Gaudé nous raconte une émouvante tragédie fantastique, une belle histoire de morts et de vivants, d'amour et de vengeance, de folie et de tendresse, les récits d'une époque à l'autre s'imbriquent, des indices sont distillés tout au long de la lecture et dans le dernier quart, tout fait sens. 
Quel talent !

« Quelques secondes, chaque fois, auraient suffi, pour qu'ils soient ailleurs de quelques centimètres. Quelques secondes d'avance ou de retard et la trajectoire de la balle était évitée. Des événements dérisoires : une voix que l'on croit reconnaître et qui lui aurait  fait marquer un temps d'arrêt. Une vespa qui déboule et qui les aurait obligés à faire un pas en arrière. Mais non. Tout avait concouru à la rencontre terrible du corps et de la balle. Quelle volonté avait voulu cela ? Quelle horrible précision du hasard pour que tout convergeât ainsi. Était-ce cela que l'on appelait le mauvais oeil ? Et, si oui, pourquoi les avait-il choisis, eux, ce jour-là ? Par ennui ou par désir de jouer un peu ? »

« Je te maudis, Matteo. Comme les autres. Car tu ne vaux pas mieux. Le monde est lâche qui laisse les enfants mourir et les pères trembler. Je te maudis parce que tu n’as pas tiré. Qu’est-ce qui t’a fait hésiter ? Un bruit inattendu ? La silhouette d’un passant au loin ? Le regard suppliant de Cullaccio ? Tu as dû réfléchir alors qu’il fallait te faire sourd à tout ce qui t’entourait. Les balles ne pensent pas, Matteo. Tu avais accepté d’être ma balle. Je te maudis car durant toutes ces années tu t’es tenu à mes côtés avec discrétion et constance – mais tu n’as rien pu empêcher, ni rien réparé. A quoi sers-tu, Matteo ? Je comptais sur ta force. Le jour de l’enterrement, tu me tenais serrée pour que je ne flanche pas. Tu as toujours pensé qu’il y avait une sorte de gloire à traverser les moments de douleur avec stoïcisme et retenue. Moi pas, Matteo. Cela m’était égal. Le plus juste aurait été que je me jette sur le cercueil et que j’en arrache les planches avec mes doigts. Le plus juste aurait été que mes jambes se dérobent et que je me vide de toute l’eau de mon corps en pleurant, en crachant, en reniflant comme une bête. Tu m’as empêchée de faire cela parce qu’il y a là quelque chose que tu ne peux pas comprendre et qui te semble inconvenant. Seule la mort de Pippo est inconvenante.
Je te maudis, Matteo, car tu n’es capable de rien.»

« Je suis pliée en deux sur cette dalle de marbre et je bave de rage. Maudite soit-elle cette pierre que je n’ai pas choisie et qui recouvre désormais pour l’éternité mon enfant. J’embrasse tout cela du regard et je crache par terre. Je ne viendrai plus jamais ici. Je ne déposerai aucune couronne. Je n’arroserai aucune fleur et ne ferai plus jamais aucune prière. Il n’y aura pas de recueillement. Je ne parlerai pas à cette pierre, tête basse, avec l’air résigné des veuves de guerre. Je ne viendrai plus jamais parce qu’il n’y a rien ici. Pippo n’est pas là. Je maudis tous ceux qui ont pleuré autour de moi croyant que c’est ce qu’il fallait faire en pareille occasion. Je sais, moi, et je le redis : Pippo n’est pas là. »

« Il savait de quelle tristesse étaient ridés les yeux de sa femme. »

« Ils nous ont tués, Matteo, ajouta-t-elle. La mort est là. En nous. Elle contamine tout. Nous l'avons au fond du ventre et elle n'en sortira plus. »

« Cela le laissa sans voix. Il devait être quatre heures du matin. Ils étaient tous les deux au milieu d'un quartier laid comme un cadavre de chien sur le bord d'une route et elle parlait d'église et de confession avec un air de petit garçon pressé d'aller faire pipi, comme si les mots s'étaient agglutinés sur le bord de ses lèvres et menaçaient, à tout moment, de jaillir. »

« Ils ne pouvaient plus rien l'un pour l'autre, que s'écorcher de leur présence commune, de leurs souvenirs douloureux et de leurs pleurs secrets. »

« Ils avaient été renversés par la vie et rien ne pourrait plus les relever. »

« Giuliana venait de le quitter avec le geste inachevé d'une femme qui regrette de ne plus pouvoir aimer. »

« Je comptais sur ta force. Le jour de l'enterrement, tu me tenais serrée pour que je ne flanche pas. Tu as toujours pensé qu'il y avait une sorte de gloire à traverser les moments de douleur avec stoïcisme et retenue. Moi pas, Matteo. Cela m'était égal. Le plus juste aurait été que je me jette sur le cercueil et que j'en arrache les planches avec les doigts. Le plus juste aurait été que mes jambes se dérobent et que je me vide de toute l'eau de mon corps en pleurant, en crachant, en reniflant comme une bête. Tu m'as empêchée de faire cela parce qu'il y a là quelque chose que tu ne peux pas comprendre et qui te semble inconvenant. Seule la mort de Pippo est inconvenante. »

« Nous avons le même âge, cette ville et moi. Elle est née en 1980, avec le tremblement de terre. C'est d'ici qu'est partie la secousse qui a ravagé Naples et tout le Mezzogiorno. C'est ici que tout est mort en quelques secondes. Je passe à l'endroit précis de l'épicentre de la grande déflagration qui a mis à terre les maisons sur des kilomètres. Ici, tout a été reconstruit, sans nuances ni caractère, avec la seule nécessité d'être fonctionnel et rapide. Plus rien n'est beau, plus rien n'est patiné. L'histoire a disparu dans les gravats. Et finalement, cette modernité sans charme est la trace la plus horrible de la dévastation. »

« Parce que c'est vrai… La société d'aujourd'hui, rationaliste et sèche, ne jure que par l'imperméabilité de toute frontière mais il n'y a rien de plus faux… On n'est pas mort ou vivant. En aucune manière… C'est infiniment plus compliqué. Tout se confond et se superpose… Les Anciens le savaient… Le monde des vivants et celui des morts se chevauchent. Il existe des ponts, des intersections, des zones troubles… Nous avons simplement désappris à le voir et à le sentir. »

« Vous n'avez jamais l'impression que ces êtres-là vivent en vous ?... Vraiment… Qu'ils ont déposé en quelque chose qui ne disparaîtra que lorsque vous mourrez vous-mêmes ?... Des gestes… Une façon de parler ou de penser… Une fidélité à certaines choses et à certains lieux… Croyez-moi. Les morts vivent. Ils nous font faire des choses. Ils influent sur nos décisions. Ils nous forcent. Nous façonnent. »

« S'il y a trop de vies en nous, la porte ne s'ouvrira pas. Il faut avoir en soi suffisamment de mort pour passer. »

« Les moments de beauté étaient entachés de petitesse. Tout devenait gris. Le fleuve les torturait. Il n'inventait rien mais accentuait ce qui avait été. Celui qui, au moment de se battre, avait eu une seconde d'hésitation devenait un lâche. Celui qui, par pure rêverie, avait pensé à la femme d'un ami se voyait comme un pourceau lubrique. Le fleuve enlaidissait la vie pour que les âmes la laissent derrière elles sans regret. Ce qu'elles avaient aimé devenait méprisable. Ce dont elles se souvenaient avec bonheur leur faisait honte. Les moments lumineux de leur existence devenaient poisseux. Au sortir du fleuve, battues et rebattues par les eaux, les âmes étaient prêtes à ne plus jamais retourner à la vie. Elles allaient désormais où les portait la mort d'un pas lent, tête basse. »

« Il pleura sur la cruauté de la mort qui se joue ainsi des âmes pour asseoir son pouvoir et pour que ne règne sur son royaume sans fin, comme cela a toujours été, que le silence résigné de ceux qui ne savent plus ce que furent le désir, les larmes, la rage et la lumière, et qui marchent sans savoir où ils vont, creux comme des arbres morts dans lesquels siffle le vent. »

« La seule arme dont disposent les ombres pour ralentir leur aspiration vers le néant, ce sont les pensées des vivants. Chaque pensée, même fugace, même légère, leur donne un peu de force. »

« Le téléphone et la désolation qui vous appuie dessus de tout son poids comme si elle avait décidé de vous faire entrer sous terre. »

« Mes hommes ont été terrassés et je n'ai rien fait. Je ne les ai pas aidés. Je ne les ai pas accompagnés. Je les ai bannis de mon esprit. Je suis Giuliana la lâche qui a voulu se préserver de la douleur. Alors je prends ce couteau, et je me coupe les tétons. »

Quatrième de couverture

Au lendemain d’une fusillade à Naples, Matteo voit s’effondrer toute raison d’être. Son petit garçon est mort. Sa femme, Giuliana, disparaît. Lui-même s’enfonce dans la solitude et, nuit après nuit, à bord de son taxi vide, parcourt sans raison les rues de la ville. Mais, un soir, il laisse monter en voiture une cliente étrange qui, pour paiement de sa course, lui offre à boire dans un minuscule café. Matteo y fera la connaissance du patron, Garibaldo, de l’impénitent curé don Mazerotti, et surtout du professeur Provolone, personnage haut en couleur, aussi érudit que sulfureux, qui tient d’étranges discours sur la réalité des Enfers. Et qui prétend qu’on peut y descendre… Ceux qui meurent emmènent dans l’Au-Delà un peu de notre vie, et nous désespérons de la recouvrer, tant pour eux-mêmes que pour apaiser notre douleur. C’est dans la conscience de tous les deuils – les siens, les nôtres) que Laurent Gaudé oppose à la mort un des mythes les plus forts de l’histoire de l’humanité. Solaire et ténébreux, captivant et haletant, son nouveau roman nous emporte dans un « voyage » où le temps et le destin sont détournés par la volonté d’arracher un être au néant.

