dimanche 30 mai 2021

Impossible ★★★★★ de Erri De Lucca

Dans la vallée des Dolomites, le passé inonde le présent, et c'est sur une pente raide, dans une partie de ping-pong haletante et tendue qu'un interrogatoire entre un juge et un suspect nous entraîne. La pente s'adoucit quand les pages deviennent épistolaires, quand on rentre dans l'intimité du suspect qui se confie à son grand Ammoremio depuis sa cellule.
« Je lui ai répondu qu'on y va pour rien qui sert à quelque chose. Car l'inutilité est beau. Je sais que ce n'est pas une explication, mais avant de poser une question sur un sujet on devrait savoir de quoi on parle. Je ne demande pas à un pilote ce que c'est de voler, si je n'ai jamais pris l'avion.
Je garde la bonne partie de la réponse, que je te réserve. Je vais en montagne parce que c'est là-haut qu'est arrivé le bord de la terre. Sa frontière avec le ciel et l'univers se trouve là-haut, et alors en grimpant je peux aller jusqu'au point où il n'y a plus rien à escalader. Je suis la terre jusqu'à l'endroit où elle s'est élevée et continuer encore à s'élever. Car les montagnes grandissent.
J'y vais par admiration pour les forces qui dépensent leur énergie démesurée là-haut. Cette année, j'ai traversé des avalanches qui ont effacé des routes, des forêts abattues par le vent,, des versants tombés au fond de la vallée. Et, au milieu de ces effondrements, la vie animale existe et se reproduit. »
"Impossible" est une échappée belle, vivifiante, vertigineuse qui interroge sur la liberté, l'engagement, la trahison, la vérité, la fraternité, la prise de risques, les responsabilités individuelles. 
« Ce sentier de la vire est difficile. Est-ce moi qui ai amené cet homme là-haut ? Est-ce moi qui l'ai porté sur mon dos pour le jeter dans le vide ? Ceux qui vont là tiennent compte du précipice.
Votre question devrait être : dans de telles conditions, qu'est-ce qui vous pousse à faire ça ?
La réponse est : personne. Nous n'avons pas de commanditaires. Ils sont inutiles, la montagne est un mobile suffisant. Drôle de jeu de mots, n'est-ce pas ? La montagne, immobile par nature, est un mobile. C'est exactement ça : elle attire à elle. Chacun a ses propres raisons d'y aller. La mienne est de tourner le dos à tout, de prendre de la distance. Je rejette le monde entier derrière moi. Je me déplace dans un espace vide et aussi dans un temps vide. Je vois comment était le monde sans nous, comment il sera après. Un endroit qui n'aura pas besoin qu'on le laisse en paix. »
Un roman qui bouscule, et qui pousse à réfléchir sur le sens de la vie, de notre existence en tant qu'individu. 
« On vit dans une cellule comme des hôtes du temps. »
Remarquable ! Puissant !

« Souvent, en écoutant tel ou tel récit, je pensais « c'est impossible, cela n'a pas pu se passer » et puis un an ou deux après, c'était devenu vrai. » ISAAC BASHEVIS SINGER, Gimpel le naïf.

« Ce sentier de la vire est difficile. Est-ce moi qui ai amené cet homme là-haut ? Est-ce moi qui l'ai porté sur mon dos pour le jeter dans le vide ? Ceux qui vont là tiennent compte du précipice.
Votre question devrait être : dans de telles conditions, qu'est-ce qui vous pousse à faire ça ?
La réponse est : personne. Nous n'avons pas de commanditaires. Ils sont inutiles, la montagne est un mobile suffisant. Drôle de jeu de mots, n'est-ce pas ? La montagne, immobile par nature, est un mobile. C'est exactement ça : elle attire à elle. Chacun a ses propres raisons d'y aller. La mienne est de tourner le dos à tout, de prendre de la distance. Je rejette le monde entier derrière moi. Je me déplace dans un espace vide et aussi dans un temps vide. Je vois comment était le monde sans nous, comment il sera après. Un endroit qui n'aura pas besoin qu'on le laisse en paix. »

« Là-haut je suis un étranger, sans invitation et sans bienvenue. Même la guerre d'il y a cent ans n'a pas marqué les montagnes. Les rochers détachés par les explosions ont roulé comme à toute autre époque, sans laisser de signature. »

« Un livre d'un alpiniste français a pour titre Les conquérants de l'inutile. Inutile : cet adjectif a une valeur pour moi. Dans la vie économique où tout repose sur la partie double donner/avoir, sur le profit et l'utile, aller en montagne, grimper, escalader, est un effort béni par l'inutile. Il n'est pas utile et ne cherche pas à l'être. »

« La peur est utile. C'est d'ailleurs une forme de respect et même de révérence due à l'immensité du lieu qu'on traverse. La crainte est le préliminaire de la concentration. Elle n'entrave pas les mouvements, elle en augmente la précision. »

