samedi 26 décembre 2020

Chanson bretonne ★★★★☆ de J.M.G. LE CLÉZIO

Sur les tendres chemins de la mémoire, sur les crémeux sentiers des souvenirs de l'enfance, nous sommes conviés à mêler nos pas dans ceux de J.M.G. Le Clézio pour une belle et chaleureuse escapade en terres bretonnes. 
Une enivrante promenade aux doux parfums iodés
Une rencontre, aussi,  avec l'Histoire de la Seconde Guerre à hauteur d'enfant. Sensible. Touchante.
 « Je suis souvent revenu à la Torche. [...] Chaque fois que je suis en Bretagne, je visite la pointe, pour retrouver le souvenir de ce que c'était, cinq ans après la fin de la guerre. Le monde change vite, les enfants d'aujourd'hui viennent aussi à la Torche, mais ils voient autre chose. Ils glissent comme des oiseaux sur les longues vagues, à cheval sur leurs planches de surf, il y a même des cerfs-volants géants qui les baladent au-dessus des remous qu'on disait jadis mortels. C'est bien, il convient d'oublier les champs de bataille, d'ignorer les restes des forteresses bâties par les esclaves russes et polonais. Moi, je ne le pourrai pas. Dans l'éclat de la mer, la neige aveuglante des nappes d'écume, je vois la violence de l'Histoire, la violence et la fourberie, et sur les ruines solennelles du monument de l'âge du bronze, j'aperçois toujours les dents noires fossiles du grand requin de guerre. »    
Sainte-Marine, ce village d'été que l'auteur fréquentait chaque année.
« Je vois la cale du port, les vieilles maisons, l'abri du marin, la chapelle mignonne. Tout est à la même place, mais quelque chose a changé. Bien sûr le temps est passé, sur moi et sur les maisons, le temps a usé et repeint, a modifié l'échelle, a modernisé le paysage. La route est goudronnée, et surtout bariolée de peinture blanche, ces signalisations qui tracent les places de stationnement, créent des chicanes, des pointillés, des stops. On a construit des ronds-points pour contrôler le flux des voitures, des portiques en bois pour interdire le passage des camping-cars, des panneaux pour réglementer le stationnement, des bornes et des arceaux pour l'interdire. Les cafés sont apparus, les crêperies avec terrasses et parasols, les magasins de cartes postales et de souvenirs. Tout cela brille d'un vernis de modernité provinciale, une sorte d'imperméabilisant pour rendre le village étanche au temps, pour le protéger des atteintes contre le passé, un vernis au tampon sur un meuble d'antiquaire. [...] »
Au bout de l'enfance, il y a l'Afrique, entraperçue dans cet ouvrage et plus longuement découverte dans d'autres oeuvres de l'auteur. « C'est l'Afrique qui va nous civiliser. C'est en Afrique, le continent considéré aujourd'hui comme oublié, que nous allons connaître pour la première fois la liberté, le plaisir des sens, l'abondance de la nature. »

Il est des voyages nécessaires pour un auteur
Il est des voyages, deux contes ici précisément qu'il aurait été dommage de ne pas partager.

Merci Monsieur Le Clézio.
« Sur des photos en noir et blanc, prises par un amateur, après le bombardement de Berlin, des enfants errent en haillons, sur fond de ruines fumantes. Dans cette imagerie de la guerre, il n'y a pas de bons ni de méchants. Il n'y a pas d'ennemis. Il y a d'un côté des enfants, de l'autre la machine aveugle et féroce, aux mains d'adultes que leurs uniformes et leurs armes mettent à l'abri de toute identification. » 

INCIPIT
« Bien que je n'y sois pas né, et que je n'y aie jamais vécu plus de quelques mois chaque été, entre 48 et 54, c'est le pays qui m'a apporté le plus d'émotions et de souvenirs - l'Afrique, c'était une autre vie, et quand elle a pris fin en 48, puis lorsque mon père est revenu vivre en France dans les années 50, je l'ai oubliée, non pas rejetée, mais effacée, comme quelque chose d'impossible, d'irréel, de trop grand, peut-être de dangereux.
La Bretagne, c'était familier - familial. Puisque j'ai grandi avec l'idée que nous (ceux de notre nom, à mon père et à ma mère, ceux de notre origine) étions des Bretons et qu'aussi loin que nous puissions remonter nous étions reliés par ce fil invisible et solide à ce pays.
Je n'en ferai pas le récit chronologique. Les souvenirs sont ennuyeux, et les enfants ne connaissent pas la chronologie. Les jours pour eux s'ajoutent aux jours, non pas pour construire une histoire mais pour s'agrandir, occuper l'espace, se multiplier, se fracturer, résonner. »

« Le pont de Cornouaille est magnifique. [...] Sur le pont, on survole l'embouchure de l'Odet, à la hauteur d'un vol de Goéland. J'ai été étonné de voir à quel point la hauteur de cette construction avait rapetissé le paysage. »
« Pour nous qui avions passé une partie de notre enfance en Afrique, au Nigéria, cela ne nous paraissait pas rudimentaire, mais ici en Bretagne, cela donnait un charme presque magique de l'ancien temps, comme si cela sortait d'un conte de Perrault illustré par Doré. « Pauvreté » ne serait pas le mot juste, c'était le sentiment d'un lieu hors du temps, oublié du monde moderne. Oui, comme d'entrer dans un dessin. »

« Nous ne nous sommes pas approchés du sonneur mystérieux. Nous avons évoqué la musique apportée par le vent, et quand elle s'est arrêtée nous sommes retournés au village, à Ker Huel, sans rien dire. Je crois que c'est cette musique qui porte l'éternité de ce lieu. Le monde a changé, c'est entendu, il a remplacé ses coutumes et ses costumes, il a un peu oublié sa langue. Mais si quelqu'un joue du biniou, là, un soir, dans la lande, dans le vent et la pluie, loin des maisons pour ne pas faire aboyer les chiens, tout ce qu'on a cru disparu reviendra. »

« Les traces de la guerre, je les ai suivies à Sainte-Marine. Il y avait encore dans les années 50 des bunkers dans la lande, et à certains endroits, dans le sable blanc des plages, les restes de murs en béton et les chicanes rouillées. Sur les laisses de la mer, parfois, j'ai trouvé de vieilles boîtes de conserve peintes en kaki, contenant de la viande de porc ou du lait concentré. Un jour, quand nous arrivons, il y a un attroupement de gosses sur le bord de mer. En m'approchant j'ai vu cette chose incroyable, monstrueuse, une mine flottante échouée, noire et verdâtre, portant des pointes hérissées pareilles à des pattes de crabe auxquelles s'accrochent des lambeaux d'algues, un signe de mort dans la douceur de la plage. Un instant plus tard, les gendarmes sont arrivés, et les gosses ont dû aller se cacher derrière les dunes pendant que les démineurs désamorçaient l'engin.»