Éditions Actes Sud, août 2008
267 pages
Prix du Magazine Gaël (Belgique) 2009 

mercredi 28 avril 2021

Lumière d'été, puis vient la nuit ★★★★★ de Jón Kalman Stefánsson

Jón Kalman Stefánsson saisit pour nous des instants de vies dans un petit village islandais qui n'abrite ni cimetière ni église et dans lequel il ne s'y passe, en apparence, pas grand chose. Le temps s'y écoule comme il doit s'écouler, il impose sa marque sur ses paysages, sur son économie, il trace sa route. L'auteur s'interroge sur le sens de la vie et en se faisant le chroniqueur de ce petit village islandais, en nous racontant les histoires de ses habitants, il nous offre un semblant de réponses. Pourquoi vivons-nous ?
« Il y a tellement de choses que nous ne comprenons pas, et nous redoutons parfois de poser les questions qui nous dévoilent et nous exposent, entièrement nus, aux yeux du monde. »
À travers les portraits des habitants de ce village, c'est une description universelle de l'humain que nous lisons, avec ses mystères, ses chimères, ses fantômes, ses joies, ses peines, ses doutes, ses angoisses, ses rêves, ses pertes, ses jalousies, ses vengeances … parfois à la limite de la raison. Parmi ces habitants, il y en a un « qui porte la voûte céleste dans sa tête », un hurluberlu Astronome qui rêve en latin, il y a Ágústa, une postière bien fouineuse, Elísabet, une jeune femme séduisante qui suscite jalousie dans bien des chaumières, il y a Davíð, un jeune homme doux et rêveur qui se prend dans les filets d'un premier amour, Jonas, capable de transformer le monde grâce à ses pinceaux … et tant d'autres qui ont su m'émouvoir, me bouleverser. Connaît-on vraiment quelqu'un ? Nous « ne percevons la plupart du temps que la surface sous laquelle se déploient des mondes dont nous ne soupçonnons même pas l'existence. » 

Jón Kalman Stefánsson raconte la vie, la mort, l'amour, la passion, il raconte aussi notre monde d'aujourd'hui, celui où tout va plus vite, où l'on ne prend pas ou plus le temps de prendre le temps, où nous devenons impatients, un monde qui se dérobe sous nos pieds
« Le temps passe, nous vivons, puis nous mourons. Mais qu'est-ce que la vie ? La vie, c'est quand Jónas pense à la courbe de l'aile d'un oiseau, c'est quand il s'endort, bercé par la respiration profonde de Pórgrimur, oui, c'est tout à fait ça, mais pas uniquement. Et quelle est la largeur de l'espace qui sépare cette vie de la mort, d'ailleurs cette espace existe-t-il, et si oui, quel nom lui donner ? Doit-on le mesurer en kilomètres ou en pensées, certains peuvent-ils se glisser dans cet interstice - où ils avanceraient et reculeraient à leur guise ? »
Il y a de la lumière dans les écrits de Jón Kalman Stefánsson, une lumière intérieure douce et tamisée, scintillant de poésie. 

INCIPIT
« [Nous nous apprêtions à écrire que la particularité du village consistait précisément à n'en avoir aucune, or cette affirmation n'est pas tout à fait juste. Certes, il existe d'autres lieux où la plupart des bâtiments ont moins de quatre-vingt-dix ans, des ports de pêche qui ne peuvent s'enorgueillir d'être le berceau de quelque célébrité, d'aucun individu qui se serait illustré en sport, en politique, en littérature ou dans le domaine du crime. Il semble cependant qu'il y ait un point par lequel notre village se distingue des autres - nous n'avons pas d'église. Non plus que de cimetière. On a pourtant maintes fois tenté de remédier à ce manque, une église donnerait indéniablement de l'allure à notre environnement, le doux tintement des cloches réjouit les âmes en peine ; le glas porte avec lui des nouvelles de l'éternité. Les cimetières sont peuplés d'arbres qui se peuplent à leur tour d'oiseaux qui gazouillent. Sólrún, la directrice de l'école primaire, a tenté par deux fois de lancer une pétition demandant une église, un cimetière et un pasteur. Elle a tout au plus rassemblé treize signatures, ce qui ne suffit pas à obtenir un pasteur, et moins encore une église ou un cimetière. Nous mourons évidemment comme tout le monde, mais beaucoup d'entre nous atteignent un âge plus que respectable. La proportion d'octogénaires est plus élevée que nulle part ailleurs en Islande, ce qui est sans doute la seconde particularité de notre village. Une dizaine d'habitants sont presque centenaires, on dirait que la mort les a oubliés et nous les entendons rire le soir quand ils jouent au mini-golf sur la pelouse derrière la maison de retraite. Personne n'a jamais réussi à découvrir le secret de cette longévité, mais peu importe, qu'il tienne au régime alimentaire, à la conception de la vie ou à l'orientation des montagnes, nous soupçonnons qu'elle s'explique justement par la distance qui nous sépare du cimetière le plus proche. Voilà pourquoi nous rechignons à signer la pétition de Sólrún, intimement convaincus que celui qui y apposerait son paraphe signerait son arrêt de mort et que, tout simplement, il appellerait sur lui la camarde. Ce sont sans doute là des divagations, mais les élucubrations semblent parfois convaincantes dès qu'il s'agit de la mort.
À part ça, il n'y a rien d'extraordinaire à dire de nous. … ]»

« Le village est plus ou moins au centre de la province. Au nord, au sud et à l'est, il y a la campagne, et à l'ouest, l'océan. C'est agréable de promener son regard sur le fjord bien qu'il n'ait jamais été poissonneux. Au printemps, il attire des oiseaux des tourbières joyeux et optimistes, ses rives regorgent de toutes sortes de coquillages, au loin, des milliers d'îles et d'écueils surgissent de l'eau comme une denture aléatoire - et le soir, le soleil répand son sang à la surface de l'océan, alors, nous méditons sur la mort. Vous faites peut-être partie de ceux qui trouvent ça malsain, qui se disent que ces pensées alourdissent l'être humain, qu'elles l'emplissent de désespoir, qu'elles endommagent ses veines et ses artères, mais nous affirmons qu'il faut littéralement être défunt pour ne pas penser à la mort. Avez-vous jamais réfléchi au nombre de choses qui tiennent au hasard, toute la vie peut-être ? C'est une pensée rudement déplaisante, le hasard est souvent aveugle, ce qui réduit notre existence à un ensemble de tâtonnements, cette vie qui semble aller dans toutes les directions et s'achève le plus souvent au beau milieu d'une phrase - peut-être est-ce justement pour cette raison que nous allons vous raconter les histoires de notre village et des campagnes environnantes. »

« Celui qui rêve en latin est fait d'un bois fort peu banal. »

« Il est fort probable qu'une chose se brise en vous, peut-être même la corde du coeur, lorsque celui que vous pensez connaître de fond en comble, qui vous a séduite, que vous avez épousé et avec qui vous avez des enfants, une maison et des souvenirs, devient un beau jour un parfait inconnu. Certes, il est stupide d'imaginer connaître quelqu'un de fond en comble, chacun abrite toujours en lui des recoins sombres parfois aussi vastes que des palais, mais tout de même, elle avait épousé un homme plutôt jeune en prise avec la société, un des piliers du village, un homme qui influait sur notre existence, une entreprise en sommeil avait prospéré sous sa direction et engrangé des bénéfices, il avait été un exemple, une espérance, un ancrage, puis une nuit, il avait rêvé en latin, langue qu'il était parti apprendre à la capitale et il était rentré au village avec ses nouveaux yeux. »

« Vient l'été, vient l'hiver, lumière incandescente et nuits de goudron. »

« Tout a débuté au milieu des années 70, le monde était différent, tous les Beatles étaient vivants, on prenait l'avion sans redouter les terroristes, les routes étaient moins rapides, plus tortueuses, les distances plus longues, le monde semblait plus vaste et le bureau de postes était un carrefour d'échanges. »

« C'est dans le silence que se conserve l'or ; celui qui se tait, plongé dans une parfaite solitude, découvre tant de choses, le silence s'infiltre dans les chairs, apaise le coeur, calme l'angoisse et emplit la pièce où vous êtes, il résonne dans votre maison tandis qu'au-dehors, le présent se déchaîne, c'est un sprinter, c'est une Formule 1, un chien qui court derrière sa queue sans jamais l'attraper. Hélas, le silence fuit les foules, il ne survit pas longtemps au sein des multitudes et ne tarde pas à s'éclipser. »

