samedi 21 septembre 2019

George Sand à Nohant ★★★★★ de Michelle Perrot

« Nohant vu, voulu et vécu par Sand : tel est notre propos. 
Dans ses dimensions matérielles et symbolique, affectives et politiques, réelles et idéelles, côté chambres et côté jardin. 
Dans sa folle ambition de projet communautaire, d'atelier d'artiste, de lieu de création, de modèle égalitaire. 
Dans sa tragédie de papillon brûlé à la lampe nocturne. 
Dans sa beauté de fleur condamné au squelette de l'herbier. » 

Nohant, une demeure d'artiste, témoin d'une époque, que Michelle Perrot nous raconte avec précision. 
En été  2016, de passage dans le Berry, un détour par ces lieux étaient une évidence (à mes yeux !...un peu moins à ceux de mes loulous ;-)). Nous avons eu donc la chance de visiter cette grande et belle maison ainsi que son beau et apaisant jardin attenant. Un souvenir inoubliable pour ma part; au fond de ma petite mémoire, des instantanés ceux de l'immense et si fonctionnelle cuisine, du majestueux escalier de l'entrée, de la pièce de réception si chaleureuse et accueillante, et de son théâtre, le clou d'une visite riche en découvertes.
Alors c'est avec un grand plaisir que je me suis laissée happer par ces pages, pour une visite tout aussi intéressante, dense, enrichissante de ce "monde enchanté".

« Nohant est une thébaïde [...]. L'art y établit la communion des coeurs et des esprits. C'est aussi une cellule politique, inspirée un temps par le socialisme de Pierre Leroux, noyau républicain support de journaux et fervent subversif des manières de vivre et de penser. Nohant est le creuset d'une utopie, 
spatialisée comme elles le sont toutes, pénétrée par l'ardent désir de changer le monde par son existence même. »

Nohant, « un refuge, un lieu stable, où s'enracinent les souvenirs et la vie, où reposer un jour dans une terre familière. »

     Nohant, « une oasis, un sanctuaire»

            Nohant, « le chemin et la quête d'une vie. [la] nôtre en ce livre. »

George Sand, la passionnée, la voyageuse, une femme toujours en mouvement qui voyait dans le chemin la métaphore et la réalité de la vie. « Qu'y a-t-il de plus beau qu'un chemin [...] le chemin sans maître [...], route de l'univers ? » 
En même temps qu'une femme hantée par le désir de l'éternel retour. « Arriver pour moi, c'est toujours revenir. »

Un beau voyage dans le temps, instructif, émouvant, enrichissant, dépaysant, merci Michelle Perrot ! 

Merci également aux cafés littéraires et gourmands ;-) de Pontault et aux bibliothécaires qui placent en nos mains des œuvres que nous n'aurions probablement jamais saisies.

« La vie est un voyage qui a la vie pour but. » 
Maison de George Sand
Nohant Le Vic_juillet 2016 
                                      