« La Bretagne, c'était la fin de toutes les guerres, puisqu'on ne pouvait pas aller plus loin. C'était l'été 40, ils ne se doutaient pas qu'en fait tout avait commencé, et qu'ils auraient un jour à battre en retraite, haves, exsangues, affamés, terrorisés par les bombardements des Alliés et par les pièges de la Résistance. Ma mère n'avait pas d'autres éléments de comparaison. Les hommes, en Bretagne comme dans la plupart des régions occupées, étaient prisonniers. On ne savait rien d'eux. On ne savait rien non plus de ce qui se passait au front de l'Est, rien des persécutions contre les Juifs, rien des louches subterfuges du marché noir, de la délation des bons « patriotes » décidés à Paris à éradiquer la peste communiste. Ce qu'elle voyait, elle, quand elle les croisait sur les routes en allant chercher du lait et des légumes, c'étaient des hommes pleins de l'insouciance et de l'innocence de la jeunesse, et elle devinait déjà leur destin tragique. »

« Dans un coin de la côté, à l'abri du vent, nous avons allumé un feu de varechs séchés et de bois flotté, et dans une vieille boîte de conserve un peu rouillée nous avons cuisiné notre pêche à l'eau de mer, et je crois que je n'ai rien mangé d'aussi bon, malgré l'odeur de l'iode et le vague parfum de mazout des goémons. C'était comme de manger la mer. »

« L'arrivée de l'agriculture biologique a redonné vie à d'anciennes exploitations rurales qui avaient été abandonnées. Des jeunes, garçons et filles, sans doute désillusionnés par la précarité dans les banlieues urbaines, ont décidé de changer de vie, ils redressent les vieilles pierres, utilisent le compost et refusent les semences industrielles. Ils le font sans forfanterie, ni ce côté militant et sectaire des écologistes de salon. Ils ont les mains rudes et le visage tanné par le soleil et le vent, ils sont les nouveaux aventuriers. Leurs enfants ressemblent aux garçons que nous avions rencontrés jadis, ces cousins éloignés des bords du Blavet, vêtus de peaux de mouton et portant les cheveux longs. Certains parlent à nouveau la langue bretonne (avec parfois un drôle d'accent, mais après tout c'est le propre des langues vivantes que d'évoluer). C'est en partie par eux que la Bretagne vivra. »
« Sur des photos en noir et blanc, prises par un amateur, après le bombardement de Berlin, des enfants errent en haillons, sur fond de ruines fumantes. Dans cette imagerie de la guerre, il n'y a pas de bons ni de méchants. Il n'y a pas d'ennemis. Il y a d'un côté des enfants, de l'autre la machine aveugle et féroce, aux mains d'adultes que leurs uniformes et leurs armes mettent à l'abri de toute identification. »

« Les enfants ne savent pas ce qu'est la guerre. Je ne me souviens pas d'avoir entendu ce mot, tout le temps qu'elle a duré, ni même dans les années qui ont suivi. Pour eux, tout ce qui arrive est normal, ils ne se doutent pas que leur vie pourrait être autrement. [...] je me souviens qu'il se passait quelque chose. Ailleurs, dehors, dans la rue. On ne pouvait pas sortir. On ne pouvait pas regarder par la fenêtre. Il y avait une menace, une interdiction, invisible et présente, il fallait rester derrière les murs, à l'abri. Était-ce très différent d'une enfance en temps de paix ? Je l'ignore. Peut-être. Je peux imaginer qu'il y avait une sorte de peur extérieure, non pas la peur qu'on peut ressentir à l'arrivée d'un orage violent, ni celle qu'on peut éprouver dans une situation imprévue, si quelqu'un frappe à la porte, si quelqu'un menace. Le genre de peur qu'entretiennent chez les enfants les histoires de démons ou de sorcières, les contes dans lesquels les loups rôdent alentour, les contes évoquant des légendes de cabanes dans la forêt, d'ogres et de sorcières. Les enfants devinent l'imaginaire. Ils l'aiment parce qu'il est parfois délicieux d'avoir peur. Pour l'enfant que j'étais dans la guerre, ce n'était pas une histoire de loups ou de sorcières. C'était une peur sans visage, sans nom, sans histoire. Ce n'était pas délicieux. Cela ne l'a jamais été. »

« Le choc de la bombe est terrible. Je n'ai pas le souvenir du bruit. Je me souviens seulement de l'onde qui fait bouger le sol de la salle de bains, de mes pieds qui quittent le sol et du cri qui s'échappe de ma gorge. Ces sensations ont lieu en même temps, le choc, le tremblement de terre, la chute et mon cri. Plus tard, à l'âge adulte, j'ai vécu un grand tremblement de terre, à Mexico, en 85. Cette sensation étrange que la terre devient liquide, que plus rien n'est assuré, que tout peut disparaître. Pourtant, il y a une différence : lorsque la bombe explose, je suis un enfant, qui ne peut pas mettre de mots sur ses émotions. Je ne pense pas : « Tiens, une bombe ! » comme j'ai pensé au Mexique : « Un tremblement de terre ! » Je ne pense à rien. Je suis tout entier dans mon cri. C'est un cri si strident que j'ai l'impression, en essayant de m'en souvenir, qu'il ne sort pas de ma gorge. Il sort du monde entier. Il se confond avec le bruit de la détonation qui enfonce mes tympans. Il faut un avec mon corps. C'est mon corps qui crie, pas ma gorge. Je n'ai pas choisi ce cri. Je n'ai pas choisi cet instant. C'est cela la guerre pour un enfant. Il n'a rien choisi. »

