mardi 31 mars 2020

L'Odeur du café ★★★☆☆ de Dany Laferrière

Un petit bonbon à l'odeur de café, au doux parfum de l'enfance, à la saveur exquise de l'insouciance, d'une onctueuse tendresse. 
Direction Haïti, été 63, dans les souvenirs de Dany Laferrière qui nous parle de son enfance, assis sur la galerie aux côtés de Da, sa grand-mère.  
Un bon moment de lecture, qui suspend le temps, parsemée de courts chapitres qui réchauffent les coeurs et qui, on le comprend aussi, réchauffe celui de Dany Laferrière; ses mots le rapprochent de sa Da, la rendent éternelle.
Émouvant témoignage.  

« J’ai écrit ce livre pour toutes sortes de raisons. 
Pour faire l’éloge de ce café (le café des Palmes) que Da aime tant et pour parler de Da que j’aime tant. 
Pour ne jamais oublier cette libellule couverte de fourmis. 
Ni l’odeur de la terre. 
Ni les pluies de Jacmel. 
Ni la mer derrière les cocotiers. 
Ni le vent du soir. 
Ni Vava, ce brûlant premier amour. 
Ni le terrible soleil de midi. 
Ni Auguste, Frantz, Rico, mes amis d’enfance. 
Ni Didi, ma cousine, ni Zina, ni Sylphise, la jeune morte, ni même ce bon vieux Marquis. 
Mais j’ai écrit ce livre surtout pour cette seule scène qui m’a poursuivi si longtemps : un petit garçon assis aux pieds de sa grand-mère sur la galerie ensoleillée d’une petite ville de province. 
Bonne nuit, Da ! »

« LA RUE
Notre rue n'est pas droite. Elle court comme un cobra aveuglé par le soleil. Elle part des casernes pour s'arrêter brutalement au pied de la Croix-Jubilée. C'est une spéculateurs, qui achètent du café ou du sisal aux paysans. Le samedi, c'est jour de marché. Une vraie fourmilière. Les gens viennent des douze sections rurales environnantes qui forment le district de Petit-Goâve. Ils vont pieds nus avec un large chapeau de paille sur la tête. Les mulets les précèdent, chargés de sacs de café. Bien avant le lever du soleil, on entend un vacarme dans la rue. Les bêtes piaffent. Les hommes hurlent. Les femmes crient. Da se lève tôt, le samedi, pour leur préparer du café. Un café très noir.

LE PARADIS
Un jour, j’ai demandé à Da de m’expliquer le paradis. Elle m’a montré sa cafetière. C’est le café des Palmes que Da préfère, surtout à cause de son odeur. L’odeur du café des Palmes. Da ferme les yeux. Moi, l’odeur me donne des vertiges.

LES FOURMIS
La galerie est pavée de briques jaunes. Dans les interstices vivent des colonies de fourmis. Il y a les petites fourmis noires, gaies et un peu folles. Les fourmis rouges, cruelles et carnivores. Et les pires, les fourmis ailées.
Sur ma gauche : une libellule couverte de fourmis.

LA MORT
Je ne sais pas si c'est parce que j'ai la fièvre, mais je n'arrête pas de penser à la mort.
- Pourquoi on meurt, Da ?
- Pourquoi on dort ?
- Pour se reposer.
- Alors ?
- Alors quoi, Da ?
- La mort, c'est le sommeil éternel.

LES FOURMIS
- Qu''est-ce qu'il y a après la mort, Da ?
- Il n'y a que les fourmis qui en sachent quelque chose.
- Pourquoi elles ne nous disent rien ?
- Parce que la mort ne les intéresse pas, Vieux os.
- Et pourquoi la mort nous intéresse ?
- C'est le secret de la vie.

PAUPIÈRES
Les paupières de Vava. Des papillons noirs. Deux larges ailes. Un battement doux, ample. J’ai mal au cœur. Noir. Rouge. Je choisis le jaune.


LA BICYCLETTE ROUGE
Cet été encore, je n’aurai pas la bicyclette tant rêvée. La bicyclette rouge promise. Bien sûr, je n’aurais pas pu la monter à cause de mes vertiges, mais il n’y a rien de plus vivant qu’une bicyclette contre un mur. Une bicyclette rouge. »

Quatrième de couverture

« J'ai passé mon enfance à Petit-Goâve, à quelques kilomètres de Port-au-Prince. Si vous prenez la nationale Sud, c'est un peu après le terrible morne Tapion. Laissez rouler votre camion (on voyage en camion, bien sûr) jusqu'aux casernes (jaune feu), tournez tranquillement à gauche, une légère pente à grimper, et essayez de vous arrêter au 88 de la rue Lamarre.

Il est fort possible que vous voyiez, assis sur la galerie, une vieille dame au visage serein et souriant à côté d'un petit garçon de dix ans. La vieille dame, c'est ma grand-mère. Il faut l'appeler Da. Da tout court. L'enfant, c'est moi. Et c'est l'été 63. 

Da boit son café. J'observe les fourmis. Le temps n'existe pas. »

Éditions Zulma, mai 2016
213 pages

À la cîme des montagnes ★★★★☆ de CHI Zijian

Escapade dépaysante dans ce bourg de Longzhan, Chine septentrionale , et de ses contrées environnantes. CHI Zijian nous conte les histoires et les légendes inhérentes à chaque grande famille de ce village. Les nombreux personnages: du boucher au vendeur de tofu, en passant par la brodeuse, le médecin, la vendeuse de galettes  ou encore le maire de Longzhan, soucieux de l'environnement, sans oublier la petite fée, envoûtante animiste ... sont dépeints avec détails et précisions. Chacun vit un peu pour soi dans ce village perché en haut d'une falaise, les conditions climatiques extrêmes et l'isolement endurcissent les caractères.
C'est une véritable incursion dans la vie de ce village de la campagne chinoise de l'extrême nord du pays; un village encore fortement imprégné de ses traditions et légendes ancestrales.
On y déambule lentement, s'abreuvant d'histoires qui s’entremêlent les unes aux autres, assimilant les indices qui nous permettront de démêler le vrai du faux, côtoyant chacun des habitants de ce village, nous apitoyant sur le sort de l'un, ou nous insurgeant face au comportement violent, mesquin, perfide d'un autre, récoltant les indices pour comprendre les comportements de chacun des nombreux protagonistes et les percer à coeur. Et force sera de constater que certains d'entre eux n'étaient pas aussi saints qu'on aurait pu le penser au premier abord. Corruption, violence, tromperie, cynisme marquent profondément cette société.
J'ai du mal à situer ce roman dans l'histoire : j'aurais dit première moitié du XXème siècle sous le règne de Mao Zedong.  Sauf qu'à un moment, il est question d'Internet et de pseudo sous lequel on peut se cacher pour écrire les pires insanités sans être démasqué. Cela me laisse perplexe.
Mis à part ce petit bémol, ce livre est un très grand roman à mon avis. J'ai par moment eu l'impression de lire du Hugo ou du Zola. C'est pour dire ! Mais bon ce n'est que mon avis !
Une lecture riche, ardue et passionnante !
Travail remarquable des traducteurs à saluer : l'écriture est fluide, imagée et poétique.
A lire  aussi de cette auteure Le dernier quartier de lune.

