mardi 17 mars 2020

Ça aussi ça passera ★★★★☆ de Milena Busquets

« J'enterre ma mère, et en plus, j'ai quarante ans. »
Milena Busquets, à travers le personnage de Blanca, une femme frivole et libre, raconte le deuil et la recherche de l'amour maternel. Elle porte en elle un hurlement, celui du désespoir, de la douleur, de l'impuissance face à la perte tragique d'un être cher. Elle retournera, vêtue de vêtements imbibés de tristesse et de fatigue, sur les traces de son enfance, dans la demeure familiale, dans ce petit village de Cadaquès, entourée de ses amis, de ses enfants. Rejailliront les souvenirs. La douleur, la détresse.  L'impuissance face à la perte immense . Le présent aussi avec le sexe pour s'y relier, se retrouver dans l'instant, se reconnecter avec le concret, la réalité et se persuader que si l'envie est encore là, alors la vie l'est aussi. Et l'avenir à construire sans elle vivante, aussi. 
« Je ne serai plus jamais regardée par tes yeux. Lorsque le monde commence à se dépeupler des êtres qui nous aiment, nous nous transformons peu à peu, au rythme des morts, en inconnus. Ma place dans le monde était dans ton regard et cela me paraissait si incontestable et éternel que je ne me suis jamais inquiétée de vérifier où elle se trouvait. [...] Ça ne me plaît pas d'être orpheline, je ne suis pas faite pour la tristesse. Ou peut-être que si, peut-être que je suis à la mesure exacte du chagrin, peut-être est-il désormais le seul vêtement qui m'aille. »   
Une plume parfois crue,  délicate aussi. 
J'ai aimé, je m'y suis parfois retrouvée, j'ai pleuré. Les années ont passé, je ne distingue plus vraiment ton visage,  maman, mais la poussière de fées, oui, de plus en plus. 
Un livre important pour tout un chacun ; des mots salvateurs, des mots qui rassurent, des mots pour dire que ça passera, ça aussi, ce sentiment de profond mal-être, cette profonde tristesse ... qu'avec le temps, la douleur s'amenuise, s'en va. Les belles choses aussi. La vie reprend le dessus, poursuit son cours, et qu'en profiter un peu de cette vie qui nous revient, ce n'est peut-être pas plus mal in fine...
Une lecture émouvante.