« La bombe qui est tombée dans le jardin de l'immeuble de ma grand-mère a fait un grand bruit, un  bruit épouvantable, a pulvérisé tous les carreaux. C'était une bombe de 277 kilos. Dans les bombardements, aujourd'hui, l'aviation américaine (anglaise, française, ou de n'importe quel pays) lâche sur les civils des bombes de 2000 kilos. Il m'arrive souvent de penser aux enfants qui sont sous ces bombes, en Irak, en Afghanistan, en Syrie, en Libye, en Palestine, au Liban. Les enfants qui, comme je l'ai été, sont dans la salle de bains de leur grand-mère, en train de regarder l'eau emplir la baignoire. Ou qui sont tout simplement chez eux, en train de jouer avec un petit camion, avec une poupée, avec un gobelet en plastique. Ou qui sont dans la cour à regarder leur maman étendre le linge qu'elle vient de laver. Si la bombe canadienne qui a enfoncé mes tympans a causé tous ces dégâts, quel souvenir vont-ils garder de ces bombes modernes, si lourdes, si efficaces, ces bombes conçues pour percer le béton et atteindre l'ennemi jusqu'au troisième sous-sol ? Comment peuvent-ils s'en remettre ? Même s'ils ne sont pas blessés, même s'ils n'entendent pas une seule, mais dix, vingt explosions, même s'ils savent de quoi il s'agit, qu'on leur dit : « C'est la guerre. » Comment en guériront-ils ? »

« Quel que soit le but qu'il cherche, l'enfant qui transporte une arme cesse d'être un enfant. Il appartient à un autre âge de la vie, il est entré dans un autre temps, un temps violent, féroce, impitoyable. Le temps des adultes. »

Quatrième de couverture

« Pour rien au monde nous n'aurions manqué cette fête de l'été. Parfois les orages d'août y mettaient fin vers le soir. Les champs alentour avaient été fauchés et la chaleur de la paille nous enivrait, nous transportait. Nous courions avec les gosses dans les chaumes piquants, pour faire lever des nuages de moustiques. Les 2 CV des bonnes sœurs roulaient à travers champs. Les groupes d'hommes se réunissaient pour regarder les concours de lutte bretonne, ou les jeux de palets. Il y avait de la musique de fanfare sans haut-parleurs, que perçaient les sons aigres des binious et des bombardes. »
À travers ces « chansons » , J.M.G. Le Clézio propose un voyage dans la Bretagne de son enfance, qui se prolonge jusque dans l'arrière-pays niçois. Sans aucune nostalgie, il rend compte de la magie ancienne dont il fut le témoin, en dépit des fracas de la guerre toute proche, par les mots empruntés à la langue bretonne et les motifs d'une nature magnifique. Le texte est bercé par une douceur pastorale qui fait vibrer les images des moissons en été, la chaleur des fêtes au petit village de Sainte-Marine ou la beauté d 'un champ de blé face à l'océan.

Éditions Gallimard, mars 2020
152 pages

samedi 19 décembre 2020

Ce qu'il faut de nuit ★★★★☆ de Laurent Petitmangin

Ce qu'il faut de nuit
Ce qu'il faut de vie
Ce qu'il faut de contrariétés
Ce qu'il faut d'amitié
Ce qu'il faut de doutes
Ce qu'il faut de foot
Ce qu'il faut de peine
Ce qu'il faut de Lorraine
Ce qu'il faut d'erreurs
Ce qu'il faut de profondeur
Ce qu'il faut de perte de vitesse
Ce qu'il faut de tendresse
Ce qu'il faut de mots
Ce qu'il faut de silences
Ce qu'il faut d'amour
Toujours.
L'amour d'un père envers ses deux fils. 
Un contexte social délabré. Un trio diminué. 
Déjà amputé de la douceur d'une mère, d'une épouse. 
Le populisme s'est invité ; la spirale infernale s'est armée. 
Elle emporte avec elle toutes les repères d'un père. 

Tout en finesse, avec beaucoup de pudeur, Laurent Petitmangin écrit un premier roman bouleversant

Merci à La manufacture des livres pour les plumes talentueuses dénichées. Pour celle-ci entre autres.
Merci Laurent Petitmangin pour ce déchirant sublime premier roman. Permettez-moi cette petite aparté anecdotique ; nous travaillons pour la même entreprise, alors je me dis que nous aurons peut-être l'occasion de nous rencontrer. 

Ce qu'il faut de nuit a reçu le Prix Stanislas 2020. Un prix qui récompense le meilleur premier roman de la rentrée littéraire. Chapeau bas.  

« Août, c'est le meilleur mois dans notre coin. La saison des mirabelles. La lumière vers les cinq heures de l'après-midi est la plus belle qu'on peut voir de toute l'année. Dorée, puissante, sucrée et pourtant pleine de fraîcheur. Déjà pénétrée de l'automne, traversée de zestes de vert et de bleu. Cette lumière, c'est nous. Elle est belle, mais elle ne s'attarde pas, elle annonce déjà la suite. Elle contient en elle le moins bien, les jours qui vont rapidement se refroidir. Il y a rarement des étés indiens en Lorraine. On dit beaucoup de la lumière du nord de l'Italie en été, je veux bien le croire, je n'y suis jamais allé, mais je suis prêt à parier que la nôtre, pendant cette toute petite période, ces quinze jours d'avant la rentrée, à ce moment précis de la journée, la surpasse haut la main. La lumière des derniers apéritifs dehors. Les gens sont heureux. »

« Pourtant ma colère passait. Je le savais , mais je ne voulais pas l’entendre . Je discutais le soir avec la moman. Elle nous voyait moi et son grand hanter la maison, mais je ne l’entendais pas me demander de passer l’éponge , vraiment pas. J’aurais changé , sinon. Comme moi, elle n’arrivait pas à s’en dépêtrer. Comme moi, sa colère s’éteignait , mais pas sa honte. »

« Putain, il était où le militant facho sûr de son fait? Je ne voyais qu’un pauvre type, comme moi, tout aussi décontenancé. «On est bien rendus, hein, avec leurs conneries», qu’il m’avait dit. Et les conneries, dans sa bouche – je ne crois pas me tromper en le disant –, ce n’étaient pas celles de nos enfants, surtout pas, c’était quelque chose de bien plus haut, de plus insaisissable, qui nous dépassait et dans les grandes largeurs encore. À la limite, c’étaient nos conneries à nous, tout ce qu’on avait fait et peut-être, en premier lieu, tout ce qu’on n’avait pas fait. »