« INCIPIT Quand les bêtes apercevaient Xin Qiza, le boucher du bourg de Longzhan, elles savaient bien qu'elles ne verraient pas le soleil se coucher ; elles prenaient peur, bien que l'objet coincé à sa ceinture ne fût pas un couteau, mais sa pipe préférée.Par beau temps, hiver comme été, Xin Qiza n'avait pas besoin d'allumettes pour fumer. Dans ses poches de pantalon, il gardait d'un côté une lentille convexe et de l'autre un paquet d'écorce de bouleau. Quand il voulait allumer sa pipe, il commençait par sortir sa lentille qu'il tournait vers le soleil pour faire converger les rayons, comme la foule accourt au marché, de façon à produire une étincelle ; puis il prenait dans son autre poche un morceau d'écorce de bouleau, fin comme une feuille de papier, qu'il approchait de la lentille pour l'enflammer et allumer ainsi sa pipe. Bien sûr, il n'était pas très facile de prendre le feu du soleil ; au grand soleil d'été, la lentille enrobait le feu en clin d’œil, mais au coeur de l'hiver, quand la bise soufflait, le soleil manquait de vigueur et le feu se faisait longtemps attendre. Pourtant, Xin Qiza ne s'impatientait pas : il disait qu'une pipe allumée au feu du soleil avait une saveur particulière et que ça valait bien la peine d'attendre. Cette lentille qu'il avait toujours sur lui était un vrai valet de ferme corvéable à merci, toujours à ses ordres. En plus de sa pipe et de sa lentille, Xin Qiza possédait un jeu de couteaux auxquels il tenait ; c'étaient les outils de travail qui lui permettaient de gagner sa vie. Comment aurait-il pu ne pas les aimer ? Il les aimait autant que les animaux les haïssaient. Il était boucher à Longzhan depuis plusieurs dizaines d'années, et l'odeur du sang dont il était imprégné était, pour les bêtes au flair subtil, comme une rivière de mort qui coulait en secret, odeur qui ne leur était que trop familière. C'est pourquoi, lorsqu'il se rendait au bord de la rivière, les vaches et les moutons qui broutaient sur la rive levaient les sabots pour s'éloigner aussitôt, même si l'herbe y était grasse à souhait ; quand il passait dans les rues et les ruelles, les cochons qui se chauffaient au soleil rampaient à plat ventre, tout tremblants ; certains pissaient même sous eux ; quand les chiens des voisins le croisaient, s'ils ne filaient pas, tête basse, chercher protection près de leur maître, ils s'approchaient pour s'attirer ses faveurs et lui léchaient les souliers, comme pour obtenir la vie sauve. Xin Qiza ne mettait pas de chaussures en cuir, mais s'il en avait porté, il n'aurait pas eu besoin de les brosser. Il ne tuait ni ne mangeait de volailles. Il disait que c'étaient des créatures débiles et sans force ; y porter la main ou la dent eût été trop cruel, c'est pourquoi les poulets, canards et oies de Longzhan ne faisaient pas cas de lui. Quand les poules le voyaient, elles continuaient à déambuler à leur rythme ; les canards osaient même le côtoyer en battant des ailes ; quant aux oies, telles des princesses, si elles remarquaient quelque déchet de viande accroché à son pantalon quand elles cherchaient leur pitance, elles n’hésitaient pas à tendre leur long cou pour s'en emparer et le manger. Xin Qiza avait une batterie de couteaux de boucher : pour saigner les cochons, tuer les vaches, sacrifier les moutons, couteau à désosser, couteau à racler les poils, couteau à découper les quartiers de bœuf, de différentes formes et de toutes tailles, parfaitement affûtés. Il les chérissait, c'était toujours lui qui les aiguisait. Sa longue pierre grise à aiguiser était installée à l'angle nord-ouest de l'abattoir, comme une énorme pierre à encre. Quand il affûtait ses couteaux, il plaçait un petit banc repose-pieds sur la pierre et s'installait dessus à califourchon, tel un dresseur de cheval. 
Le clair de lune entrant par la fenêtre éclairait les lames à travers le linge blanc, et aux yeux de Xin Qiza, la lune était un lubrifiant de choix pour ses couteaux.
Il n'y a pas que le soleil et la lune pour donner l'heure, ajouta Xin Qiza, les animaux aussi le font. Le matin, le coq annonce l'aube, à midi c'est le braiement de l'âne et le soir est annoncé par les meuglements et les bêlements des bêtes rentrant dans les enclos. Il suffit de les écouter pour savoir quelle heure il est.
Ces dernières années, chaque fois qu'il allait en voyage d'études dans la zone côtière et les régions en expansion, [Tang Hancheng] en revenait découragé. Le développement économique se faisait au détriment des richesses naturelles et de l'environnement. Les immeubles et les gratte-ciel poussaient comme des champignons, mais l'atmosphère et l'eau étaient polluées. Lui qui avait grandi en montagne aimait la nature. Chaque fois qu'il rentrait exténué à Qingshan, qu'il retrouvait la montagne et les rivières aux eaux limpides, qu'il respirait l'air pur, il sentait le sang dans ses veines le laver des fatigues du voyage. Aussi, ces dernières années, quand il avait été question d'attirer les investissements dans la région, avait-il trouvé des prétextes pour écarter tout ce qui aurait nui à l'environnement de Longzhan. À ses yeux, un développement qui détruisait les ressources naturelles, c'était comme un homme qui, pour échapper au froid de l'hiver, se coupait la jambe pour se chauffer et en restait infirme toute sa vie. 
[...] il découvrit des traces du soleil. L'astre n'avait pas œuvré en vain, il avait fait du bel ouvrage. Grâce à lui, la forêt était exubérante, l'eau des torrents tiédie, les fleurs sauvages épanouies, le chant des oiseaux mélodieux. À marcher ainsi dans la montagne inondée de soleil, il se croyait au paradis !
An Ping ne réussit pas à attraper Xin Xinlai, mais il vit un aigle capturer un lapin, un serpent avaler un rat des champs, des oiseaux dévorer des insectes, des fourmis ronger l'écorce d'un pin, et des abeilles pénétrer dans le calice d'une fleur pour en aspirer avidement le nectar. Parmi tous ces êtres vivants règnent massacre et cruauté, mais cela se passe en silence, et même parfois avec des mots charmants. » 

Quatrième de couverture

C’est toute la vie d’un village perché à flanc de montagne, dans l’extrême nord de la Chine, qui se découvre à nous : le forgeron, le héros de guerre, le boucher qui

allume sa pipe au feu du soleil, l’embaumeuse, le vendeur de tofu, la séduisante patronne du moulin à huile, le policier exécuteur des basses œuvres, autrement

dit bourreau, dont personne ne veut serrer la main qui a tué peut-être un innocent. Les amours, les vengeances, les secrets se dévoilent par petites touches et

s’entrecroisent, tel un puzzle musical où chaque pièce viendrait ajouter sa note à l’ensemble de la partition. Et la beauté et la puissance de la nature qui entoure les hommes donne une dimension grandiose à ce monde étonnant, truculent dont les péripéties nous font frémir et vibrer jusqu’à la dernière page.

Éditions Picquier, mars 2019
Traduit du chinois par  ANDRÉ Yvonne et LÉVÊQUE Stéphane
463 pages

lundi 30 mars 2020

La Grande Escapade ★★★★☆ de Jean-Philippe Blondel


Un doux parfum de nostalgie accompagne ces pages. C'est tout une époque qui est décrite. Les personnes qui avaient dix ans  dans le milieu des années 70 s'y retrouveront, et apprécieront peut-être encore davantage cette lecture, car elle pourrait assurément raviver quelques souvenirs ! 
Je suis de la génération qui a suivi, mais ayant vécu mon enfance en casernement, certains passages de ce livre m'ont fait sourire et ont rappelé à moi quelques beaux moments d'aventures avec la construction de cabanes et de "bêtises" entre enfants de la caserne.  
« Les rejetons des locataires du groupe scolaire et leurs voisins immédiats forment une bande plus ou moins hétéroclite qui vadrouille du jardin public au terrain vague situé derrière les bâtiments, descend parfois jusqu'au supermarché au bout de la rue Denis-Diderot, déambule, passe d'une cour à l'autre, organise des jeux, des tournois, des courses et laisse aux parents une paix royale jusqu'à dix-huit heures trente, heure à laquelle tous les enfants doivent impérativement rentrer chez eux afin d'y être dûment shampooinés et récurés. C'est une bande aux contours flous, qui ne compte aux jours creux que trois ou quatre membres mais dont le nombre peut monter jusqu'à neuf ou dix lors des vacances scolaires. Ça rit, bouillonne, éructe, crie, se chamaille, s'insulte, se bat, se rabiboche, méprise le danger et les trouillards.  »
Jean-Philippe Blondel évoque une époque aujourd'hui révolue : les écoles sont mixtes, les professeurs ne sont plus logés dans l'enceinte des établissements, les hommes ne sont plus les seuls à mener la danse, les femmes sont elles aussi aux commandes.
Un beau moment de lecture; je comprends qu'elle ait suscité des engouements et notamment celui d' Yves "mon" libraire ;-) 