« La mer est profonde, elle change de couleur, on dirait qu'elle respire. Heureusement qu'elle est là, parfois, les journées s'écoulent sans que rien ne se passe, alors, nous observons le fjord qui bleuit, qui verdit puis s'assombrit comme une apocalypse. Mais s'il est vrai que l'immobilité est le rêve secret de la vitesse, nous devrions peut-être créé ici une maison de repos qui accueillerait les citadins souffrant de stress, non seulement ceux de Reykjavik, mais aussi de Londres, de Copenhague, de New York ou de Berlin. Venez donc vous ressourcer dans un lieu où il n'arrive jamais rien, où rien ne bouge en dehors de la mer, des nuages et de quelques chats domestiques. Certes, cette publicité serait quelque peu mensongère, mais quelles réclames ne le sont pas ? Celui qui travaille dans ce domaine doit être capable de nous persuader que l'inutile est nécessaire, et cela fonctionne à merveille puisque nos vies s'emplissent peu à peu d'objets futiles et de moments dénués de valeur, nous croulons tant sous les gadgets que nous peinons à garder la tête hors de l'eau. »

« Vous savez comment ça se passe aujourd'hui, nous avons tout ce dont rêvaient nos ancêtres, nous vivons beaucoup plus longtemps, nous sommes en meilleure santé, nous ne connaissons pas la faim, nous ne la ressentons que lorsque nous faisons un régime ou quand nous restons bloqués un peu trop longtemps dans un interminable bouchon, nous nous soucions de notre ligne, nous subissons des interventions de chirurgie mammaire, nous combattons la calvitie, nous rêvons de dents parfaitement alignées et nous aimerions connaître un plus grand nombre de recettes de cuisine, beaucoup d'entre nous travaillent trop et chez les hommes, la taille du membre est proportionnelle au temps passé au boulot. Nous nageons dans l'opulence, pourtant, nous ne sommes pas heureux, à quoi allons-nous occuper toutes ces journées, cette vie, c'est un véritable casse-tête, pourquoi donc vivons-nous ? Cela dit, la plage de notre village est belle, elle forme un arc de cercle, mesure à peine un kilomètre, c'est apaisant de rester là à regarder une chose plus vaste que nous. La mer est éternelle, lit-on quelque part, c'est hélas n'importe quoi, tout change, le soleil mourra, les mers s'assècheront, les grands hommes sombreront dans l'oubli, mais comparée à la vie d'un être humain, la mer est en effet éternelle. »

« On ne perçoit le poids des chaînes que lorsqu'elles se brisent. »

« Les larmes ont la forme d'une barque à rames, la douleur et la peine sont tapies sous le banc de nage. Celui qui pleure à un enterrement, pleure également sa propre mort et en même temps celle du monde, parce qu'à la fin tout meurt et il ne reste rien. »

« La nuit longue et sombre nous prive de tout bon sens - et parfois, le monde n'a pas une once de bonté. »

« Votre livre doit compter, il doit toucher les gens. Vous devez aborder les conflits dans le travail, parler des batailles engagées pour régler les problèmes de la nation, de vos alliés et adversaires politiques, mais vous ne devez pas pour autant éviter de mentionner vos difficultés personnelles, et même si ce n'est pas notre objectif, rien n'est aussi vendeur qu'un livre pimenté d'une petite dose de malheur, ce serait hypocrite de dire le contraire. Nous avons tous été confrontés à des tragédies, pourquoi refuser d'en parler ? Et Finnur, n'oubliez pas que vous devez aussi emmener vos lecteurs dans le lit conjugal, vous devez pleurer et vous devez haïr pendant le processus d'écriture. Soyez sans pitié, soyez chaleureux, soyez sincère. C'est la sainte trinité à l'origine de tous les bons livres. »

« D'aucuns claironnent que les héros de chaque époque sont à l'image de leur temps et de leur environnement. Il y a un demi-siècle, nos modèles étaient peut-être les astronautes en qui nous voyions la grandeur de l'esprit humain, ils représentent le triomphe de la science, l'accès à de nouveaux univers, une forme de témérité, nous n'affirmons pas que tout cela était caractéristique de cette période, loin de là, les symboles procèdent toujours par excès de simplification, mais tout de même - les héros de chaque époque sont un miroir de l'air du temps, de nos préoccupations, de nos rêves et de nos espoirs, un héros est un objectif, un phare qui nous guide, une consolation quand les vents sont contraires, l'homme en a besoin, c'est dans sa nature. Les grandes figures d'aujourd'hui ne sont-elles pas les journalistes, les architectes d'intérieur et les cuisiniers ? »

« Le temps passe, nous vivons, puis nous mourons. Mais qu'est-ce que la vie ? La vie, c'est quand Jónas pense à la courbe de l'aile d'un oiseau, c'est quand il s'endort, bercé par la respiration profonde de Pórgrimur, oui, c'est tout à fait ça, mais pas uniquement. Et quelle est la largeur de l'espace qui sépare cette vie de la mort, d'ailleurs cette espace existe-t-il, et si oui, quel nom lui donner ? Doit-on le mesurer en kilomètres ou en pensées, certains peuvent-ils se glisser dans cet interstice - où ils avanceraient et reculeraient à leur guise ? »

« On peut dire toutes sortes de choses concernant les gens. La plupart d'entre nous abritons à la fois beauté et abjection. L'homme est un être complexe, un labyrinthe où l'on se perd quand on cherche des explications. »

« C'est étrange, ce pouvoir qu'a le silence de distordre le temps, les minutes ne sont plus elles-mêmes, elles semblent ne jamais devoir passer, elles deviennent un ciel immobile. »

« Pourquoi ai-je vécu, s'est interrogée notre tante sur son lit de mort, nous avons ouvert la bouche pour lui donner une réponse bien que n'en ayant aucune, puis elle a rendu l'âme, parce que la mort nous devance toujours d'une bonne distance.
Nous avons vu la nuit venir sur les montagnes, nous étions dehors, l'air a vibré d'un léger frémissement puis une boule de feu s'est levée à l'est. Pourquoi vivons-nous, existe-t-il un réponse à cette question ? Certains soirs, avant que le sommeil nous gagne, quand le jour et son agitation ont pris fin, allongés dans nos lits, nous écoutons les battements de notre sang, la nuit entre par les fenêtres, et tout à coup s'éveille le soupçon insistant et désagréable que nous n'avons pas mis la journée à profit comme il se doit, qu'il y a une chose que nous aurions dû faire, mais dont nous avons oublié jusqu'à la nature. Ne vous est-il jamais arrivé de vous dire que jamais dans l'Histoire nous n'avons vécu dans un tel confort, que l'individu n'a jamais eu à ce point la possibilité d'influer sur son environnement, qu'il n'a jamais été aussi simple de s'engager, mais que la volonté de le faire n'a jamais été aussi rare - comment se fait-il ? Se pourrait-il que la réponse se trouve dans une autre question : quels sont ceux qui tirent profit d'une telle situation ? »

« […]pourquoi ai-je vécu ? Faut-il voir en ces récits sur nos vies et nos morts au village et dans les campagnes voisines une tentative de réponse à cette question, ainsi qu'aux doutes et incertitudes qu'elle engendre ? 
Nous parlons, nous écrivons, nous relatons une foule de menus et grands événements pour essayer de comprendre, pour tenter de mettre la main sur les mystères, voire d'en saisir le coeur, lequel se dérobe avec la constance de l'arc-en-ciel. D'antiques récits affirment que l'Homme ne saurait contempler Dieu sans mourir, il en va sans doute ainsi de ce que nous cherchons - c'est la quête elle-même qui est notre but, et si nous parvenons à une réponse, elle nous privera de notre objectif. Or, évidemment, c'est la quête qui nous enseigne les mots pour décrire le scintillement des étoiles, le silence des poissons, les sourires et les tristesses, les apocalypses et la lumière d'été. Avons-nous un rôle, autre que celui d'embrasser des lèvres ; savez-vous comment on dit Je te désire, en latin? Et à propos, savez-vous comment le dire en islandais ? »

« […] il en va souvent ainsi, le monde déborde de rêves qui jamais n'adviennent, ils s'évaporent et vont se poser telles des gouttes de rosée sur la voûte céleste et la nuit les change en étoiles. »

« Matthías a su s'y prendre pour nous amener à envisager ce en quoi nous voyons des évidences du quotidien comme de ridicules chimères. Des fantômes, dit-il, pourquoi pas, il y a bien des choses plus absurdes que ça, permettez-moi de vous en offrir un exemple frappant : des millions, et même des dizaines de millions de gens sont persuadés que les quinquagénaires américains blancs sont une bénédiction pour les nations de ce monde - des hommes conservateurs, bornés et belliqueux, aveugles à la fibre délicate qui constitue la vie, dangereux pour l'équilibre fragile de notre planète. Or, au lieu de les combattre, nous les encensons. »

« C'est surprenant de constater à quel point, autrefois, le temps passait plus lentement, quand nous regardons un film de Bogart tourné il y a soixante ans, on a l'impression que les minutes s'étirent, que les événements sont plus espacés et qu'il est par conséquent plus aisé de se frayer un chemin à travers l'existence, mêmes les balles de fusil sont plus lentes. Aujourd'hui, tout va plus vite. Le montage des films et des feuilletons est conçu pour accentuer la rapidité de l'action, on change constamment d'angle de prise de vues, nous avons presque cessé de cligner des yeux tant nous craignons de manquer une scène, un détail important, dans ce cas, que ferions-nous du journal de la veille ? »