« Un grand portail ouvre sur la demeure d'Aurore Dupin (alias George Sand), qui y mourut en 1876. Plutôt qu'un château, c'est une sobre et harmonieuse maison de maître de la fin du XVIIIème siècle, avec de vastes communs attestant de l'importance de l'exploitation rurale, entourée d'un jardin, ordonné et fou à la fois. Un cimetière privé jouxte le cimetière communal. Il y a une magie de cet endroit préservé.
Ce lieu, Sand l'a investi. Il établit un contact privilégié avec la nature, « de toutes mes passions, la seule qui n'ait rien perdu. » Il offre la possibilité d'une vie en commun, frugale et simple. « Fort peu de besoins ; rien pour la gloriole, tout pour le plaisir de vivre. »  À « l'affreux brouillard de Paris », Sand compare « celui de Nohant [...] qui est couleur de rose et donne envie de travailler. » Refuge, retrait, Nohant est une oasis qui permet de se retrancher d'une mondanité dont elle connaît les ravages, et de créer. Il combine solitude nécessaire à « la pioche », et mise en commun par les soirées musicales, littéraires et, de plus en plus, scéniques, le théâtre étant devenu au fil du temps le moyen privilégié de constitution d'un groupe. Ascèse et plaisir sont indissolubles.
À Delacroix, cafardeux après un séjour mélancolique à Nohant, elle conseille : « Ce qui vous manque, c'est de la liberté, et peut-être de la famille, un entourage forcé, qui donne bien de l'anxiété parfois mais auquel on s'habitue si bien [...]. Vous avez trop d'imagination et d'émotion à dépenser pour vous tout seul. Vous devriez avoir dix enfants, tout grouillant autour de vous et vivant du trop-plein de votre vie. »
Par instants, il vous arrive par la fenêtre ouverte sur le jardin des bouffées de la musique de Chopin qui travaille de son côté ; cela se même au chant des rossignols et à l'odeur des roses. (cité par Marie-Paule Rambeau, Chopin dans la vie et l'oeuvre de George Sand, 1985, Correspondance de Delacroix à Pierret, 7 juin 1842)
[...] elle chante partout les louanges de Pauline [Viardot], fulminant contre la médiocrité qui contrarie son ascension. « Vous êtes ma jeunesse, ma gloire et mon avenir. » Pauline est Consuelo, la plus grande, la plus prophétique des ses héroïnes. Lorsqu'en 1848, Pauline est enfin engagée à l'Opéra, Sand rêve d'en faire la cantatrice de la République. « Je compte sur vous pour faire dans l'art la Révolution que le peuple vient de faire dans la politique. Il ne s'agit plus de s'user pour les bourgeois, mais de conquérir le peuple et le pouvoir. » L'effondrement de la République, le retour de l'Empire dictatorial marquent la fin de ces rêves. Les Viardot, sans être chassés, sont pratiquement condamnés à l'exil. Entre 1849 et 1859, Pauline chante surtout à Londres et en Allemagne, où le couple réside quelque temps à Baden-Baden. Lorsqu'en 1859, son triomphe dans l'Orphée de Gluck lui ouvre à nouveau l'Opéra, elle perd sa voix qui se brise, comme celle de son double littéraire, Consuelo.
Le fondateur de l'école de Barbizon aurait pu être le gendre de George Sand, et le peintre du Berry auquel il a consacré quelques toiles. [Théodore Rousseau, La Mare près de la route, ferme dans le Berry, entre 1842 et 1847, musée d'Orsay] Encore un rendez-vous manqué. Elle en resta là, côté peinture, heurtée aussi par les difficultés de Maurice à être exposé. Elle n'apprécia pas du tout Courbet, et ne perçut pas Manet, ni l'impressionnisme, qui couvait. 
« Je veux vous faire travailler et gagner de l'argent malgré vous. Mais il faudra vous dégourdir, ma berrichonne ! »La Berrichonne [Eliza Tourangin] reste sourde à ces objurgations, au point que George lui écrit : « Vous pourriez faire tout ce que vous voudriez, mais voudrez-vous jamais quelque chose ? [...] Je crois qu'il y a dans l'irrésolution une cause d'apathie, et dans l'apathie un certain charme intérieur de résignation et d'abnégation qui compense les rudes et douloureuses victoires de l'âpre activité » celle que George déploie pour elle-même et sur laquelle elle s'interroge : « Quand je me suis jetée à 26 ans dans une vie de hasards et de misères, je me sentais l'ardeur de tous les combats, et j'en ai traversé de tous genres, le tout pour arriver à ne rien regretter et ne rien désirer pour moi-même. Vous êtes au départ, un peu comme je suis au but. Alors pourquoi faut-il que vous passiez par l'orage ?»
[Elle] se flatte d'avoir la réputation d'une « bonne maison ». Elle s'intéresse aux projets de ses serviteurs et soutient ceux qui souhaitent s'émanciper ou améliorer leur sort. Elle voudrait les arracher à l'ignorance et à la rusticité, au manque d'hygiène, promouvoir l'égalité. Un de ses derniers romans, Nanon, célèbre les mérites d'une « paysanne parvenue » qui a su, par son travail et son initiative, échapper à son destin, comme Marie aurait pu le faire, sans la séduction, ce poison des femmes, sans l'hystérie, cette maladie qui les pousse à consentir. Mais en même temps, elle mesure l'obstacle que crée la culture.
C'était aussi l'ouverture au public, aux autres, la rupture avec la maison « bourgeoise » repliée sur elle-même, l'amorce de la communauté artistique dont Nohant devait être le creuset et à laquelle Sand rêvait d'associer poètes, ouvriers et paysans.
Les maisons sont fugitives et les souvenirs qui s'y attachent ne survivent pas à leurs habitants. Une chambre est désertée quand son occupant la quitte. Une maison se vide et devient décor de plus en plus énigmatique. Presque rien n'est transmissible. Excepté par l'écriture, seule capable d'en fixer quelque chose et de l'inscrire dans l'éternité des mots.
Terrain d'expériences multiples, espace du possible, le jardin s'écrit comme un roman.
Classer, étiqueter, conserver, constituer des collections qui permettent l'accumulation des connaissances, leur conservation, leur transmission. Elle qui avait été si rétive à l'herbier des jeunes filles le célèbre en 1868 comme un cimetière, un reliquaire des moments et des gens disparus. « Chaque plante rappelle une heure de calme ou d'accalmie. Elle rappelle les beaux jours des années écoulées. » Elle revoit Deschartres, Néraud, Delacroix, ce dernier acharné à peindre les fleurs qui lui échappent parce qu'elles changent tout le temps et lui demandant des fleurs d'herbier dont il apprécie les silhouettes « dédiées et charmantes ». « Les plantes d'herbier, disait-il, c'est la grâce dans la mort. » L'herbier est « un exercice de la mémoire ». L'écrivaine, la poète ne sont jamais loin chez George Sand. 
« Aujourd'hui, comme il y a vingt ans, je vis, au jour le jour, de ce nom qui protège mon travail et de ce travail dont je ne me suis pas réservé une obole. » Tel est son honneur. Sa façon de rejoindre ce peuple dont elle se sent comptable, et peut-être coupable.
« Déjà l'automne ! le voilà passé en six semaines, cet été que nous avons attendu cinq mois et que nous allons pleurer cinq autres mois [...] à peine nous sommes-nous écrié enfin qu'il faut ajouter déjà ! La vie est ainsi faite. Attendre et se souvenir. »
Le Lys dans la vallée, lu du 7 au 10 février 8153, suscite ce commentaire de Madame : « Beau roman, exécrablement écrit et prétentieux dans tout ce qui est amour et poésie, admirable partout où paraissent les caractères et la réalité » (8 février), la fin de la lecture étant saluée par un « Proutt ! Il y a du bon, mais ce n'est pas bon » (10 février). 
Égalité, Liberté, Solidarité ...
« [...] Il faut nous débarrasser des théories de 93 ; elles nous ont perdus. Terreur et Saint-Barthélémy, c'est la même voix [...]. Maudissez tous ceux qui creusent des charniers. La vie n'en sort pas. C'est une erreur historique dont il faut nous dégager. Le mal engendre le mal. Apprenons à être révolutionnaires obstinés et patients, jamais terroristes. » Une manière de testament politique de celle qui est « demeurée rouge dans son coeur ». »

Quatrième de couverture

     « Il est difficile de parler de Nohant sans dire quelque chose qui ait rapport à ma vie présente ou passée », écrivait George Sand. C’est par Nohant, par sa maison, que je l’ai rencontrée. À vrai dire, elle ne fut pas un modèle de ma jeunesse. Pour « la bonne dame », je n’éprouvais pas d’attirance. Ses romans, La Petite Fadette, etc., que la grand-mère de Marcel Proust tenait en si haute estime, me paraissaient bons pour les distributions de prix. Je participais à la dépréciation dont Sand a été victime après sa mort. Je la trouvais d’un âge qui n’avait plus grand-chose à dire aux filles de Simone de Beauvoir, dont je me revendiquais.
     Ma découverte fut en partie fortuite. La demeure de l’Indre, héritée de sa grand-mère, représente ses racines, mais aussi un refuge contre Paris, qui fit sa renommée et qu’elle n’aimait pas, une « oasis » propice au travail : elle y écrivit l’essentiel de son œuvre, comme Chopin y composa la majeure partie de la sienne. Nohant, elle en rêvait comme d’un phalanstère d’artistes, une communauté égalitaire, un endroit de création et d’échanges par la musique (Liszt, Chopin, Pauline Viardot), la peinture (Delacroix, Rousseau), l’écriture (Flaubert, Dumas, Fromentin, Renan, Tourgueniev…), le théâtre, la conversation.
     Ce lieu, Sand l’a investi. L’art y établit la communion des cœurs et des esprits. C’est aussi une cellule politique, inspirée par le socialisme de Pierre Leroux, noyau républicain support de journaux et ferment subversif des manières de vivre et de penser. Nohant est le creuset d’une utopie, pénétrée par le désir de changer le monde.
     Pas plus que personne, Sand n’a réalisé son rêve. Aujourd’hui, il nous reste ce lieu, de pierre et de papier, témoin d’une histoire d’amour aux accents infinis.
Michelle Perrot

Michelle Perrot, historienne, professeure émérite des universités, est notamment l'auteure d'Histoire de chambres (Seuil, « La Librairie du XXIème siècle », 2019). Ce livre a été couronné par le prix Femina Essai.