« Les rejetons des locataires du groupe scolaire et leurs voisins immédiats forment une bande plus ou moins hétéroclite qui vadrouille du jardin public au terrain vague situé derrière les bâtiments, descend parfois jusqu'au supermarché au bout de la rue Denis-Diderot, déambule, passe d'une cour à l'autre, organise des jeux, des tournois, des courses et laisse aux parents une paix royale jusqu'à dix-huit heures trente, heure à laquelle tous les enfants doivent impérativement rentrer chez eux afin d'y être dûment shampooinés et récurés. C'est une bande aux contours flous, qui ne compte aux jours creux que trois ou quatre membres mais dont le nombre peut monter jusqu'à neuf ou dix lors des vacances scolaires. Ça rit, bouillonne, éructe, crie, se chamaille, s'insulte, se bat, se rabiboche, méprise le danger et les trouillards. 
La réalité, c'est aussi que les femmes qui cumulent les statuts d'épouse, d'employée domestique et de maîtresse d'école n'ont guère le loisir de se consacrer à leur progéniture, qui ne semble d'ailleurs pas se plaindre de cette absence de surveillance rapprochée. Chacun sa place et les vaches seront bien gardées [...] Et mieux vaut ne rien savoir que de vivre dans la crainte.
Christian a entendu parler, au printemps, d'une réunion informelle de mères souhaitant « faire le point » sur l'avenir de leurs bambins scolarisés à l'école maternelle. [...] Depuis quand les parents se mêlent-ils de ce qui se passe à l'école ? « Ils sont bien contents de nous les refiler toute la journée, ils ne le supporteraient pas, leurs mioches» [...].
Parfois les adultes ignorent le poids qu'ils peuvent avoir sur la destinée des enfants qui ne sont pas les leurs.
Il pense qu'un métier qui devint une passion n'est plus un labeur mais une façon de vivre et d'envisager le monde. 
Ils avaient au départ jeté leur dévolu sur le Népal, mais pays est paraît-il devenu le point de chute de tous les drogués de la Terre et il flotterait en permanence dans l'air l'odeur de la marijuana. Gérard Lorrain enrage - les hippies sont vraiment la lie de la planète, d'autant que sous des airs de vouloir protéger l'environnement,ils se soucient peu de leurs détritus et saccagent tout sur leur passage. 
La seule chose que Geneviève reproche à Robert, c'est son prénom - et accessoirement toute la belle-famille qui va avec, oncles, tantes, cousins, tous employés dans les bonneteries de la ville, conspuant les fonctionnaires, tous ces porcs payés à rien foutre, surtout les instits et les profs, avec leurs deux mois et demi de vacances l'été, des vrais fainéants. 
Passe encore qu'on se morfonde devant un amour inassouvi en se rendant compte qu'on a raté sa vie, mais qu'on fasse en sorte de rattraper le temps perdu, et puis quoi encore ? On est sur cette terre pour souffrir. On est responsable de ses choix. On les assume? Sinon, c'est la chienlit. Toutes ces femmes qui plaçaient leur recherche du plaisir avant leur moralité, c'en était trop. Quelqu'un devait leur rappeler leur rôle et leur devoir, et le destin l'avait choisie elle, Geneviève Coudrier, comme fer de lance de ce nouvel ordre moral. Alors qu'ils s'embrasseraient à pleine bouche et en plein Paris, elle se posterait à côté d'eux et se raclerait la gorge. Elle pouvait déjà anticiper le frisson de bonheur qui la parcourait lorsqu'elle verrait la tête des deux amants confondus.
Dans sa robe d'été, Geneviève Coudrier frémit - et aujourd'hui, ce ne sont pas les imperfections éventuelles, horreurs lexicales, confusions grammaticales qui lui hérissent les poils. Que nenni. Cette fois, Geneviève Coudrier se laisse pénétrer par les ors du style et l'implacable beauté des vers. Auprès de La Fontaine, elle devient ce roseau qui plie sous les assauts du vent. Elle imagine son corps soumis aux éléments violents tandis qu'elle résiste, fière et imperturbable, courbant à peine l'échine sous les courants d'air. Pour Verlaine elle est cette âme aux paysages choisis où s'en vont dansant masques et bergamasques (la petite Marie-Dominique Lepreau articule fort bien, par ailleurs, et ne commet aucune erreur qui puisse gêner la compréhension, note un coin du cerveau de Geneviève, qui n'a pas encore totalement perdu le nord). S'ensuivent des visions de Venise, de loups, de costumes et de paravents derrière lesquels Geneviève ne s'aventure pas, parce que, brutalement, la voilà qui rougit et revient à la réalité de samedi après-midi de juin.
[...] quand je pense à tous ces apprentis révolutionnaires de Mai 68 qui croyaient et croient souvent encore que les ouvriers tiendront le haut du pavé et que la Révolution est en marche alors que la  seule chose qui ne marche pas, mais court, vole, s'envole, c'est la consommation et que la consommation est au coeur même du capitalisme et que tous ces pourfendeurs du "système", comme ils aiment se nommer, sont les premiers à se jeter sur le nouveau disque de leurs idoles ou sur des habits produits à l'étranger et vendus ici avec une marge dont aucun distributeur n'oserait rêver, ils ne comprennent pas qu'ils sont les dindons de la farce, pris dans un piège qui les dépasse et que nous, vous et moi si vous me rejoignez, Janick, mais j'ai confiance, je sais que vous le ferez, même si votre mari clame son appartenance à la gauche, que vous et moi donc nous organiserons.
Faire un tour. Marcher dans cet environnement désert pour le moment. Tenter de remettre une vie en marche et de trouver une direction. Jusqu'à il y a peu, tout semblait si simple. On écoutait des parents. On tentait de les dépasser. On amassait de l'argent et des responsabilités parce qu'on accomplissait bien les tâches qui nous incombaient. On montait tranquillement l'échelle sociale, tous ensemble, le confort dans les logements, l'eau chaude, les cuisinières électriques, la machine à laver, le monde entier marchait vers un avenir meilleur où les hommes et les femmes auraient davantage de temps à consacrer à leurs loisirs. Parfois, oui, il y a avait des mouvements révolutionnaires, des insurrections, des centaines de morts dans les pays d'Amérique latine ou d'Asie, un mois de mai révolté en France, mais, bon an mal an, dans leurs rafiots, les hommes tenaient plus ou moins le cap. Et puis, il y avait eu, quoi, un raté, une faiblesse, on avait failli tomber et en se relevant, on avait remarqué que le monde s’était légèrement modifié. On s'était  dit que ce n'était pas si grave, tout semblait avoir repris sa place, mais très vite il avait fallu se rendre à l'évidence, les lignes avaient bougé, révélant des failles, des gouffres, des abîmes, de nouvelles aspirations se faisaient jour, des revendications, des décisions. Reine Esposito se mettait à courir le long des murs de briques en hurlant qu'elle voulait être prise, là, maintenant. Geneviève Coudrier se détachait de l'encoignure dans laquelle on pensait qu'elle resterait à exister pleinement. Janick, guidée par un  patron soudain devenu mentor , tirait des plans sur la comète et transformait le quotidien en piste aux étoiles. Aucune de ces femmes ne lui demandait rien - elles s'imposaient, dans la démence ou dans l'assurance tranquille, et elles souriaient en ajoutant que le monde ne serait plus jamais le même. Les écoles étaient mixtes. Des inspectrices remplaceraient bientôt les inspecteurs et viendraient s'installer au fond des salles de classe pour juger du travail effectué. Gérard Lorrain et ses amis randonneurs deviendraient en quelques années une survivance, un morceau de cet univers où jadis les hommes pensaient qu'ils menaient la danse. »

Quatrième de couverture

La Grande Escapade raconte l’enfance - un territoire que Jean-Philippe Blondel a jusqu’à présent refusé d’explorer dans ses romans. Les années 70, la province, l’école Denis-Diderot en briques orange, le jardin public, le terrain vague. Et surtout, les habitants du groupe scolaire. Cette troupe d’instits qui se figuraient encore être des passeurs de savoir et qui vivaient là, avec leurs familles.

1975-1976 ou des années de bascule : les premières alertes sérieuses sur l’état écologique et environnemental de la terre ; un nouveau président de droite qui promet de changer la société mais qui nomme Raymond Barre premier ministre ; les femmes qui relèvent la tête ; la mixité imposée dans les écoles...

Il y a les Coudrier, les Goubert, les Lorrain et les Ferrant ; il y a Francine, Marie-Dominique et Janick. Il y a des coups de foudre et des trahisons. De grands éclats de rire et des émotions. Tous les personnages sont extrêmement incarnés. On y est ! Dans l’ambiance et le décor. Et le lecteur peut suivre, page après page, Jean-Philippe Blondel qui nous fait faire le tour du propriétaire de ce monde d’hier.

Éditions Buchet Chastel, août 2019
266 pages

jeudi 26 mars 2020

Murène ★★★★★ de Valentine Goby

Très beau livre sur la résilience, le courage, l'abnégation, l'introspection, les souffrances du corps meurtri, les combats à mener au quotidien pour rester en vie d'abord, accepter son handicap ensuite.
Valentine Goby aborde un sujet difficile, celui du handicap avec une force incroyable.  

Victime d'un grave accident, François, le "héros" de ce roman, subira une chirurgie de la perte, amputé des deux bras, il ne lui restera pas l'ombre d'un moignon. Geste nécessaire, mais geste de l'horreur pour le chirurgien.