« […] la vie semble parfois d'autant plus vaste que le lieu qui l'abrite est petit. »

« […] l'être humain est très doué pour laisser ses propres chimères l'abuser. »

« […] ceux qui ont le même âge se ressemble de plus en plus au fil des ans, le passé envahit toujours plus nos vies lorsqu'on atteint les quarante ans. »

« Nous avons tous besoin d'aller chez le médecin, à la pharmacie, sinon pour nous-mêmes, du moins pour accompagner nos enfants, à la consultation des nourrissons, ils sont pesés, ils sont mesurés, on entreprend immédiatement de nous classer, de nous situer, de nous transformer en points sur des graphiques, nous sommes évalués par rapport à la moyenne, vaccinés contre presque tout sauf la tristesse, les déceptions, la mort. »

Quatrième de couverture

Dans un petit village des fjords de l’ouest, les étés sont courts. Les habitants se croisent au bureau de poste, à la coopérative agricole, lors des bals. Chacun essaie de bien vivre, certains essaient même de bien mourir. Même s’il n’y a ni église ni cimetière dans la commune, la vie avance, le temps réclame son dû.
Pourtant, ce quotidien si ordonné se dérègle parfois : le retour d’un ancien amant qu’on croyait parti pour toujours, l’attraction des astres ou des oiseaux, une petite robe en velours sombre, ou un chignon de cheveux roux. Pour certains, c’est une rencontre fortuite sur la lande, pour d’autres le sentiment que les ombres ont vaincu - il suffit de peu pour faire basculer un destin. Et parfois même, ce sont les fantômes qui s’en mêlent…

En huit chapitres, Jón Kalman Stefánsson se fait le chroniqueur de cette communauté dont les héros se nomment Davíð, Sólrún, Jónas, Ágústa, Elísabet ou Kristín, et plonge dans le secret de leurs âmes. Une ronde de désirs et de rêves, une comédie humaine à l’islandaise, et si universelle en même temps. Lumière d’été, puis vient la nuit charme, émeut, bouleverse.

Éditions Grasset, août 2020
316 pages
Traduit de l'islandais par Éric Boury
Deuxième sélection du Prix Médicis 2020

dimanche 25 avril 2021

L'Antarctique ★★★★☆ de Claire Keegan

Une plume découverte avec Ce genre de petites choses, le dernier opus en date de Claire Keegan, j'ai poursuivi ma découverte avec son deuxième roman Les trois lumières. Deux romans que j'ai beaucoup appréciés. J'en ai aimé la poésie et les silences.
Alors, je continue d'explorer l'univers de l'auteure, et avec L'Antarctique, son premier recueil de nouvelles, je suis une nouvelle fois admirative devant son travail d'écriture, cette façon qu'elle a de nous abreuver d'images, nous laissant libres de voguer et de composer avec elles. De nous en imprégner, de sentir la tension qui s'installe malgré les mots calmes et délicats distillés, de nous laisser happer par ces intrigues, ces tranches de vies plus ou moins complexes, ces expériences de vie plus ou moins secouées et les sentiments qui les accompagnent. Il y a de la douleur, de l'amertume, de la folie, des traumatismes, de l'adversité dans ces nouvelles. De la souffrance, de la culpabilité, de la vengeance, de l'amour aussi. La vie, quoi ?
J'aime définitivement l'univers singulier de l'auteure. J'aime sa vision des relations humaines, sans fioriture, si juste, et son écriture si précise. 
Pas de doute, je guetterai avec plaisir les prochaines sorties de l'auteure.

« Il y a de la tristesse chez maman ce soir ; tout en elle l'exprime comme quand une vache meurt et que le camion vient l'emporter. Il se passe quelque chose qui m'échappe en partie, j'ai l'impression qu'un nuage noir est arrivé, qu'il peut crever et causer des dégâts. » LES HOMMES ET LES FEMMES

« Je suppose que j'ai mes raisons personnelles pour venir ici. Peut-être que j'ai besoin d'un peu de ce qu'a ma mère. Juste un peu. J'en prends une petite dose afin de m'immuniser. C'est comme une vaccination. Les gens ne comprennent pas, mais il faut regarder le pire en face pour être paré contre tout. » ORAGES

« C’est toujours les gens mariés qui pleurent aux noces. Ils connaissent la différence entre les serments et la vie. » L'AMOUR SOUS L'HERBE HAUTE

« Les filles irlandaises devraient rester dans leur pays et élever correctement leurs fils, nourrir les poulets, couper le persil, tolérer le vacarme du match du dimanche. » DRÔLE DE PRÉNOM POUR UN GARÇON 

Quatrième de couverture

« Chaque fois que la femme heureuse en ménage partait, elle se demandait comment ce serait de coucher avec un autre homme. » Dès la première phrase de la nouvelle titre de son recueil, Claire Keegan ferre l’attention de son lecteur. La suite ne le décevra pas.

Qu’elle évoque des amours malheureuses (dans L’Amour dans l’herbe haute, l’héroïne vient attendre, neuf ans après qu’ils se sont quittés, son amant sur la lande), les ravages sur ses enfants de la folie d’une mère (Brûlures dit le traumatisme de toute une famille), les rivalités familiales (Les Sœurs) ou la passion naissante entre un homme et une femme réunis par une petite annonce (Osez le grand frisson), l’auteur fait preuve d’une impressionnante maîtrise.

Ses intrigues sont denses, ses personnages, souvent des femmes de la classe moyenne, criants de vérité, son style est net et tranchant, sa perception du monde et des rapports humains terriblement juste.

Le tour de force de la nouvelliste tient certainement dans la paradoxale tranquillité avec laquelle elle laisse entrevoir les situations les plus extrêmes : ses créatures peuvent se débattre dans un monde indifférent et hostile, lutter contre l’absurdité de la vie, elles garderont toujours la maîtrise de leur destin.

Éditions Sabine Wespieser, mai 2010
251 pages
Nouvelles traduites de l'anglais (Irlande) par Jacqueline Odin

jeudi 22 avril 2021

Beyrouth 2020 Journal d'un effondrement ★★★★★ de Charif Majdalani

Les mots saisissants, percutants et poétiques de Charif Majdalani claquent
et c'est une réalité bien triste qui nous saute aux yeux : le Liban est devenu un territoire fissuré, brisé, urbanisé à outrance. À un carrefour convoité entre l'Orient et l'Occident, il n'est plus que spéculation, gouverné par une élite oligarchique. 
« Sur un mur, ce graffiti que j'ai noté il y a quelques jours et qui procède à une belle inversion : Le régime souhaite la chute du peuple. »
Une gouvernance orchestrée par des pilleurs, des prédateurs sans vergogne, véreux et corrompus ; et la catastrophe survenue l'été dernier est une lourde et effroyable conséquence directe de cette très mauvaise gestion de l' État. 
« Rentables, très rentables en revanche, le port et le service des douanes par où passent tous les jours des milliers de tonnes de marchandises, l'aéroport, le service d'enregistrement des véhicules motorisés, le casino du Liban. Autant d'institutions qui toutes possédèrent à un moment ou à un autre leurs propres caisses noires, dont les comptes sont absolument opaques depuis trente ans et où auraient disparu plus de vingt milliards de dollars. »
Les Libanais traversent des turbulences d'une violence inouïe depuis des années. 
« Il y a quelques années, une revue littéraire m'a proposé d'écrire une dystopie qui aurait pour cadre le Liban ou le monde arabe. J'ai imaginé une histoire de spéculations immobilières à grande échelle à Beyrouth, comme il y en a tant eu durant ces dernières années, de buildings et de centres d'affaires ultra-modernes bâtis par des mafias liées au pouvoir sur des terrains gagnés en compressant les millions de tonnes de déchets dans la mer. Un monde d'affairisme glauque, environné de dorures et les pieds dans les ordures. »
Charif Majdalani aime son pays et nous livre ici un témoignage absolument bouleversant et un portrait cinglant de ce Liban en déroute. 
« Nous ne partirons pas de ce pays, nous resterons ici, nous serons de nouveau heureux, nous rirons de nouveau, et si les salauds que vous protégez ne partent pas , eux, nous irons boire et danser sur leurs tombes. »
Un livre poignant !