Éditions Seuil, août 2018 
447 pages 

Maison de George Sand
Nohant Le Vic_juillet 2016 
Nohant Le Vic_juillet 2016 

Nohant Le Vic_juillet 2016 

Propriété de George Sand_Le jardin
Nohant Le Vic_juillet 2016 

Propriété de George Sand_Le jardin
Nohant Le Vic_juillet 2016 

Propriété de George Sand_Le jardin
Nohant Le Vic_juillet 2016 

Propriété de George Sand_Le jardin
Nohant Le Vic_juillet 2016 

Le Petit Veilleur ★★★★☆ de Benoît Reiss

« Sur le dossier du siège avant, à la place du mort près du conducteur, le cuir a été creusé haut à cause des épaules des grands qui s'y sont assis. Il a beau se redresser, se mettre sur la pointe des fesses pour essayer de se tenir droit, il n'y entre pas. Il est là-dedans comme dans un moule trop grand. C'est la même chose sous ses jambes ; ça fait une grande bassine dans quoi il s'enfonce. Il doit sans arrêt prendre appui sur les mains pour se soulever et voir un peu la route. »

Un trajet que le lecteur suit, subit, appréhende, apprécie de par les mots, les idées, les flashbacks intimement choisis...
Benoît Reiss nous intime d'avancer sur cette trajectoire, celle de Thierry, un jeune garçon qu'un inconnu achemine vers une destination tenue secrète, vers un endroit que l'on n'ose imaginer.

Subtilement, intensément décrits : l'habitacle de la voiture, les arrêts, les paysages ... LA réalité.

Les pensées, les souvenirs de Thierry nous transportent; et nous effleurent...
sa solitude, ses états d'âme, sa quête...
la douceur d'un rêve d'enfant mais
quand la réalité n'est pas à la hauteur, qu'elle est capricieuse, qu'elle dérange, quand le silence est chargé de l'absente.

Un petit bijou de poésie et de finesse. 
Un petit guetteur attachant, qui met à rude épreuve notre sensibilité.
Et des notes de piano dans l'ombre du mur de la plage, « les pieds dans les galets froids, pour l'entendre l'appeler mon petit veilleur...»

Instant de grâce; à nul autre paraître.

«  Il aperçoit le long défilé d'ennui des arbres, l'éternité des arbres. Il sent ce goût qu'il déteste, qui le fait bâiller et lui fait monter les larmes, ce goût des choses ennuyeuses, des choses qui ne finissent pas. Ce sont ces platanes maintenant. Ils se répètent, ils ne disent rien. Ils sont inépuisables, éternité de troncs, de fourches, de branches, de feuilles qui se rapprochent puis s'éloignent.
Comme les poissons vifs qui s'agitent et se tordent au creux de la main, à la fin jaillissent et retournent à la mer, les mots replongent hors de sa compréhension. Ou bien ce sont des mots qu'il est sûr de connaître mais qui se trouvent associés à d'autres obscurs, inattendus. Ce qu'il est en mesure de comprendre n'a plus aucune valeur dans les conversations des grandes personnes à la radio.
Il se rend compte qu'il n'a pas répondu à la question de l'homme. Celui-ci est concentré sur la route, la cigarette entre les lèvres, entamée jusqu'à sa moitié. La fumée s'élève, s'enroule, forme un nuage animé, transparent et opaque, animal étrange qui frotte son dos contre le plafond. Sans doute qu'il est trop tard maintenant pour dire qu'il veut bien qu'on allume la radio.
Elle attend. Elle sait qu'il est dehors et pas dans l'appartement, elle sait qu'il n'a pas pu se résoudre à attendre sagement dans sa chambre, elle se doute même que, comme souvent, il n'a pas vraiment dormi cette nuit, il a guetté et, bien avant son retour, avant le lever du jour, il a dégringolé les escaliers, galopé dehors, s'est caché en bas du mur sur la plage où il l'a attendue   tu es déjà debout mon petit veilleur ! 
Ce sont de longues musiques sans paroles jouées par des orchestres, ou des opéras - mais il ne comprend rien à ce que chantent les voix -, ou encore des pièces pour piano et pour violon et violoncelle. Il déteste toutes ces musiques. [...] D'un morceau à l'autre il entend la même immobilité - ces musiques ont le pouvoir d'étirer le dimanche hors des proportions d'un jour ordinaire.
Il est un veilleur : c’est lui qui garde l’appartement quand sa mère est absente, c’est lui qui se lève la nuit, qui sort de sa chambre et entre dans le salon. Il n’y a personne dans l’appartement, il n’y a que lui. Il est un veilleur.
Maintenant le ciel était clair, quelques étoiles apparaissaient entre les pins. Elles scintillaient d’une force qu’il n’avait jamais vue, elles scintillaient comme si elles avaient mal. 
Une grande maison blanche aux volets et à la porte bleus, une maison bercée par l'eau. Les fenêtres dans leur chambre seraient des hublots. Le soir, ils verraient les arbres de la rive et la lune dans leur cadre rond. Quand ils en auraient assez, ils détacheraient leur maison et la laisseraient suivre le courant. Ils iraient aussi loin qu'ils voudraient, ils changeraient de ville, changeraient de pays. Ils auraient de longs bâtons pour conduire leur maison et pour rattraper la rive quand ils voudraient, de grands bâtons pour s'amarrer ailleurs, cette fois à l'écart des villes, sous la haute frondaison d'un arbre, au coude du fleuve, à un endroit d'où personne ne pourrait les voir. Ou sur une île nue où il n'y aurait qu'eux et les chemins inventés des étoiles au-dessus de leurs têtes. »

Quatrième de couverture

En voiture au côté d’un inconnu, vers une destination qu’il ignore, un petit garçon convoque les images de sa vie. La pension, adoucie par la présence protectrice de Sophie ; l’océan et la plage, face à l’appartement où il vit avec sa mère. Insaisissable, celle-ci disparaît pour revenir de jour en jour plus mystérieuse, plus imprévisible. L’enfant trop sage veille sur elle et rêve d’un monde où rien ne les séparerait. Mais la société préfère le déchirement au désordre…

Un texte poétique et essentiel, puisé aux sources de l’enfance.

