mardi 4 mai 2021

Ta mort à moi ★★★★☆ de David Goudreault

Avant de m'attaquer au dernier pan de la trilogie de la bête, j'ai eu envie de prendre "une dose" de David Goudreault avec des personnages différents. 
Elle fut savoureuse cette dose de mots. Une saveur absolument déroutante, atypique ! Bluffante ! David Goudreault joue avec ses lecteurs, maintient le suspense, jongle avec les mots, et il le fait diablement bien. 
La forme, un récit éclaté, polyphonique, déconstruit, des chapitres désordonnés, mais jamais je ne me suis perdue. D'ailleurs « La vie n'a pas de sens, c'est le récit qu'on en fait qui lui en donne. Quelle idiotie de prétendre raconter quoi que ce soit de pertinent si on demeure figé dans la rigidité linéaire ! Les romans, les biographies et les récits devraient tous s'écarter de ce formalisme mensonger. La vérité passe par l'éclatement des chapitres et des strophes dans un désordre ne répondant qu'à un souci de compréhension, d'intelligibilité, de cohérence. La ligne droite est un injustifiable détour. » 
Le fond : un livre sur les écorchés en errance, le deuil (il « y a des deuils qui nous habitent longtemps »), notre société, la littérature et le travail de l'écrivain, la vie. Sur la liberté. Soyons libre « de tout gâcher, d'éblouir, de décevoir, d'aimer, de s'enfuir, libre de mourir ».
Pas envie d'en dire plus, pour garder la surprise intacte à ceux qui souhaiteraient ouvrir ce livre. Juste peut-être qu'il y a cette jeune fille talentueuse, avec sa « vie de funambule unijambiste progressant sur un fil barbelé », ce génie qui incarne pleinement cette liberté, et un biographe qui nous donne la vision de sa réalité.
C'est ingénieux, subtil, philosophique, terrifiant aussi. 
« Combien d’enfants se sont pendus au bout des liens d’attachement qu’ils n’ont jamais eus ? »

David Goudreault, merci !


« Mes livres sont les jeux irresponsables d'un timide qui n'a pas eu l courage d'écrire des récits et qui s'est distrait en falsifiant et déformant les histoires d'autrui. » Jorge Luis Borges, en exergue

« 26 août 2018
J'ai eu la chance de ne jamais en avoir. J'ai pu me défaire et me parfaire à partir de rien, de moins que rien même. Je mérite une pause. Je laisse dans ces pages tous les doutes et les secrets qui m'ont broyé l'âme, tout ce que j'ai dû supporter pour en arriver là, ici, en paix, enfin.
Des légions d'imbéciles osent affirmer que le chemin est plus important que la destination. Ils ne connaissent rien des routes escarpées que les femmes de ma race doivent arpenter. Le souffreteux de Nietzsche s'acharnait à répéter que tout ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort ; quelle connerie ! Ce qui ne nous tue pas nous estropie, nous traumatise ou nous humilie. Le reste du temps, on aime ou on se ment.
Quand on est condamné à gravir sur les coudes un sentier de vitre concassée dans une solitude brisée seulement, à de rares occasions, par le passage d'un autre Sisyphe épuisé, on n'a plus rien à foutre du paysage et de ses enseignements, on veut juste se rendre au bout du parcours. Pour une fois, atteindre le sommet. »

« Je ne prétends pas être impartial. Je suis d'abord romancier, parfois enseignant, un peu poète, mais si je m'improvise biographe aujourd'hui, c'est par amour du sujet. Marie-Maude ma fascine. Tant d'experts se sont penchés avec une cruelle intransigeance sur la vie et l'œuvre de Pranesh-Lopez. La particularité de la biographie proposée ici, outre mes digressions et interprétations, réside dans les mots mêmes de la femme mise en lumière. pour la première fois, des pages de ses journaux intimes, des lettres et des notes manuscrites sont retranscrites intégralement. Reçus des mains mêmes d'un proche de l'artiste, analysés par des graphologues de renom, ces mots sont officiellement ceux de la poète. Ils jettent un éclairage nouveau, bouleversant, sur son existence ; une vie de funambule unijambiste progressant sur un fil barbelé.
Véritable jeu de pistes, parfois piégées, l'œuvre de cette écrivaine tourmentée ne cesse de polariser admirateurs et détracteurs. Cohérence de l'existence et de l'œuvre pour certains, tissu de mensonges que l'on devrait brûler pour d'autres ; prophète doublée d'une poète pour les premiers, croisement dégénéré de Raspoutine et d'Aileen Wuornos pour les seconds. Le parcours déroute. »