« Sur les réseaux sociaux, la même chose, inlassablement, jusqu'à la nausée. L'effondrement économique, la ruine du pays, le contrôle des capitaux, les taux de change et la livre en chute libre, l'inflation, la pénurie qui guette. »

« Le hasard a quelque chose de romanesque, voire de tragique. C'est il y a cent ans exactement, en 1920, que l’État libanais a été fondé, et on ne peut que rester rêveur devant l'ironie du sort qui fait advenir la ruine d'un pays à la date même de sa naissance, et au moment même où l'on s'apprête à en célébrer le centenaire. Jusqu'où remonter sur ces cent années, dans la généalogie du désastre ? »

« [...] Brigitte Bardot qui, après avoir tourné dans Beyrouth, décréta qu'elle était déçue, c'était trop occidental à son goût. Elle pensait sans doute trouver des chameaux, des ânes et des almées autour de bassins décorés à la mauresque. Or non, c'est le rock et le twist que l'on dansait, le ski nautique et les minijupes faisaient fureur, et tout cela, juste avant l'effondrement, alors que par ailleurs, dans les banlieues et autour des camps, des batailles rangées se déroulaient entre les milices palestiniennes et celles des partis chrétiens et que le Sud du pays échappait au contrôle de l’État. Nous étions alors comme les habitants qui vivent au pied d'un volcan, qui cultivent leurs terres si fertiles, travaillent à s'enrichir, passent du bon temps en entendant les rugissements réguliers depuis les entrailles de la terre et des tremblements sous leurs pieds mais n'en ont cure, haussent les épaules, prétendent que ça a toujours été comme ça et que ça le sera encore longtemps. Jusqu'au jour où tout est emporté. »
« [...] Alagna chantait à Beiteddine, Placido Domingo à Baalbek et l'élection de Miss Europe se déroulait au Liban. Une nouvelle fois, ce fut la danse au pied d'un volcan qui grondait et dont on refusait d'entendre les menaces, ou sur les bords du gouffre dans lequel on finit par tomber. »

« Il y a quelques années, une revue littéraire m'a proposé d'écrire une dystopie qui aurait pour cadre le Liban ou le monde arabe. J'ai imaginé une histoire de spéculations immobilières à grande échelle à Beyrouth, comme il y en a tant eu durant ces dernières années, de buildings et de centres d'affaires ultra-modernes bâtis par des mafias liées au pouvoir sur des terrains gagnés en compressant les millions de tonnes de déchets dans la mer. Un monde d'affairisme glauque, environné de dorures et les pieds dans les ordures. »

« Loin de s'achever avec le retour de la paix, la dérégulation, qui aboutit à une urbanisation effrénée et à des dégâts écologiques irrémédiables, se poursuivit sous la funeste IIe République, durant laquelle tous les excès furent légalisés, tant qu'ils pouvaient rapporter de l'argent, encore de l'argent, toujours de l'argent. J'ai décrit tous ces mécanismes dans L'Empereur à pied, que peu de lecteurs ont interprété aussi comme un roman sur la destruction de l'environnement et la ruine d'un pays par la violence physique qui lui était infligée. Pendant trente ans, l'édification de mastodontes immobiliers défigura les villes autant que les montagnes. Des individus ou des groupes anciennement proches des milices, et devenus en temps de paix des promoteurs et des milliardaires sans scrupules dans l'orbite du pouvoir, mirent la main sur des pans entiers de côtes et de plages en les bâtissant et en les privatisant arbitrairement. La même espèce d'hommes éventra, fracassa, dépeça des montagnes entières pour en extraire le sable nécessaire aux cimenteries, et ces carrières causèrent des béances atroces dans certains des plus paysages du pays. Durant les années 2008 et 2009, une publicité financée par par des groupes écologistes représentait le Liban sous les traits d'une superbe jeune femme recevant progressivement des coups, des blessures, des plaies, des échardes, jusqu'à à en être défigurée et rendue horrible à voir. La publicité choqua, et on l'interdit. Le déni était encore très fort, on ne voulait rien voir. Pourtant, le visage défiguré du pays était sous nos yeux en permanence, et le travail de destruction tous les jours accru. Des contrats faramineux étaient sans cesse signés, des horreurs ne cessaient de s'élever en contrevenant aux lois. Les décrets sur la fermeture des carrières étaient bafoués et les plages publiques spoliées ne furent jamais restituées parce qu'elles appartenaient de fait à des membres de la caste qui tenait l’État en otage. »

« Rentables, très rentables en revanche, le port et le service des douanes par où passent tous les jours des milliers de tonnes de marchandises, l'aéroport, le service d'enregistrement des véhicules motorisés, le casino du Liban. Autant d'institutions qui toutes possédèrent à un moment ou à un autre leurs propres caisses noires, dont les comptes sont absolument opaques depuis trente ans et où auraient disparu plus de vingt milliards de dollars. »

« Sur un mur, ce graffiti que j'ai noté il y a quelques jours et qui procède à une belle inversion : Le régime souhaite la chute du peuple. »

« [...] le 4 août 2020, à 18h07, la cargaison, ou ce qui en reste, chauffée par l'incendie, ou emportée par l'explosion d'un dépôt d'armes, ou bombardée, explose. Six années d'opacité et d'irresponsabilité, résultat de trente années de corruption et de mensonges, de politiques mafieuses, de collusions entre les divers services de l’État, les divers ministères, les partis politiques et leur clientèle, de manigances géopolitiques aberrantes et de sinistres logiques guerrières planifiées par des milices criminelles se concentrent, se condensent de manière terrifiante et génèrent les cinq secondes de l'apocalypse. »

« Dans de nombreuses demeures historiques des quartiers ravagés de Beyrouth, les décors et les mobiliers anciens ne sont plus que poussière, ruines et gravats. La lente et méticuleuse sédimentation du temps a été balayée en un clin d’œil par le souffle d'un présent vengeur et incompréhensiblement cruel. »
« Durant la journée, le moral remonte un peu, au spectacle notamment de cette immense jeunesse qui s'est levée comme un seul homme pour prendre sur elle d'effacer les traces du cauchemar et d'aider à commencer à rebâtir, en l'absence de l’État voyou dont tout le monde vomit jusqu'aux plus anonymes de ses représentants et les chasse dès qu'ils osent apparaître sur le terrain au milieu des ruines. Au spectacle aussi de la mobilisation de la société civile soutenue par un élan international immense, et du travail solidaire d'un peuple entier qui a décidé qu'il ne plierait pas ou, s'il avait plié sous la violence du coup porté, ne casserait pas.  »

« Nous ne partirons pas de ce pays, nous resterons ici, nous serons de nouveau heureux, nous rirons de nouveau, et si les salauds que vous protégez ne partent pas , eux, nous irons boire et danser sur leurs tombes. »

« [...] ce silence, cette paix immense des montagnes, comme ultimes témoins de ce que dut être le statisme éternel de la planète avant l'irruption du temps et de l'Histoire, et avant le désordre, la ruine et l'entropie que les hommes ne cessent de produire depuis qu'ils ont commencé à s'agiter sur la Terre. »

« J'écris ces lignes assis sur la terrasse. Il fait très chaud mais une brise tiède s'est levée et souffle avec conviction. Sous la poussée de ses rafales, une canette vide roule le long de la rue tranquille, bondissant comme un cabri, dans un joyeux cliquetis, parfois sourd, parfois plus sonore, comme les clochettes d'un maigre troupeau de chèvres, et disparaît, emportée. »

Quatrième de couverture

Au début de l’été 2020, dans un Liban ruiné par la crise économique et l’inflation, dans un Beyrouth épuisé qui se soulève pour une vraie démocratie alors que le monde est pétrifié par le coronavirus, Charif Majdalani entame la rédaction d’un journal. Il entend témoigner de cette période terrible et déroutante, la confronter à son expérience, à ses réflexions et à ses émotions – peut-être aussi espère-t-il la supporter grâce à l’écriture.

Cette chronique de l’étouffement et de l’effondrement, non dénuée d’une paradoxale légèreté, se trouve percutée le 4 août par l’explosion dans le port de la ville de 2 750 tonnes de nitrate d’ammonium. Devenu témoignage du cataclysme, ce récit très sensible aux détails du quotidien dresse le portrait d’une cité stupéfiée par la violence de sa propre histoire, dont les habitants chancellent puis se redressent, jouets d’un destin aussi hasardeux que cruel.

Éditions Actes Sud, L'orient des livres, octobre 2020
149 pages
Prix spécial du Jury Femina 2020

samedi 17 avril 2021

Change ton monde ★★★★★ de Cédric Herrou

Une matinée lecture, hier, troublante d'émotions
Le témoignage de Cédric Herrou est sans concession, il est vrai. Il dit l'inhumanité de l’État, il dénonce, accable les représentants de l’État qui bafouent le principe de fraternité. 

Ce témoignage puissant et passionnant m'a complètement retournée. Et en pianotant ces quelques mots, les larmes me montent sans que je sache tout à fait l'expliquer. La honte, la rage, le désespoir, la perte de confiance en une politique qui dessert l'humain, la perte d'attachement à notre société...et à la fois l'envie d'y croire. On peut changer le monde avec des fleurs, chantaient Souchon et Voulzy; avec des gens comme Cédric Herrou et tant d'autres qui se battent au quotidien pour le respect de l'être humain, qui ont de belles idées, désintéressées, il est bon de se projeter vers un avenir meilleur pour nous les Hommes, pour notre planète, de croire que c'est possible.

Les migrants ont afflué en masse dans la vallée de la Roya avant que l'Europe décide que le combat face à l'"invasion" devait être marin. Cédric Herrou, aidé et accompagné par de belles âmes a tout entrepris, jusqu'à être privé lui-même de sa liberté, pour venir en aide à ces enfants, femmes et hommes démunis, fuyant des conditions de vie inhumaines et/ou la guerre et demandant l'asile. « Dans cette situation, être secouru n'est plus une option, c'est un droit absolu, comme le droit à la liberté, à la fraternité, à la vie. Est-ce si difficile à comprendre ? », écrit J.M.G. Le Clézio en préface.
"Liberté, Egalité, Fraternité", illusoire devise française. 