« J’avais finalement compris que la vie de Fus avait basculé sur un rien. Que toutes nos vies, malgré leur incroyable linéarité de façade, n’étaient qu’accidents, hasards, croisements et rendez-vous manqués. Nos vies étaient remplies de cette foultitude de riens, qui, selon leur agencement nous feraient rois du monde ou taulards. »

« Le procès faisait grand bruit, mais ça ne restait pour les gens qu’un fait divers. Qu’ils oublieraient d’ici quelques jours, s’ils ne l’avaient déjà fait. On n’était que quelques uns à en être frappés jusqu’à la mort. »

Quatrième de couverture

C'est l'histoire d'un père qui élève seul ses deux fils. Les années passent et les enfants grandissent. Ils choisissent ce qui a de l'importance à leurs yeux, ceux qu'ils sont en train de devenir. Ils agissent comme des hommes. Et pourtant, ce ne sont encore que des gosses. C'est une histoire de famille et de convictions, de choix et de sentiments ébranlés, une plongée dans le cœur de trois hommes.
Laurent Petitmangin, dans ce premier roman fulgurant, dénoue avec une sensibilité et une finesse infinies le fil des destinées d'hommes en devenir.

Éditions La Manufacture de Livres, août 2020
158 pages
Prix Femina des Lycéens 2020
Prix Stanislas 2020, meilleur premier roman de la rentrée littéraire 2020
Prix Feuille d'or des Medias 2020
Prix du Barreau de Marseille 2020
Prix Georges Brassens 2020 

mercredi 16 décembre 2020

Le Lièvre d'Amérique ★★★★☆ de Mireille Gagné


Un premier roman saisissant, découvert sur Bookstagram et que j'ai beaucoup aimé
La couverture m'a fait penser à une partie de cache-cache que mon garçon et moi avons faite avec un lièvre d'Amérique à Mono Lake (photo en fond ci-contre), lors d'un voyage sur la côté Ouest américaine et je suis ravie d'en avoir appris un peu plus sur ce charmant animal aux grands oreilles ! Ses sens sont par exemple toujours en éveil, il n'a besoin que de très peu de sommeil. 
Ses performances ont un lien direct avec celles que cherche à atteindre Diane, le personnage principal de ce roman. Être toujours plus performante, travailler, travailler toujours plus dans notre société. Capitaliste. Profitable. À outrance. L'humain en début, milieu, ou bout de chaîne, peu importe, s'associe au toujours plus. Toujours plus au risque de sombrer, d'oublier certaines recommandations, de s'oublier et de rentrer dans la spirale infernale du surmenage. Aux prémices de cet engrenage, il y a fort souvent un vide à combler. 
Je m'arrête là? Il serait dommage d'en dévoiler davantage.
La plume : imaginative et créative, poétique et tonique.
In fine : une très belle surprise de la Rentrée Littéraire 2020. Une satire sociale qui interroge notre rapport au travail et à la nature et qui m'a profondément parlée. 
MERCI Mireille Gagné. Quel plaisir de vous lire et de vous écouter aussi. 
MERCI les éditions La Peuplade ; les parutions lues chez vous ont toujours été de belles rencontres pour moi.
En quatrième de couverture, l'éditeur écrit : « Ce roman, une fable animalière néolibérale, s’adresse à celles et ceux qui se sont égarés. » Tout est dit.
Une lecture que je recommande vivement ! 

LE LIÈVRE D'AMÉRIQUE | Une lecture de Mireille Gagné from La Peuplade on Vimeo.


« - Tu penses que c'est le fleuve ou l'île qui bouge ? 
- Je suis certain que c'est nous. On dérive...
J'ai compris que tu étais ici pour rester. »

« Il y a de ces jours sur l'île où le vent semble furieux. Il hurle sa rage pendant des heures. Fouette les corps. Remue les eaux profondes. Même les bateaux doivent prendre les vagues de côté. Et pourtant, le lendemain, rien n'y paraît. Le fleuve se calme pendant la nuit. Le soleil naît de nouveau dans un ciel pur. Ses rayons roses et jaunes font frémir l'eau doucement, comme le contact d'un doigt. »

« Reclus dans l'attente. L'attente d'une marée. L'étale qui ne veut pas partir. Ensuite, l'hiver qui s'installe avec le silence. Le frasil. La mer qui se crème. Le fleuve qui prend. »

« Pour calmer son anxiété de performance et économiser des secondes Diane compte perpétuellement le nombre de pas séparant son appartement de son travail de marches entre chacun des étages de secondes entre son bureau et celui de la femme qu'elle déteste le temps que ça lui prend pour remplir une bouteille d'eau [...] elle compte pour combler le vide mais le malheur ne se dénombre pas. »

« Il n'y a aucune trace d'elle ici. Même dans le miroir, elle ne se reconnaît plus. Son visage est celui d'une autre. Quelque chose a changé chez elle. Mais quoi, précisément ? Elle a beau chercher, la réponse ne vient pas. À l'intérieur, on dirait qu'il manque des morceaux. »

« Sur le pont, elle regarde le fleuve s'écouler en dessous d'elle. La marée descend, elle aussi. Elle se sent comme les eaux qui se retirent lentement des terres après les grandes marées. Il restera beaucoup de débris, mais il fera beau demain. »

Quatrième de couverture

L’organisme de Diane tente de s’adapter doucement. Elle dort moins, devient plus forte et développe une endurance impressionnante. L’employée modèle qu’elle était peut encore plus se surpasser au travail. Or des effets insoupçonnés de l’intervention qu’elle vient de subir l’affolent. L’espace dans sa tête se resserre, elle sent du métal à la place de ses os. Tout est plus vif – sa vision, son odorat, sa respiration. Comble de la panique, ses cheveux et ses poils deviennent complètement roux en l’espace d’une nuit. Et puis les mâles commencent à la suivre.

Quinze ans plus tôt, Diane connaît un été marquant de son adolescence à l’Isle-aux-Grues, ces jours de grosse mer où Eugène bravait les dangers, la fascination de son ami pour les espèces en voie d’extinction et – comment s’en remettre – le soir de l’incendie.

Ce roman, une fable animalière néolibérale, s’adresse à celles et ceux qui se sont égarés.

