lundi 30 mars 2020

La Grande Escapade ★★★★☆ de Jean-Philippe Blondel


Un doux parfum de nostalgie accompagne ces pages. C'est tout une époque qui est décrite. Les personnes qui avaient dix ans  dans le milieu des années 70 s'y retrouveront, et apprécieront peut-être encore davantage cette lecture, car elle pourrait assurément raviver quelques souvenirs ! 
Je suis de la génération qui a suivi, mais ayant vécu mon enfance en casernement, certains passages de ce livre m'ont fait sourire et ont rappelé à moi quelques beaux moments d'aventures avec la construction de cabanes et de "bêtises" entre enfants de la caserne.  
« Les rejetons des locataires du groupe scolaire et leurs voisins immédiats forment une bande plus ou moins hétéroclite qui vadrouille du jardin public au terrain vague situé derrière les bâtiments, descend parfois jusqu'au supermarché au bout de la rue Denis-Diderot, déambule, passe d'une cour à l'autre, organise des jeux, des tournois, des courses et laisse aux parents une paix royale jusqu'à dix-huit heures trente, heure à laquelle tous les enfants doivent impérativement rentrer chez eux afin d'y être dûment shampooinés et récurés. C'est une bande aux contours flous, qui ne compte aux jours creux que trois ou quatre membres mais dont le nombre peut monter jusqu'à neuf ou dix lors des vacances scolaires. Ça rit, bouillonne, éructe, crie, se chamaille, s'insulte, se bat, se rabiboche, méprise le danger et les trouillards.  »
Jean-Philippe Blondel évoque une époque aujourd'hui révolue : les écoles sont mixtes, les professeurs ne sont plus logés dans l'enceinte des établissements, les hommes ne sont plus les seuls à mener la danse, les femmes sont elles aussi aux commandes.
Un beau moment de lecture; je comprends qu'elle ait suscité des engouements et notamment celui d' Yves "mon" libraire ;-) 

