vendredi 25 février 2022

Seule en sa demeure ★★★★★ de Cécile Coulon

Un domaine au coeur de la mystique Forêt d'Or, « retranché dans ses bois aux cornes de brume, aux pattes racineuses, aux chemins enfoncés dans la terre comme des plaies », un domaine dans lequel Aimée, la jeune et nouvelle épouse de Candre, riche propriétaire de celui-ci, sera accueillie comme une princesse, son mari et sa bonne, aux petits soins pour elle. Candre est un homme bon. Austère mais bon. Jamais un mot plus haut que l'autre, doux et aimant, proche de la nature et des animaux. Un être extraordinaire. Pourtant, Aimée ne se sent pas à l'aise dans cette demeure, l'inquiétude la gagne. Elle ne sait le définir, mais elle sent que quelque chose ne se passe pas comme cela devrait être ; l'attitude de ses hôtes peut paraître mystérieuse, l'ombre d'un fantôme y plane, les silences y sont prégnants, lourds de paroles secrètement enfouies. Les silences parlent, alourdissent l'atmosphère, et Cécile Coulon a réussi de nouveau à me happer, déchirée entre l'envie de voir tout l'amour qui, et c'est saisissant, inonde ces lieux, où la nature y est belle et sauvage, où la tendresse d'un homme semble pur, où l'on aimerait suspendre le temps, s'y promener, respirer, s'imprégner de cette poésie qui émane des géants épicéas encerclant ce domaine, et l'envie de savoir, de comprendre ce trouble diffus, cette atmosphère oppressante, cette angoisse perceptible, bien ancrée dans ces pages. Le dernier quart, je l'ai dévoré, tournant les pages à une allure effrénée, espérant le velours là où les épines s'élevaient inaltérablement. 
Aimée, Emeline, Angelin, Candre ... de beaux noms qui ont bercé ma lecture. 
Lecture coup de cœur.
Impossible à lâcher. 
Sublime.
Moins viscérale et foudroyante qu' Une bête au paradis, mais tout aussi empreinte de poésie et de mystères. 
Merci Cécile Coulon. Merci.
« Les arbres chuchotèrent jusqu'à l'aube, car tout se passe toujours la nuit, les grands événements se cachent des lumières vives, craignant d'être brûlés. »

« - Dieu a créé l'homme et les animaux terrestres le même jour, répondit-il. Il n'y a aucune raison que je les traite différemment. Sans compter qu'on n'est jamais trahi par un cheval, un cochon ou une abeille. »

« Voilà trois fois qu'ensemble ils parcouraient les terres du clos Deville, qu'ils entraient et sortaient de la salle à manger, du petit salon, qu'ils remontaient l'allée jusqu'au portail, et voilà trois fois qu'Aimée remarquait que Candre ne laissait en sa demeure aucune trace de son passage. Ses chaussures ne modifiaient ni la terre, ni le sable, ni les dalles. Sa main ne plissait pas le linge, les couvertures, les drapés. Ses chevaux attendaient à l'entrée, leurs sabots ne creusaient pas la route ni n'abîmaient les travées du clos. Les roues de son cabriolet ouvert, même par temps de grand vent, laissaient au chemin une ligne légère qui s'effaçait dans la seconde. 
Tout en lui et de lui s'évanouissait. Candre semblait de ce monde comme le sont les animaux sauvages. Il vivait dans la mémoire des autres, dans leurs conversations et leurs paroles. Il héritait de sa famille une histoire dramatique, et vivait chaque jour selon les consignes de son Dieu et les horaires de ses ouvriers. Fin d'esprit, employant avec mesure la repartie non comme une attaque mais comme un bouclier contre les gaillards tels que le cousin d'Aimée, Candre se protégeait, et cela plut à Aimée. Elle avait grandi auprès d'hommes de guerre, de vaillants, à la voix haute, des hommes de force, et soudain Candre semblait si différent, si féminin. Il n'avait ni les manières ni le ton d'une femme ou d'une jeune fille, mais sa façon de ne jamais se mesurer à ses semblables, de vivre selon la loi au-dessus d'eux le rapprochait d'Aimée. »