Un témoignage immense empreint d'une belle humanité. Un élan d'une grande générosité qui n'est pas une simple contestation, Cédric Herrou a suppléé aux manquement de l'Etat et propose des solutions. 
Chapeau bas Mr Herrou. 
Merci à vous. Merci aussi à ceux qui œuvrent à vos côtés, ou ailleurs dans un même but. 
Puissent vos mots se répandre ardemment, semer l'envie de changement, vos actions être relayées, prises en exemple, démultipliées, imitées, puissent les hommes réaliser qu'ils sont tous frères  pour que le monde et le système enfin changent, pour que tous les Hommes trouvent leur place, que la nature soit respectée, que la justice soit faite. L'intelligence ou la réussite ne se mesurent pas aux diplômes, ni aux richesses accumulées, à la Rolex à cinquante ans... Elle est autre. Elle est fraternelle.
Un livre à lire, à offrir, à partager.
« Dans ce monde ruiné par la quête du profit, par l'indifférence et la haine, Cédric Herrou est notre héros. » J.M.G Le Clézio
Régulièrement, ce livre devrait être lu à l'Assemblée, au Sénat, aux conseils municipaux, généraux, au conseil de l'Europe, à l'ENA...
Les Liens qui Libèrent, Babelio, Cédric Herrou, je vous remercie infiniment pour cette ardente lecture, un beau cadeau. 

«[...] à l'adolescence, la réalité du monde m'a éclaté aux yeux, ingérable. Afin de ne pas sombrer dans la colère, j'ai choisi l'exil des montagnes. M'éloigner du monde des « autres », celui des insensibles et des blasés, qui peuvent vivre sans états d'âme près de la misère, qui s'en protègent en la stigmatisant ou en la méprisant.
Mon refuge, la Roya, m'a coupé du monde. Pour vivre libre et heureux, il fallait vivre caché, loin de la réalité. »

« À l'école, on n'apprend pas l'intuition, on la détruit. »

« En temps normal, j'étais un solitaire sur son pan de montagne. C'était terminé, mon silence m'avait rendu complice trop longtemps. »

« À cette époque, j'ignorais tout du droit d'asile, de l’Érythrée ou encore du Soudan. La Libye, je connaissais grâce à Sarkozy et à son cher ami Kadhafi, mais sans plus. Je ne suis pas historien ni géographe, encore moins politicien, mais je vivais dans cette vallée depuis treize ans, et voir ces frontières renaître de leurs cendres m'interrogeait. Comment la libre circulation des personnes pouvait-elle être ainsi entravée dans l'espace Schengen ? Pourquoi la France restait-elle insensible au sort de ces gens ? La gestion étatique de cette situation me semblait irresponsable. Comment pouvaient-ils, depuis Paris, décider que la Roya serait sacrifiée, et ces migrants abandonnés ? »

« D'une certaine façon, malgré mon côté anar, je faisais confiance à l’État, comme beaucoup. Mais il a instauré un jeu de l'oie cynique qui oblige les gens à se mettre en danger. La règle ? Il faut souffrir pour entrer en France, voire risquer la mort. Face à ce calcul morbide, on doit désobéir, par respect pour la vie. Cela peut effrayer quand on ne connaît pas les exilés, et les voir sur les rochers à Menton m'a inquiété. Face à ce genre de situation, plusieurs choix s'offrent à nous. On milite et on se sent mieux ; on met des œillères, comme j'ai pu le faire au début ; ou on les rejette comme des ennemis, des envahisseurs, des dangers. »

« Comment expliquer à un enfant que sa couleur de peau doit être dissimulée ? Que le pays dans lequel il grandira et construira ses amours, sa profession, sa famille, n'a pas voulu de lui à cause de sa couleur de peau ? Dans la Roya, l’État terrorise. »

« La fermeture de la frontière sert surtout un objectif de communication dans la « lutte contre l'immigration illégale ». Le préfet clame régulièrement qu'il renvoie en Italie des milliers de personnes, mais son décompte est faux : il « éloigne » plusieurs fois les mêmes migrants, qui retentent leur chance jusqu'à ce qu'ils réussissent à passer. Au lieu d'affaiblir l'extrême droite, comme le prétend le gouvernement, cette politique la renforce. En gonflant les chiffres, elle fait croire qu'il y a une « crise des migrants », alors qu'il s'agit d'une crise de l'accueil : on ne veut pas l'organiser, bien que le droit international et les conventions nous y obligent. »

« Quand on impose des barrières artificielles censées enfermer des gens sans argent, on crée un système qui coûte beaucoup plus cher à la société : le trafic. On diabolise les passeurs, mais je le répète : si on enlève les flics, il n'y a plus de passeurs. Comme pour les drogues, la pénalisation crée le trafic. »

« Selon certaines évaluations, la traite des êtres humains génère à l'échelle mondiale vingt-sept milliards d'euros par an. Mais, dans la petite ville de Vintimille, la police n'a jamais coincé les têtes de réseau. Et mon voisin de cellule finit en prison pendant que son patron profite tranquillement des dizaines, voire des centaines de milliers d'euros gagnés. »

« Avant cette première expérience, j'ignorais l'extrême violence de la garde à vue. Depuis, j'en ai connu onze - le compteur tourne toujours - et j'ai appris à quoi elle sert : à humilier. On subit une torture psychologique, enfermé dans une cellule couverte de merde, de pisse et de gerbe, avec les odeurs. La lumière reste allumée nuit et jour, impossible de savoir l'heure qu'il est. Il n'y a pas de couverture, on me retire mes lunettes, je n'y vois rien. Pour sortir, on me menotte dans le dos tel un animal enragé. Le but consiste à briser l'homme afin qu'il avoue même des faits imaginaires. Et ça fonctionne : beaucoup reconnaissent n'importe quoi juste pour que l'épreuve cesse. »

« À force d'être stigmatisé comme voleur ou violent, on le devient facilement. À rebours de leurs parents, ultra-reconnaissants d'avoir été acceptés par la France, les enfants avaient la rage, et ils avaient raison. »

« Dans la Roya, la délation était devenue un sport local. La population était en masse du côté de la police. Je sentais sur moi des regards emplis de haine, et les discours racistes se concrétisaient par des actes d’État. Les policiers ne contrôlaient que les Noirs, ils ne cherchaient ni armes, ni explosifs. Les Noirs, toujours les Noirs. La chasse aux Noirs était ouverte. Jamais je ne m'habituerais à cette traque frénétique. Comment détester autant une couleur de peau, jusqu'à ne plus ressentir la détresse d'un enfant ? Décidément, j'avais honte d'être de ce monde. J'aurais voulu crever pour ne plus voir ça. »

« La droite extrême adore les étrangers, c'est son fonds de commerce. Il suffit d'examiner la communication d’Éric Ciotti : une farandole de faits divers perpétrés dans les quartiers ou zones populaires par des personnes a priori d'origine étrangère (en réalité souvent françaises). Mais est-il directement confronté aux étranges ? Non. Il existe, car ils existent. Il en tire un commerce électoraliste, le commerce de la peur. »

« L'envoyé de la préfecture, qui semble tout droit sorti de la pouponnière, est une vraie tête à claques. Sans émotion, un disque dur, une machine formée à l'ENA, prête à exécuter un programme de manière mécanique et efficace. Pas d'états d'âme. Quelques mois plus tard, François-Xavier Lauch deviendra chef de cabinet d'Emmanuel Macron à l’Élysée, supérieur hiérarchique d'Alexandre Benalla, puis sera promu Préfet - l'un des plus jeunes préfets de l'histoire...
Je leur explique comment les procédures illégales de l’État nous poussent à certaines actions, comme cette occupation. Puis, profitant de l'accès direct à de hauts responsables, j'aligne les questions. Comment procéder quand les gamins et adultes arrivent chez moi ? Comment protéger leur intégrité physique et morale ? Qui considérera leur demande d'asile, qui obligera le département à prendre en charge les mineurs non accompagnés ? »

« Comment un être humain peut-il être condamné pour avoir aidé un autre être humain ? [...] Les citoyens qui portaient secours à leurs prochains étaient considérés comme des ennemis de la République, des fauteurs de trouble. Au nom d'une sécurité fantasmée. Nous, citoyens de la frontière, devions sacrifier notre bout de territoire pour que le reste du pays ignore la réalité. pour que les misères, dictatures et la guerre ne résonnent dans les salons que via la radio ou la télé. »

« Un gendarme présenta ses excuses au machiniste pour le retard.
- Pas de problème, je comprends, répondit celui-ci.
Cela eut le don de m'agacer.
- Ah bon ? T'as compris quoi, en fait ? Que c'était « normal » de bloquer un train pendant une heure pour embarquer trois innocents au commissariat, les priver de leurs droits abusivement ? Faudrait m'expliquer, car nous, on n'a pas compris ! »

« Mon histoire était vendeuse : le petit éleveur de poules face au rouleau compresseur de l’État et de la justice, David contre Goliath, un cliché. J'étais devenu un produit, une prostituée qui se vend corps et âme. Les médias adorent le sensationnel, les arrestations, les gardes à vue, les procès. J'étais acteur des fantasmes de mes « détracteurs », pour qui la haine de l'étranger constitue un fonds de commerce. Ils voient en moi un immigrationniste, un fabricant  de délinquants, un soutien des terroristes et un fervent adepte du « grand remplacement » - cette théorie fumeuse selon laquelle les populations « historiques » d'Europe (blanches et chrétiennes évidemment) sont en train d'être scandaleusement évincées par des envahisseurs venus d'Afrique (noirs et musulmans, bien sûr). »