« On peut le mettre dans une pension à des kilomètres de la ville, on peut le tenir loin d’elle un automne, un hiver et un printemps, il s’en fiche ; il sait que cette minute revient toujours, cette minute où il pousse la porte de sa chambre, où il monte quatre à quatre les marches de l’escalier de la plage et la retrouve. »

Benoît Reiss est né à Lyon en octobre 1976. Il a étudié la littérature à Lyon puis à Paris. Il a vécu plusieurs années au Japon. Il habite maintenant en Haute-Loire et co-dirige les éditions du Cheyne, où il a auparavant publié plusieurs ouvrages (romans, récits et recueils poétiques).

Éditions Buchet Chastel, février 2019
105 pages 

samedi 14 septembre 2019

La Marche de Mina ★★★★★ de Yoko Ogawa

Une tendre et douce plongée dans le Japon des années 70 ; dans la réalité de ce pays insulaire avec les Jeux de Munich de 72, le passage de la comète Giacobini, le suicide du Prix Nobel Monsieur Kawabata Yasunari... mais également, dans l'imaginaire de l'enfance, « dans l'univers d'une étoile flottant à trois milliards d'années-lumière. » 

Une belle et profonde amitié entre deux cousines, sous une plume poétique, fluide, délicate.
De nombreux personnages secondaires tout aussi attachants.

Si votre humeur est à la sensibilité, à la tendresse, ne résistez pas une seconde aux pouvoirs apaisants de ce roman. Laissez vous prendre par les mots ; laissez vous porter par ce tapis volant des mots qui prête à la rêverie !
« Quand j’ouvrais les rideaux, le bout du jardin brillait de rosée, et à la limite du ciel au lointain, j’apercevais l’étendue de la mer. Pochiko devait être encore en train de rêver sur sa litière au creux du tertre. Seuls les petits oiseaux gazouillant avec vivacité buvaient au bord du bassin. Je sentis la présence de madame Yoneda en train de préparer le petit déjeuner à l’étage au-dessous. J’entendais aussi s’arrêter devant la porte de service la camionnette de la boulangerie B qui livrait les baguettes chaque matin. Ce bruit suffisait à me donner l’impression que flottait alentour la bonne odeur de pain frais. Le soleil matinal paraissait bénir le monde avec égalité. »
Un dernier petit conseil, « Si vos oreilles émettent un drôle de bruissement, ne les frottez pas trop fort. Parce que dans la plupart des cas, ce sont les anges qui recousent leurs ailes sur vos lobes. »

« Je n'oublierai jamais la maison d'Ashiya dans laquelle j'ai vécu entre 1972 et 1973. L'ombre du porche d'entrée en forme d'arche, les murs crème qui se fondaient dans le vert de la montagne, les pampres de la rambarde de la véranda, les deux tourelles à fenêtres ornementées. Cela, c'est pour l'aspect extérieur bien sûr, mais l'odeur de chacune des dix-sept pièces, leur luminosité, et jusqu'à la sensation froide des poignées de porte au creux de la main, tout est resté gravé en mon coeur.
C'est mon oncle qui avait fabriqué, en multipliant les essais et les échecs, les différents éléments pour transformer Pochiko en moyen de transport. Il avait utilisé comme selle une chaise de bébé dont il avait coupé les pieds, une ceinture comme collier et une cordelière et son gland d'embrasse de rideau comme laisse. Il avait réussi à réaliser la première selle pour hippopotame nain au monde. Le main, monsieur Kobayashi installait Mina sur Pochiko pour l'emmener à l'école et après la classe, ils allaient l'attendre à la sorte. C'était devenu une habitude.Alors qu'il y avait une Mercedes aussi magnifique, je pensais que c’était dommage, mais je changeai d'avis aussitôt. puisque Pochiko avait coûté le prix de dix Mercedes, Mina utilisait le véhicule le plus coûteux de la maison.
Non seulement le ménage de dix-sept pièces était confié à des professionnels, mais madame Yoneda qui aimait que ce soit propre frottait dans les coins, si bien que la maison était toujours étincelante. Quand je laissais traîner quelque chose, cela n'échappait pas à son regard et je me faisais réprimander. [...] La seule exception, c'étaient les livres. Même si un livre ouvert était retourné sur la table du solarium, madame Yoneda ne prenait jamais sur elle de le ranger. De l'autre côté des pages se dissimulait un monde inconnu, et le livre retourné en constituait la porte d'entrée, si bien qu'elle ne pouvait pas le manipuler à tort et à travers.
Sur les murs des pièces, les livres s'alignaient presque jusqu'au plafond. Ils se tenaient là, tranquilles, sans manifester leur présence par des cris, sans arborer non plus de décorations voyantes. Même si de l'extérieur ils ne ressemblaient à rien d'autre qu'à des boîtes carrées, il en émanait une beauté égale à celle générée par les sculptures ou les poteries. Alors que la signification des mots gravées page après page était profonde au point de ne pas pouvoir en réalité tenir dans cette boîte, n'en laissant rien paraître, ils attendaient patiemment d'être ouverts par quelqu'un. J'en vins à ressentir du respect pour leur persévérance.
Bientôt Mina entrait dans la pièce. Lèvres serrées, sans ciller, elle parcourait du regard le dos des livres. Elle allait et venait devant les rayonnages dans le bruit sec des boîtes d'allumettes qui s'entrechoquaient dans ses poches, et bientôt trouvait un livre. Sans se soucier de son chemisier qui sortait de sa joue, elle s'étirait au maximum, tirait sur le livre qu'elle cherchait à atteindre, le serrait entre ses bras  si fins. Allongée sur le sofa, un coussin sur la poitrine, elle ouvrait son livre et partait pour un lointain voyage.
Il me semblait que Mina qui devait dormir dans son lit à l'hôpital pesait sur ma paume du même poids qu'une boîte d'allumettes. Il me semblait aussi qu'elle se trouvait dans cette lune au reflet pâle. J'ai pensé que tout ça, aller à l'école sur le dos de Pochiko, manger des Bolo ou raconter l'histoire de l'éléphant à bascule, se déroulait peut-être dans l'univers d'une étoile flottant à trois milliards d'années-lumière.
Quand il ouvrait d'un coup sa paume épaisse, Mina regardait la boîte posée dessus comme s'il venait de faire un tour de magie. En réalité, comme moi qui faisais des allers et retours à la bibliothèque, il n'était qu'un simple porteur, mais pour elle, c'était un voyageur qui arrivait sur un tapis volant. Un voyageur qui allait librement de la steppe où un éléphant jouait sur une bascule jusqu'au ciel étoilé où flottaient des hippocampes et qui, une boîte d'allumettes en cadeau, faisait résonner la sonnette de l'entrée de service. C'était le jeune homme du mercredi. »