« Les instruments sont disposés sur la tablette, bistouri, couteau, pinces, scie, rugine, cupules, porte-aiguille, ciseaux, curettes, stylet, rétracteur de Percy. Il ne dit pas son épouvante tandis qu'il tente de se concentrer sur un but unique, sauver la vie. Sous la lumière crue de la lampe il soulève, écarte, sectionne les ligaments, les muscles qu'il nomme un à un pour s'ancrer dans le geste, petit rond, sus-épineux, sous-épineux, deltoïde, sous-scapulaire, les tendons de la coiffe des rotateurs, les ligaments, les nerfs, il sacrifie l'humérus entier, en dégage la tête. Il sculpte une silhouette désarticulée dont les contours épousent la glène et l'acromion, comme découpée au ciseau, au ras de l'omoplate, par une main d'enfant malhabile. La nécessité n'allège pas l'horreur du geste. »     

Il est Lycaon prisonnier du loup, Io enfermée sous la peau de la génisse, Battus cloîtré dans la pierre...
Mais il n'est pas mort, ça tient du miracle; il a eu de la chance...si l'on peut le formuler ainsi. Survivre est-il toujours une chance quand vivre exigera un effort colossal ? Quand l'avenir manque à l'appel ?
«  Il revient sur la chance parce que ce qu'il dira tout à l'heure ouvrira un abîme de douleur, il faut que l'idée de chance allume une lumière, provisionne du jour pour la nuit qui vient. »
Quand le corps devient impuissant à accomplir seul les gestes du quotidien : manger, s'habiller, rendre la monnaie, ouvrir une porte, couper du pain, beurrer une tartine, porter un sac, lacer ses chaussures, lire un livre...il faut dépasser ses limites pour mener un semblant de vie "normale".
Il lui faudra rassembler toutes ses forces pour franchir le seuil de chez lui, s'ouvrir à une autre vie et pas seulement être pas mort, accepter d'être parfois contraint à l'invisibilité pour avoir le droit de faire ce que font les gens ordinaires. L'eau sera son second souffle et le ramènera du côté de la vie.
« L’eau comble les interstices, fait des palmes entre ses orteils, tend des voiles invisibles entre ses cuisses, ses genoux, ses chevilles, le prolonge et l’augmente. Il a envie de pleurer soudain, comme dans l’amour lorsqu’il est grand amour, à cause des corps parfaitement imbriqués, les creux et les reliefs visibles et invisibles complètement épousés, la sensation du plein retrouvée et bénie [...]. »
Bel hommage également au corps médical (soignants, infirmiers, chirurgiens...) dévoués, souvent passionnés, qui, dans des cas extrêmes doivent agir vite pour sauver une vie, accompagner les familles, rassurer.  
Très belle leçon de vie, d'une grande humanité. 
Une plume sans faille.
Des descriptions au cordeau, des énumérations brillantes.
« Il est question d’or ce soir-là dans le studio de João, sa médaille, le mousseux dans les verres, le sabre d’or remis par la princesse Michiko à Serge Bec, escrimeur français d’exception. D’or aussi en fines veines sur le vase de céramique que João tend à Muguette, souvenir de Tokyo il dit, viens voir François, c’est pour vous. Un vase bleu outre-mer à long col zébré d’or. Il a plus de valeur qu’avant d’être brisé. Muguette suit les ligatures du bout de son index.- Ils appellent ça le Kintsugi. L’art des cicatrices précieuses. »
Merci Valentine Goby. 
Vous avez ce pouvoir de rendre vos écrits inoubliables. Des scènes de KinderZimmer viennent encore me hanter, les mots de Charlotte Delbo ne sont jamais bien loin, et Mathilde, que dire de Mathilde et de son amour incroyable pour son père et sa famille. Peu de chance que j'oublie François !

« Tout s'écoule, et les êtres ne revêtent qu'une forme fugitive. [...] Tout instant de la durée est une création nouvelle [...]. Ce que nous fûmes hier, ou ce que nous sommes aujourd'hui, nous ne le serons plus demain. OVIDE, Les Métamorphoses, livre XV.
Ce soir, François réfute le faisceau de phénomènes climatiques et d'accidents cosmiques qui, au terme de trois milliards d'années de pure existence subaquatique, propulsèrent hors de l'eau tout un pan du vivant, campèrent l'homme en animal terrien.
Il dévale les marches tandis que Nine tiédit à ses hanches, il oubliera cela aussi et personne n'en retiendra rien, elle n'aura jamais eu lieu cette cavalcade heureuse, ses genoux plient sans effort, les rotules bien articulées aux tibias et fémurs, liés par des tendons souples, solides comme des cordes de piano. Il verse un fond de café, y trempe un bout de pain qu'il avale sans mâcher. Nine, Nine, Nine, elle bat dans ses tempes cette fille, dans sa gorge, son sexe, cent mille fois par jour au tempo exact de son coeur. Il veut que le soleil le cogne comme une évidence tout à l'heure, alors qu'elle préparera le café derrière la fenêtre de sa cuisine au sixième étage - il a repéré l'échafaudage installé pile en face, il grimpera jusqu'au toit, il sera le coq Chantecler, il fera lever le jour.
François, silhouette de jeune arbre dans le matin coupant. Le canal Saint-Martin est figé, il le sait, l'oubliera, on force l'ouverture des écluses pour briser la surface ; on patine au lac du Jardin d'acclimatation, on fait de la luge au Luxembourg, le journal en publie des photos chaque jour. A Ponthierry il y a une mer de glace pareil qu'à Chamonix, François l'a vue, on a dynamité la banquise, février 1956 se changera en trou noir.
Où va le blanc quand la neige fond ? songe Shakespeare, ce blanc indubitable des flocons, de la neige tassée. Si sûr et soudain aboli. Où vont les souvenirs quand l'oubli les dévore, en vide le cerveau sans y laisser la moindre empreinte, pas même l'infime trace calcaire dont la neige signe son passage, elle, après s'être évanouie. 
Chez Picart & Fils comme ailleurs on manque de casques, les garde-corps sont l'exception même très en hauteur, et quand un homme hésite à franchir le sixième sans protection ni baudrier Picart hausse les épaules, qu'est-ce qui m'a fichu des mauviettes pareilles. Les normes de sécurité grèvent les bénéfices, peu d'accidents pour des investissements colossaux répète Picart à l'envi, économiquement irréaliste tout ça, je ne suis pas Crésus ! et puis c'est autant de gagner pour vos salaires ... la petite musique commune aux chantiers, ils ont l'habitude.
Rien n'est plus laid qu'un arrangement, souffle Nine à François, dissoudre la justice dans l'argent, on ne s'arrange pas avec la vie des gens
[...] nos vies sont tissées de mille glissements de l'un vers l'autre, un tuilage invisible à l'oeil nu. L'amour peut être une déroute, une chance de métamorphose.
Ils jouent de la flûte à deux, il souffle comme elle lui montre dans l'embouchure, et elle perchée dans son dos sur une chaise pose ses doigts sur les clés ; ça sonne faux, évidemment, ce qui compte c'est faire ensemble, s'apprivoiser, se nouer l'un à l'autre de mille façons, la musicalité ils s'en moquent complètement.
La tête appuyée à ses côtes il entend ses mouvements intérieurs, une langue de cascades et de remous profonds où il crève de pénétrer. Un à un il relie entre eux les fragments explorés de Nine, il se fait de son corps un grand portrait cubiste, exagérant les volumes connus, les suturant entre eux pour combler les abîmes où il voudrait plonger, Nine est une oeuvre d'art. 
Exit, donc, Joseph, Nine, la grève et l'audace qu'elle nourrit, le désir revenu de la fugue. Les portes qu'ils ont ouvertes claquent toutes ensemble le jour de Bayle. Leur perte est un deuil pur.
Il n'est pas mort. Vivant, je ne sais pas.
Elle ne voit pas le combiné. Elle ne voit rien. Entend rien. En apnée, extraite du mouvement autour, arrêtée net par le coup porté. A un moment elle perçoit des douleurs diffuses, l'angle du meuble enfoncé dans son diaphragme, la main de Robert qui pétrit son épaule. Elle résiste à revenir, là où elle est rien n'est arrivé, son silence tient le malheur à distance ...
Il ne dit pas les tissus fondus dans la chair, les lambeaux de veste, de chemise, de peau retirés du bras gauche carbonisé jusqu'à l'os, l'os apparent, la chair racornie éclatée autour comme une viande trop longtemps laissée sur le grill, l'ampleur du désastre lentement révélée par le déshabillage. Il ne décrit pas la brûlure circulaire au bras droit, le noir carbone coulé dans le blanc de la peau cartonnée à la façon, aurait dit Mum, d'un étrange batik, la menace de nécrose totale.
Il traverse la lave et le lait. Le lait puis la lave. Il continue à ne pas mourir. La nuit anesthésique l'avale deux fois en trois jours. Abolit le supplice. Le recrache à la lumière qui le ceinture d'une camisole de feu.
La mobilisation des articulations peut dépendre du seul soignant ; pour l'exercice respiratoire, on compte aussi sur lui. On imagine peut-être que François n'a pas le choix, respirer c'est le mouvement minimal, en-dessous de quoi il n'y a rien. Il y a rien, justement, rien, est un choix possible, le repli complet dans le noyau de pêche et crever, une tentation de chaque instant. Étonnamment François fait l'effort, gonfle ses poumons, tire en arrière ses acromions bandés en épaulettes miniatures, plaque ses omoplates contre la cage thoracique. Ça ne vas pas de soi. Il le fait. Collabo, comme sa verge qui pisse dans le pistolet. Collabo comme ses jambes qui soudain obéissent au masseur, poussent contre ses paumes plaquées à ses plantes de pied pour gainer les muscles, les préparer à la marche. Peut-être parce que les autres se donnent tant de mal. [...] Il a cette pensée bizarre qu'ils tiennent à lui plus que lui-même.
Elle aime un mort à l'intérieur de lui. Ils se font face dans cette chambre des Batignolles, ils n'ont aucune chance de se rencontrer, la scène originelle est perdue et toute la genèse de l'amour, ils n'y peuvent rien. 
François est sourd à tout sauf à sa colère, il n'a pas de cri à la mesure de sa rage alors il frappe encore [...].
Le plus cruel, il le comprend, ramenant tour à tour à lui les visages de Nine puis de Nadine, ce n'est pas le vide, c'est l'absence. Le manque. Le chagrin gît dans l'empreinte. Et si parfois le manque est une piqûre douce, désirable même - il songe à Nadine bien sûr - les manques de son corps sont, eux, pure frustration. Il veut en finir avec le manque, tarir sa source, cet espoir fou d'une réparation, d'un comblement de perte : un ersatz de bars à jamais décevant. Il voudrait oublier qu'il a eu des bras comme il a oublié Nine, en effacer jusqu'au souvenir. Bien sûr c'est impossible. Mais il essaie. C'est affaire d'imagination.
Je veux être comme le tulle, entier avec mes ajours. Pas de prothèse. »