« Je ne peux que préconiser la décence dans la gestion migratoire, afin que les personnes soient considérées comme nos égaux et avec humanité. Je considère que toute personne sans domicile a le droit de loger dans des bâtiments désaffectés de l’État ou des collectivités locales. Il faut respecter la convention de Genève prévoyant l'accueil des réfugiés, proscrire le racisme politique et étatique pour que les personnes en migration ne soient pas un outil à but électoraliste. »

« Le racisme est devenu culturel à Nice, alors même que, entre la place Masséna et la promenade des Anglais, les langues se mélangent dans l'indifférence la plus générale : russe, anglais, italien, danois, allemand, japonais... À Nice, l'étranger est accepté tant qu'il est opulent et qu'il consomme. »

« L'humain le consterne souvent, si moche et si inadapté à notre belle planète. petit, j'écoutais mes cousins chrétiens qui s'efforçaient de me convertir : « Dieu est Amour, il a créé l'Homme à son image... » L'homme est menteur, violent, guerrier, matérialiste et égoïste. Je préfère les chats ou les chiens, même si, à force de côtoyer l'homme, ils finissent par lui ressembler. »

« L'Europe préfère la mort à l'accueil. »

« Depuis que des hommes comme Ismaël me content les affres de leur traversée, toi, ma mer Méditerranée, tu prends le sale goût du sang, de la terreur et du malheur. Tes vagues ne me bercent plus sans que je songe aux dizaines de milliers de coeurs qui s'y sont éteints. Te voilà suspectée de crimes contre l'humanité, mais je défends ton innocence : tu n'es ni complice, ni coupable, juste témoin de l'indifférence. Ton rôle est de nourrir les hommes, pas de les avaler. Les responsables sont ceux qui pourchassent la « mauvaise » couleur de peau. »

« Une devise implique aussi des devoirs. »

« Que de fausses routes, alors que les choses sont si claires ! L'accueil repose sur le pragmatisme, pas sur la bien-pensance ou l'idéologie. Quant aux frontières, je ne souhaite pas les dynamiter, juste questionner leur sens. Si elles protègent les personnes et les droits sociaux, j'y suis favorable. Si elles blessent la dignité humaine, je les combats. »

« Et si l'on politisait la consommation pour décider qui doit prospérer ? Si l'on instillait l'envie de reprendre ces petits commerces fermés et ces exploitations agricoles abandonnées ? Je rêve du jour où nous acterons ce bouleversement, non pas à l'aide de beaux discours, mais en boycottant ceux qui nous méprisent et nous précarisent. 
Je ne veux pas être un outil qui colmate sans remettre en question ceux qui ébrèchent, je veux être révolutionnaire. Il est urgent de choisir le monde que nous désirons, de recréer des structures à taille humaine, de développer le local. 
Depuis de décennies, les scientifiques alertent sur la déforestation ou l'agriculture intensive ; nous n'écoutons pas et continuons de rouler en SUV, climatisation à fond, de décoller pour un week-end à Barcelone ou à Marrakech, d'acheter des denrées acheminées depuis l'autre bout de la planète. 
Nous asservissons la terre et les hommes, nous insultons ce monde avec arrogance. Trop facile de critiquer les prédateurs, ces 2% d'individus qui détiennent 50% des richesses. Nous les avons encouragés avec notre argent, notre unique pouvoir. Continuer à le leur donner ne sert qu'à les flatter. »

 Quatrième de couverture

« J’étais perché sur ma montagne, avec mes poules et mes oliviers, quand le monde est subitement venu à moi. Des ombres remontaient à pied ma vallée de la Roya, entre l’Italie et la France, risquant leur vie. Au début, je détournais le regard. Puis, un jour, j’ai recueilli une famille, et ces ombres sont peu à peu devenues ma lumière. Elles fuyaient la guerre, la misère, la dictature, avaient croisé la mort dans le désert en Libye, échappé à la noyade en Méditerranée. De leur pas si déterminé, elles me questionnaient : faut-il rejeter l’autre parce qu’il est différent ?

À partir de 2016, j’ai accueilli des milliers d’exilés. J’ai aidé ces voyageurs de l’ombre à poursuivre leur chemin et à obtenir des droits, mais je n’avais pas anticipé la violence d’État qui me frapperait en représailles. Notre action ne faisait pourtant que pallier ses renoncements.

J’ai subi des gardes à vue, des procès, des perquisitions, des saisies. Le plus souvent, l’État était en tort et fut condamné. Des centaines de fois. Jusqu’à ce que le Conseil constitutionnel consacre le principe de fraternité, un progrès capital. Ces années ont changé ma vie. Citoyen lambda éloigné du militantisme, je ne suis pas un héros, juste un Herrou têtu et décidé, sans leçons à donner, à part celle-ci : avant de changer le monde, chaque citoyen a le pouvoir de changer le sien. »

Cédric Herrou est un agriculteur originaire de la région niçoise. En 2016, il commence à venir en aide à des milliers d’exilés franchissant la frontière franco-italienne, à quelques kilomètres de chez lui, transformant sa ferme en un lieu d’accueil et d’accès à la demande d’asile. Son combat, largement médiatisé, lui a valu quantité d’arrestations et de procès, redonnant une actualité à la question du « délit de solidarité ». Il a créé en juillet 2019 la communauté Emmaüs Roya, première communauté paysanne du mouvement Emmaüs.

Éditions Les liens qui Libèrent, octobre 2020 
264 pages

mercredi 14 avril 2021

Le grand Santini ★★★★☆ de Pat Conroy

Passionnante et savoureuse lecture, d'une telle intensité romanesque, truffée de dialogues très drôles, qui donne un peu de légèreté au sujet assez lourd. 
Pat Conroy excelle. Il nous convie dans une famille américaine du Marine Corps, la famille Meecham, - il semblerait qu'elle ait été la sienne cette famille - dont le père, Bull, est pilote de chasse. 
Bull est un "beauf" dans toute sa splendeur, un raciste, sexiste, rude, autoritaire, cynique, porté sur la boisson, d'"un ego de la taille d'un cuirassé", d'un égoïsme démesuré. «  ...une espèce difficile à comprendre, difficile à expliquer. [...] Tous les pilotes de chasse sont des énigmes, mais les pilotes de chasse du Marine Corps ne sont pas de ce monde. »
Le Grand Santini se comporte comme un tyran chez lui avec sa femme et ses enfants surtout. Il agit avec eux comme avec ses subalternes. Un portrait peu flatteur. Et pourtant, Pat Conroy laisse entrevoir un père aimant, certes dénué de toute délicatesse, de toute tendresse, mais non dénué d'humour ni d'autodérision; et il y a, en lui, de l'amour pour sa famille. Un amour qui se libère par petites touches et un père auquel on finit pas s'attacher. Un père comédien qui est, selon Ben, l'aîné de la fratrie « la seule personne au monde qui ait à se mettre en scène en tant qu'être humain ».   Mon père ce héros admirable, détestable et détesté !
« Un garçon peut-il commencer une prière avec au coeur sa haine de son père ? Un garçon peut-il s'avancer jusqu'à l'autel de Dieu et exposer sa haine ? Peut-il vomir sa haine et raconter son histoire ? Peut-il parler des voler de coups et des humiliations ? Peut-il parler du marine qui a mitraillé les plages de son enfance ? Peut-il regarder Dieu en face et cracher sur un père qui ne connaissait pas le secret de la tendresse, qui aimait d'une manière étrange et indéchiffrable , un père qui ne savait comment s'y prendre pour aimer, qui ne savait pas comment s'y essayer ? »
Le racisme et le sexisme au sein des bases américaines s'affichent clairement dans cet opus.
Enfance et adolescence à jeun de tout sentiment d'appartenance et de permanence. Un père au goût fort prononcé pour la violence et à l'étroitesse d'esprit.  Difficile pour Ben Meecham de s'affirmer, de grandir en se forgeant sa propre identité. Heureusement, il y a l'amour et la tendresse d'une mère pour tempérer, et les terrains de basket pour se défouler ;-)

Un excellent pavé, une lecture très appréciable, extrêmement divertissante et enrichissante. Et une traduction impeccable !
Ravie d'avoir découvert Pat Conroy qui me faisait de l'oeil depuis quelques temps. Hâte de me plonger dans "Le Prince des Marées", écrit à Rome en 1986 et considéré comme son chef-d’œuvre. Le livre fut adapté à l’écran en 1991 par Barbra Streisand.

