vendredi 30 avril 2021

La Porte des Enfers ★★★★★ de Laurent Gaudé

La Porte des Enfers, c'est un récit épique cousu de déchirures, une tragédie shakespearienne, une lecture qui porte la douleur immense de la perte, une lecture comme un pont entre les vivants et les morts, des pages qui se tournent, avec nos disparus, immanquablement. L'amour filial, et l'amour maternel, chamboulés jusqu'au plus profond des entrailles, jusqu'à se donner entièrement aux Enfers, jusqu'à se meurtrir les chairs. Crier. Implorer. Parce que la détresse quand on perd un enfant est immense. 

Laurent Gaudé nous raconte une émouvante tragédie fantastique, une belle histoire de morts et de vivants, d'amour et de vengeance, de folie et de tendresse, les récits d'une époque à l'autre s'imbriquent, des indices sont distillés tout au long de la lecture et dans le dernier quart, tout fait sens. 
Quel talent !

« Quelques secondes, chaque fois, auraient suffi, pour qu'ils soient ailleurs de quelques centimètres. Quelques secondes d'avance ou de retard et la trajectoire de la balle était évitée. Des événements dérisoires : une voix que l'on croit reconnaître et qui lui aurait  fait marquer un temps d'arrêt. Une vespa qui déboule et qui les aurait obligés à faire un pas en arrière. Mais non. Tout avait concouru à la rencontre terrible du corps et de la balle. Quelle volonté avait voulu cela ? Quelle horrible précision du hasard pour que tout convergeât ainsi. Était-ce cela que l'on appelait le mauvais oeil ? Et, si oui, pourquoi les avait-il choisis, eux, ce jour-là ? Par ennui ou par désir de jouer un peu ? »

« Je te maudis, Matteo. Comme les autres. Car tu ne vaux pas mieux. Le monde est lâche qui laisse les enfants mourir et les pères trembler. Je te maudis parce que tu n’as pas tiré. Qu’est-ce qui t’a fait hésiter ? Un bruit inattendu ? La silhouette d’un passant au loin ? Le regard suppliant de Cullaccio ? Tu as dû réfléchir alors qu’il fallait te faire sourd à tout ce qui t’entourait. Les balles ne pensent pas, Matteo. Tu avais accepté d’être ma balle. Je te maudis car durant toutes ces années tu t’es tenu à mes côtés avec discrétion et constance – mais tu n’as rien pu empêcher, ni rien réparé. A quoi sers-tu, Matteo ? Je comptais sur ta force. Le jour de l’enterrement, tu me tenais serrée pour que je ne flanche pas. Tu as toujours pensé qu’il y avait une sorte de gloire à traverser les moments de douleur avec stoïcisme et retenue. Moi pas, Matteo. Cela m’était égal. Le plus juste aurait été que je me jette sur le cercueil et que j’en arrache les planches avec mes doigts. Le plus juste aurait été que mes jambes se dérobent et que je me vide de toute l’eau de mon corps en pleurant, en crachant, en reniflant comme une bête. Tu m’as empêchée de faire cela parce qu’il y a là quelque chose que tu ne peux pas comprendre et qui te semble inconvenant. Seule la mort de Pippo est inconvenante.
Je te maudis, Matteo, car tu n’es capable de rien.»

« Je suis pliée en deux sur cette dalle de marbre et je bave de rage. Maudite soit-elle cette pierre que je n’ai pas choisie et qui recouvre désormais pour l’éternité mon enfant. J’embrasse tout cela du regard et je crache par terre. Je ne viendrai plus jamais ici. Je ne déposerai aucune couronne. Je n’arroserai aucune fleur et ne ferai plus jamais aucune prière. Il n’y aura pas de recueillement. Je ne parlerai pas à cette pierre, tête basse, avec l’air résigné des veuves de guerre. Je ne viendrai plus jamais parce qu’il n’y a rien ici. Pippo n’est pas là. Je maudis tous ceux qui ont pleuré autour de moi croyant que c’est ce qu’il fallait faire en pareille occasion. Je sais, moi, et je le redis : Pippo n’est pas là. »

« Il savait de quelle tristesse étaient ridés les yeux de sa femme. »

« Ils nous ont tués, Matteo, ajouta-t-elle. La mort est là. En nous. Elle contamine tout. Nous l'avons au fond du ventre et elle n'en sortira plus. »

« Cela le laissa sans voix. Il devait être quatre heures du matin. Ils étaient tous les deux au milieu d'un quartier laid comme un cadavre de chien sur le bord d'une route et elle parlait d'église et de confession avec un air de petit garçon pressé d'aller faire pipi, comme si les mots s'étaient agglutinés sur le bord de ses lèvres et menaçaient, à tout moment, de jaillir. »

« Ils ne pouvaient plus rien l'un pour l'autre, que s'écorcher de leur présence commune, de leurs souvenirs douloureux et de leurs pleurs secrets. »

« Ils avaient été renversés par la vie et rien ne pourrait plus les relever. »

« Giuliana venait de le quitter avec le geste inachevé d'une femme qui regrette de ne plus pouvoir aimer. »