« A Genève, les rues étaient larges, les manteaux longs et le soleil cuisait les façades. Ici, il lui semblait que les hommes se ratatinaient sous les branches, que les arbres effleuraient la maison comme des animaux sauvages flairent une proie. Le sentiment de liberté qu'elle avait ressenti sur la route s'estompa, et le désir profond, impérieux, de se soumettre à ce lieu la submergea. »

« Dans la joie de son élève, dans sa voix où se mêlaient l'excitation de la nouveauté et l'émotion du souvenir d'enfance, Aimée attendait d'elle une chose que sa professeure n'avait pas l'habitude de donner : un refuge. »

« Cette nuit-là, Aimée s'endormit [...], draps défaits. Les arbres chuchotèrent jusqu'à l'aube, car tout se passe toujours la nuit, les grands événements se cachent des lumières vives, craignant d'être brûlés. »

« Aimée, en montant l'escalier, avait pensé que la mort aurait envahi la chambre. Elle se trompait : seule l'absence nichait dans cette pièce aux murs verts. La mort, elle, attendait dehors qu'on lui amène enfin son nouveau passager. »

Quatrième de couverture

« Le domaine Marchère lui apparaîtrait comme un paysage après la brume. Jamais elle n'aurait vu un lieu pareil, jamais elle n'aurait pensé y vivre. »

C'est un mariage arrangé comme il en existait tant au XIXe siècle. À dix-huit ans, Aimée se plie au charme froid d'un riche propriétaire du Jura. Mais très vite, elle se heurte à ses silences et découvre avec effroi que sa première épouse est morte peu de temps après les noces. Tout devient menaçant, les murs hantés, les cris d'oiseaux la nuit, l'emprise d'Henria la servante. Jusqu'au jour où apparaît Émeline. Le domaine se transforme alors en un théâtre de non-dits, de désirs et de secrets enchâssés, « car ici les âmes enterrent leurs fautes sous les feuilles et les branches, dans la terre et les ronces, et cela pour des siècles ».

Éditions Gallimard, juin 2021
418 pages

mercredi 23 février 2022

Au temps des requins et des sauveurs ★★★☆☆ de Kawai Strong Washburn

La magie s'invite dans le récit de cette famille hawaïenne. Le primo romancier nous plonge au coeur des tourments de celle-ci. Entre quête d'avenir, d'espoir et d'argent, c'est une plongée plutôt surprenante qui nous attend et nous présente une île d'Hawaii bien loin de celle affichée sur les cartes postales paradisiaques. 
Le lecteur entend, écoute les voix des membres de cette famille, qui tour à tour, s'expriment et partagent leurs émotions, leurs questionnements aussi. Et nous, lecteurs, avec eux, subissons l'accueil froid et austère réservé aux Hawaïens sur le continent américain, nous émouvons devant la détermination d'une mère. On s'interroge également sur comment trouver sa place dans une fratrie, sur la pauvreté sur un territoire insulaire, sur les croyances auxquelles on s'attache coûte que coûte, sur les silences qui s'installent entre les membres de cette famille, qui pèsent et font mal...On sent l'espoir qui se perd peu à peu dans les entrailles de cette terre qui se révolte...
De très beaux passages, un premier roman remarquable, mais j'y ai trouvé quelques longueurs, je ne me suis pas toujours sentie dans l'histoire. La traduction y est certainement pour quelque chose, ou la fatigue ;-) je ne sais pas mais j'ai trouvé les parties très inégales et ma lecture n'a pas été aussi fluide que je l'espérais. Avec du recul, je pense que j'ai été moins sensible à la dimension symbolique. Néanmoins, je ne regrette absolument pas ma lecture, et la recommanderai pour tous ceux qui ont à coeur d'explorer la riche histoire culturelle d'Hawaii.