Quatrième de couverture

       À onze ans, Tomoko s’apprête à passer une année seule chez son oncle et sa tante. Ces gens, qu’elle ne fréquentait pas jusqu’alors, vivent près de Kobe dans une très belle demeure. Leur fille Mina, une enfant de douze ans étonnamment mûre pour son âge, passe ses journées dans les livres, collectionne les boîtes d’allumettes illustrées et se promène à dos d’hippopotame quand sa santé fragile le lui permet.
          Mais ce n’est pas la seule particularité de cette famille. Pour Tomoko, le plus étrange se situe peut-être au niveau de leurs origines car la grand-mère Rosa se souvient de son Allemagne natale et parle de cette Europe lointaine que Tomoko ne connaît pas.
       À travers la passion de Mina pour la littérature, les récits de Rosa, la retransmission à la télévision des Jeux Olympiques de Munich ; c’est une toute nouvelle ouverture sur le monde qui lentement s’offre à Tomoko et le début d’une longue amitié d’enfance au cœur des années soixante-dix, du Japon jusqu’à Francfort, où Mina deviendra plus tard agent littéraire.
        Écrit en 2006, ce livre est tout en sensibilité. Roman de la maturité, Yoko Ogawa explore les liens issus de l’enfance avec générosité et fantaisie. Abordant pour la première fois le thème de l’étrangeté des origines, la romancière met en scène les années soixante-dix vues du Japon pour finalement placer cette histoire, comme ce fut le cas dans La formule préférée du professeur, sur la partition de la tendresse.

Yoko Ogawa est l'une des plus brillantes romancières du Japon d'aujourd'hui. Ses romans sont traduits dans le monde entier. Elle a obtenu les prix les plus prestigieux de son pays.

Éditions Actes Sud, janvier 2008
318 pages 
Traduit du japonais par Rose-Marie Makino-Fayolle

lundi 9 septembre 2019

Lutetia ★★★★☆ de Pierre Assouline

Lutetia, c'est la petite histoire dans la grande Histoire. Le narrateur, Edouard Kiefer, personnage attachant, un Don Quichotte au coeur pur et chargé de sécurité, fait revivre l'histoire de ce grand palace parisien de la rive gauche, l'hôtel Lutetia, et plonge ainsi le lecteur dans l'Histoire de la France, celle de Paris particulièrement, du milieu des années trente à la libération en 1945.  Les années douces céderont la place à l'Occupation et à la trahison « des Allemands bien nazis avaient réinventé cette criminelle ineptie qui consiste à faire d'une religion une race, et voilà que des Français bien français leur emboîtaient le pas ». En 1945, à la Libération, le Lutetia sera réquisitionné cette fois-ci pour accueillir déportés et rapatriés. 
« Les prisonniers de guerre et les requis du travail obligatoire étaient des individus en pleine santé. Les déportés, des morts-vivants. Les premiers étaient des hommes. Les seconds des hommes, des femmes, des enfants. Pour ne rien dire de l'autre souffrance, celle qui ne frappe pas nécessairement les regards, celle qui ne provoque pas la gêne ni la honte, celle devant laquelle on ne baisse pas les yeux, la souffrance psychique. »
Ainsi, au Lutetia, dans les mêmes salons, entre les mêmes murs, sous le regard du même personnel, les pro Hitler vont succéder aux émigrés anti Hitler (les comités Lutetia). Ils céderont, in fine, leur place aux exilés revenus des camps (le Dienststelle Lutetia, le Service Lutetia)... et devant les portes, les chaussures moches mais précieuses succéderont, avec beaucoup de naturel et de spontanéité, aux Oxford noires et aux Brogues brunes d'avant guerre, et aux bottes de cavalerie de l'Occupation.

« Il était écrit que l'histoire d'un hôtel pouvait s'écrire à la simple vision de ses souliers, et à l'évocation de ses fantômes. »
Le nom de ce palace sera associé à son insu à une société secrète ou à une organisation subversive. « La presse ou le ministère de la propagande y évoquaient le travail de sape des émigrés parisiens, ils les nommaient les "comités Lutetia". Le George V abritait quant à lui les réunions du très officiel comité France-Allemagne, lequel recevait von Ribbentrop à déjeuner. »

D'illustres clients franchirent les portes du Lutetia : Willy Brandt, Heinrich Mann « Ni l'un n'étaient communistes mais l'un croyait à la vérité des procès de Moscou quand l'autre voulait encore aider les forces saines de l'Union soviétique » , James Joyce « Ça va, monsieur Joyce ? - J'écoute mes cheveux blanchir...», ou encore le général de Gaulle « sanglé dans son uniforme de chef de guerre et non dans l'uniforme civil de sous-secrétaire d'Etat à la Guerre. Pas pour jouir du grade mais pour marquer la hiérarchie. [...] Inouïe, la présence de cet homme. Il occupait tant l'espace que, même immobile, il se l'appropriait. Il eut alors cette parole historique : « Ma note, je vous prie. » », ... et bien d'autres encore.

« À  force de se fixer l'obéissance comme horizon moral, on en vient à abdiquer toute responsabilité. Reste à rencontrer la personne, à buter sur l'événement ou à glisser sur le grain de sable qui vous font envisager la désobéissance comme un devoir. Agir en conscience ? »

J'ai particulièrement apprécié vivre la période d'avant-guerre. Pierre Assouline manie les mots avec tellement de talent que c'est à un véritable voyage dans le passé auquel le lecteur est invité. 
En fond sonore les airs de Jean Sablon, Charles Trenet, Cora Vaucaire, Berthe Sylva..., un cristal de champagne à la main et le doux voyage dans le temps d'avant-guerre se concrétise, sublime et enivrant pour notre plus grand plaisir !

Lutetia, c'est aussi une histoire d'amour entre ce passionnant narrateur, Edouard Kiefer, et N***, son amie d'enfance.

Dense, d'une grande richesse, non dénué d'humour, au ton souvent acerbe pour décrire l'humain...

Une lecture fascinante et très instructive qui occupe l'esprit bien longtemps après la dernière page tournée, et convie à approfondir certaines idées, sujets évoqués, et à quelles recherches sur la toile. J'adore !

