mardi 10 mars 2020

Fils du feu ★★★★★ de Guy Boley

Un vent de talent a soufflé sur ces pages...riches de mots brillants, de mots volés aux ans, aux embruns et au temps. 

Des descriptions à couper le souffle qui sentent bon le parfum du linge battu par les lavandières ; on y entend les scansions de la forge ; elles nous transportent dans un monde qui n'existe plus, celui de la France rurale des années 60.
Années charnières marquées par les débuts du capitalisme : les vies ouvrières qui doivent s'adapter à un nouvel âge de faire.
« ...n'importe quel béotien est capable de jouer aux apprentis sorciers tant dans la ferronnerie, la serrurerie, la plomberie, la menuiserie, que dans le salut de son âme. On peut enfin, miracle du progrès, acheter sa vie en kit. [...] Le capitalisme est né, a écrit en substance Karl Marx, quand on a enlevé à l'ouvrier son outil de travail. Peut-être Marx a t-il écrit : quand on lui a volé son outil, et non enlevé. Il faudrait vérifier. » 
Un gosse sensible, un peu morose nous raconte son enfance, son entourage : Monsieur Lucien aux joues flasques, maman et ses fourneaux, Fernande et ses mots creux, grand-mère qui n'a pas son pareil pour dépiauter et faire cuire les grenouilles, papa et son enclume, Jacky , le ténébreux taiseux, Marguerite-aux-Oiseaux et sa purée au jambon ; des personnages attachants, hauts en couleur.
Une enfance chaleureuse qu'un drame viendra ternir... 
Guy Boley met des mots sur le chagrin, l'absence, la folie, sur son passé  que l'on devine à la forge, non loin d' étendoirs à linge, sur la beauté également. 
« [...] je sais désormais que toute ma vie durant, toute ma vie de peintre, je n'ai rien fait d'autre, artistiquement parlant, que de peindre cela : [...], le chagrin de papa, la folie de maman, la forge en feu, les grenouilles mortes, le dépôt, les cheminots, tout ce passé, tous ces dieux fous qui grouillaient et grouillent encore en moi ; et surtout, lumière d'entre les lumières qui dans cet amas d'ombres illumine ou éclabousse chaque toile : l'absence de Norbert. »
La peinture comme une thérapie ; les mots aussi.
Un parcours initiatique émouvant, un très beau témoignage, sincère, servi par une très très belle plume.

« Qu'allez-vous faire ?
 
Voulez-vous quitter votre frère ?L'absence est le plus grand des maux.
 