« Je comptais sur ta force. Le jour de l'enterrement, tu me tenais serrée pour que je ne flanche pas. Tu as toujours pensé qu'il y avait une sorte de gloire à traverser les moments de douleur avec stoïcisme et retenue. Moi pas, Matteo. Cela m'était égal. Le plus juste aurait été que je me jette sur le cercueil et que j'en arrache les planches avec les doigts. Le plus juste aurait été que mes jambes se dérobent et que je me vide de toute l'eau de mon corps en pleurant, en crachant, en reniflant comme une bête. Tu m'as empêchée de faire cela parce qu'il y a là quelque chose que tu ne peux pas comprendre et qui te semble inconvenant. Seule la mort de Pippo est inconvenante. »

« Nous avons le même âge, cette ville et moi. Elle est née en 1980, avec le tremblement de terre. C'est d'ici qu'est partie la secousse qui a ravagé Naples et tout le Mezzogiorno. C'est ici que tout est mort en quelques secondes. Je passe à l'endroit précis de l'épicentre de la grande déflagration qui a mis à terre les maisons sur des kilomètres. Ici, tout a été reconstruit, sans nuances ni caractère, avec la seule nécessité d'être fonctionnel et rapide. Plus rien n'est beau, plus rien n'est patiné. L'histoire a disparu dans les gravats. Et finalement, cette modernité sans charme est la trace la plus horrible de la dévastation. »

« Parce que c'est vrai… La société d'aujourd'hui, rationaliste et sèche, ne jure que par l'imperméabilité de toute frontière mais il n'y a rien de plus faux… On n'est pas mort ou vivant. En aucune manière… C'est infiniment plus compliqué. Tout se confond et se superpose… Les Anciens le savaient… Le monde des vivants et celui des morts se chevauchent. Il existe des ponts, des intersections, des zones troubles… Nous avons simplement désappris à le voir et à le sentir. »

« Vous n'avez jamais l'impression que ces êtres-là vivent en vous ?... Vraiment… Qu'ils ont déposé en quelque chose qui ne disparaîtra que lorsque vous mourrez vous-mêmes ?... Des gestes… Une façon de parler ou de penser… Une fidélité à certaines choses et à certains lieux… Croyez-moi. Les morts vivent. Ils nous font faire des choses. Ils influent sur nos décisions. Ils nous forcent. Nous façonnent. »

« S'il y a trop de vies en nous, la porte ne s'ouvrira pas. Il faut avoir en soi suffisamment de mort pour passer. »

« Les moments de beauté étaient entachés de petitesse. Tout devenait gris. Le fleuve les torturait. Il n'inventait rien mais accentuait ce qui avait été. Celui qui, au moment de se battre, avait eu une seconde d'hésitation devenait un lâche. Celui qui, par pure rêverie, avait pensé à la femme d'un ami se voyait comme un pourceau lubrique. Le fleuve enlaidissait la vie pour que les âmes la laissent derrière elles sans regret. Ce qu'elles avaient aimé devenait méprisable. Ce dont elles se souvenaient avec bonheur leur faisait honte. Les moments lumineux de leur existence devenaient poisseux. Au sortir du fleuve, battues et rebattues par les eaux, les âmes étaient prêtes à ne plus jamais retourner à la vie. Elles allaient désormais où les portait la mort d'un pas lent, tête basse. »

« Il pleura sur la cruauté de la mort qui se joue ainsi des âmes pour asseoir son pouvoir et pour que ne règne sur son royaume sans fin, comme cela a toujours été, que le silence résigné de ceux qui ne savent plus ce que furent le désir, les larmes, la rage et la lumière, et qui marchent sans savoir où ils vont, creux comme des arbres morts dans lesquels siffle le vent. »

« La seule arme dont disposent les ombres pour ralentir leur aspiration vers le néant, ce sont les pensées des vivants. Chaque pensée, même fugace, même légère, leur donne un peu de force. »

« Le téléphone et la désolation qui vous appuie dessus de tout son poids comme si elle avait décidé de vous faire entrer sous terre. »

« Mes hommes ont été terrassés et je n'ai rien fait. Je ne les ai pas aidés. Je ne les ai pas accompagnés. Je les ai bannis de mon esprit. Je suis Giuliana la lâche qui a voulu se préserver de la douleur. Alors je prends ce couteau, et je me coupe les tétons. »

Quatrième de couverture

Au lendemain d’une fusillade à Naples, Matteo voit s’effondrer toute raison d’être. Son petit garçon est mort. Sa femme, Giuliana, disparaît. Lui-même s’enfonce dans la solitude et, nuit après nuit, à bord de son taxi vide, parcourt sans raison les rues de la ville. Mais, un soir, il laisse monter en voiture une cliente étrange qui, pour paiement de sa course, lui offre à boire dans un minuscule café. Matteo y fera la connaissance du patron, Garibaldo, de l’impénitent curé don Mazerotti, et surtout du professeur Provolone, personnage haut en couleur, aussi érudit que sulfureux, qui tient d’étranges discours sur la réalité des Enfers. Et qui prétend qu’on peut y descendre… Ceux qui meurent emmènent dans l’Au-Delà un peu de notre vie, et nous désespérons de la recouvrer, tant pour eux-mêmes que pour apaiser notre douleur. C’est dans la conscience de tous les deuils – les siens, les nôtres) que Laurent Gaudé oppose à la mort un des mythes les plus forts de l’histoire de l’humanité. Solaire et ténébreux, captivant et haletant, son nouveau roman nous emporte dans un « voyage » où le temps et le destin sont détournés par la volonté d’arracher un être au néant.

Éditions Actes Sud, août 2008
267 pages
Prix du Magazine Gaël (Belgique) 2009 

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