« Après les requins, pendant des nuits entières, ton père et moi nous nous sommes demandé ce qui allait arriver, ce que tu allais être. Je crois que ce jour-là, au cimetière, pour la première fois nous avons réellement pris la mesure de ce que tu étais. Si effectivement tu étais plus apparenté aux dieux qu'à nous - si tu étais quelque chose de nouveau, voué à refonder les îles, tous les anciens rois réunis dans le petit corps d'un garçon-, alors bien sûr ce n'était pas moi qui allais pouvoir t'aider à réaliser ton potentiel. Mon temps de mère ressemblait aux derniers hoquets de la chouette et bientôt tu allais devoir te défaire doucement de mon amour, le replier, l'enfouir dans le sol de ton enfance et avancer.
Je me souviens de m'être assise dans l'herbe, appuyée contre la poitrine de ton père. Les ombres s'étaient déposées sur l'eau du canal, et bien plus loin les lumières de Honolulu scintillaient. L'or de l'ultime vol de la chouette demeurait en moi même si la vision s'était depuis longtemps fondue dans l'obscurité. »
« La mort ressemblait exactement à l'image que je m'en étais faite, silence, vide et obscurité, et depuis cet endroit j'avais attiré l'éclair de la vie. »

« Combien de temps ai-je été assez stupide pour croire que nous étions indestructibles ? Mais c'est bien ce qui est ennuyeux avec le présent, il n'est jamais la chose qu'on tient dans la main, seulement celle qu'on observe, plus tard, depuis une distance si grande que le souvenir pourrait bien être une flaque d'étoiles aperçue derrière une vitre au crépuscule. »

« Des kilomètres de pente, je descends dans la vallée, déserte à part quelques touristes assez cons pour faire de la rando ici en hiver. Des buissons de hala, du sable gris et des rochers noirs en forme d'œufs grands comme des frigos. Tous ces haoles qui traînent au bord de l'océan, près du lac dégueu ou de la cascade glacée. Chaque fois ça me fait halluciner. Bienvenue à Hawaii, bande de débiles, posez vos culs sur des cailloux mouillés et mangez de la merde pour campeurs dans une vallée sans personne. »

« La partie de moi que mon corps a insufflée en toi, cette partie a fait de nous deux personnes inséparables qui partagent une seule âme. Je pense la même chose de tous mes enfants. Un père ne peut comprendre à quel point vous existez profond en nous, si profond que, où que vous alliez, un peu de moi demeurera toujours un peu de vous. Malgré toutes les nuits d'insomnies avec vos braillements affamés, malgré tous les trajets en voiture où vous n'arrêtiez pas de hurler, malgré les écorchures, les coupures et les après-midi de larmes au centre commercial, les nuits de fièvre pendant lesquelles je vous serrais contre ma poitrine et sentais les ailes de papillon de vos poumons qui luttaient contre la maladie, les taches de merde sur les draps à Noël et le poignet cassé le soir où nous avions réservé au restaurant pour notre anniversaire de mariage... malgré tout ça, il y avait toujours sous la surface une forme de perfection inouïe. Vos réveils dans le creux de mes bras, le blanc de vos yeux qui brillait de curiosité en absorbant la moindre nouveauté, et votre peau d'une douceur infinie qui pétrissait ma joue. Les rebords de fenêtres où je m'asseyais pour vous bercer. Le duvet de vos premiers cheveux sous mon nez quand je vous blottissais endormis contre moi. Votre visage qui s'éclairait devant la première chenille que nous trouvions dans la terre, vos couinements de rire lorsque nous vous soufflions sur le ventre, ou encore les jours où toute la famille s'agglutinait sous la couette à cinq heures du matin pour se rendormir, chacun buvant aux rêves des autres. Le monde entier était là, dans vos yeux, il irradiait de votre peau brune et parfaite. Tout redevenait neuf, sans arrêt. Ce qui me secouait était si sacré et si entier que je n'avais pas besoin de prier pour savoir que les dieux étaient avec nous, en nous. »