Sigmarigen a ouvert le bal, Lutetia n'est pas prêt de fermer la marche.
Merci Monsieur Assouline.
« Le 1er septembre 1939, je me souviens qu'il était 10h30 quand la TSF annonça la mobilisation générale et l'état de siège. A l'aube de ce même jour, les troupes de la Wehrmacht avaient envahi la Pologne. Le surlendemain, à 17 heures, la France se déclara en guerre avec l'Allemagne. Curieux comme on se souvient pas toujours des dates, mais plus souvent des heures. Les dates sont bonnes pour les historiens, elles s'adressent à la mémoire et à l'intelligence, quand les heures font appel à notre sensibilité et à notre émotion. Seuls les instants demeurent inoubliables. »
Le blog de l'auteur sur la Littérature et son actualité est une mine d'or d'informations et d'érudition : La République Des Livres.  

« Il m'avait laissé seul avec elle. Ma conscience. Ou ce qu'il en restait. Suffisamment en tout cas pour distinguer le bien du mal, diriger ma conduite en fonction d'une raison pratique et me juger moi-même au nom d'un certain sens moral. En quatre ans, j'aurais pu maintes fois glisser de la concession au compromis, et du compromis à la compromission. Pourquoi ? Comme les autres : l'attrait du pouvoir, l'illusion de la puissance, le goût de l'argent. Tout ce qui m('avait toujours laissé indifférent. Avec la formation que j'avais reçue, le métier qui avait été le mien et celui qui l'était encore, j'avais eu mille fois l'occasion de glisser du renseignement à l'espionnage, et du mouchardage à la délation. Pourquoi ne l'avais-je pas fait ? Parce que ça ne se fait pas.
Le silence n'est-il pas le rempart de la sagesse ?
La libération, c'était hier ou presque. Ce serait bien que cela dure. Non pas son atmosphère, n'exagérions rien, mais son esprit. Tant de choses se sont concentrées ces dix dernières années de manière si rapide et si intense qu'on ne peut y penser sans avoir le vertige.Celui qui n'a pas connu la France d'avant ne sait pas ce qu'est la douceur de vivre. Quelqu'un a écrit un jour quelque chose comme ça à propos d'une autre époque. Ça peut étonner, mais rétrospectivement, c'est bien ainsi que je le ressens, malgré tout. Une douceur de vivre...
Il y a des circonstances où il ne faut pas réfléchir mais se laisser emporter par son instinct. L'honneur commande des réflexes, la conscience des échappatoires.
La seule estime qui m'importe est celle des gens que j'estime. Ceux qui ont l'honnêteté de mettre chacun de leurs gestes, la moindre de leurs pensées, tous leurs actes en accord avec une morale qui leur est propre. Le mot n'est pas trop fort. Sans morale, pas de déontologie. Sans déontologie, il n'est pas envisageable d'exercer un métier en conscience. De toute façon, quels que soient les milieux, une fois acquise l'admiration que l'on peut éprouver pour la valeur d'une personne, la ligne de partage se fait in fine autour de ses qualités humaines. 
[...] jusqu'où un homme peut-il aller pour conserver son intégrité ? Sans dignité on n'est plus rien. Les Grands, les vrais, je les remarque tout de suite au restaurant [...] dans leur aptitude naturelle à pardonner à un inférieur pris en faute. Qu'un employé renverse un verre en éclaboussant le bout de leurs chaussures et ils seront les premiers à s'en accuser, à s'en excuser même, pour ne pas l'abandonner publiquement dans la honte. Les autres, ceux qui jouent aux Grands mais n'en sont qu'un ersatz, toujours prêts à accabler de leur mépris collaborateurs et domestique à la moindre maladresse comme un seigneur n'eût pas osé le faire avec ses serfs et ses vilains, ceux-là je les giflerais volontiers.
Qui n'a jamais connu l'exil ignore ce qu'est le son d'une voix amie.
...les souvenirs sont là pour m'étouffer
De larmes, de fleurs, de baisers
Oui je revois les matins d'avril
Nous vivions sous les toits, tout en haut de la ville ! 
Vous qui passez sans me voir...Sans même me dire bonsoir
Donnez-moi un peu d'espoir ce soir...
J'ai tant de peine ! ...
(Jean Sablon, Vous qui passez sans me voir)
En 1919, quand je revins à la vie, la France comptait six cents trente mille veuves de guerre. pour s'ancrer dans le célibat, l'homme devait y mettre du sien.
[Concierge] ... la fonction est plus ancienne que l'hôtellerie même. Celle-ci ne remonte qu'à 1830 alors qu'on trouvait bien avant des concierges dans les maisons bourgeoises, lesquelles recevaient des voyageurs moyennant rétribution. Ils étaient chargés de l'accueil (d'où la nécessité de porter en permanence ce petit manteau pour affronter les intempéries dans la rue) et de l'éclairage (d'où leur nom originel de « compte-cierges », comme disaient les plus anciens avec toutefois un soupçon d'hésitation dans la voix). 
En voyant le docteur traverser la grande galerie d'un pas décidé, je lui fis aussitôt escorte. En fait, il ne s'appelait pas Stern comme tout le monde, mais s'intitulait Charles-Henri Stern comme personne. Il habitait sans mal son patronyme, lequel annonçait déjà un roman. On aurait eu envie d'interroger ses parents sur les motivations profondes qui avaient présidé à un tel nom de baptême. 
Nul besoin de se toucher quand on se tient déjà par les yeux.
[...] je me targuais intérieurement d'en savoir davantage sur certaines clientes que ce que leur parure annonçait car, si j'ignorais où elles s'habillaient, je savais où elles se déshabillaient, et ce n'était pas toujours dans leur chambre.
Les journaux ! La police ferait mieux son métier si ses chefs n'étaient pas à tel point obsédés par l'opinion publique. Qu'en diraient les journaux ? Si ce n'est pas le ministre, c'est les journaux. Ce qui revient au même, l'un ne pensant qu'à anticiper la réaction des autres pour mieux la désamorcer. Ridicule d'autant que chacun le sait, l'opinion étant aussi stable qu'une traînée de poudre, ses convictions sont aussi assurées que celles d'une catin. Elle se donne au premier démagogue venu, puis le jette au profit d'un autre quand il devient trop encombrant. La capacité  d'oubli de la société française, c'est quelque chose. [...] Dans les couloirs du quai des orfèvres, j'entendais des « Petits cons  » ou des « Naïf » et même un « Quichotte de mes deux » murmurés dans mon dos. On me demandait de me taire pour sauver l'honneur alors que je voulais justement parler pour la même raison.
Enfin, les grandes artères en majesté, sur les parois desquelles des milliers de bouteilles dormaient tête-bêche, légèrement inclinées vers le bas par une planchette disposée sous leur cul : rue de Saint-Julien, rue de Margaux, rue Lafite, rue de Mâcon, rue de Pommard, rue de Barsac et rue de Chablis.
En observant [le général de Gaulle] qui se tenait à l'entrée de l'Hôtel, je faillis lui raconter que c'était là, très exactement là, qu'André Maginot, le ministre de la Guerre, était mort en 1932. Au sortir d'un banquet au salon Président. Mais il n'aurait peut-être pas trouvé ce rappel de très bon goût au moment où la ligne fortifiée qui portait son nom prouvait tragiquement son inefficacité dans une guerre de mouvement.
Un matin, j'avisai le soldat qui montait la garde à la porte de l'Hôtel, en lieu et place du portier. Un soldat allemand. Une parenthèse s'ouvrait dans notre Histoire. Qui saurait la refermer ? Je me sentis en deuil de mon pays. La France qui s'annonçait n'était pas la mienne, et j'aimais trop l'Allemagne éternelle pour ne pas haïr ces Allemands-là. Enchâssé dans cette double déception, je choisis de m’accommoder de la situation. Comme tout le monde, ou presque.
La capacité de barbarie de la civilisation allemande était insoupçonnable. Mais jamais elle ne nous prit nos rêves. Ils pouvaient nous empêcher d'avoir des secrets, ils ne pouvaient pas supprimer notre patrie intérieure. Sans doute n'a-t-on jamais autant rêvé que sous l'Occupation.
Pendant un moment, côte à côte, nous évitâmes d'abîmer le silence. »