JEAN DE LA FONTAINE
Les deux pigeons
Les scansions de l'enclume forment l'alexandrin, les rythmes des marteaux sont ceux du corps humain, ça cogne, ça tape, ça claque, ça broie, ça bat, et déjà l'on pressent, lorsque l'on a cinq ans, qu'on n'en a pas fini avec nos ventricules, nos lyrismes hugoliens et nos histoires d'amour, tant qu'il restera de la braise et du coke en fusion au creux de nos veines caves, tant qu'on aura la force de forger des armures pour protéger l'adulte, ce roitelet débonnaire sommeillant sous l'enfance.
Le printemps cette année-là, allez savoir pourquoi, s'était pris pour un 14 juillet, avait allumé tous les pétards et les feux d'artifice enfantés par une sève explosive, et du brin d'herbe jusqu'au faîte des arbres, ça claquait de partout : feuilles, fleurs, rameaux, étamines, tiges, hampes, bourgeons, pétales, pistils brûlaient autant qu'un fer rougi à blanc, projetant autour d'eux es bouquets chatoyants ; les arbres fruitiers, devançant les figures de carnaval, se maquillaient déjà de couleurs arrogantes ; les arbustes dégoulinaient de guirlandes roses, fuchsia, mauves ou violettes ; et la végétation qui rampait encore, à cette époque, aux portes de la ville, éclaboussait les pierres gris-bleu des maisons et ornaient leurs façades de flaques fauves tandis qu'un soleil en gerbe piquait leurs toits de pointes impressionnistes. Et moi, enfant de cinq, six, sept ou huit ans,  assis dehors sur un petit banc de bois ou sur un amas de barres de fer rouillées, regardant le paysage en écoutant les bruits de la forge, il me semblait que c'étaient eux, Jacky et papa, qui à grands coups de marteau  faisaient éclore tout cela puisque la nature, semblable au fer travaillé sur l'enclume, n'était plus elle aussi, qu'un grand choc de lumière et de matière.
Le vent d'est traînait par la crinière des lambeaux de consonnes teutonnes, de voyelles latines, d'empreintes sumériennes, cunéiformes ou coptes, mais de tout ce passé, les femmes n'en avaient cure. Tout ce qu'elles savaient, c'est qu'il était venu en passant par-dessus le dépôt et qu'il emportait dans traîne, entre ses doigts, dans sa grande gueule de vent, cette suie noire, épaisse, collante, que crachaient les locomotives, sans omettre les scories des tacots, les poussières des tenders, les étincelles des cheminots qui soudaient, meulaient, brasaient, forgeaient, et qu'il posait tout ça, tapis de deuil, amas de crasse, sur les tuiles, sur les rebords de fenêtres, les perrons, les murets, et surtout, épicentre de cette ecphrasis, sur l'impeccable linge que l'on venait juste de mettre à sécher dehors, au pâle soleil d'hiver.
Allez-y Marguerite, j'aime quand vous riez.Marguerite-des-Oiseaux, allez-y et riez.Riez, riez, riez Marguerite-des-Oiseaux !Riez comme un goret, riez comme une crécelle, riez comme une folle puisque votre fils est mort.
Il faut bien que toutes les horreurs du monde enfantent des printemps si nous voulons durer au-delà du chagrin.
Je l'aimais bien ce monde féminin de linge et de lingerie, ce monde clos de buée, ces grosses cuves à eau où l'on bouillait, brassait, touillait les draps, ces baquets de lavage où se mêlaient cendre et suif, ces maelströms de lin, de couleurs ou d'écru, ces cotons qui cloquaient, ces bulles de savon, l'odeur des lessives, la torsion des mains, la sueur des femmes, ce linge que l'on battait comme l'on fesse un vaurien, que l'on secouait dans de grands claquements, et la beauté sans nom de leurs drapés flamands quand on les laissait choir. 
[...]
Je devais m'écarter, puis agaçant les femmes, quitter sans barguigner cette pièce enfumée nommée chambre à lessive ; alors j'allais dans la cour, m'asseyait au mitan du muret et m'amusais tout seul avec les pinces à linge. Je leur ouvrais le bec d'une simple pression et les faisais parler, mordre, rire ou bailler, selon qu'elles devenaient humaines, gorgones, fantômes, licornes ou crocodiles. 
[...]
Puis je me rasseyais sur mon muret, prêtais l'oreille : les tintements des gouttes qui s'écoulaient du linge et s'écrasaient sur le ciment rugueux , les bruits de la forge au loin, les tchoutchous du dépôt, les cris ou les ahans de quelques cheminots, les oiseaux, les rares autos de l'époque ; je n'en demandais pas plus , dans le fond, à la vie.
Depuis, moi l'adulte, l'ex-enfant taciturne dépourvu de boules Quies, de coton, de walk-man, de femme, d'enfant, mais riches de mots brillants, de mots volés aux ans, aux embruns et au temps, riche de claques assénées aux toiles et aux pigments, je vis avec un stéthoscope collé à la porte / au mur / au plancher / au papier peint / à la poussière / aux cris / aux silences, et j'entends, à la façon d'un coeur qui ne battrait qu'une fois, un coup de poing se ficher dans une joue, j'entends comme un marteau sur une enclume de chair, une grenouille dans un seau qui s'appelle maman , et je tremble et je tremble, comme saules sous le vent.
Un rectangle de silence et de vide avec lequel je devrai désormais regarder le monde. Un écran de plus entre la vie et moi. Un trou aussi profond et puant que celui des latrines de l'école ; un ventre de femme rempli de vide, et de merde, et de mort.
Tout le reste n'a aucune importance et fut d'une banalité à faire pleurer les pierres : des pardessus en deuil, des adultes larmoyants, des mots creux à la pelle, des tentures et des cris, des rubans de crêpe noir, un caveau grand ouvert, des cercueils empilés, quelques pelletées de terre, des couronnes mortuaires. Des statuettes d'angelot.
Et Jacky le taiseux, le secret, le docile et le doux, devient soudainement d'une beauté terrifiante : les maxillaires noués et les deux yeux de braise, les poings serrés au bout de ses longs bras veineux, le cou gonflé et prêt à exploser, il se transforme en une statue de bronze qui s'avance vers papa, qui s'arrête face à lui, visage contre visage, plante ses yeux dans les siens, l'empoigne rudement par un revers de chemise, lui hurle aux oreilles qu'on ne frappe pas une femme, puis ferme son poing droit, le brandit vers le ciel, bande ses muscles et crie une fois encore avec une telle puissance que se tendent comme un arc d'acier les veines de son cou, de ses yeux, de ses tempes, puis rabaisse son bras comme un qui va frapper et assène dans le vide son poing lourd et fermé en émettant un râle sauvage et guttural, frissonne de colère, recule d'un pas, toise avec mépris le visage de son compagnon de feu et plutôt que de le frapper arrache violemment son lourd tablier de forge et le lui jette au visage comme une gifle ou un crachat.
Le capitalisme est né, a écrit en substance Karl Marx, quand on a enlevé à l'ouvrier son outil de travail. Peut-être Marx a t-il écrit : quand on lui a volé son outil, et non enlevé. Il faudrait vérifier. Quoiqu'il en soit, enlevée ou volée, c'en est fini de l'enclume , c'en est fini de la forge. Ce sont pourtant des années que l'on nommera Glorieuses : le roi nommé crédit distribue à la volée de pleines poignées de billets permettant d'acheter des meubles en aggloméré, des tables en Formica, de la vaisselle transparente en Pyrex, des oreilles de Mickey et des Général De Gaulle en forme de tire-bouchon. Et ça consomme plein pot, dehors comme dedans, du sous-sol jusqu'au grenier, sans oublier les réfrigérateurs qui dégueulent déjà cellophanés sans saveur, sans odeur, sans effort à fournir pour les servir à table. Les banques font fonction de bibliothèques et l'on signe au bas d'un carnet de chèques pas moins fier que Balzac signant une de ses œuvres.Mais nous, éternels orphelins le coeur couvert de suie, nous ne profitons même pas de ce luxe nouveau. Papa a démâté et maman éplorée est en train de naufrager à l'intérieur d'elle-même.
La complainte du progrès, on connaît la chanson ; on n'en écrira pas les couplets. Le confort de la laideur a pris la place de l'inconfort du beau. On consacre l'inutile, on glorifie le gadget, qu'importe que Dieu soit mort ou juste à l'agonie : on a des pinces à sucre, des bigoudis chauffants. On ne construit plus d'arc, tous les Indiens sont morts ; et morts l'accordéon et la valse musette, les complaintes à deux sous, les trilles des oiseaux, les pas des cheminots, les scansions de la forge et les sons du dépôt : morts, morts, morts. Armés de morts qui ne vient éveiller aucun chevalier teuton, aucune walkyrie. Tout fout le camp...
Ma seule consolation vient du fait que j'ai grandi et qu'on ne me contraint plus, désormais, à embrasser Monsieur Lucien sur ses joues flasques. On m'a autorisé, chaque matin, à lui serrer la main. La lui serrer virilement, de poigne à poigne, comme on le fait entre hommes. Cela devrait me réjouir et me greffer au coeur une ardeur nouvelle, m'ouvrir lumineusement les portes d'un avenir un peu moins terne et mou. Hélas, rien ici-bas ne se passe comme on l'aurait souhaité, l'histoire ne sait que piétiner, et je passe sans grande surprise du statut d'enfant taciturne à celui d'adolescent morose : Monsieur Lucien a les mains flasques.
Car elle était ainsi, maman [...]. C'était assez fréquent qu'elle fuit la réalité et qu'elle se mette à vivre de l'autre côté de l'écran.
Je lisais comme certains boulimiques se gavent de nourriture  [...] à outrance, de façon névrotique, je me suis enfermé à l'intérieur des pages comme derrière des barreaux.
À chaque fois que j'achève de tendre une toile sur un cadre et d'installer palettes, pinceaux, brosses, couteaux, tubes et pigment en un ordre immuable tel qu'il s'est de lui-même instauré dès ma première oeuvre, ce ne sont jamais le thème, l'envie, la motivation intérieure, le mouvement rectiligne ou circulaire de ma main droite sur la toile qui vont me surprendre. La question qui m'intrigue et dont la réponse à chaque fois m'émerveille est celle-ci : d'où va surgir la lumière ? De quel amas de matières, de quel coin du tableau, de quel endroit de moi-même, de quel passé, de quelles insoupçonnables profondeurs, de quelle victoire, quelle défaite, quelle joie ou quelle couleur ? »