« Vu du ciel, l'océan bleu comme une flamme de gaz fracasse vague après vague sur les dalles de lave noires de la côte de Kona, ses plages comme des cuillerées de sucre blanc et ses cocotiers. Partout le soleil doré et brûlant, même à l'intérieur de l'avion. On descend et on descend vers le sol. Dans l'océan en dessous il y a une explosion et puis une baleine à bosse se libère de l'eau, se tord à la verticale, deux nageoires pectorales bleu-gris et un museau souriant. Des balanes et des nœuds de peau galeuse. Elle tourne et elle s'étire comme si elle pouvait continuer à s'élever dans le ciel sans jamais s'arrêter. Mais sous son corps l'eau se change en bruine et son évasion s'achève au moment où elle frappe l'eau en projetant un immense drap d'écume.
Un picotement tout le long de mes bras et de mes jambes et la chair de poule qui monte : ça y est. Je suis à Hawaii. »

Quatrième de couverture

En 1995 à Hawaii, au cours d’une balade familiale en bateau, le petit Nainoa Flores tombe par-dessus bord en plein océan Pacifique. Lorsqu’un banc de requins commence à encercler l’enfant, tous craignent le pire. Contre toute attente, Nainoa est délicatement ramené à sa mère par un requin qui le transporte entre ses mâchoires, scellant cette histoire extraordinaire du sceau de la légende.
Sur près de quinze ans, nous suivons l’histoire de cette famille qui peine à rebondir après l’effondrement de la culture de la canne à sucre à Hawaii. Pour Malia et Augie, le sauvetage de leur fils est un signe de la faveur des anciens dieux — une croyance renforcée par les nouvelles capacités déroutantes de guérisseur de Nainoa. Mais au fil du temps, cette supposée faveur divine commence à briser les liens qui unissaient la famille. Chacun devra alors tenter de trouver un équilibre entre une farouche volonté d’indépendance et l’importance de réparer la famille, les cœurs, les corps, et pourquoi pas l’archipel lui-même.
Avec cet éblouissant premier roman, Kawai Strong Washburn lève le voile sur l’envers du décor hawaiien, à rebours des clichés et du tourisme de luxe. Il offre de ces îles une vision plurielle et bouleversante, servie par un chœur de voix puissant, et livre une histoire familiale unique et inoubliable.

Éditions Gallimard, juin 2021
418 pages
Traduit de l'anglais (États-Unis) par Charles Recoursé
   

mercredi 16 février 2022

Mon mari ★★★★☆ de Maud Ventura

La protagoniste de ce roman est amoureuse de son mari, toujours et encore follement, désespérément amoureuse de son mari, tant et si bien, que « [son] mari n'a plus de prénom, il est [son] mari, il [lui] appartient ». 
Elle qui pense l'aimer trop, au point de s'attendrir devant les pellicules de son mari, échouées sur l'oreiller, elle qui pense garder le contrôle en tenant des carnets, qui ne laisse absolument rien au hasard, elle qui perd pourtant bien le contrôle de ses pensées, qui vire, à mon sens, complètement, psychopathe.
Que j'ai ri de la voir se torturer l'esprit, douter de l'amour que son mari lui porte et punir ses moindres écarts en allant jusqu'à prendre des amants. 
L'auteure a réussi à m'embarquer dans les pensées de cette femme. Un sketch à elle toute seule. Mais que j'ai plaint par moment ;-)
Et ce final !
Un bon moment de lecture, une lecture originale, férocement drôle
Une lecture plutôt détente, même si l'atmosphère se densifie au fur et à mesure que le dénouement approche et même si à l'heure de 'me too', cette lecture dérange, questionne. Oui détente, comparée aux deux lectures qui m'attendent sur le terrorisme, et qui seront fatalement moins fun ;-)

