lundi 5 avril 2021

L'autre moitié de soi ★★★★☆ de Brit Bennett

L'autre moitié de soi, la partie cachée, enfouie ou juste oubliée, celle qui vivote à nos côtés, fait ses apparitions de temps à autre, nous rappelle à l'ordre ou que l'on a complètement ensevelie et que l'on essaie de tenir comme telle. Nous avons tous, plus ou moins, cette autre facette en nous, celle qu'on ne montre pas, celle qui ressent mais s'efface pour la bienséance, son propre confort ou autre. Un jumeau, une jumelle peut aussi être une autre part de nous-même. Mais la gémellité n'empêche pas à chacun, chacune de tracer sa route. Des personnalités différentes, des sensibilités opposées et des chemins qui se séparent in fine. Une personnalité ça se construit parfois de toutes pièces. L'importance du regard des autres, l'apparat peut jouer son rôle dans la création d'un nouveau soi. On oublie qui on a été, qui on est, ce que l'on a fait. On se dore le blason pour mieux s'intégrer et être accepté, conforme au regard des autres...Il y a des transformations qui marquent. 

"L'autre moitié de soi" est un grand roman sur la filiation, l'identité, ici afro-américaine, la réalisation de soi et la difficulté de trouver sa place au sein de la société que l'on soit noir ou blanc, transgenre, d'une classe sociale aisée ou pauvre ... et aborde de nombreux thèmes : racisme, discrimination sociale, violences conjugales ...
Un livre dense, aux personnages fouillés et à l'écriture captivante. Difficile de lâcher ce livre une fois commencé ! Un très bon moment de lecture, qui soulève des réflexions. Qui est-on vraiment ? Comment être soi-même, se réaliser, trouver sa place sans être pour autant dans l'imposture ?

« À Socorro, il s'était enveloppé la poitrine de bandages blancs, et, le temps d'arriver à Las Cruces, il avait réappris à marcher, jambes écartées et épaules carrées. Il se disait que c'était plus sur pour faire du stop. En réalité, il s'était toujours senti Reese. À Tucson, c'était Thérèse qui lui faisait l'effet d'un déguisement. Est-ce qu'une personne était authentique, si on pouvait s'en dépouiller comme d'une vieille peau en mille cinq cents kilomètres ? »

« Elle avait toujours su qu'on pouvait devenir quelqu'un d'autre. Certains le pouvaient, du moins. Les autres restaient peut-être prisonniers de leur peau. Elle avait tenté de s'éclaircir le teint, au cours de son premier été, à Mallard. Elle était encore assez jeune pour y croire, mais suffisamment grande pour savoir qu'une telle transmutation nécessitait une alchimie qui la dépassait. »

« À la résidence universitaire, elle côtoyait une ambition acharnée ; lorsqu'elle rentrait chez elle, elle croisait des gens dont les rêves de célébrité avaient déjà été brisés. Des cinéastes qui travaillaient dans des magasins Kodak, des scénaristes qui enseignaient l'anglais aux immigrants, des acteurs qui jouaient des spectacles burlesques dans des bars miteux. Tous ceux qui ne réussissaient pas à percer faisaient partie intégrante de la ville ; sans le savoir, partout on marchait sur des étoiles à leur nom. »

« Un corps, c'était des tissus, des muscles et des nerfs, des os et du sang. Un corps pouvait être morcelé et étiqueté, pas une personne ; et c'était ce muscle dans la poitrine qui faisait toute la différence. Cet organe qui ne sentait rien, mais qui battait et nous maintenait en vie. »