Éditions La Peuplade, août 2020
158 pages
FINALISTE PRIX LES INROCKUPTIBLES, CATÉGORIE PREMIER ROMAN
SELECTION PRIX WEPLER – FONDATION LA POSTE
SELECTION DU PRIX PREMIERE PLUME FURET DU NORD – DECITRE
PREMIÈRE SELECTION DU PRIX L’IMPROMPTU DU PREMIER ROMAN

mardi 15 décembre 2020

Une rose seule ★★★★☆ de Muriel Barbery

Une courte et agréable promenade au pays du soleil levant. Une lecture scandée par de bien belles petites légendes autour des fleurs et des arbres, par lesquelles débutent les chapitres et qui font échos à l'histoire de Rose.
Rose est le personnage principal de ce roman. Elle s'est rendue à Kyoto pour écouter le testament de feu son père, un marchand, un samouraï mais avant tout un esthète qu'elle n'a pas connu. 
Un voyage qui s'apparente très vite à une introspection ; en se promenant dans les temples de cette belle cité, les paysages et l'atmosphère entreront en résonance avec elle-même. 
Des flâneries « aux vertus d'apaisements et de métamorphose ».
« Alors, dans la grande nécropole des âmes pendues à l'envers, Rose devint une autre. En un éclair, elle revit l'érable dans sa cage de verre ; enraciné dans la fluidité des mousses mais libre sous le ciel, donnant autour de lui la vie dans ses innombrables mutations, il lui chuchotait une partition de brise et de feuilles; elle s'y laissa dériver sans peur, sans colère; à la lisière de sa perception, farandole fondue d'arbres et de fleurs, glissaient les jardins de son père et quelques branches de lilas blancs. »
Des déambulations orchestrées, pour Rose, par son père avant sa mort et qui sont, pour le lecteur, une fascinante découverte des lieux emblématiques de Kyoto.

L'écriture de Muriel Barbery est épurée, douce, poétique, mélancolique
Elle est un doux remède pour qui a envie d'une reconnexion avec soi-même, d'une parenthèse poétique, lumineuse, et pleine d'espoir.

Une histoire de deuil, une histoire d'amour et de renaissance. Une histoire empreinte de culture et de beauté.
Un petit bijou fleuri à déguster lentement !
« Je voulais que ce soit l'histoire d'une femme, quadragénaire, qui aurait vécu jusque là une vie douloureuse et dont tout à coup le destin s'illuminerait, et que cette illumination aurait lieu dans une ville, que je connais et que j'aime infiniment, qui est Kyōto, au Japon. » Muriel Barbery 
Shisen-dō Jōzan-ji |詩仙 堂 丈 山寺 
©discoverkyoto


« - C'est votre premier jour à Kyōto ?
- C'est mon premier jour au Japon.
- Le Japon est un pays où on souffre beaucoup pas où on n'y prend pas garde, dit l'Anglaise. Pour récompense de cette indifférence au malheur, on récolte ces jardins où les dieux viennent prendre le thé. 
Rose s'en agaça.
- Je ne pense pas, dit-elle, rien ne récompense la souffrance. 
- Croyez-vous ? demanda l'Anglaise.
- La vie fait mal, dit Rose. Il n'y a aucun bénéfice à attendre de ça.
L'Anglaise détourna la tête, s'abîma dans la contemplation du pavillon.
- Si on n'est pas prêt à souffrir dit-elle, on n'est pas prêt à vivre. »

« À quarante ans, Rose n'avait presque pas vécu. Enfant, elle avait grandi dans une belle campagne, y avait connu les lilas éphémères, les champs et les clairières, les mûres et les joncs de ruisseau ; enfin, le soir, sous des cascades de nuages dorés et de lavis roses, elle y avait reçu l'intelligence du monde. À la nuit tombée, elle lisait des romans, de sorte que son âme était façonnée de sentiers et d'histoires. Puis, un jour, comme on perd un mouchoir, elle avait perdu sa disposition au bonheur. »

« [...] elle ne s'attachait à personne, personne ne s'attachait à elle, le vide gangrenait sa vie de la même façon qu'il l'avait engendrée. »

« On dit que le poète Kobayashi Issa qui, au temps des Lumières de l'Europe, vécut dans un Japon encore féodal une longue et douloureuse vie, alla un jour au Shisen-dō, un temple bouddhiste zen de Kyōto, et demeura longtemps sur les tatamis à admirer le jardin. Un moinillon vint lui vanter la finesse du sable et la beauté des pierres autour desquelles on avait ratissé un cercle très pur. Issa resta muet. Le moinillon loua avec éloquence la profondeur de la scène minérale ; Issa se taisait toujours. L'autre, un peu étonné de ce silence, fit l'éloge appuyé de la perfection du cercle. Alors Issa, montrant de la main, par-delà le sable et les pierres, la splendeur des grandes azalées, lui dit : Si tu sors du cercle, tu rencontres les fleurs. »

« Il faisait beau, un grand héron paressait dans une crique protégée par les joncs, des promeneurs passaient. Bientôt, les berges s'agrandirent, le chemin de sable se fit grève, les herbes folles prirent dans la brise une grâce de plumes. Quelque chose chavirait. Elle pensa : Qui découvre son père par l'enfant qu'il a été ? Et, surprise et troublée, indignée aussi, elle eut le sentiment d'un bienfait. »

« - L'absence, d'abord. [...] Ensuite, le devoir et la croix d'être heureux sans [elle]. 
- Le devoir ? ... Pour votre fille ?
- Non ... pour moi. 
[...] On ne se sent plus parler la même langue que les autres. Et on comprend que c'est celle de l'amour. »

« Le son de la pluie sur le parapluie lui fit du bien, elle rêva un instant de vivre dans une goutte pleine et  close, sans ailleurs ni autrefois, sans perspectives ni désir. »

« La vie n'est peut-être qu'un tableau qu'on contemple derrière un arbre. Elle s'offre à nous en totalité mais nous ne la percevons qu'au travers de perspectives successives. La dépression rend aveugle aux perspectives. Le tout de la vie vous écrase. »

« Il se trouve à Kyōto un temple populaire dénué de la beauté des grands joyaux de la cité mais qu'on affectionne pour son carré de deux mille pruniers où toute la ville va se promener dans les derniers jours de février. Malgré cela, Issa, le poète magnifique, n'y allait que lorsque les bois des arbres étaient encore noirs et nus, dépourvus des fleurs qui, plus tard, embaumeraient alentour. Dès l'apparition de la première corolle, il quittait le carré cependant que ses pairs venaient admirer le miracle des pétales jetés sur les branches hivernales. Quand, parfois, on s'inquiétait de ce goût qui le privait de la plus belle floraison de l'année, il riait et disait : J'ai attendu longtemps dans le dénuement, à présent la fleur de prunier est en moi. »