« Je n'ai jamais écrit, croyant le faire,
je n'ai jamais aimé, croyant aimer,
je n'ai jamais rien fait qu'attendre
devant la porte fermée. 
»
L'Amant, Marguerite Duras (citée en exergue)

« Le lundi a toujours été mon jour préféré. Parfois, il se pare d'un bleu profond et royal - bleu marine, bleu nuit, bleu égyptien ou bleu saphir. Mais plus souvent le lundi prend l'apparence d'un bleu pratique, économique et motivant, adoptant la couleur des stylos Bic, des classeurs de mes élèves et des vêtements simples qui vont avec tout. Le lundi est aussi le jour des étiquettes, des bonnes résolutions et des boîtes de rangement. Le jour des choix judicieux et des décisions raisonnables. On m'a déjà dit qu'aimer le lundi était un truc de première de la classe - que seuls les intellos pouvaient se réjouir que le week-end se termine. C'est peut-être vrai. Mais cela relève surtout de ma passion pour les débuts. Dans un livre, j'ai toujours préféré les premiers chapitres. Dans un film, les quinze premières minutes. Au théâtre, le premier acte. J'aime les situations initiales. Quand chacun est à sa place dans un monde à l'équilibre. »

« Il m'arrive souvent de m'attendrir devant ces flocons retrouvés dans notre lit ou sur le col d'une chemise. Suis-je bizarre d'être aussi touchée par les pellicules de mon mari ? Mais j'imagine que l'amour se nourrit de traces laissées sur un vêtement ou un drap, et que toutes les amoureuses du monde s'en émeuvent. »

« [...] je ne suis pas autrice. Quand je traduis, je ne suis qu'une interprète, et cet état de fait me convient parfaitement. Je n'ai rien à inventer, et cela tombe bien parce que je n'ai pas beaucoup d'imagination. Je préfère observer, analyser, déduire ; décortiquer un texte, en dévoiler les sous-entendus, en découvrir le ton implicite - être aux aguets, telle une enquêtrice à la recherche d'indices cachés. En plus, je repense souvent à Marguerite Duras : "Je n'ai rien écrit, croyant le faire."  La suite de ma citation préférée contenait depuis toujours cet avertissement : attention, ne pense pas que tu écris, tu traduis. »

« Je respire et tape doucement au creux de mon poignet avec deux doigts pour retrouver mon calme (une technique que m'a enseignée une sophrologue pour ralentir mon rythme cardiaque) tout en récitant dans ma tête ces phrases qui m'apaisent : Mes complexes ne transparaissent pas sur mon visage. La vision de j'ai de moi n'est pas ce que perçoivent les autres. Tout va bien, je suis à ma place. »

« Plus généralement, que mon mari existât avant de me rencontrer me paraît irréel et même révoltant. »

« Il existe deux sortes de larmes que j'ai réussi à distinguer au fil des années. D'abord, les larmes de frustration ou de rage. Des larmes violentes, sévères, de couleur rouge. Elles ne coulent pas, elles jaillissent. Il est facile de les reconnaître car elles laissent derrière elles des visages bouffis et des yeux gonflés. Ce sont les larmes qui me viennent quand les enfants sont chez leurs grands-parents pendant les vacances scolaires, que j'ai préparé le dîner, que je me suis préparée, et que mon mari appelle pour me dire qu'il rentrera tard à cause d'un dossier urgent à finir au travail. Je raccroche et je pleure de rage. Je déteste m'habiller pour rien. 
Et il y a, comme ce soir, les larmes de tristesse. Elles ne coulent pas non plus, elles débordent. Après plusieurs jours de tristesse continue et diffuse, elles se mettent à glisser le long du visage en silence, les unes après les autres. Ce sont des larmes glacées, peu nombreuses et que j'imagine d'un bleu très clair, presque transparent. Elles jouent un rôle de bouclier : ces larmes protectrices déposent un pansement mouillé sur la joue. Il suffit ensuite de les effacer d'un revers de la main. »