« Elle s’efforça de maîtriser les battements de son cœur. Elle s’était déjà fait prendre. La deuxième fois qu’elle avait prétendu être blanche. Pendant son dernier été à Mallard, plusieurs semaines après s’être aventurée dans la boutique de breloques, elle s’était rendue au musée d’art de la Louisiane du Sud un samedi matin comme les autres, pas un jour réservé aux Noirs. Elle avait monté les marches de l’entrée principale, sans passer par la petite porte sur le côté. Personne ne l’avait arrêtée et, une fois encore, elle s’était sentie idiote de ne pas avoir essayé plus tôt. Pour être blanc, il suffisait d’oser. Elle pouvait convaincre n’importe qui qu’elle était à sa place, le tout était de donner le change.
Dans le musée, elle avait lentement parcouru les salles, étudiant les impressionnistes flous. Elle écoutait distraitement le vieux guide bénévole qui récitait son laïus à un cercle d’enfants apathiques, quand elle avait remarqué un gardien, un Noir, qui l’observait dans un coin. Il lui avait adressé un clin d’œil. Horrifiée, elle était passée devant lui à toute allure, tête baissée. Elle ne s’était autorisée à souffler que lorsqu’elle avait retrouvé le soleil. Elle était rentrée en bus à Mallard, le visage brûlant. Bien sûr que ce n’était pas si simple de se faire passer pour une Blanche. Bien sûr que le gardien noir ne se laisserait pas abuser. On reconnaît toujours les siens, disait sa mère. »

« Elle ne réalisait pas qu'il fallait très longtemps pour devenir quelqu'un d'autre, ni que vivre dans un monde qui n'était pas fait pour vous se payait au prix de la solitude. »

« Elle n'était pas un esquif ballotté par la marée. Elle s'était créée toute seule. »

« Loretta sourit et, une fois de plus, Stella se demanda si elle savait. Peut-être faisait-elle semblant de croire à cette mascarade depuis le début. Cette idée était humiliante, et aussi étrangement libératrice. Si Stella lui racontait toute l'histoire, elle comprendrait peut-être. Qu'elle n'avait souhaité trahir personne, qu'elle avait juste eu besoin d'être une autre. C'était sa vie, est-ce qu'elle n'avait pas le droit de vouloir en changer ? »

« [...] elle rêvassait, songeant à la matinée où on l'avait prise pour une Blanche au musée. Ce qui lui avait plu, ce n'était pas tant d'être blanche que d'être quelqu'un d'autre. De jouer un rôle à l'insu de tous. Jamais elle ne s'était sentie aussi libre. »

« Le plus dur, quand on devenait quelqu'un d'autre, c'était de prendre la décision. Le reste n'était que logistique. »
« Ce n'était pas très difficile de comprendre pourquoi Stella était devenue blanche. Qui ne rêvait pas de changer de vie, de tout recommencer à zéro, d'être quelqu'un de neuf ? En revanche, comment avait-elle pu tuer tous ceux qu'elle aimait ? Comment avait-elle pu partir sans se retourner  et abandonner des gens qui souffraient encore de son absence après des années ? »

« Une fille solitaire qui vivait dans un monde de fantômes. Rien ne lui rappelait autant sa vie. »

« Elle avait imaginé plus d'une fois lui dire la vérité sur Mallard, Desiree, La Nouvelle-Orléans. Lui expliquer qu'elle avait prétendu être une autre parce qu'elle avait besoin de travail, et que le faux-semblant était devenu sa réalité. Elle pouvait lui dire tout ça, mais le problème c'était qu'il n'y avait pas une seule vérité. Elle avait passé sa vie divisée entre deux femmes : toutes les deux réelles, toutes les deux mensongères. »

Quatrième de couverture

Quatorze ans après la disparition des jumelles Vignes, l’une d’elles réapparaît à Mallard, leur ville natale, dans le Sud d’une Amérique fraîchement déségrégationnée. Adolescentes, elles avaient fugué main dans la main, décidées à affronter le monde. Pourtant, lorsque Desiree refait surface, elle a perdu la trace de sa jumelle depuis bien longtemps: Stella a disparu des années auparavant pour mener à Boston la vie d’une jeune femme Blanche. Mais jusqu’où peut-on renoncer à une partie de soi-même?

Dans ce roman magistral sur l’identité, l’auteure interroge les mailles fragiles dont sont tissés les individus, entre la filiation, le rêve de devenir une autre personne et le besoin dévorant de trouver sa place.

Éditions Autrement, août 2020
Traduit de l'Anglais (États-Unis) par Karine Lalechère
479 pages

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