« À ma connaissance, le seule chose qui ne donne pas la gueule de bois et met entre parenthèses la mort - comme la vie - c'est le sexe. Son effet foudroyant réduit tout en décombres. Mais ça ne dure que quelques instants ou, tout au plus, si vous vous endormez ensuite, quelques heures. Puis les meubles, les vêtements, les souvenirs, les lampes, la panique, la tristesse, tout ce qui avait disparu happé par une tornade pareille à celle du magicien d'Oz redescend et reprend sa place exacte, dans la chambre, dans la tête, dans le ventre.
De la mort, nous avions beaucoup discuté ensemble, mais jamais nous n'avions envisagé que cette salope emporterait d'abord ta tête avant de prendre plus tard aussi tout le reste, qu'elle ne te laisserait que quelques lambeaux de lucidité intermittente qui ne serviraient qu'à te faire souffrir davantage.
L'expression de l'émerveillement est l'une des plus difficiles à feindre et disparaissent les espoirs, les véritables espoirs, ceux de l'enfance, et qu'ils sont remplacés par de simples désirs.
La force physique des hommes ne devrait servir qu'à nous donner du plaisir, à nous presser jusqu'à ce qu'il ne reste plus une goutte de tristesse, ni de peur à extraire de nous.
Il y a des hommes qui n'ont pas de radar sexuel, ou qui ne s'en servent pratiquement jamais, seulement lorsqu'ils en ont besoin, et ensuite ils l'éteignent. D'autres qui le gardent branché en permanence, même pendant le sommeil, dans la queue du supermarché, devant un écran d'ordinateur, dans la salle d'attente du dentiste, tournant sur lui-même follement, émettant et recevant des ondes. La civilisation survit grâce aux premiers, le monde grâce aux seconds. 
Nous entreprenons le voyage à Cadaquès, qui ressemble toujours à une expédition. Assis à l'arrière, ils y a les trois enfants, Edgar, Nico et Daniel, le fils de Sofia, à côté Ursula, la baby-sitter. Je conduis et Sofia joue la copilote. Je continue à trouver bizarre et un peu absurde que ce soit moi qui dirige tout ça., moi qui décide de l'heure de départ, tienne le volant, donne les instructions à Ursula, choisisse les affaires que vont emporter les enfants. D'un moment à l'autre, je vais être démasquée et envoyée avec eux sur la banquette arrière, me dis-je en les observant dans le rétroviseur qui rient et se disputent tout à la fois. En tant qu'adulte, je suis une imposture, tous mes efforts pour quitter la cour de récréation sont des échecs retentissants, j'éprouve exactement ce que j'éprouvais à six ans, je remarque les mêmes choses, le petit chien monté sur ressorts dont la tête apparaît et disparaît à la fenêtre d'un rez-de-chaussée, le grand-père qui donne la main à son petit-fils, les beaux mecs avec le radar branché, l'éclat du rayon de soleil sur mes bracelets cliquetants ...
J'ai un hurlement en moi, qui d'habitude, pendant la journée, me laisse tranquille, mais la nuit lorsque je m'étends sur mon lit et que j'essaie de dormir, il se réveille et commence à rôder, comme un chat furieux, il me lacère la poitrine, crispe mes mâchoires, me cogne les tempes.
Nous finirons en étant qui nous sommes, la jeunesse , la beauté ne servent qu'à nous camoufler pendant un certain temps. 
Je crois que je commence à entrevoir le visage qu'auront mes amis, j'ignore tout de celui qu'auront mes fils, il est trop tôt, la lumière de vie se déverse en eux à flots, ils réverbèrent, et j'ose à peine regarder le mien du coin de l'oeil, de loin. Le tien, maman, a disparu derrière le masque dont la maladie t'a affublée. J'essaie chaque jour de revoir ton visage, de traverser les dernières années et de me retrouver face à ton véritable regard, avant qu'il ne se pétrifie. C'est comme si l'on avançait un marteau à la main et que l'on démolissait à mesure des murs. C'est ça qui arrive aussi avec la tristesse qui se dépose sur nous et nous recouvre peu à peu, pareille à de très fines couches de verre crissant. Nous sommes comme le petit pois du conte, enfoui sous mille matelas, une lumière brillante qui scintille faiblement. Comme dans les contes, seul l'amour véritable, et encore pas toujours, parvient à mettre fin au chagrin. Le temps émousse toute peine, de la même manière qu'il nous affaiblit peu à peu, comme un dompteur de fauves.
Je ne serai plus jamais regardée par tes yeux. Lorsque le monde commence à se dépeupler des êtres qui nous aiment, nous nous transformons peu à peu, au rythme des morts, en inconnus. Ma place dans le monde était dans ton regard et cela me paraissait si incontestable et éternel que je ne me suis jamais inquiétée de vérifier où elle se trouvait. [...] Ça ne me plaît pas d'être orpheline, je ne suis pas faite pour la tristesse. Ou peut-être que si, peut-être que je suis à la mesure exacte du chagrin, peut-être est-il désormais le seul vêtement qui m'aille. 
Tout l'amour de mes amis et de mes enfants ne suffit pas pour que je puisse résister aux violentes rafales de ton absence, j'ai besoin d'être agrippée à un homme pour ne pas être emportée dans les airs. On dit que la plupart des femmes cherchent leur père à travers les hommes, moi, c'est toi que je cherche, je le faisais même de ton vivant. N'importe quel psychiatre malhonnête s'en mettrait plein les poches, mais le mien s'entête seulement à me faire chercher du travail.
La première couronne que nous perdons , et peut-être la seule impossible à récupérer, est  celle de la jeunesse ; celle de l'enfance ne compte pas, parce que, enfants, nous sommes inconscients de l'incroyable butin d'énergie, de force, de beauté, de liberté et d'innocence qu'au terme de quelques années nous aurons amassé, et que les plus chanceux d'entre nous dilapideront sans compter.
Un jour, nous parlerons longuement de toi. Je commence à respirer mieux et je ne fais presque plus de cauchemars, certains jours je sens voleter au-dessus de ma tête de la poussière de fées, pas beaucoup et pas très souvent, mais c'est un début. »

Quatrième de couverture

C'est l'été, la saison préférée de Blanca. Après le décès de sa mère, elle quitte Barcelone pour s'installer dans la maison de vacances familiale de Cadaqués. Sur cette terre riche des souvenirs de son enfance, sous le soleil de la Méditerranée, elle cherche l'apaisement. Mais elle ne part pas seule, une troupe disparate et invraisemblable l'accompagne : ses deux ex-maris, les fils qu'elle a eus d'eux, ses amies Sofía et Élisa, son amant Santi et, bien entendu, sa mère défunte, à qui elle ne cesse de parler par-delà la mort, tant cette disparition lui semble difficile et inacceptable. Les baignades, les promenades en bateau et les siestes dans le hamac vont se succéder, tout comme ces longs dîners estivaux au cours desquels les paroles s'échangent aussi facilement que les joints ou les amours. Les souvenirs affleurent alors, faisant s'entrelacer passé et présent. Blanca repense à cette mère fantasque, intellectuelle libre et exigeante, qu'elle a tant aimée et tant détestée. Elle lui écrit mentalement une lettre silencieuse et intense dans laquelle elle essaie de faire le bilan le plus honnête de leur relation douloureusement complexe. Elle lui dit avec ses mots tendres, drôles et poignants que face à la mort elle choisit l'élégance, la légèreté, la vie. Elle lui dit qu'elle choisit l'été et Cadaqués car elle sait que ça aussi, ça passera. Livre événement de la Foire de Francfort 2014, traduit et publié dans une trentaine de pays, ce deuxième roman de Milena Busquets est un petit prodige d'équilibre et d'intelligence.

« Comme une Françoise Sagan contemporaine avec la spontanéité aigre-douce d'un Woody Allen. » The Bookseller

« Un roman intense dans une prose délicieuse, à la fois poignant et terriblement drôle. »  
Vis Molina, El cultural.

« Brillant, lucide, poignant, le souvenir nu et blessé d'un adieu. »  Juan Marsé

Éditions Gallimard, Collection Du monde entier, avril 2015
176 pages
Traduit de l'espagnol par Robert Amutio



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