« Aux amoureux des adultères, à ceux qui s'aiment à distance ou qui ne sont plus aimés, je voudrais dire que l'amour n'a jamais été une question ni d'incertitude ni d'attente, que la régularité et la réciprocité ne changent rien à l'intensité. Je voudrais leur dire que la passion peut aussi grandir dans la stabilité du foyer, dans l'exactitude d'une heure de retour, dans l'évidence d'un attachement, dans la répétition du quotidien. Je voudrais leur dire que le coeur peut aussi battre à heures fixes. »

« Tu ne t'es jamais dit que ton mari t'aimait plus que toi tu l'aimes ? Tu dis que tu es folle amoureuse de lui, mais ne crois-tu pas que c'est lui le véritable amoureux ? De vous deux, c'est le seul dont l'amour ait dépassé l'amour passionnel des débuts. Toi, tu vis encore dans cette phase d'obsession qui ne dure normalement que les premiers mois d'une relation. Tu ne lui fais même pas confiance, c'est comme si vous n'aviez rien construit ensemble. Alors ce n'est peut-être pas comme tu le voudrais, mais tu l'as dit toi-même : ton mari te soutient, te connaît, te respecte et t'aime. Je pense que tu as tort sur toute la ligne. C'est ton mari, l'amoureux. Pas toi. Toi, tu ne l'aimes pas vraiment. »

« Ce soir, en revanche, la pièce que nous jouons est sans ambiguïté : nous sommes deux parents qui dînent avec leurs enfants, en pleine représentation familiale. Je joue à la mère et lui au père. Et mon mari me manque. »

« Quand mon mari ne me prend pas la main, quand il fait de moi une clémentine, quand il ne me pose pas de questions sur ma journée, quand il ferme les volets et tire les rideaux avant de dormir, quand il me coupe la parole, quand il oublie le prénom d'une collègue dont je lui parle souvent, quand il ne témoigne pas d'une impatience particulière à me retrouver, quand il lâche ma main dans la rue, quand il ne répond pas à l'un de mes appels, quand je le surprends à garder les yeux ouverts lorsqu'il m'embrasse : ces minutes observées donnent à mon mariage un air de chanson triste. Chacune dépose sur nos quinze ans d'amour un goût amer de solitude, d'attente, et d'abandon. Et une minute obscurcit sans effort toutes nos années. »

« A nos débuts, notre paysage amoureux ressemblait à une étendue infinie de dunes ; il évoquait le danger de l'aridité et l'immensité du ciel étoilé, la chaleur étouffante du jour et la froideur soudaine de la nuit. Puis nous sommes devenus un lac : une étendue plate et lisse. J'ai vu mon mari s'habituer à ma présence jusqu'à ne plus la trouver miraculeuse. J'ai vu le désert se transformer en lac. »

Quatrième de couverture

« Excepté mes démangeaisons 
inexpliquées et ma passion dévorante pour mon mari, 
ma vie est parfaitement normale. Rien ne déborde. 
Aucune incohérence. Aucune manie. »

Elle a une vie parfaite. Une belle maison, 
deux enfants et l'homme idéal. Après quinze ans de vie 
commune, elle ne se lasse pas de dire « mon mari ».
Et pourtant elle veut plus encore : il faut qu'ils 
s'aiment comme au premier jour.

Alors elle note méthodiquement ses « fautes », 
les peines à lui infliger, les pièges à lui tendre. Elle se veut 
irréprochable et prépare minutieusement chacun de leur 
tête-à-tête. Elle est follement amoureuse de son mari.

Du lundi au dimanche, la tension monte, on rit, 
on s'effraie, on flirte avec le point de rupture, 
on se projette dans ce théâtre amoureux.