« Elle retint son souffle en marchant entre les sépultures, les lanternes et les bambous célestes. Il y avait des pierres en forme de personnages sans visages et de longues tiges de bois qui claquaient dans le vent ; ornées d'écritures serrées, elles entouraient les tombes, simples socles de marbre surmontés d'une stèle plus étroite ; certaines étaient mangées d'années, envahies de lichen. De chaque côté, dans d'étroits vases du même marbre, on avait placé des fleurs de saison. Partout, la mousse ondoyait de reflets tendres et bleutés, partout les chapeaux à ailettes des lanternes jetaient dans l'atmosphère une note malicieuse. Dans le silence des morts, la vie s'étirait et, tout ensemble, pétillait. »

« Mes morts, se répéta-t-elle. Ai-je des morts que je puisse appeler les miens ? »

« Dans la nuit, elle rêva qu'elle se promenait avec son père dans un champ de pruniers près d'un temple de bois sombre. Derrière eux marchaient les démons de ses contes d'enfance. Devant une fleur d'une beauté extrême, les pétales en éclairs de diamant, les étamines comme des traits d'encre claire, Haru lui tendait la main en disant : Tu prendras le risque de la souffrance, du don, de l'inconnu, de l'amour, de l'échec et de la métamorphose. Alors, de même que la fleur de prunier est en moi, ma vie entière passera en toi. »

« Les murs ne sont rien sans le jardin, le temps des hommes sans l'éternité du don. »

« La fraternité de la rosée et de la mousse, la fusion du cristal, de la terre et du bois fit soudain jaillir l'évidence qu'elle n'avait pas cessé de pleurer Paule, qu'elle pleurait depuis des années, depuis des siècles de silence. Elle porta la main à son coeur puis tout passa dans une fragrance de cimetière, dans un psaume de pluie noire. »

« À la fin, on meurt, oui...alors autant laisser la vie improviser sa partition. »

« Nous autres Japonais avons appris de notre archipel tourmenté l'implacabilité du malheur. C'est par cet accablement natif que nous avons su transformer notre contrée de cataclysmes en éden, en quoi les jardins de nos temples sont l'âme de ce pays de désastre et de sacrifice. Par mon sang, tu connais la beauté et la tragédie du monde d'une manière que les Français, nourris de leurs terres clémentes, ne peuvent pas entendre. En cette époque à l'envers qu'on nous vend pour moderne, c'est ton âme japonaise qui possède le pouvoir de transformer le désenchantement et l'enfer en un champ de fleurs. »

« Haru se représentait la vie comme la traversée d'un fleuve d'eau noire à force d'être profonde. Un jour, j'ai entendu Keisuke lui dire : Tu fais bien, la rosée est sur l'autre rive. »

Quatrième de couverture

Rose arrive au Japon pour la première fois. Son père, qu’elle n’a jamais connu, est mort en laissant une lettre à son intention, et l’idée lui semble assez improbable pour qu’elle entreprenne, à l’appel d’un notaire, un si lointain voyage.

Accueillie à Kyōto, elle est conduite dans la demeure de celui qui fut, lui dit-on, un marchand d’art contemporain. Et dans cette proximité soudaine avec un passé confisqué, la jeune femme ressent tout d’abord amertume et colère. Mais Kyōto l’apprivoise et, chaque jour, guidée par Paul, l’assistant de son père, elle est invitée à découvrir une étrange cartographie, un itinéraire imaginé par le défunt, semé de temples et de jardins, d’émotions et de rencontres qui vont l’amener aux confins d’elle-même.
Ce livre est celui de la métamorphose d’une femme placée au cœur du paysage des origines, dans un voyage qui l’emporte jusqu’à cet endroit unique où se produisent parfois les véritables histoires d’amour.

Éditions Actes Sud, août 2020
158 pages

dimanche 13 décembre 2020

Nature humaine ★★★★★ de Serge Joncour

Le monde rural une nouvelle fois mis en exergue dans le dernier roman de Serge Joncour. Et même s'il est davantage question de son exode, ici, et de l'impact de la mondialisation sur ce monde rural, les mots de l'auteur ont été, pour moi, une délicate et douce reconnexion à la terre, à la nature
Avec Nature humaine, Serge Joncour balaie le paysage politique et social de la France du milieu des années 70 aux portes de l'an 2000. Une rétrospective dense, haletante, visionnaire sur une période jalonnée d'événements marquants plus ou moins joyeux (, la chute du mur de Berlin, Tchernobyl, la vache folle, la tempête de 1999...). Un regard époustouflant de justesse sur la relation de l'homme à la nature. 
« Au journal de treize heures ils montrèrent les images des candidats en train de voter. Le président Giscard d'Estaing à Chanonat, petit village dans un repli du Puy-de-Dôme, Chirac au fin fond de la Corrèze, Debré avait rempli son devoir à Amboise, Crépeau à La Rochelle [...] Mitterrand était toujours attendu dans son coin perdu de la Nièvre, chacun puisait sa force au sein d'une terre d'origine, signe que la terre, c'était bien de là qu'un Président tirai sa force et sa légitimité, pour être élu il devait d'abord valider sa parcelle d'humanité faite de la même argile que le peuple, de la même terre. Plus les hommes politiques devenaient citadins, et plus ils prétendaient être de la campagne. »
« Autour de moi je vois de plus en plus de gens qui ne rêvent plus, je ne retrouve rien de la folie des années 1970 ... Maintenant ceux qui rêvent, eh bien ils rêvent d’avoir une vie comme tout le monde… »
Le monde rural : un havre de paix et de liberté, pourtant, c'est un monde en déclin depuis des décennies. La mondialisation est passée par là, rendant les petits villages de moins en moins accessibles, les dépouillant de leurs habitants, de leurs commerces...
Chacun des personnages apporte un témoignage sur les aspirations de l'époque : les vieux de la vieille, à l'instar de Crayssac, qui voient d'un mauvais oeil l'arrivée des téléphones en bakélite, réfractaires à toute avancée technologique, réacs et activistes, prêts à tout pour se défendre, défendre leur bout de terre, leur paradis ..., les plus jeunes aspirant à vivre à la ville, aimant la modernité, les voyages, désirant à une vie plus enivrante, plus en mouvement... et ceux dont les nouvelles technologies permettent de faire plus, encore plus, toujours plus. Plus de rendement notamment pour alimenter le Mammouth qui vient juste d'ouvrir à Cahors, celui qui simplifie la vie des ménages, écrase les prix ! À quel prix ... justement. Au détriment des "petits", au détriment de la qualité, au détriment de la nature elle-même. 
« Depuis que Crayssac luttait sur le Larzac, il était devenu une figure. [...] Plus proche du parti communiste que des hippies, Crayssac était sur le Larzac comme chez lui, il faisait corps avec les enflammés des syndicats et de la Lutte occitane, aussi bien qu’avec ceux de la Jeunesse agricole catholique et de ces artistes venus de Paris. Il avait jeûné avec les évêques de Rodez et de Montpellier, même François Mitterrand les avait rejoints, faisant lui aussi une grève de la faim, une grève de la faim de trois quarts d’heure seulement, mais qui avait quand même marqué les esprits. Le socialiste avait juré que s’il accédait un jour au pouvoir son premier acte serait de rendre le causse aux paysans… Le Larzac, donc, ce n’était pas rien, et dans un monde hypnotisé par la modernité, c’était bien la preuve que la nature était au centre de tout. »
L'arrivée des hypermarchés, du TGV, des pesticides, du nucléaire...et avec ce moderne package, forcément une première prise de conscience : l'humain impacte son environnement. Les premières grandes luttes sociales, qui font échos à celles menées aujourd'hui, s'organisent, militent, sonnent l'alerte. Une alerte restée lettre morte ou presque. On peut légitimement se poser la question, non ?