« J'ai trouvé ma vérité, et je vous l'offre. Tout est une question de perspective, il existe toujours plusieurs façons de ne pas voir les choses. »

« Dans la vie, tout peut arriver, surtout le pire. »

« Il n'y a pas que les fous qui ne changent pas d'idée. A la garderie comme à la maison, Marie-Maude avait déjà la noblesse des coeurs entêtés, des persévérants dans l'erreur ; la grandeur d'âme des déterminés de l'errance, des acharnés de la fausse route. Le monde lui était laid, et elle le lui rendait bien. Elle boudait sans compromis, se renfrognait avec une mauvaise foi admirable, passait des heures et des jours à refuser toute interaction. Elle vait chois la cohérence du coeur et du corps, une laideur intégrale. Il n'y a que les éraflés qui s'exposent, les véritables écorchés apprennent à se protéger. »

« Réflexions préparatoires n°8
Les jours passent et se ressemblent tellement qu'on a de la difficulté à se situer dans le temps. Certaines dates sont enregistrées dans le lobe temporal, une série de moments peuvent être placés chronologiquement, mais la plupart des journées banales de nos vies tout aussi banales s'entassent en désordre au fond de nos crânes.
Toute histoire devrait être présentée dans une séquence explicative, peu importe l'ordre des événements. La vie n'a pas de sens, c'est le récit qu'on en fait qui lui en donne. Quelle idiotie de prétendre raconter quoi que ce soit de pertinent si on demeure figé dans la rigidité linéaire ! Les romans, les biographies et les récits devraient tous s'écarter de ce formalisme mensonger. La vérité passe par l'éclatement des chapitres et des strophes dans un désordre ne répondant qu'à un souci de compréhension, d'intelligibilité, de cohérence. La ligne droite est un injustifiable détour. »

« NOTES - Aristote fut le premier à décrire les humains d'exception qui subjuguent leur époque, les « peritoi andres », qui prendront au fil du temps le titre de génies, dérivé du latin genius, de genere : créer, produire. Par définition, les génies sont rares, mais les maladies mentales sont communes, et les génies atteints de maladies mentales sont légion : Vincent Van Gogh, Rosalind Franklin et Edgar Allan Poe en sont des exemples éloquents. »

« Les yeux secs comme des marqueurs sans bouchons, les enfants goûtaient davantage avec le plaisir de la délation que celui de la justice. L'ordre du monde repose sur de petites choses, de toutes petites choses. »

« Peut-on séparer l'œuvre de l'artiste ? Dans quelle mesure doit-on éclairer les écrits d'un génie à la lumière des traumatismes de son enfance, de ses errances politiques ou de ses déviances sexuelles ? Burroughs est-il un romancier moins pertinent parce qu'il a tiré une balle dans la tête de sa conjointe ? Peut-on se permettre de renier les grandes pages de Marguerite Duras en argumentant qu'elle était une exhibitionniste acariâtre qui tyrannisait ses jeunes amants ? Quid des perversions notoires des prédateurs Sartre et Beauvoir ? Et doit-on incendier l'œuvre du Dr Destouches comme celui-ci encourageait les nazis à brûler des Juifs ? »

« Et si les deux pouvaient coexister, si Miron représentait effectivement toute la force poétique de son époque et Pranesh-Lopez la puissance du millénaire naissant ? Quelques mois avant son décès, l'académicien Jean d'Ormesson n'écrivait-il pas qu'« il fallait bien une jeune femme, fille d'immigrants de surcroît, pour concentrer toute la richesse, la diversité et la complexité de l'âme québécoise moderne en un seul livre ? » »