Quatrième de couverture

Hiver 1956. Dans les Ardennes, François, un jeune homme de vingt-deux ans, s’enfonce dans la neige, marche vers les bois à la recherche d’un village. Croisant une voie ferrée qui semble désaffectée, il grimpe sur un wagon oublié… Quelques heures plus tard une enfant découvre François à demi mort – corps en étoile dans la poudreuse, en partie calciné.
Quel sera le destin de ce blessé dont les médecins pensent qu’il ne survivra pas ? À quelle épreuve son corps sera-t-il soumis ? Qu’adviendra-t-il de ses souvenirs, de son chemin de vie alors que ses moindres gestes sont à réinventer, qu’il faut passer du refus de soi au désir de poursuivre ?
Murène s’inscrit dans cette part d’humanité où naît la résilience, ce champ des possibilités humaines qui devient, malgré les contraintes de l’époque – les limites de la chirurgie, le peu de ressources dans l’appareillage des grands blessés –, une promesse d’échappées. Car bien au-delà d’une histoire de malchance, ce roman est celui d’une métamorphose qui nous entraîne, solaire, vers l’émergence du handisport et jusqu’aux Jeux paralympiques de Tokyo en 1964.

Éditions Actes Sud, août 2019
377 pages
Prix Sport Scriptum 2019
Prix Solidarité 2019

À l’origine du roman, l’image du champion de natation Zheng Tao jailli hors de l’eau aux Jeux paralympiques de Rio en 2016, qui flotte en balise cardinale parmi les remous turquoise. Je contemple l’athlète à la silhouette tronquée, son sourire vainqueur, sa beauté insolite. Autour, les gradins semi-vides minorent cette victoire. Je m’aperçois que j’ignore tout de l’his­toire du handisport, ce désir de conformité avec les pratiques du monde valide en même temps que d’affirmation radicale d’altérité, qui questionne notre rapport à la norme. À travers le personnage de François, sévèrement mutilé lors d’un accident à l’hiver 1956, Murène en restitue l’étonnante genèse.

Mes romans s’attachent souvent à des personnages en résistance, luttant obstinément contre les obstacles, dont ils viennent à bout. François est de ceux-là, seulement la volonté ne suffit pas. À une époque où balbutie encore la rééducation, et où l’appareillage ne parvient pas à compenser les manques de son corps, l’imagination est encore le plus puissant recours contre le réel, que François tente de plier à ses désirs.

Mais Murène est moins l’histoire d’un combattant que d’un mutant magnifique : la transformation profonde d’une identité et d’un rapport au monde quand l’obstacle devient chance de métamorphose. Le handisport en sera l’artisan, qui substitue alors à l’idée de déficience celle de potentiel, une révolution du regard et de la pensée. Dans l’eau des piscines, François devient semblable aux murènes, créatures d’apparence monstrueuse réfugiées dans les anfractuosités de la roche, mais somptueuses et graciles aussitôt qu’elles se mettent en mouvement.

L’œuvre d’Ovide évoque tour à tour les métamorphoses punitives qui emmurent les êtres et celles qui les délivrent. François connaît l’une puis l’autre, l’impuissance face à la tragédie que l’existence lui impose, mais aussi et surtout une mutation patiente, solaire, qui l’ouvre à des possibles insoupçonnés.’’
V.G

mardi 24 mars 2020

Les Dieux de Howl Mountain ★★★★☆ de Taylor Brown

Édité chez Albin Michel, ce roman noir aurait très bien pu l'être chez Gallmeister dans la collection Nature Writing. Je vais m'y pencher plus sérieusement sur la collection Terres d'Amérique ; deux très bonnes pioches récemment ! 
Les Dieux de Howl Moutain, c'est une aventure prenante, addictive, très rythmée qui nous emmène dans les montagnes de Caroline du Nord dans les années 50. C'est un cocktail détonant  : un roman sombre avec de bien bon salopards, de l'action, de la violence, de la corruption, des luttes de pouvoir et courses poursuites extrêmes, un trafic de bourbon rondement bien orchestré et du rythme; mais également un roman rural qui fait aussi  une part belle à la nature. Les descriptions que nous offrent Taylor Brown des liens forts que l'être humain tissait encore avec la nature dans les années 50 sont de très belle facture, elles ralentissent le rythme, apportent un peu de douceur et sont un vrai souffle d'air pur ! Idéal pour s'évader en confinement ! 
Des protagonistes attachants, des écorchés vifs : Rory personnage central, revenu de Corée amputé d'une jambe, la mère de Rory, Bonnie muette et enfermée dans un asile, Eustache Uptree, à la tête du commerce d'alcool... et Ma, la grand-mère de Rory, personnage que j'affectionne particulièrement. Une grand-mère au tempérament de feu, ancienne prostituée devenue herboriste dont la renommée n'est plus à prouver, d'une sagesse remarquable, qui veille sur ses proches vigoureusement, son fusil toujours à porter de main et de bons conseils pour son petit-fils. « Ne passe jamais la bague au doigt d'une fille avant de la mettre dans ton lit, mon petit. C'est un principe de vie. Si elle désire Jésus plus que toi dans son corps, c'est qu'il y a quelque chose qui cloche. » ;-)
Au coeur de ce roman, une histoire de famille, un lourd secret, et au bout, une vengeance implacable 
Je recommande vivement ! 
Merci Christelle de la médiathèque de Pontault pour cette chouette découverte !

« Je triompherai de cette longue nuit de novembre, la repliant, glacée, sous mon manteau de printemps, et la déroulerai la nuit où mon bien-aimé reviendra. Hwang Jini, ou Myeongwol  « Lune écarlate »  
Voici les signes qui accompagneront ceux qui deviendront croyants : en mon nom, ils expulseront les démons ; ils parleront en langues nouvelles ; ils prendront des serpents dans leurs mains et, s'ils boivent un poison mortel, il ne leur fera pas de mal. Marc, 16:17-18
La voiture démarra au crépuscule. Ses phares taillaient la vieille route en lacets qui zébrait le flanc de la montagne. Le tonnerre et l'écho de son moteur fusaient de part et d'autre, vers les crêtes et le fond des vallées. Après les arêtes arasées à coup de dynamite, suivant parfois les segments clairs des sentiers forestiers qui sillonnaient déjà ces collines cinquante ans plus tôt, la route fondait des hautes terres sur les vallées envahies de ténèbres, dévalant la pente toujours vers l'est. Dans la nuit qui tombait sur la campagne des piémonts, on entendait l'automobile rugir à des kilomètres. Elle projetait dans son sillage un spectre de poussière qui retombait sur les boîtes aux lettres, le bétail en pâture et les champs de tabac déjà récoltés. La route plongeait, encore et encore, soumise à sa vitesse et au feu du moteur, et les étoiles perçaient au-dessus des terres. 
Ils étaient des Marines, mais ils venaient de débarquer. Le claquement sec des balles avait entamé dans leur dos la couche externe de leur courage ; à présent, elles se rapprochaient de l'os.
En Corée ?[...]C'était comment ?[...]Tout ce que je peux te dire , c'est que c'est un endroit où tu as envie que ces fils de pute soient de ton côté, et derrière toi. Les pires. Les plus fous. Là-bas, le mal était un bien.
Ne passe jamais la bague au doigt d'une fille avant de la mettre dans ton lit, mon petit. C'est un principe de vie. Si elle désire Jésus plus que toi dans son corps, c'est qu'il y a quelque chose qui cloche. 
À dix-neuf ans, j'avais déjà tué une centaine d'hommes, qui pleuraient leurs mères, le corps pris dans les barbelés, pendant que ma mitrailleuse Lewis les taillait en pièces. On dit qu'en trois jours, près d'un million d'hommes sont tombés dans la Somme. Je n'ai aucun doute là-dessus. Comme des hordes de singes casqués et équipés des pires joujoux que leur cerveau de primates avait pu inventer, qui se massacraient les uns les autres. Pensant tous dans leur tête, qu'ils étaient uniques au monde, créés par Dieu à son image. Un dieu dément, certainement, ou aveugle, ou qui bandait quand des garçons hurlaient son nom, les tripes à l'air. Je les ai regardés dans les barbelés, avec leurs masques à gaz et leurs casques comme des seaux à charbon, qui détalaient dans tous les sens, et très vite ils n'ont plus été pour moi que des fourmis. Toutes ces meutes d’hommes sans nom, je les ai vues comme Dieu les a peut-être vues  d'en-haut, fauchées au bout de ma mitrailleuse, criblées d'impacts rougis comme sous un verre grossissant. Et très vite, ça ne m'a plus rien fait. Si j'avais pu, je les aurais tous tués. Il n'y avait pas d'autre dieu pour moi que ma mitrailleuse Lewis. »