« Je lui ai répondu qu'on y va pour rien qui sert à quelque chose. Car l'inutilité est beau. Je sais que ce n'est pas une explication, mais avant de poser une question sur un sujet on devrait savoir de quoi on parle. Je ne demande pas à un pilote ce que c'est de voler, si je n'ai jamais pris l'avion.
Je garde la bonne partie de la réponse, que je te réserve. Je vais en montagne parce que c'est là-haut qu'est arrivé le bord de la terre. Sa frontière avec le ciel et l'univers se trouve là-haut, et alors en grimpant je peux aller jusqu'au point où il n'y a plus rien à escalader. Je suis la terre jusqu'à l'endroit où elle s'est élevée et continuer encore à s'élever. Car les montagnes grandissent.
J'y vais par admiration pour les forces qui dépensent leur énergie démesurée là-haut. Cette année, j'ai traversé des avalanches qui ont effacé des routes, des forêts abattues par le vent,, des versants tombés au fond de la vallée. Et, au milieu de ces effondrements, la vie animale existe et se reproduit. »
« Là-dedans, on dépend de l'ouïe, les autres sens restent en retrait.
C'est à peine si je vois sur ma peau que l'air change de densité et de température quand tu viens me rejoindre. Mon pouls devient le deuxième centre de mon battement cardiaque, je mets mon pouce dessus et je sens qu'il frétille à ton arrivée. »

« L'élégance n'est pas dans la garde-robe, mais dans les attentions de deux êtres qui vivent ensemble. »

« Vous vous trompez sur le passé, il ne reste pas intact. Le temps est une lèpre qui le fait tomber par petits bouts. »

« La presse de l'époque a copié le titre d'un film allemand pour englober toute la période 1970-1980 dans l'expression « années de plomb ». Cette presse a associé au plombage une large part de militants révolutionnaires qui ne s'étaient pas enrôlés dans des bandes armées. Une autre pierre tombale s' ajoute à la mort de la responsabilité individuelle. »

« Mon affaire est expérimentale. Pousser un homme à avouer un crime politique, le dernier ajouté à une époque expirée. On veut me persuader qu'ainsi se termine un registre d'actes judiciaires. L'aveu d'une vengeance politique servirait à fermer une parenthèse restée ouverte jusqu'à aujourd'hui. Car aucun de ceux qui ont trahi leurs propres camarades n'a été atteint par une vengeance. Le plateau de la balance reste incliné. »

« La langue est un système d’échange comme la monnaie. La loi punit ceux qui impriment de faux billets mais elle laisse courir ceux qui écoulent des mots erronés. Moi je protège la langue que j’utilise. »

« Vous ne la connaissez pas. Vous ne connaissez même pas le lieu où vous enfermez vos suspects. De mon point de vue, vous ne savez rien. Mais vous avez le pouvoir de décider même sans connaître. C'est le parfait objectif du pouvoir, arriver au plus haut degré d'incompétence et décider de tout. Je vois la société comme une construction faite de matériaux de plus en plus mauvais au fur et à mesure qu'elle progresse vers le haut. 
Vous vous comportez comme si vous saviez de quoi il retourne. Mais c'est une fiction, la vôtre et celle de la fonction que vous occupez. »

« Elles sont comme les livres, des rencontres. On ne se baigne pas deux fois dans la même eau, disait un philosophe grec, on n'escalade pas deux fois la même montagne, parce qu'elle est différente comme la lecture de Pinocchio faite à dix ans et puis à cinquante ans. 
Pour les montagnes que vous escaladerez, je vous ai dit d'éviter le verbe « faire ». Ne dites pas : j'ai fait celle-ci. C'est le monde qui s'est chargé de les faire. »

Quatrième de couverture

On part en montagne pour éprouver la solitude, pour se sentir minuscule face à l’immensité de la nature. Nombreux sont les imprévus qui peuvent se présenter, d’une rencontre avec un cerf au franchissement d’une forêt déracinée par le vent.
Sur un sentier escarpé des Dolomites, un homme chute dans le vide. Derrière lui, un autre homme donne l’alerte. Or, ce ne sont pas des inconnus. Compagnons du même groupe révolutionnaire quarante ans plus tôt, le premier avait livré le second et tous ses anciens camarades à la police. Rencontre improbable, impossible coïncidence surtout, pour le magistrat chargé de l’affaire, qui tente de faire avouer au suspect un meurtre prémédité.
Dans un roman d’une grande tension, Erri De Luca reconstitue l’échange entre un jeune juge et un accusé, vieil homme «de la génération la plus poursuivie en justice de l’histoire d’Italie». Mais l’interrogatoire se mue lentement en un dialogue et se dessine alors une riche réflexion sur l’engagement, la justice, l’amitié et la trahison.

Éditions Gallimard, août 2020
172 pages
Traduit de l'italien par Danièle Valin
Prix André-Malraux 2020

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