« Les rejetons des locataires du groupe scolaire et leurs voisins immédiats forment une bande plus ou moins hétéroclite qui vadrouille du jardin public au terrain vague situé derrière les bâtiments, descend parfois jusqu'au supermarché au bout de la rue Denis-Diderot, déambule, passe d'une cour à l'autre, organise des jeux, des tournois, des courses et laisse aux parents une paix royale jusqu'à dix-huit heures trente, heure à laquelle tous les enfants doivent impérativement rentrer chez eux afin d'y être dûment shampooinés et récurés. C'est une bande aux contours flous, qui ne compte aux jours creux que trois ou quatre membres mais dont le nombre peut monter jusqu'à neuf ou dix lors des vacances scolaires. Ça rit, bouillonne, éructe, crie, se chamaille, s'insulte, se bat, se rabiboche, méprise le danger et les trouillards. 
La réalité, c'est aussi que les femmes qui cumulent les statuts d'épouse, d'employée domestique et de maîtresse d'école n'ont guère le loisir de se consacrer à leur progéniture, qui ne semble d'ailleurs pas se plaindre de cette absence de surveillance rapprochée. Chacun sa place et les vaches seront bien gardées [...] Et mieux vaut ne rien savoir que de vivre dans la crainte.
Christian a entendu parler, au printemps, d'une réunion informelle de mères souhaitant « faire le point » sur l'avenir de leurs bambins scolarisés à l'école maternelle. [...] Depuis quand les parents se mêlent-ils de ce qui se passe à l'école ? « Ils sont bien contents de nous les refiler toute la journée, ils ne le supporteraient pas, leurs mioches» [...].
Parfois les adultes ignorent le poids qu'ils peuvent avoir sur la destinée des enfants qui ne sont pas les leurs.
Il pense qu'un métier qui devint une passion n'est plus un labeur mais une façon de vivre et d'envisager le monde. 
Ils avaient au départ jeté leur dévolu sur le Népal, mais pays est paraît-il devenu le point de chute de tous les drogués de la Terre et il flotterait en permanence dans l'air l'odeur de la marijuana. Gérard Lorrain enrage - les hippies sont vraiment la lie de la planète, d'autant que sous des airs de vouloir protéger l'environnement,ils se soucient peu de leurs détritus et saccagent tout sur leur passage. 
La seule chose que Geneviève reproche à Robert, c'est son prénom - et accessoirement toute la belle-famille qui va avec, oncles, tantes, cousins, tous employés dans les bonneteries de la ville, conspuant les fonctionnaires, tous ces porcs payés à rien foutre, surtout les instits et les profs, avec leurs deux mois et demi de vacances l'été, des vrais fainéants. 
Passe encore qu'on se morfonde devant un amour inassouvi en se rendant compte qu'on a raté sa vie, mais qu'on fasse en sorte de rattraper le temps perdu, et puis quoi encore ? On est sur cette terre pour souffrir. On est responsable de ses choix. On les assume? Sinon, c'est la chienlit. Toutes ces femmes qui plaçaient leur recherche du plaisir avant leur moralité, c'en était trop. Quelqu'un devait leur rappeler leur rôle et leur devoir, et le destin l'avait choisie elle, Geneviève Coudrier, comme fer de lance de ce nouvel ordre moral. Alors qu'ils s'embrasseraient à pleine bouche et en plein Paris, elle se posterait à côté d'eux et se raclerait la gorge. Elle pouvait déjà anticiper le frisson de bonheur qui la parcourait lorsqu'elle verrait la tête des deux amants confondus.
Dans sa robe d'été, Geneviève Coudrier frémit - et aujourd'hui, ce ne sont pas les imperfections éventuelles, horreurs lexicales, confusions grammaticales qui lui hérissent les poils. Que nenni. Cette fois, Geneviève Coudrier se laisse pénétrer par les ors du style et l'implacable beauté des vers. Auprès de La Fontaine, elle devient ce roseau qui plie sous les assauts du vent. Elle imagine son corps soumis aux éléments violents tandis qu'elle résiste, fière et imperturbable, courbant à peine l'échine sous les courants d'air. Pour Verlaine elle est cette âme aux paysages choisis où s'en vont dansant masques et bergamasques (la petite Marie-Dominique Lepreau articule fort bien, par ailleurs, et ne commet aucune erreur qui puisse gêner la compréhension, note un coin du cerveau de Geneviève, qui n'a pas encore totalement perdu le nord). S'ensuivent des visions de Venise, de loups, de costumes et de paravents derrière lesquels Geneviève ne s'aventure pas, parce que, brutalement, la voilà qui rougit et revient à la réalité de samedi après-midi de juin.
[...] quand je pense à tous ces apprentis révolutionnaires de Mai 68 qui croyaient et croient souvent encore que les ouvriers tiendront le haut du pavé et que la Révolution est en marche alors que la  seule chose qui ne marche pas, mais court, vole, s'envole, c'est la consommation et que la consommation est au coeur même du capitalisme et que tous ces pourfendeurs du "système", comme ils aiment se nommer, sont les premiers à se jeter sur le nouveau disque de leurs idoles ou sur des habits produits à l'étranger et vendus ici avec une marge dont aucun distributeur n'oserait rêver, ils ne comprennent pas qu'ils sont les dindons de la farce, pris dans un piège qui les dépasse et que nous, vous et moi si vous me rejoignez, Janick, mais j'ai confiance, je sais que vous le ferez, même si votre mari clame son appartenance à la gauche, que vous et moi donc nous organiserons.
Faire un tour. Marcher dans cet environnement désert pour le moment. Tenter de remettre une vie en marche et de trouver une direction. Jusqu'à il y a peu, tout semblait si simple. On écoutait des parents. On tentait de les dépasser. On amassait de l'argent et des responsabilités parce qu'on accomplissait bien les tâches qui nous incombaient. On montait tranquillement l'échelle sociale, tous ensemble, le confort dans les logements, l'eau chaude, les cuisinières électriques, la machine à laver, le monde entier marchait vers un avenir meilleur où les hommes et les femmes auraient davantage de temps à consacrer à leurs loisirs. Parfois, oui, il y a avait des mouvements révolutionnaires, des insurrections, des centaines de morts dans les pays d'Amérique latine ou d'Asie, un mois de mai révolté en France, mais, bon an mal an, dans leurs rafiots, les hommes tenaient plus ou moins le cap. Et puis, il y avait eu, quoi, un raté, une faiblesse, on avait failli tomber et en se relevant, on avait remarqué que le monde s’était légèrement modifié. On s'était  dit que ce n'était pas si grave, tout semblait avoir repris sa place, mais très vite il avait fallu se rendre à l'évidence, les lignes avaient bougé, révélant des failles, des gouffres, des abîmes, de nouvelles aspirations se faisaient jour, des revendications, des décisions. Reine Esposito se mettait à courir le long des murs de briques en hurlant qu'elle voulait être prise, là, maintenant. Geneviève Coudrier se détachait de l'encoignure dans laquelle on pensait qu'elle resterait à exister pleinement. Janick, guidée par un  patron soudain devenu mentor , tirait des plans sur la comète et transformait le quotidien en piste aux étoiles. Aucune de ces femmes ne lui demandait rien - elles s'imposaient, dans la démence ou dans l'assurance tranquille, et elles souriaient en ajoutant que le monde ne serait plus jamais le même. Les écoles étaient mixtes. Des inspectrices remplaceraient bientôt les inspecteurs et viendraient s'installer au fond des salles de classe pour juger du travail effectué. Gérard Lorrain et ses amis randonneurs deviendraient en quelques années une survivance, un morceau de cet univers où jadis les hommes pensaient qu'ils menaient la danse. »

Quatrième de couverture

La Grande Escapade raconte l’enfance - un territoire que Jean-Philippe Blondel a jusqu’à présent refusé d’explorer dans ses romans. Les années 70, la province, l’école Denis-Diderot en briques orange, le jardin public, le terrain vague. Et surtout, les habitants du groupe scolaire. Cette troupe d’instits qui se figuraient encore être des passeurs de savoir et qui vivaient là, avec leurs familles.

1975-1976 ou des années de bascule : les premières alertes sérieuses sur l’état écologique et environnemental de la terre ; un nouveau président de droite qui promet de changer la société mais qui nomme Raymond Barre premier ministre ; les femmes qui relèvent la tête ; la mixité imposée dans les écoles...

Il y a les Coudrier, les Goubert, les Lorrain et les Ferrant ; il y a Francine, Marie-Dominique et Janick. Il y a des coups de foudre et des trahisons. De grands éclats de rire et des émotions. Tous les personnages sont extrêmement incarnés. On y est ! Dans l’ambiance et le décor. Et le lecteur peut suivre, page après page, Jean-Philippe Blondel qui nous fait faire le tour du propriétaire de ce monde d’hier.

Éditions Buchet Chastel, août 2019
266 pages

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