Serge Joncour n'est pas un donneur de leçon, il nous offre une rétrospective riche et clairvoyante sur notre monde, passe au scalpel la complexité de la nature humaine, et l'on se délecte de cette belle parenthèse. 
Au coeur de la folie et des contradictions de notre humanité. 
Un roman rural et social, un roman de la nature qui instruit, passionne, questionne, amène à la réflexion. 
Une belle moisson de mots ! 
« Les grands moments de l’Histoire sont la consigne de nos souvenirs personnels. »

Un ouvrage plus profond que "Repose-toi sur moi", à mon humble avis.  "L'écrivain National" m'avait quant à lui beaucoup touchée. Je lirai, à l'occasion, "Chien-Loup", Landerneau 2018.  


« Chaque vie se tient à l'écart de ce qu'elle aurait pu être. À peu de chose près, tout aurait pu se jouer autrement. »

« Le père Crayssac se replongea dans sa colère, balançant à Alexandre qu'il n'était qu'un fils de propriétaires et que c'était à cause d'eux qu'on tirait ces fils de caoutchouc au bord des chemins, ses parents n'étaient rien que des matérialistes qui voulaient tout posséder, deux bagnoles, des clôtures neuves, des mangeoires en aluminium, la télé, deux tracteurs et des caddies pleins au Mammouth...Et maintenant le téléphone, ça s'arrêterait où ?
[...] 
- Le téléphone, c'est comme le Larzac, Golfech et Creys-Malville, c'est comme toutes ces mines et ces aciéries qu'ils ferment, tu vois pas que le peuple se lève, de partout les gens se dressent contre ce monde-là. Faut pas se laisser faire, et des Larzac y en aura d'autres, crois-moi, si on dit oui à tout ça, on est mort, fat le refuser ce monde-là, faut pas s'y vautrer comme vous le faites, vous, sans quoi un jour ils vous planteront une autoroute ou une centrale atomique au beau milieu de vos prés... »

« Depuis que Crayssac luttait sur le Larzac, il était devenu une figure. [...] Plus proche du parti communiste que des hippies, Crayssac était sur le Larzac comme chez lui, il faisait corps avec les enflammés des syndicats et de la Lutte occitane, aussi bien qu’avec ceux de la Jeunesse agricole catholique et de ces artistes venus de Paris. Il avait jeûné avec les évêques de Rodez et de Montpellier, même François Mitterrand les avait rejoints, faisant lui aussi une grève de la faim, une grève de la faim de trois quarts d’heure seulement, mais qui avait quand même marqué les esprits. Le socialiste avait juré que s’il accédait un jour au pouvoir son premier acte serait de rendre le causse aux paysans… Le Larzac, donc, ce n’était pas rien, et dans un monde hypnotisé par la modernité, c’était bien la preuve que la nature était au centre de tout. »

« Dans cette nuit de demi-lune la nature semblait souffrir, les arbres reprenaient leur souffle, habités par la hantise de voir le soleil se lever une fois de plus, d'endurer l'étreinte d'un air de nouveau étouffant. Avec sa manie de prédire le pire, le père Crayssac avait peut-être raison, peut-être que le progrès ne valait rien de bon, comme le disait ce politique au col roulé, avec son verre de flotte pour bien montrer qu'on manquerait d'eau avant la fin du siècle et que la solution serait de se remettre tous au  vélo, comme en Chine. Peut-être que ces illuminés voyaient clair et que le soleil, un jour, ne se coucherait plus. »
« La nature est un équilibre qui ne se décide pas, qui s’offre ou se refuse, en fonction des années. »

« Pour remplir les rayons en vrac du Mammouth, il fallait coller à la demande, voir de plus en plus grand. »

« [...] Le problème avec le nucléaire, c'est pas de savoir si ça pollue ou pas, non, le problème c'est que ça centralise l'énergie au seul profit de l’État, et l'énergie c'est le moteur du capitalisme industriel, ce capitalisme avec lequel toi, tu crois que tu n'as pas de problème, en tout cas pas encore...»

