mercredi 14 avril 2021

Le grand Santini ★★★★☆ de Pat Conroy

Passionnante et savoureuse lecture, d'une telle intensité romanesque, truffée de dialogues très drôles, qui donne un peu de légèreté au sujet assez lourd. 
Pat Conroy excelle. Il nous convie dans une famille américaine du Marine Corps, la famille Meecham, - il semblerait qu'elle ait été la sienne cette famille - dont le père, Bull, est pilote de chasse. 
Bull est un "beauf" dans toute sa splendeur, un raciste, sexiste, rude, autoritaire, cynique, porté sur la boisson, d'"un ego de la taille d'un cuirassé", d'un égoïsme démesuré. «  ...une espèce difficile à comprendre, difficile à expliquer. [...] Tous les pilotes de chasse sont des énigmes, mais les pilotes de chasse du Marine Corps ne sont pas de ce monde. »
Le Grand Santini se comporte comme un tyran chez lui avec sa femme et ses enfants surtout. Il agit avec eux comme avec ses subalternes. Un portrait peu flatteur. Et pourtant, Pat Conroy laisse entrevoir un père aimant, certes dénué de toute délicatesse, de toute tendresse, mais non dénué d'humour ni d'autodérision; et il y a, en lui, de l'amour pour sa famille. Un amour qui se libère par petites touches et un père auquel on finit pas s'attacher. Un père comédien qui est, selon Ben, l'aîné de la fratrie « la seule personne au monde qui ait à se mettre en scène en tant qu'être humain ».   Mon père ce héros admirable, détestable et détesté !
« Un garçon peut-il commencer une prière avec au coeur sa haine de son père ? Un garçon peut-il s'avancer jusqu'à l'autel de Dieu et exposer sa haine ? Peut-il vomir sa haine et raconter son histoire ? Peut-il parler des voler de coups et des humiliations ? Peut-il parler du marine qui a mitraillé les plages de son enfance ? Peut-il regarder Dieu en face et cracher sur un père qui ne connaissait pas le secret de la tendresse, qui aimait d'une manière étrange et indéchiffrable , un père qui ne savait comment s'y prendre pour aimer, qui ne savait pas comment s'y essayer ? »
Le racisme et le sexisme au sein des bases américaines s'affichent clairement dans cet opus.
Enfance et adolescence à jeun de tout sentiment d'appartenance et de permanence. Un père au goût fort prononcé pour la violence et à l'étroitesse d'esprit.  Difficile pour Ben Meecham de s'affirmer, de grandir en se forgeant sa propre identité. Heureusement, il y a l'amour et la tendresse d'une mère pour tempérer, et les terrains de basket pour se défouler ;-)

Un excellent pavé, une lecture très appréciable, extrêmement divertissante et enrichissante. Et une traduction impeccable !
Ravie d'avoir découvert Pat Conroy qui me faisait de l'oeil depuis quelques temps. Hâte de me plonger dans "Le Prince des Marées", écrit à Rome en 1986 et considéré comme son chef-d’œuvre. Le livre fut adapté à l’écran en 1991 par Barbra Streisand.

Emblème de l' United-States Marine Corps
Source Wikipedia

« Pendant un an, on allait avoir la bride sur le cou ; on pourrait goûter une entière liberté sans avoir à redouter la cour martiale. Bien qu'une maison sans homme fût incomplète et que le père de famille finît par manquer à chacun, on goûtait ce relâchement, cette fragile vitalité qui ne pourraient survivre à son retour. »

« « Des palais de Montezuma aux rivages de Tripoli,
Nous combattons sur terre, sur mer et dans les airs,
Pour le pays, la justice et la liberté, pour l'honneur,
Marines des États-Unis, et fiers de l'être. » 
Chaque fois que les Meecham partaient en voyage, ce chant était le premier qu'ils entonnaient. Les enfants l'avaient entendu pour la première fois dans les bras de leur père ; son rythme leur était venu en même temps que le lait de leur mère. Ce chant inspirait à chacun d'eux un sentiment indicible et ensorcelant, ce sentiment qui conduit les hommes au feu. L'hymne du Marine Corps était aussi celui de cette famille, le chant de la famille d'un guerrier, la chanson des Meecham.« Une famille où l'on ne chante pas est une famille malheureuse », disait Lillian Meecham. Et ils chantaient, chantaient et roulaient dans la nuit américaine vers une base où de grands avions d'argent reposaient dans l'attente de leur pilote. »