Quatrième de couverture


Hanté par la guerre de Corée, où il a perdu une jambe, Rory Docherty est de retour chez lui dans les montagnes de Caroline du Nord. C’est auprès de sa grand-mère, un personnage hors du commun, que le jeune homme tente de se reconstruire et de résoudre le mystère de ses origines, que sa mère, muette et internée en hôpital psychiatrique, n’a jamais pu lui révéler. Embauché par un baron de l’alcool clandestin dont le monopole se trouve menacé, il va devoir déjouer la surveillance des agents fédéraux tout en affrontant les fantômes du passé…
Entre les courses automobiles illégales, les pasteurs qui prêchent avec des serpents venimeux dans les mains, les coutumes et croyances d’un endroit reculé au début des années cinquante, c’est tout un univers que fait revivre Taylor Brown dans ce roman haletant qui rappelle Donald Ray Pollock et Tom Franklin.

« Une nouvelle voix puissante, authentique et originale. »  The New York Times

Éditions Albin Michel, mai 2019
371 pages
Traduit de l'américain par Laurent Boscq

mardi 17 mars 2020

Ça aussi ça passera ★★★★☆ de Milena Busquets

« J'enterre ma mère, et en plus, j'ai quarante ans. »
Milena Busquets, à travers le personnage de Blanca, une femme frivole et libre, raconte le deuil et la recherche de l'amour maternel. Elle porte en elle un hurlement, celui du désespoir, de la douleur, de l'impuissance face à la perte tragique d'un être cher. Elle retournera, vêtue de vêtements imbibés de tristesse et de fatigue, sur les traces de son enfance, dans la demeure familiale, dans ce petit village de Cadaquès, entourée de ses amis, de ses enfants. Rejailliront les souvenirs. La douleur, la détresse.  L'impuissance face à la perte immense . Le présent aussi avec le sexe pour s'y relier, se retrouver dans l'instant, se reconnecter avec le concret, la réalité et se persuader que si l'envie est encore là, alors la vie l'est aussi. Et l'avenir à construire sans elle vivante, aussi. 
« Je ne serai plus jamais regardée par tes yeux. Lorsque le monde commence à se dépeupler des êtres qui nous aiment, nous nous transformons peu à peu, au rythme des morts, en inconnus. Ma place dans le monde était dans ton regard et cela me paraissait si incontestable et éternel que je ne me suis jamais inquiétée de vérifier où elle se trouvait. [...] Ça ne me plaît pas d'être orpheline, je ne suis pas faite pour la tristesse. Ou peut-être que si, peut-être que je suis à la mesure exacte du chagrin, peut-être est-il désormais le seul vêtement qui m'aille. »   
Une plume parfois crue,  délicate aussi. 
J'ai aimé, je m'y suis parfois retrouvée, j'ai pleuré. Les années ont passé, je ne distingue plus vraiment ton visage,  maman, mais la poussière de fées, oui, de plus en plus. 
Un livre important pour tout un chacun ; des mots salvateurs, des mots qui rassurent, des mots pour dire que ça passera, ça aussi, ce sentiment de profond mal-être, cette profonde tristesse ... qu'avec le temps, la douleur s'amenuise, s'en va. Les belles choses aussi. La vie reprend le dessus, poursuit son cours, et qu'en profiter un peu de cette vie qui nous revient, ce n'est peut-être pas plus mal in fine...
Une lecture émouvante.

« À ma connaissance, le seule chose qui ne donne pas la gueule de bois et met entre parenthèses la mort - comme la vie - c'est le sexe. Son effet foudroyant réduit tout en décombres. Mais ça ne dure que quelques instants ou, tout au plus, si vous vous endormez ensuite, quelques heures. Puis les meubles, les vêtements, les souvenirs, les lampes, la panique, la tristesse, tout ce qui avait disparu happé par une tornade pareille à celle du magicien d'Oz redescend et reprend sa place exacte, dans la chambre, dans la tête, dans le ventre.
De la mort, nous avions beaucoup discuté ensemble, mais jamais nous n'avions envisagé que cette salope emporterait d'abord ta tête avant de prendre plus tard aussi tout le reste, qu'elle ne te laisserait que quelques lambeaux de lucidité intermittente qui ne serviraient qu'à te faire souffrir davantage.
L'expression de l'émerveillement est l'une des plus difficiles à feindre et disparaissent les espoirs, les véritables espoirs, ceux de l'enfance, et qu'ils sont remplacés par de simples désirs.
La force physique des hommes ne devrait servir qu'à nous donner du plaisir, à nous presser jusqu'à ce qu'il ne reste plus une goutte de tristesse, ni de peur à extraire de nous.
Il y a des hommes qui n'ont pas de radar sexuel, ou qui ne s'en servent pratiquement jamais, seulement lorsqu'ils en ont besoin, et ensuite ils l'éteignent. D'autres qui le gardent branché en permanence, même pendant le sommeil, dans la queue du supermarché, devant un écran d'ordinateur, dans la salle d'attente du dentiste, tournant sur lui-même follement, émettant et recevant des ondes. La civilisation survit grâce aux premiers, le monde grâce aux seconds. 
Nous entreprenons le voyage à Cadaquès, qui ressemble toujours à une expédition. Assis à l'arrière, ils y a les trois enfants, Edgar, Nico et Daniel, le fils de Sofia, à côté Ursula, la baby-sitter. Je conduis et Sofia joue la copilote. Je continue à trouver bizarre et un peu absurde que ce soit moi qui dirige tout ça., moi qui décide de l'heure de départ, tienne le volant, donne les instructions à Ursula, choisisse les affaires que vont emporter les enfants. D'un moment à l'autre, je vais être démasquée et envoyée avec eux sur la banquette arrière, me dis-je en les observant dans le rétroviseur qui rient et se disputent tout à la fois. En tant qu'adulte, je suis une imposture, tous mes efforts pour quitter la cour de récréation sont des échecs retentissants, j'éprouve exactement ce que j'éprouvais à six ans, je remarque les mêmes choses, le petit chien monté sur ressorts dont la tête apparaît et disparaît à la fenêtre d'un rez-de-chaussée, le grand-père qui donne la main à son petit-fils, les beaux mecs avec le radar branché, l'éclat du rayon de soleil sur mes bracelets cliquetants ...
J'ai un hurlement en moi, qui d'habitude, pendant la journée, me laisse tranquille, mais la nuit lorsque je m'étends sur mon lit et que j'essaie de dormir, il se réveille et commence à rôder, comme un chat furieux, il me lacère la poitrine, crispe mes mâchoires, me cogne les tempes.
Nous finirons en étant qui nous sommes, la jeunesse , la beauté ne servent qu'à nous camoufler pendant un certain temps. 
Je crois que je commence à entrevoir le visage qu'auront mes amis, j'ignore tout de celui qu'auront mes fils, il est trop tôt, la lumière de vie se déverse en eux à flots, ils réverbèrent, et j'ose à peine regarder le mien du coin de l'oeil, de loin. Le tien, maman, a disparu derrière le masque dont la maladie t'a affublée. J'essaie chaque jour de revoir ton visage, de traverser les dernières années et de me retrouver face à ton véritable regard, avant qu'il ne se pétrifie. C'est comme si l'on avançait un marteau à la main et que l'on démolissait à mesure des murs. C'est ça qui arrive aussi avec la tristesse qui se dépose sur nous et nous recouvre peu à peu, pareille à de très fines couches de verre crissant. Nous sommes comme le petit pois du conte, enfoui sous mille matelas, une lumière brillante qui scintille faiblement. Comme dans les contes, seul l'amour véritable, et encore pas toujours, parvient à mettre fin au chagrin. Le temps émousse toute peine, de la même manière qu'il nous affaiblit peu à peu, comme un dompteur de fauves.
Je ne serai plus jamais regardée par tes yeux. Lorsque le monde commence à se dépeupler des êtres qui nous aiment, nous nous transformons peu à peu, au rythme des morts, en inconnus. Ma place dans le monde était dans ton regard et cela me paraissait si incontestable et éternel que je ne me suis jamais inquiétée de vérifier où elle se trouvait. [...] Ça ne me plaît pas d'être orpheline, je ne suis pas faite pour la tristesse. Ou peut-être que si, peut-être que je suis à la mesure exacte du chagrin, peut-être est-il désormais le seul vêtement qui m'aille. 
Tout l'amour de mes amis et de mes enfants ne suffit pas pour que je puisse résister aux violentes rafales de ton absence, j'ai besoin d'être agrippée à un homme pour ne pas être emportée dans les airs. On dit que la plupart des femmes cherchent leur père à travers les hommes, moi, c'est toi que je cherche, je le faisais même de ton vivant. N'importe quel psychiatre malhonnête s'en mettrait plein les poches, mais le mien s'entête seulement à me faire chercher du travail.
La première couronne que nous perdons , et peut-être la seule impossible à récupérer, est  celle de la jeunesse ; celle de l'enfance ne compte pas, parce que, enfants, nous sommes inconscients de l'incroyable butin d'énergie, de force, de beauté, de liberté et d'innocence qu'au terme de quelques années nous aurons amassé, et que les plus chanceux d'entre nous dilapideront sans compter.
Un jour, nous parlerons longuement de toi. Je commence à respirer mieux et je ne fais presque plus de cauchemars, certains jours je sens voleter au-dessus de ma tête de la poussière de fées, pas beaucoup et pas très souvent, mais c'est un début. »