Quatrième de couverture

   Tapi dans les recoins les plus secrets du Lutetia, un homme voit l'Europe s'enfoncer dans la guerre mondiale. Édouard Kiefer, Alsacien, ancien flic des RG. Détective chargé de la sécurité de l'hôtel et de ses clients. Discret et intouchable, nul ne sait ce qu'il pense.
   Dans un Paris vaincu, occupé, humilié, aux heures les plus sombres de la collaboration, cet homme, pourtant, est hanté par une question : jusqu'où peut-on aller sans trahir sa conscience ?
   De 1938 à 1945, l'hôtel Lutetia - l'unique palace de la rive gauche - partage le destin de la France. Entre ses murs se succèdent, en effet, exilés, écrivains et artistes, puis officiers nazis et trafiquants du marché noir, pour laisser place enfin à la cohorte des déportés de retour des camps.
En accordant précision biographique et souffle romanesque, Pierre Assouline redonne vie à la légende perdue du grand hôtel, avec un art du clair-obscur qui convient mieux que tout autre au mythique Lutetia.

Écrivain et journaliste, Pierre Assouline est l'auteur d'une vingtaine de livres, notamment des biographies (Le dernier des Camondo) et des romans (La cliente).

Éditions Gallimard, 2005
434 pages 
Prix des Maisons de la Presse 2005






jeudi 5 septembre 2019

Né d'aucune femme ★★★★★ de Franck Bouysse

« Tout est calme. Il n’y a plus de temps à perdre. Voilà. C’est le temps de sauter dans l’eau froide.
Mon nom, c’est Rose. C’est comme ça que je m’appelle, 
Rose tout court …»

Un grand livre, sombre, tragique, grandiose. 
Destin souillé, celui de Rose une jeune fille de 14 ans que la vie ne gâtera pas. 
Cruauté, violence, folie, poltronnerie, couardise, veulerie font partie du tragique tableau que nous peint Franck Bouysse.
Les mots sont faits de glace, mais au bout du chemin, peut-être une lumière, celle de l'Amour.
« La seule chose qui me rattache à la vie, c’est de continuer à écrire, ou plutôt à écrier, même si je ne crois pas que ce mot existe il me convient. »
Un passionnant, éprouvant, très grand moment de lecture. On ne sort pas indemne d'une telle lecture. 
« Les souffrances placées sur notre route sont faites pour être endurées, une manière d'éprouver les âmes éraflées. J'en ai toujours été conscient. Les âmes. Les Pères m'ont enseigné qu'elles ne se vernissent pas, qu'elles se traitent en profondeur, qu'il est bien plus charitable de pardonner l'homme ballotté par le malheur que de courtiser celui qui par naissance et fortune en est préservé. La vertu sans mérite n'est rien d'autre qu'un déguisement de carnaval. »

«  Les retours ne sont jamais sereins, toujours nourris des causes du départ. Que l'on s'en aille ou que l'on revienne, de gré ou bien de force, on est lourd des deux. 
Les mots sonnaient faux dans sa bouche. Je savais qu'on pouvait pas avoir deux familles dans une seule vie, que les rêves sont rien de plus que des rêves, et que ceux qu'on nous vend sans qu'on les rêve soi-même, il faut les fuir à tout prix.
Quand son visage se pli de soucis, il est toujours plein de ce charme qui rattrape les sourires morts qu'on lui devine.
C'est cette nuit-là que j'ai compris que ça voulait rien dire, dormir, que c'étaient rien que des petits galops plus ou moins réussis, que la vraie course qui s'arrête jamais, c'est la mort.
Sûr qu'elle aurait préféré pas me rencontrer, jamais connaître ma vie, mais maintenant que je la lui ai mise dans les pattes, elle a plus le choix que de faire avec. C'est tout le problème des bonnes gens, ils savent pas quoi faire du malheur des autres. S'ils pouvaient en prendre un bout en douce, ils le feraient, mais ça fonctionne pas comme ça, personne peut attraper le malheur de quelqu'un, même pas un bout, juste imaginer le mal à sa propre mesure, c'est tout.
[...] la pitié a jamais aidé personne à se sentir mieux, surtout pas à celui à qui on la destine.
Inspirer la pitié à quelqu'un, c'est faire naître une souffrance pas vécue dans un coeur pas préparé à la recevoir, mais qui voudrait pourtant bien en prendre une part, sans en être vraiment capable. La pitié, c'est le pire des sentiments qu'on peut inspirer aux autres. La pitié, c'est la défaite du coeur. 
Nous n'avons rien à espérer du passé. Ce sont les hommes seuls qui ont eu l'audace d'inventer le temps, d'en faire des cloisons pour leur vie. Pas un seul ne peut vivre assez longtemps pour se croire exister, pas un seul n'est en mesure de saisir la vie quand elle le traverse, et je suis trop lucide pour ne pas désespérer de n'y être jamais parvenu. Seul le passé nous travaille le corps. Il finit toujours par remonter à la surface, comme un bouchon en liège privé de lest. Les légendes qui l'encombrent sont le fruit de grandes passions, de grands rêves, et d'incommensurables souffrances; tout cela et rien de plus que cela. Les légendes, elles vieillissent, se délitent avec nous, se recomposent avec d'autres, à l'infini. »