Quatrième de couverture

Nés sous les feux de la forge où s’attèle leur père, ils étaient Fils du feu, donc fils de roi, destinés à briller. Mais l’un des deux frères décède précocement et laisse derrière lui des parents endeuillés et un frère orphelin. Face à la peine, chacun s’invente sa parade : si le père s’efface dans les vagues de l’ivresse, la mère choisit de faire comme si rien ne s’était passé. Et comment interdire à sa mère de dresser le couvert d’un fantôme rêvé ou de border chaque nuit un lit depuis longtemps vidé ? Pourquoi ne pas plutôt entrer dans cette danse où la gaieté renaît ? Une fois devenu adulte et peintre confirmé, le narrateur, fils du feu survivant, retrouvera la paix dans les tableaux qu’il crée et raconte à présent. Ainsi nous dévoile-t-il son enfance passée dans une France qu’on croirait de légende, où les hommes forgent encore, les grands-mères dépiautent les grenouilles comme les singes les bananes, et les mères en deuil, pour effacer la mort, prétendent que leurs fils perdus continuent d’exister.
Dans une langue splendide, Guy Boley signe ainsi un premier roman stupéfiant de talent et de justesse.

Éditions Grasset, août 2016
Grand Prix SGDL du premier roman
Prix Georges-Brassens 2016
Prix Millepages
Prix Alain-Fournier
Prix Françoise-Sagan 2017
Prix du Métro Goncourt (Folio)

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