« Né en Géorgie, Ben se sentait un lien de parenté avec cette terre rouge sang que son père haïssait, il aimait cette campagne parfumée qu'il n'avait jamais parcourue que de nuit en voiture, dont l'atmosphère était chargée d'accords de musique country, de l'odeur des récoltes et des machines agricoles. La Géorgie était le seul endroit auquel il pouvait se raccrocher et s'identifier. Il y avait ses racines par le fait du tampon porté sur son extrait de naissance. Il n'y vivait que lorsque son père partait outre-mer, mais cela ne changeait rien pour lui. Il n'avait jamais pu faire naître en lui d'attachement impérissable pour les bases militaires incolores et sans saveur où il avait passé la plus grande partie de ses dix-sept années. Son enrôlement forcé dans la famille d'un officier des marines l'avait amené à habiter successivement quatre appartements, six maisons, deux caravanes et un préfabriqué ; comment, dans ces conditions, aurait-il pu s'attacher à un des lieux d'affectation de son père ? Chacun de ces endroits avait été un point d'eau où les guerriers avaient momentanément fait halte pour se perfectionner dans l'art de la guerre, avant de lever à nouveau le camp. L'adolescent jeûnai d'un sentiment d'appartenance, de permanence. Il aspirait à s'installer dans une maison, à vieillir dans un voisinage, il voulait des amis dont le visage ne changeât pas chaque année. Cet attachement ténu pour la Géorgie était ravivé par chaque séjour qu'il faisait chez sa grand-mère, par chacun de ces trajets nocturnes qui les amenaient d'une affectation à l'autre sur le chapelet de bases disséminées sur les terres marécageuses des deux Caroline et de Virginie. »

« - Excellent. Je vais vous dire une bonne chose, les petits gars. Vous êtes vernis d'appartenir à une famille du Marine Corps. En Amérique, il n'y a pas de gosses qui soient aussi calés que vous en géographie. Vous êtes allés dans plus d'endroits que des gosses de civils n'en ont jamais entendu parler. Il n'y a rien qui forme la jeunesse comme les voyages.
- Chéri, gazouilla Lillian, si les enfants connaissent toutes ces capitales, c'est parce que tu as menacé de les tuer s'ils ne les apprenait pas.
- C'est ce qu'on appelle de la motivation, Lillian, fit Bull avec un grand sourire. »

« Je ne veux pas que vous me considériez simplement comme votre chef d'escadrille. Je veux que vous me voyiez comme une espèce de divinité. Quand je dis quelque chose, vous faites comme si ça venait du buisson ardent. Quand j'éternue, vous éternuez. Si je chope la lèpre, je veux voir quelques nez tomber. Si je me torche le cul, je veux voir chaque pilote se porter la main au rectum. Nous sommes des marines. Nous faisons partie de l'élite de l'histoire. Il n'y a pas une force au monde capable de nous tenir tête, de nous vaincre, de nous empêcher d'accomplir notre mission, de nous priver de la victoire, de fausser notre destin. Nous sommes des marines. Des combattants du Marine Corps. Des pilotes de chasse du Marine Corps. Des guerriers du Marine Corps. Des tueurs du Marine Corps. C'est avec orgueil et fierté que nous en portons l'uniforme. »

« Sur le terrain, le terrain qu'il aimait, le terrain que parfois il dominait, Ben se sentait comme désincarné, vidé à force de courir, mais plus vivant et plus humain qu'il ne le serait jamais. Tous ses pores étaient des réceptacles à l'action qui tournoyait alentour, à chaque vibration, chaque émoi, chaque acclamation, chaque rugissement de la foule. Le basket faisait partie de lui, était un prolongement de son être, du fait de toutes ces années passées à dribbler autour des arbres, entre des chaises, le long des trottoirs, loin de chiens joueurs, devant des vitrines de magasins et sous le regard d'hommes et de femmes qui estimaient que sa fixation relevait au mieux de l'aberration mentale. Mais il avait vécu avec un ballon dans les mains, il avait payé le prix exigé, et il pouvait maintenant triompher dans ce seul et dérisoire talent de son adolescence. Dans son absurdité, ce sport apportait quelque chose de particulier à Ben Meecham : il le rendait heureux. Le terrain était le champ d'expérimentation de la volonté. Il n'était pas une fin en soi, mais proposait des objectifs et des récompenses, et, en cas d'échec, un châtiment instantané. C'était la vie ramenée à un ensemble de règles, une vie existentielle, une vie simplifiée à l'extrême par le regard des pères.  »