Éditions L'Iconoclaste, août 2021
356 pages
Premier roman - Français 2021


samedi 5 février 2022

Dix âmes, pas plus ★★★★☆ de Ragnar Jónasson



Un hameau, isolé, perdu au milieu de nulle part, refermé sur lui-même, où le temps n'a pas de prise, le bout du monde. Dix âmes y vivent, pas plus, qui vont accueillir une enseignante venue de la ville pour faire la classe aux deux petites filles de cette communauté très soudée. Una, à l'instar de Simeon, dans Les saisons de Maurice Pons, nourrit tous les espoirs de trouver dans cette contrée la tranquillité, la sérénité, un peu de répit.
Elle ne sait pas bien où elle met les pieds, surtout que des choses plutôt étranges se passent dans cet endroit, et l'hostilité envers sa personne se fait bien vite ressentir.
J'ai adoré ce livre, et découvrir un nouvel auteur que je ne vais pas lâcher et dont j'ai très envie de découvrir ces précédents opus qui semblent faire l'unanimité. 
Un thriller comme je les aime, une atmosphère unique et pesante, pas de policiers ou très peu, une lecture qui happe, qui nous tient en haleine, lourde de secrets que l'on cherche à percer tout au long de la lecture, un dénouement savamment orchestré qui vient cueillir son lecteur en toute subtilité.
Génial !
Je remercie Masse critique Babelio et les éditions de la Martinière pour ce beau cadeau !

« Tandis qu'elle approchait de Skálar, le brouillard s'abattit d'un coup sur le paysage alentour, effaçant la frontière entre le ciel et la terre, ma projetant au coeur d'une insaisissable toile de maître. Sa destination semblait de plus en plus lointaine alors qu'elle se dirigeait vers le néant, où tout le temps n'avait plus de prise. Peut-être était-ce justement ce qui l'attendait : un lieu où le temps ne voulait plus rien dire, où le jour et l'heure n'avaient aucune importance, où les gens ne faisaient qu'un avec la nature. »

« Les choses les plus innocentes peuvent revêtir une apparence surnaturelle dans la solitude et l'obscurité. »

« Je sais d'expérience que le monde est suffisamment dangereux, suffisamment dur et injuste pour qu'on ait en plus besoin d'inventer des revenants et des monstres. »

« Il faut réussir à s'immerger dedans, comprendre son rythme [...]; Ici, le gens se serrent les coudes. Tu t'en rendras compte. Nous sommes tous profondément ancrés dans cette terre. »

« Et lorsqu'on est seul au monde, les concepts de culpabilité ou d'innocence n'ont plus vraiment de signification. »

Quatrième de couverture

Dix habitants au bout du monde.
Un mort.
Neuf suspects.

Recherche professeur au bout du monde. Voici une petite annonce qui découragerait toute personne saine d’esprit. Pas Una. La jeune femme quitte Reykjavík pour Skálar, l’un des villages les plus reculés d’Islande, qui ne compte que dix habitants. Malgré l’hostilité des villageois. Malgré l’isolement vertigineux.
Là-bas, Una entend des voix et le son fantomatique d’une berceuse. Et bientôt, une mort brutale survient. Quels secrets cache ce village ? Jusqu’où iront ses habitants pour les protéger ?

Le maître du polar islandais, Ragnar Jónasson, est devenu l’un des romanciers internationaux les plus reconnus. Et c’est en France, un pays qu’il aime profondément, qu’il remporte le plus grand succès : plus d’un million de livres vendus. Il est l’auteur de la série mettant en scène l’enquêteur Ari Thór (dont le roman-phénomène Snjór) et de la trilogie à succès « La Dame de Reykjavík ». Grand lecteur d’Agatha Christie, il a aussi traduit la plupart de ses romans en islandais.

Éditions de La Martinière, janvier 2022
347 pages
Traduit de l'islandais par Jean-Christophe Salaün