Emblème de l' United-States Marine Corps
Source Wikipedia

« Pendant un an, on allait avoir la bride sur le cou ; on pourrait goûter une entière liberté sans avoir à redouter la cour martiale. Bien qu'une maison sans homme fût incomplète et que le père de famille finît par manquer à chacun, on goûtait ce relâchement, cette fragile vitalité qui ne pourraient survivre à son retour. »

« « Des palais de Montezuma aux rivages de Tripoli,
Nous combattons sur terre, sur mer et dans les airs,
Pour le pays, la justice et la liberté, pour l'honneur,
Marines des États-Unis, et fiers de l'être. » 
Chaque fois que les Meecham partaient en voyage, ce chant était le premier qu'ils entonnaient. Les enfants l'avaient entendu pour la première fois dans les bras de leur père ; son rythme leur était venu en même temps que le lait de leur mère. Ce chant inspirait à chacun d'eux un sentiment indicible et ensorcelant, ce sentiment qui conduit les hommes au feu. L'hymne du Marine Corps était aussi celui de cette famille, le chant de la famille d'un guerrier, la chanson des Meecham.« Une famille où l'on ne chante pas est une famille malheureuse », disait Lillian Meecham. Et ils chantaient, chantaient et roulaient dans la nuit américaine vers une base où de grands avions d'argent reposaient dans l'attente de leur pilote. »

« Né en Géorgie, Ben se sentait un lien de parenté avec cette terre rouge sang que son père haïssait, il aimait cette campagne parfumée qu'il n'avait jamais parcourue que de nuit en voiture, dont l'atmosphère était chargée d'accords de musique country, de l'odeur des récoltes et des machines agricoles. La Géorgie était le seul endroit auquel il pouvait se raccrocher et s'identifier. Il y avait ses racines par le fait du tampon porté sur son extrait de naissance. Il n'y vivait que lorsque son père partait outre-mer, mais cela ne changeait rien pour lui. Il n'avait jamais pu faire naître en lui d'attachement impérissable pour les bases militaires incolores et sans saveur où il avait passé la plus grande partie de ses dix-sept années. Son enrôlement forcé dans la famille d'un officier des marines l'avait amené à habiter successivement quatre appartements, six maisons, deux caravanes et un préfabriqué ; comment, dans ces conditions, aurait-il pu s'attacher à un des lieux d'affectation de son père ? Chacun de ces endroits avait été un point d'eau où les guerriers avaient momentanément fait halte pour se perfectionner dans l'art de la guerre, avant de lever à nouveau le camp. L'adolescent jeûnai d'un sentiment d'appartenance, de permanence. Il aspirait à s'installer dans une maison, à vieillir dans un voisinage, il voulait des amis dont le visage ne changeât pas chaque année. Cet attachement ténu pour la Géorgie était ravivé par chaque séjour qu'il faisait chez sa grand-mère, par chacun de ces trajets nocturnes qui les amenaient d'une affectation à l'autre sur le chapelet de bases disséminées sur les terres marécageuses des deux Caroline et de Virginie. »

« - Excellent. Je vais vous dire une bonne chose, les petits gars. Vous êtes vernis d'appartenir à une famille du Marine Corps. En Amérique, il n'y a pas de gosses qui soient aussi calés que vous en géographie. Vous êtes allés dans plus d'endroits que des gosses de civils n'en ont jamais entendu parler. Il n'y a rien qui forme la jeunesse comme les voyages.
- Chéri, gazouilla Lillian, si les enfants connaissent toutes ces capitales, c'est parce que tu as menacé de les tuer s'ils ne les apprenait pas.
- C'est ce qu'on appelle de la motivation, Lillian, fit Bull avec un grand sourire. »

« Je ne veux pas que vous me considériez simplement comme votre chef d'escadrille. Je veux que vous me voyiez comme une espèce de divinité. Quand je dis quelque chose, vous faites comme si ça venait du buisson ardent. Quand j'éternue, vous éternuez. Si je chope la lèpre, je veux voir quelques nez tomber. Si je me torche le cul, je veux voir chaque pilote se porter la main au rectum. Nous sommes des marines. Nous faisons partie de l'élite de l'histoire. Il n'y a pas une force au monde capable de nous tenir tête, de nous vaincre, de nous empêcher d'accomplir notre mission, de nous priver de la victoire, de fausser notre destin. Nous sommes des marines. Des combattants du Marine Corps. Des pilotes de chasse du Marine Corps. Des guerriers du Marine Corps. Des tueurs du Marine Corps. C'est avec orgueil et fierté que nous en portons l'uniforme. »

« Sur le terrain, le terrain qu'il aimait, le terrain que parfois il dominait, Ben se sentait comme désincarné, vidé à force de courir, mais plus vivant et plus humain qu'il ne le serait jamais. Tous ses pores étaient des réceptacles à l'action qui tournoyait alentour, à chaque vibration, chaque émoi, chaque acclamation, chaque rugissement de la foule. Le basket faisait partie de lui, était un prolongement de son être, du fait de toutes ces années passées à dribbler autour des arbres, entre des chaises, le long des trottoirs, loin de chiens joueurs, devant des vitrines de magasins et sous le regard d'hommes et de femmes qui estimaient que sa fixation relevait au mieux de l'aberration mentale. Mais il avait vécu avec un ballon dans les mains, il avait payé le prix exigé, et il pouvait maintenant triompher dans ce seul et dérisoire talent de son adolescence. Dans son absurdité, ce sport apportait quelque chose de particulier à Ben Meecham : il le rendait heureux. Le terrain était le champ d'expérimentation de la volonté. Il n'était pas une fin en soi, mais proposait des objectifs et des récompenses, et, en cas d'échec, un châtiment instantané. C'était la vie ramenée à un ensemble de règles, une vie existentielle, une vie simplifiée à l'extrême par le regard des pères.  »

« Il avait avait le sentiment d'avoir, dans un domaine précis, gravement manqué à son fils : il n'était pas parvenu à le débarrasser de la douceur naturelle de sa mère, à extirper de lui cette affabilité qui constituait le legs le plus durable de Lillian à ses enfants. Bull entendait par-dessus tout transmettre à son fils son goût de la violence, sa passion d'infliger à autrui la défaite, voire l'humiliation. »

« À dix-sept heures d'un bout à l'autre du littoral atlantique, sous les cieux assombris de janvier, leur mission hebdomadaire menée à bien, la nation en sécurité, l'ennemi tranquille, les ailes de leurs avions repliées, leurs fusils graissés, leurs tanks garés et les écrans radars vides de toute menace, les personnels des forces armées américaines en général et les marines en particulier sacrifient à la tradition et se rassemblent pour une occupation des plus sérieuses, trinquer ensemble. À travers ce pays fortement militarisé, les combattants, druides de la guerre froide, se réunissent chaque vendredi soir autour de bars d'acajou sombre, en une communion d'hommes unis par la même violente destinée, afin de lever le coude et de porter des toasts à leur branche du service et à la mère patrie. »

« - Mon père, je le déteste, fit sombrement Ben.
- Non, tu l'aimes et il t'aime. J'ai vu passer beaucoup de pères appartenant au Marine Corps, depuis que je suis en poste au lycée. Des centaines et des centaines, année après année. Ils sont stricts et sourcilleux, et ton père n'est pas le dernier du lot. Ils aiment leur famille de tout leur coeur et de toute leur âme, et pour le lui prouver, ils lui mènent la vie dure. Ton père ne fait rien d'autre qu t'aimer en essayant de vivre une seconde vie à travers toi. Il commet de grosses erreurs, mais cela vient de ce qu'il appartient à une organisation qui ne tolère pas que l'on fasse les choses à moitié. Seulement, il oublie parfois qu'il y a une différence entre un marine et un fils. C'est lui qui t'a fait ce coquard ? 
[...]
- ... Il croit à la prééminence de l’institution sur l'individu, même lorsque cet individu est son propre enfant. C'est pour cela qu'il fait un si bon marine. »

« Bull aimait la simplicité inhérente au langage des pilotes. En ces routes sillonnées par leurs avions, sur ces ondes interdites au tout-venant, il n'était pas de place pour l'excès ou le superflu. Par nature, l'humanité produisait des fantassins et des troupiers, et Bull était heureux que les grognements du monde ne pussent s'immiscer dans la langue des aviateurs. »

« Quand Bull Meecham franchissait continents et océans, le temps ne variait pas d'un pouce, n'avançait ni ne reculait. Une infime portion de temps était alloué au terrien, alors que le pilote qui approchait la vitesse du son était un conquérant du temps spatialisé et du temps perdu. Il pouvait gagner des heures, perdre des heures, ou en une seule journée voler de l'hiver à l'été, du printemps à l'automne. Il avait toujours à portée de main une fleur, un glacier ou un aperçu de la Croix du Sud. »

Quatrième de couverture

Au cœur de l'Amérique puritaine sudiste des années 1960, la chronique flamboyante et impitoyable d'une famille soumise à l'autorité démentielle de son chef, une mise en scène magistrale des drames familiaux dans toute leur complexité et leur violence. Par l'auteur du Prince des marées, un roman d'une beauté troublante, tour à tour sombre et lumineux, sur les traces de Faulkner ou Tennessee Williams.

As de l'aviation américaine, marine exemplaire, colosse pétri de morale catholique, le colonel Bull Meechan, alias le Grand Santini, dirige sa famille comme son escadron : sans tolérer qu'on discute ses ordres. Une insolence de sa descendance, et la punition tombe.
À ses risques et périls, Lilian, son épouse, tente de protéger ses quatre enfants des excès paternels. Grâce à sa douceur, frères et sœurs résistent tant bien que mal, chacun à sa manière. Mais c'est surtout l'aîné, Ben, dix-huit ans, qui se heurte aux projets tout tracés que le colonel veut leur imposer.
Pour gagner le droit de suivre sa propre voie, et tourner enfin le dos aux blessures d'une enfance chaotique, Ben va devoir affronter le Père dans un combat qui s'annonce terrible...

Éditions Belfond, juin 2008
440 pages
Traduit de l'anglais (États-Unis) par Éric Chedaille