Quatrième de couverture

« Mon père, on va bientôt vous demander de bénir le corps d’une femme à l’asile.
— Et alors, qu’y-a-t-il d’extraordinaire à cela ? demandai-je.
— Sous sa robe, c’est là que je les ai cachés.
— De quoi parlez-vous ?
— Les cahiers… Ceux de Rose. »
Ainsi sortent de l’ombre les cahiers de Rose, ceux dans lesquels elle a raconté son histoire, cherchant à briser le secret dont on voulait couvrir son destin. Franck Bouysse, lauréat de plus de dix prix littéraires, nous offre avec Né d’aucune femme la plus vibrante de ses œuvres. Ce roman sensible et poignant confirme son immense talent à conter les failles et les grandeurs de l’âme humaine.

« Une quasi-perfection, addictive et obsédante. » L'Express

Éditions La Manufacture de Livres, janvier 2019
335 pages 
Grand Prix des lectrices Elle - Policiers - 2019
Prix Babelio Littérature Française 2019

lundi 2 septembre 2019

La terre invisible ★★★★☆ de Hubert Mingarelli

« J’étais aux côtés de Collins lorsque nous pénétrâmes dans le camp. Me voyant hésiter et ne plus rien faire de mon appareil, il me demanda des yeux pourquoi tandis que ses hommes s’avançaient entre les cadavres gris et parfois se signaient et se regardaient entre eux et cherchaient du regard Collins sans penser encore à enfiler un foulard contre l’odeur mais s’accroupissaient silencieux devant les mourants gris et nus et ils demeuraient là accroupis immobiles dans la lumière du soir et leurs lèvres ne bougeaient pas non plus et ils continuaient à chercher du regard Collins, leur colonel, qui ne trouvait pas un mot à leur dire n’en trouvant pas pour lui-même et soudain quelqu’un lança au-dessus du camp une fusée éclairante qui retomba en éclairant d’une même lumière rouge les morts et les vivants et personne à ce moment-là ne pensait que celui qui l’avait tirée avait perdu la tête, mais bien lancé volontairement une clameur rouge vers le ciel ou une prière et lorsqu’elle s’éteignit il y eut un silence encore plus profond. »

Focus sur l'après seconde guerre mondiale.
Instantanés saisis juste après ce moment charnière où le IIIème Reich capitule et où les camps sont découverts par les soldats libérateurs.
Dans l'objectif, des silhouettes de civils allemands devant leur maison, « des gens de ce foutu pays ». Des complices ? 
Objectif de ces prises de vues : inconnu, à déceler entre les lignes, à imaginer.
C'est une errance au fin fond de la campagne allemande à laquelle le lecteur est convié, un chemin tracé au hasard, non défini, que l'auteur nous invite à suivre. Quand les mots égarent le lecteur, le font vaciller, tout comme le narrateur vacille après avoir vu ce qu'il a vu là-bas, dans les camps, quand les secrets demeurent secrets, quand le récit ne semble mener nulle part, quand les silences déconcertent,  que le temps est suspendu, c'est le vertige qui s'invite et rend ce récit troublant, intrigant.
La terre invisible conte subtilement le chaos, et met irrémédiablement K.O.

Merci aux éditions Buchet Chastel, à Babelio et à l'auteur Hubert Mingarelli pour cette découverte.

À découvrir également, pour ma part, Quatre soldats (Le Seuil, 2003-Prix Médicis) et L’homme qui avait soif (Stock, 2014 - Prix Landerneau, prix Louis-Guilloux).


« Soudain je me penchai vers Collins et lui dis dans un demi-sommeil et sans vraiment réfléchir : Collins, qu’est-ce que nous avons vu là-bas ?
Je me demandas s'il avait raconté les mêmes choses à son père qu'à sa mère et je me souvenais de l'avoir pris en photo devant la voiture quelques jours avant son départ, et je me demandais si quelqu'un à part moi, lirait dans son regard ce qu'il avait vu. Au moment où je déclenchai, il avait l'air heureux, il rentrait chez lui.
Je m’endormis et rêvai aux bâches avec lesquelles nous avions recouvert les morts, cette nuit-là, et dans mon rêve elles se soulevaient et nous pensions que c’était le vent et nous avions beau planter les piquets elles se soulevaient encore. Nous les retenions avec nos mains mais une force plus grande continuait de les soulever et chacun au fond de lui savait que c’étaient les morts qui poussaient avec leurs jambes grises.
Tu ne sais pas ce que tu as vu là-bas, McFee, toi non plus, mais ne t'en fais pas et vis encore longtemps, longtemps. Et, cette nuit, tu as le droit d'être le roi du ciel et des lumières pâles, et quand la pluie tombe comme la mer, chez toi, roule prudemment et le soir dors, McFee, dors, écoute la pluie et essaie de faire de beaux rêves. Dors et ne pense plus aux nuits effrayantes. »

Quatrième de couverture

En 1945, dans une ville d’Allemagne occupée par les alliés, un photographe de guerre anglais qui a suivi la défaite allemande ne parvient pas à rentrer chez lui en Angleterre. Il est sans mot devant les images de la libération d’un camp de concentration à laquelle il a assisté.
Il est logé dans le même hôtel que le colonel qui commandait le régiment qui a libéré le camp. Ayant vu les mêmes choses qui les ont marqués, ils sont devenus des sortes d’amis. Un soir, le photographe expose son idée de partir à travers l’Allemagne pour photographier les gens devant leur maison. Il espère ainsi peut-être découvrir qui sont ceux qui ont permis l’existence de ces camps. Le colonel met à sa disposition une voiture et un chauffeur de son régiment. C’est un très jeune soldat qui vient d’arriver et qui n’a rien vu de la guerre.
Le photographe et son jeune chauffeur partent au hasard sur les routes. Le premier est hanté par ce qu’il a vu, et le second est hanté par des événements plus intimes survenus chez lui en Angleterre. 
Le roman est ce voyage.

Hubert Mingarelli est l'auteur d'une oeuvre très remarquée et largement traduite. Il a publié une quinzaine de romans et recueils de nouvelles, dont Quatre soldats (Prix Médicis).