« Ce que les professeurs de littérature appellent le style, ce sont les libertés que nous prenons sur ce que nous apprennent les professeurs. Marie-Maude n'a pas rué dans les brancards, elle a saccagé l'écurie. D'un élan viscéral, elle a déconstruit le vers, réduit en ruine la rigidité syntaxique pour mieux réinventer l'iconographie contemporaine. Il y avait un avant et on ne s'en remettrait jamais après. »

« Les corps des parents peuvent survivre à la mort d'un enfant, le couple rarement, l'innocence jamais. Ceux qui croyaient marcher d'un unique élan découvrent qu'ils avançaient côte à côte ; qu'un seul ralentisse ou accélère le pas et la fragile synchronisation cède. On tient à peu de choses et peu de choses nous retiennent. »

« L'amour est un chien fou à qui on donne la patte. »

« Réflexions préparatoires n°20
Le refoulement des sentiments est la première qualité d'un écrivain. La perle ne se confectionne qu'avec le temps et la claustration ; l'intrusion d'un débris, d'un déchet ou d'une émotion déclenche les mécanismes de la création. Couche après couche, chapitre après chapitre, la menace sera avalée, dissimulée sous le nacre.
On exige des auteurs qu'ils soient dans leurs oeuvres et dans nos vies à la fois. L'introspection essentielle à la création littéraire ne saurait tolérer des génies éparpillés, qui se répandraient d'un média à l'autre comme de vulgaires humoristes. J.D. Salinger ne s'isolait pas par manque de repartie, mais par cohérence. Si l'écrivain parle mieux qu'il n'écrit, qu'il abandonne sa plume et prenne un micro. Sinon, qu'il ferme sa gueule et retourne travailler ! »

« Ma mère dit que je devrais prier. Pour un atrophiée de la fantaisie, elle accorde beaucoup de crédit à l'incroyable mystère de la foi. De toute façon, on a davantage supprimé de vies au nom de Jésus qu'il a pu en sauver de son vivant. Cette évidence mathématique est irrecevable pour elle, Dolorès-la-douloureuse demeure convaincue que la prière pourrait me transformer, me transfigurer, qu'elle ferait pour moi ce qu'elle ne parvient pas à faire pour elle… Pauvre génitrice, aime-moi donc comme je suis, que je constate le miracle. Alléluia. Hosanna. Amen. Et cetera. »

« L'excès de lucidité est la première cause de dépression. »

« Maudit journal, rien ne me fait rien. Depuis dix jours, mon corps est une expérience d'ennui interminable, un lent et long désœuvrement. Je crois que seul un chirurgien parviendrait à me toucher le coeur.
Dante était dans le champ, l'enfer ce ne sont ni les flammes, ni les tourments, ni la souffrance ; c'est le vide, l'absence. L'enfer, c'est l'absence de souffrance, de flammes, de tourments pour nous occuper l'esprit, et l'espoir, c'est la conscience du néant en soi et autour de soi. Le rien. L'enfer, c'est rien.
C'est rien, demain est presque-là. »

« Réflexions préparatoires n°13
Terme issu de la métallurgie, repris par des psychiatres vulgarisateurs et nombre de conférenciers médiocres, la résilience est un des mots les plus galvaudés de l'époque. Synonyme de capacité à surmonter les obstacles et à grandir dans l'adversité pour le commun des mortels, la résilience indique plutôt la qualité d'un matériau à retrouver ses propriétés originelles après avoir été martelé, brûlé, tordu ou soumis à une quelconque tension.
Pour l'appliquer aux humains en respectant l'étymologie première, on doit évacuer toute notion d'optimisme à l'eau de rose. Le psychopathe qui maintient sa rigidité psychologique en interrogatoire est résilient, le toxicomane qui renoue avec sa résistance aux effets des substances après un sevrage forcé est résilient, le militaire qui se laisse trucider dans une bataille perdue d'avance est résilient ; les résignés sont plus résilients que les optimistes. Il ne s'agit donc pas de tendre vers les hautes sphères de la vertu, mais de rester fidèle à sa nature profonde. Mère Teresa et Adolf Hitler constituent tous deux d'excellents modèles de résilience. »

« Officiellement, la CIA est un organe indépendant du gouvernement des États-Unis qui autorise ses employés à commettre des meurtres. Officieusement, elle fait pire. »