Quatrième de couverture

C'est l'été, la saison préférée de Blanca. Après le décès de sa mère, elle quitte Barcelone pour s'installer dans la maison de vacances familiale de Cadaqués. Sur cette terre riche des souvenirs de son enfance, sous le soleil de la Méditerranée, elle cherche l'apaisement. Mais elle ne part pas seule, une troupe disparate et invraisemblable l'accompagne : ses deux ex-maris, les fils qu'elle a eus d'eux, ses amies Sofía et Élisa, son amant Santi et, bien entendu, sa mère défunte, à qui elle ne cesse de parler par-delà la mort, tant cette disparition lui semble difficile et inacceptable. Les baignades, les promenades en bateau et les siestes dans le hamac vont se succéder, tout comme ces longs dîners estivaux au cours desquels les paroles s'échangent aussi facilement que les joints ou les amours. Les souvenirs affleurent alors, faisant s'entrelacer passé et présent. Blanca repense à cette mère fantasque, intellectuelle libre et exigeante, qu'elle a tant aimée et tant détestée. Elle lui écrit mentalement une lettre silencieuse et intense dans laquelle elle essaie de faire le bilan le plus honnête de leur relation douloureusement complexe. Elle lui dit avec ses mots tendres, drôles et poignants que face à la mort elle choisit l'élégance, la légèreté, la vie. Elle lui dit qu'elle choisit l'été et Cadaqués car elle sait que ça aussi, ça passera. Livre événement de la Foire de Francfort 2014, traduit et publié dans une trentaine de pays, ce deuxième roman de Milena Busquets est un petit prodige d'équilibre et d'intelligence.

« Comme une Françoise Sagan contemporaine avec la spontanéité aigre-douce d'un Woody Allen. » The Bookseller

« Un roman intense dans une prose délicieuse, à la fois poignant et terriblement drôle. »  
Vis Molina, El cultural.

« Brillant, lucide, poignant, le souvenir nu et blessé d'un adieu. »  Juan Marsé

Éditions Gallimard, Collection Du monde entier, avril 2015
176 pages
Traduit de l'espagnol par Robert Amutio



mardi 10 mars 2020

Fils du feu ★★★★★ de Guy Boley

Un vent de talent a soufflé sur ces pages...riches de mots brillants, de mots volés aux ans, aux embruns et au temps. 

Des descriptions à couper le souffle qui sentent bon le parfum du linge battu par les lavandières ; on y entend les scansions de la forge ; elles nous transportent dans un monde qui n'existe plus, celui de la France rurale des années 60.
Années charnières marquées par les débuts du capitalisme : les vies ouvrières qui doivent s'adapter à un nouvel âge de faire.
« ...n'importe quel béotien est capable de jouer aux apprentis sorciers tant dans la ferronnerie, la serrurerie, la plomberie, la menuiserie, que dans le salut de son âme. On peut enfin, miracle du progrès, acheter sa vie en kit. [...] Le capitalisme est né, a écrit en substance Karl Marx, quand on a enlevé à l'ouvrier son outil de travail. Peut-être Marx a t-il écrit : quand on lui a volé son outil, et non enlevé. Il faudrait vérifier. » 
Un gosse sensible, un peu morose nous raconte son enfance, son entourage : Monsieur Lucien aux joues flasques, maman et ses fourneaux, Fernande et ses mots creux, grand-mère qui n'a pas son pareil pour dépiauter et faire cuire les grenouilles, papa et son enclume, Jacky , le ténébreux taiseux, Marguerite-aux-Oiseaux et sa purée au jambon ; des personnages attachants, hauts en couleur.
Une enfance chaleureuse qu'un drame viendra ternir... 
Guy Boley met des mots sur le chagrin, l'absence, la folie, sur son passé  que l'on devine à la forge, non loin d' étendoirs à linge, sur la beauté également. 
« [...] je sais désormais que toute ma vie durant, toute ma vie de peintre, je n'ai rien fait d'autre, artistiquement parlant, que de peindre cela : [...], le chagrin de papa, la folie de maman, la forge en feu, les grenouilles mortes, le dépôt, les cheminots, tout ce passé, tous ces dieux fous qui grouillaient et grouillent encore en moi ; et surtout, lumière d'entre les lumières qui dans cet amas d'ombres illumine ou éclabousse chaque toile : l'absence de Norbert. »
La peinture comme une thérapie ; les mots aussi.
Un parcours initiatique émouvant, un très beau témoignage, sincère, servi par une très très belle plume.

« Qu'allez-vous faire ?
 
Voulez-vous quitter votre frère ?L'absence est le plus grand des maux.
 