« Il avait avait le sentiment d'avoir, dans un domaine précis, gravement manqué à son fils : il n'était pas parvenu à le débarrasser de la douceur naturelle de sa mère, à extirper de lui cette affabilité qui constituait le legs le plus durable de Lillian à ses enfants. Bull entendait par-dessus tout transmettre à son fils son goût de la violence, sa passion d'infliger à autrui la défaite, voire l'humiliation. »

« À dix-sept heures d'un bout à l'autre du littoral atlantique, sous les cieux assombris de janvier, leur mission hebdomadaire menée à bien, la nation en sécurité, l'ennemi tranquille, les ailes de leurs avions repliées, leurs fusils graissés, leurs tanks garés et les écrans radars vides de toute menace, les personnels des forces armées américaines en général et les marines en particulier sacrifient à la tradition et se rassemblent pour une occupation des plus sérieuses, trinquer ensemble. À travers ce pays fortement militarisé, les combattants, druides de la guerre froide, se réunissent chaque vendredi soir autour de bars d'acajou sombre, en une communion d'hommes unis par la même violente destinée, afin de lever le coude et de porter des toasts à leur branche du service et à la mère patrie. »

« - Mon père, je le déteste, fit sombrement Ben.
- Non, tu l'aimes et il t'aime. J'ai vu passer beaucoup de pères appartenant au Marine Corps, depuis que je suis en poste au lycée. Des centaines et des centaines, année après année. Ils sont stricts et sourcilleux, et ton père n'est pas le dernier du lot. Ils aiment leur famille de tout leur coeur et de toute leur âme, et pour le lui prouver, ils lui mènent la vie dure. Ton père ne fait rien d'autre qu t'aimer en essayant de vivre une seconde vie à travers toi. Il commet de grosses erreurs, mais cela vient de ce qu'il appartient à une organisation qui ne tolère pas que l'on fasse les choses à moitié. Seulement, il oublie parfois qu'il y a une différence entre un marine et un fils. C'est lui qui t'a fait ce coquard ? 
[...]
- ... Il croit à la prééminence de l’institution sur l'individu, même lorsque cet individu est son propre enfant. C'est pour cela qu'il fait un si bon marine. »

« Bull aimait la simplicité inhérente au langage des pilotes. En ces routes sillonnées par leurs avions, sur ces ondes interdites au tout-venant, il n'était pas de place pour l'excès ou le superflu. Par nature, l'humanité produisait des fantassins et des troupiers, et Bull était heureux que les grognements du monde ne pussent s'immiscer dans la langue des aviateurs. »

« Quand Bull Meecham franchissait continents et océans, le temps ne variait pas d'un pouce, n'avançait ni ne reculait. Une infime portion de temps était alloué au terrien, alors que le pilote qui approchait la vitesse du son était un conquérant du temps spatialisé et du temps perdu. Il pouvait gagner des heures, perdre des heures, ou en une seule journée voler de l'hiver à l'été, du printemps à l'automne. Il avait toujours à portée de main une fleur, un glacier ou un aperçu de la Croix du Sud. »

Quatrième de couverture

Au cœur de l'Amérique puritaine sudiste des années 1960, la chronique flamboyante et impitoyable d'une famille soumise à l'autorité démentielle de son chef, une mise en scène magistrale des drames familiaux dans toute leur complexité et leur violence. Par l'auteur du Prince des marées, un roman d'une beauté troublante, tour à tour sombre et lumineux, sur les traces de Faulkner ou Tennessee Williams.

As de l'aviation américaine, marine exemplaire, colosse pétri de morale catholique, le colonel Bull Meechan, alias le Grand Santini, dirige sa famille comme son escadron : sans tolérer qu'on discute ses ordres. Une insolence de sa descendance, et la punition tombe.
À ses risques et périls, Lilian, son épouse, tente de protéger ses quatre enfants des excès paternels. Grâce à sa douceur, frères et sœurs résistent tant bien que mal, chacun à sa manière. Mais c'est surtout l'aîné, Ben, dix-huit ans, qui se heurte aux projets tout tracés que le colonel veut leur imposer.
Pour gagner le droit de suivre sa propre voie, et tourner enfin le dos aux blessures d'une enfance chaotique, Ben va devoir affronter le Père dans un combat qui s'annonce terrible...

Éditions Belfond, juin 2008
440 pages
Traduit de l'anglais (États-Unis) par Éric Chedaille

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