« P-S. L'amour, c'est se réjouir des bonheurs de l'autre et déplorer ses malheurs. Être humain, c'est l'inverse.
P-P-S. Le monde m'indiffère. Tout le monde. »

« On peut noyer ses peines dans l'alcool, mais ça ne nous débarrasse jamais de leurs cadavres. »

« Elle y était sans y être. Les voyages ne la remplissaient pas. Déjà surchargé à l'arrivée, son trop-plein de vide laissait peu de place à d'autres choses, si exotiques fussent-elles. Avec le temps, l'aventure finit par l'ennuyer, comme tout et elle-même. L'ailleurs se ressemble partout, quand on a fait le tour. C'est le même corps, la même tête et les mêmes démons que l'on traîne d'un paysage à l'autre. Le voyage est un piège à cons ; quand on ne l'est pas, on finit par en revenir. »

« On associe trop souvent la folie aux génies, c'est surtout l'ennui qui les habite. »

« On se regardait en chiens de faïence, en chiens de fusil, en chiennes aux aguets. De chaque côté du lit, nos regards se jaugeaient, se défiaient. Mille reproches, de part et d'autre, se dressaient entre nous. La distance entre des proches se calcule parfois à la hauteur des murs qui les séparent. »

« Elle n'avait jamais désiré la reconnaissance publique, encore moins la vindicte populaire. Cercle vicié, les chroniqueurs lui faisaient payer son silence en lui en mettant plein la gueule. Et le problème avec ceux qui sont trop cons pour se faire leur propre opinion, c'est qu'ils adoptent souvent celle de plus cons qu'eux. Comme la masse des imbéciles qui l'adulaient sans l'avoir lue, des légions d'esprits obtus et de racistes canalisaient leur haine sur elle depuis que les journaleux la chargeaient de tous les maux du monde. Partis de rien, arrivés nulle part, mais fiers du chemin parcouru, les crétins produisent de l'opinion sur demande. »

« Le tissu social se déchirait, devenait peau de chagrin. Chacun pour sa gueule désormais, mais le drame de l'égocentrisme demeure que le nombril n'est qu'une cicatrice. Une nécrose. Rien ne peut y survivre très longtemps. »

« Pour les génies, le suicide, c'est une mort naturelle. »

« Certaines personnes ratent leur vie comme on cause un carambolage, avec fracas, en blessant les innocents autour. Et il y a ceux qui se crashent proprement, n'endommagent qu'un poteau, un pilier de pont ou l'horizon. Entre les deux, il y a Dolorès. »

« Fort est à parier que Dostoïevski ne se trouvait pas génial lorsqu’il ruinait sa famille pour tout perdre à répétition sur la première roulette venue. »

Quatrième de couverture

Poète culte, Marie-Maude Pranesh-Lopez est une énigme, tant pour ses adorateurs que pour ses détracteurs. Pourquoi n’a-t-elle laissé qu’un unique recueil devenu best-seller partout dans le monde ? Et pourquoi sa biographie contient-elle tant de zones d’ombre ?

Fille ingrate, mère indigne, amoureuse revêche, trafiquante d’armes, mais aussi altruiste qui accueille les marginaux du Québec, Marie-Maude semble avant tout être en sempiternelle fuite, rongée de l’intérieur par un « trou blanc ». Mue par des passions féroces et une soif d’aimer, elle mène « une vie de funambule unijambiste progressant sur un fil barbelé », selon son biographe.

Dans ce roman polyphonique aux multiples rebondissements, David Goudreault entraîne le lecteur au cœur du mystère d’une femme. De son écriture forte, drôle et d’une constante tendresse pour ses personnages, il sème des textes épars, brillante constellation qui prendra son sens dans les dernières pages, révélant alors une bouleversante vérité.

« Enfant déjà, Marie-Maude souffrait d'une inextinguible soif d'absolu, une urgence d'enluminer la routine pour rendre le quotidien supportable. Le monde étant ce qu'il est, elle ne pouvait trouver l'extraordinaire qu'en elle-même. De feu de paille en feu de paille, à chercher des incendies, elle a tout enflammé autour d'elle. »

Éditions Philippe Rey, août 2020
356 pages

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