JEAN DE LA FONTAINE
Les deux pigeons
Les scansions de l'enclume forment l'alexandrin, les rythmes des marteaux sont ceux du corps humain, ça cogne, ça tape, ça claque, ça broie, ça bat, et déjà l'on pressent, lorsque l'on a cinq ans, qu'on n'en a pas fini avec nos ventricules, nos lyrismes hugoliens et nos histoires d'amour, tant qu'il restera de la braise et du coke en fusion au creux de nos veines caves, tant qu'on aura la force de forger des armures pour protéger l'adulte, ce roitelet débonnaire sommeillant sous l'enfance.
Le printemps cette année-là, allez savoir pourquoi, s'était pris pour un 14 juillet, avait allumé tous les pétards et les feux d'artifice enfantés par une sève explosive, et du brin d'herbe jusqu'au faîte des arbres, ça claquait de partout : feuilles, fleurs, rameaux, étamines, tiges, hampes, bourgeons, pétales, pistils brûlaient autant qu'un fer rougi à blanc, projetant autour d'eux es bouquets chatoyants ; les arbres fruitiers, devançant les figures de carnaval, se maquillaient déjà de couleurs arrogantes ; les arbustes dégoulinaient de guirlandes roses, fuchsia, mauves ou violettes ; et la végétation qui rampait encore, à cette époque, aux portes de la ville, éclaboussait les pierres gris-bleu des maisons et ornaient leurs façades de flaques fauves tandis qu'un soleil en gerbe piquait leurs toits de pointes impressionnistes. Et moi, enfant de cinq, six, sept ou huit ans,  assis dehors sur un petit banc de bois ou sur un amas de barres de fer rouillées, regardant le paysage en écoutant les bruits de la forge, il me semblait que c'étaient eux, Jacky et papa, qui à grands coups de marteau  faisaient éclore tout cela puisque la nature, semblable au fer travaillé sur l'enclume, n'était plus elle aussi, qu'un grand choc de lumière et de matière.
Le vent d'est traînait par la crinière des lambeaux de consonnes teutonnes, de voyelles latines, d'empreintes sumériennes, cunéiformes ou coptes, mais de tout ce passé, les femmes n'en avaient cure. Tout ce qu'elles savaient, c'est qu'il était venu en passant par-dessus le dépôt et qu'il emportait dans traîne, entre ses doigts, dans sa grande gueule de vent, cette suie noire, épaisse, collante, que crachaient les locomotives, sans omettre les scories des tacots, les poussières des tenders, les étincelles des cheminots qui soudaient, meulaient, brasaient, forgeaient, et qu'il posait tout ça, tapis de deuil, amas de crasse, sur les tuiles, sur les rebords de fenêtres, les perrons, les murets, et surtout, épicentre de cette ecphrasis, sur l'impeccable linge que l'on venait juste de mettre à sécher dehors, au pâle soleil d'hiver.
Allez-y Marguerite, j'aime quand vous riez.Marguerite-des-Oiseaux, allez-y et riez.Riez, riez, riez Marguerite-des-Oiseaux !Riez comme un goret, riez comme une crécelle, riez comme une folle puisque votre fils est mort.
Il faut bien que toutes les horreurs du monde enfantent des printemps si nous voulons durer au-delà du chagrin.
Je l'aimais bien ce monde féminin de linge et de lingerie, ce monde clos de buée, ces grosses cuves à eau où l'on bouillait, brassait, touillait les draps, ces baquets de lavage où se mêlaient cendre et suif, ces maelströms de lin, de couleurs ou d'écru, ces cotons qui cloquaient, ces bulles de savon, l'odeur des lessives, la torsion des mains, la sueur des femmes, ce linge que l'on battait comme l'on fesse un vaurien, que l'on secouait dans de grands claquements, et la beauté sans nom de leurs drapés flamands quand on les laissait choir. 
[...]
Je devais m'écarter, puis agaçant les femmes, quitter sans barguigner cette pièce enfumée nommée chambre à lessive ; alors j'allais dans la cour, m'asseyait au mitan du muret et m'amusais tout seul avec les pinces à linge. Je leur ouvrais le bec d'une simple pression et les faisais parler, mordre, rire ou bailler, selon qu'elles devenaient humaines, gorgones, fantômes, licornes ou crocodiles. 
[...]
Puis je me rasseyais sur mon muret, prêtais l'oreille : les tintements des gouttes qui s'écoulaient du linge et s'écrasaient sur le ciment rugueux , les bruits de la forge au loin, les tchoutchous du dépôt, les cris ou les ahans de quelques cheminots, les oiseaux, les rares autos de l'époque ; je n'en demandais pas plus , dans le fond, à la vie.
Depuis, moi l'adulte, l'ex-enfant taciturne dépourvu de boules Quies, de coton, de walk-man, de femme, d'enfant, mais riches de mots brillants, de mots volés aux ans, aux embruns et au temps, riche de claques assénées aux toiles et aux pigments, je vis avec un stéthoscope collé à la porte / au mur / au plancher / au papier peint / à la poussière / aux cris / aux silences, et j'entends, à la façon d'un coeur qui ne battrait qu'une fois, un coup de poing se ficher dans une joue, j'entends comme un marteau sur une enclume de chair, une grenouille dans un seau qui s'appelle maman , et je tremble et je tremble, comme saules sous le vent.
Un rectangle de silence et de vide avec lequel je devrai désormais regarder le monde. Un écran de plus entre la vie et moi. Un trou aussi profond et puant que celui des latrines de l'école ; un ventre de femme rempli de vide, et de merde, et de mort.
Tout le reste n'a aucune importance et fut d'une banalité à faire pleurer les pierres : des pardessus en deuil, des adultes larmoyants, des mots creux à la pelle, des tentures et des cris, des rubans de crêpe noir, un caveau grand ouvert, des cercueils empilés, quelques pelletées de terre, des couronnes mortuaires. Des statuettes d'angelot.
Et Jacky le taiseux, le secret, le docile et le doux, devient soudainement d'une beauté terrifiante : les maxillaires noués et les deux yeux de braise, les poings serrés au bout de ses longs bras veineux, le cou gonflé et prêt à exploser, il se transforme en une statue de bronze qui s'avance vers papa, qui s'arrête face à lui, visage contre visage, plante ses yeux dans les siens, l'empoigne rudement par un revers de chemise, lui hurle aux oreilles qu'on ne frappe pas une femme, puis ferme son poing droit, le brandit vers le ciel, bande ses muscles et crie une fois encore avec une telle puissance que se tendent comme un arc d'acier les veines de son cou, de ses yeux, de ses tempes, puis rabaisse son bras comme un qui va frapper et assène dans le vide son poing lourd et fermé en émettant un râle sauvage et guttural, frissonne de colère, recule d'un pas, toise avec mépris le visage de son compagnon de feu et plutôt que de le frapper arrache violemment son lourd tablier de forge et le lui jette au visage comme une gifle ou un crachat.
Le capitalisme est né, a écrit en substance Karl Marx, quand on a enlevé à l'ouvrier son outil de travail. Peut-être Marx a t-il écrit : quand on lui a volé son outil, et non enlevé. Il faudrait vérifier. Quoiqu'il en soit, enlevée ou volée, c'en est fini de l'enclume , c'en est fini de la forge. Ce sont pourtant des années que l'on nommera Glorieuses : le roi nommé crédit distribue à la volée de pleines poignées de billets permettant d'acheter des meubles en aggloméré, des tables en Formica, de la vaisselle transparente en Pyrex, des oreilles de Mickey et des Général De Gaulle en forme de tire-bouchon. Et ça consomme plein pot, dehors comme dedans, du sous-sol jusqu'au grenier, sans oublier les réfrigérateurs qui dégueulent déjà cellophanés sans saveur, sans odeur, sans effort à fournir pour les servir à table. Les banques font fonction de bibliothèques et l'on signe au bas d'un carnet de chèques pas moins fier que Balzac signant une de ses œuvres.Mais nous, éternels orphelins le coeur couvert de suie, nous ne profitons même pas de ce luxe nouveau. Papa a démâté et maman éplorée est en train de naufrager à l'intérieur d'elle-même.
La complainte du progrès, on connaît la chanson ; on n'en écrira pas les couplets. Le confort de la laideur a pris la place de l'inconfort du beau. On consacre l'inutile, on glorifie le gadget, qu'importe que Dieu soit mort ou juste à l'agonie : on a des pinces à sucre, des bigoudis chauffants. On ne construit plus d'arc, tous les Indiens sont morts ; et morts l'accordéon et la valse musette, les complaintes à deux sous, les trilles des oiseaux, les pas des cheminots, les scansions de la forge et les sons du dépôt : morts, morts, morts. Armés de morts qui ne vient éveiller aucun chevalier teuton, aucune walkyrie. Tout fout le camp...
Ma seule consolation vient du fait que j'ai grandi et qu'on ne me contraint plus, désormais, à embrasser Monsieur Lucien sur ses joues flasques. On m'a autorisé, chaque matin, à lui serrer la main. La lui serrer virilement, de poigne à poigne, comme on le fait entre hommes. Cela devrait me réjouir et me greffer au coeur une ardeur nouvelle, m'ouvrir lumineusement les portes d'un avenir un peu moins terne et mou. Hélas, rien ici-bas ne se passe comme on l'aurait souhaité, l'histoire ne sait que piétiner, et je passe sans grande surprise du statut d'enfant taciturne à celui d'adolescent morose : Monsieur Lucien a les mains flasques.
Car elle était ainsi, maman [...]. C'était assez fréquent qu'elle fuit la réalité et qu'elle se mette à vivre de l'autre côté de l'écran.
Je lisais comme certains boulimiques se gavent de nourriture  [...] à outrance, de façon névrotique, je me suis enfermé à l'intérieur des pages comme derrière des barreaux.
À chaque fois que j'achève de tendre une toile sur un cadre et d'installer palettes, pinceaux, brosses, couteaux, tubes et pigment en un ordre immuable tel qu'il s'est de lui-même instauré dès ma première oeuvre, ce ne sont jamais le thème, l'envie, la motivation intérieure, le mouvement rectiligne ou circulaire de ma main droite sur la toile qui vont me surprendre. La question qui m'intrigue et dont la réponse à chaque fois m'émerveille est celle-ci : d'où va surgir la lumière ? De quel amas de matières, de quel coin du tableau, de quel endroit de moi-même, de quel passé, de quelles insoupçonnables profondeurs, de quelle victoire, quelle défaite, quelle joie ou quelle couleur ? »

Quatrième de couverture

Nés sous les feux de la forge où s’attèle leur père, ils étaient Fils du feu, donc fils de roi, destinés à briller. Mais l’un des deux frères décède précocement et laisse derrière lui des parents endeuillés et un frère orphelin. Face à la peine, chacun s’invente sa parade : si le père s’efface dans les vagues de l’ivresse, la mère choisit de faire comme si rien ne s’était passé. Et comment interdire à sa mère de dresser le couvert d’un fantôme rêvé ou de border chaque nuit un lit depuis longtemps vidé ? Pourquoi ne pas plutôt entrer dans cette danse où la gaieté renaît ? Une fois devenu adulte et peintre confirmé, le narrateur, fils du feu survivant, retrouvera la paix dans les tableaux qu’il crée et raconte à présent. Ainsi nous dévoile-t-il son enfance passée dans une France qu’on croirait de légende, où les hommes forgent encore, les grands-mères dépiautent les grenouilles comme les singes les bananes, et les mères en deuil, pour effacer la mort, prétendent que leurs fils perdus continuent d’exister.
Dans une langue splendide, Guy Boley signe ainsi un premier roman stupéfiant de talent et de justesse.

Éditions Grasset, août 2016
Grand Prix SGDL du premier roman
Prix Georges-Brassens 2016
Prix Millepages
Prix Alain-Fournier
Prix Françoise-Sagan 2017
Prix du Métro Goncourt (Folio)