« Le progrès, c'est comme une machine, ça nous broie. »

«- Tu sais, gamin, dans la vie, quand on regarde trop loin y a trop de choses qui nous dépassent, et faire de la politique, c'est apprendre à ne plus penser par soi-même, tu piges ? »

« Les grands moments de l’Histoire sont la consigne de nos souvenirs personnels. »

« À la campagne, dès qu’on fait vingt kilomètres, il y en a toujours un pour vous demander d’où vous venez, à vingt kilomètres de chez soi, on est déjà un étranger. »

« Au journal de treize heures ils montrèrent les images des candidats en train de voter. Le président Giscard d'Estaing à Chanonat, petit village dans un repli du Puy-de-Dôme, Chirac au fin fond de la Corrèze, Debré avait rempli son devoir à Amboise, Crépeau à La Rochelle [...] Mitterrand était toujours attendu dans son coin perdu de la Nièvre, chacun puisait sa force au sein d'une terre d'origine, signe que la terre, c'était bien de là qu'un Président tirai sa force et sa légitimité, pour être élu il devait d'abord valider sa parcelle d'humanité faite de la même argile que le peuple, de la même terre. Plus les hommes politiques devenaient citadins, et plus ils prétendaient être de la campagne. »
« Autour de moi je vois de plus en plus de gens qui ne rêvent plus, je ne retrouve rien de la folie des années 1970 ... Maintenant ceux qui rêvent, eh bien ils rêvent d’avoir une vie comme tout le monde… »

« Un dimanche électoral est un jour où l’indécision flotte, les heures semblent dilatées et le temps à l’état gazeux. Comme pour le jour de l’an, la nation entière est focalisée sur le même rendez-vous, vingt heures et zéro seconde, pour l’annonce des résultats. »

« [...] une menace par nature invisible, c’était affolant. »

« Quand on fait une pub pour le jambon, il faut surtout pas montrer de cochons, sinon les consommateurs prendraient peur. Les consommateurs c'est pas avec du réel qu'on les fait rêver, le réel ils sont dedans tous les jours, le chômage, l'inflation, Tchernobyl, le sida, l'explosion de Challenger, le réel c'est tout ce qui nous pète à la gueule...»

«  - Bon Dieu mais aujourd'hui faut que tout voyage, les céréales, les vaches, les téléviseurs, les micro-ondes qui viennent de Hong-Kong, les Walkmans qui sont made in Taïwan, et pendant ce temps-là on vend notre lait aux Chinois, tout ça se croise dans les airs ou sur les bateaux, c'est n'importe quoi... Vous savez ce qu'elle va donner votre manie de la bougeotte, hein, vous savez ce qu'elle va m'amener à moi, comme à mes arbres, à mes poules, à mes chiens ?
[...]
- Une autoroute. »

« [...] il fallait accepter que les villes dictent leur loi, qu'elles sabotent les campagnes pour assouvir leur désir de libre-échange, qu'elles communiquent, soient visitées les unes et les autres, commercent, c'était d'un égocentrisme écœurant. »

«  Ces terres, ces villages, ces petites routes étaient délaissés depuis des années, les gares fermaient les unes après les autres, les bistrots commençaient à faire pareil, ici ce fameux intérêt public général n'accouchait que de fermetures, celles de la poste, de l'épicerie, du bistrot bientôt. Ces économies pour satisfaire l'intérêt général, elles faisaient que les gens se retrouvés de plus en plus isolés, de plus en plus loin de tout, et voilà que tout d'un coup, au nom de ce même intérêt public général, il faudrait accepter qu'une autoroute défigure la vallée...»

« La violence ne fait qu’attiser les peurs, et plus les peurs enflent, plus elles gonflent le camp des inquiets, et au final c’est l’extrême droite qui ramasse… »

« Chez les anciens, prophétiser le pire est souvent un stratagème de naufragé, déclarer que le monde est sur le point de se saborder leur permet de ne pas avoir à le regretter. »
« ...à propos de la télé : « Aujourd'hui on ouvre sa porte au monde pour ne pas savoir ce qui se passe chez soi. » »

Quatrième de couverture

La France est noyée sous une tempête diluvienne qui lui donne des airs, en ce dernier jour de 1999, de fin du monde. Alexandre, reclus dans sa ferme du Lot où il a grandi avec ses trois sœurs, semble redouter davantage l’arrivée des gendarmes. Seul dans la nuit noire, il va revivre la fin d’un autre monde, les derniers jours de cette vie paysanne et en retrait qui lui paraissait immuable enfant. Entre l’homme et la nature, la relation n’a cessé de se tendre. À qui la faute ?
Dans ce grand roman de « la nature humaine », Serge Joncour orchestre presque trente ans d’histoire nationale où se répondent jusqu’au vertige les progrès, les luttes, la vie politique et les catastrophes successives qui ont jalonné la fin du XXe siècle, percutant de plein fouet une famille française. En offrant à notre monde contemporain la radiographie complexe de son enfance, il nous instruit magnifiquement sur notre humanité en péril. À moins que la nature ne vienne reprendre certains de ses droits…

Éditions Flammarion, août 2020
398 pages
Prix Femina 2020
Prix Femina des Lycéens 2020

vendredi 11 décembre 2020

Apeirogon ★★★★★ de Colum McCann

Un roman exigeant, passionnant, singulier, instructif, aux nombreuses digressions. 
Des digressions en continu sur une multitude de sujets arithmétiques, balistiques, ethnologiques, géographiques, littéraires, historiques, politiques, musicaux,  architecturaux, culinaires avec entre autre l'ultime repas de François Mitterrand... 
Des coupures qui segmentent, brident quelque peu la lecture, surtout au début, quand les acteurs ne sont pas encore clairement identifiés, quand les événements qui nous ébranlent déjà nous sont livrés par bribes.
Et puis la magie opère, les liens se créent, le décor se dessine et les apartés ne sont plus que des moments de relâche, pendant lesquels on apprend, et on reprend sa respiration avant d'avoir de nouveau le souffle coupé par les événements décrits avec une telle précision qu'ils nous happent littéralement, et nous font les spectateurs impuissants de deux tragédies qui se jouent devant nos yeux
« Au départ, quand vous entendez parler d’une explosion, n’importe quelle explosion, n’importe où, vous n’arrêtez pas d’espérer que cette fois, peut-être, le doigt du destin ne se posera pas sur vous. Chaque Israélien sait cela. Vous vous habituez à en entendre parler, mais ça n’empêche pas votre cœur de se figer. Alors vous attendez et vous écoutez, et vous espérez que ce n’est pas vous. Et puis vous n’entendez rien. Et puis votre cœur se met à palpiter. Et vous passez quelques coups de fil. Et puis d’autres. »
Des contrepoints tel des éclats de balle, des éclats de bombe...

Deux événements, dix ans d'écart entre les deux, deux vies réduites en poussière, deux vies que deux pères, Rami et Bassam, l'un Israélien, l'autre Palestinien racontent à travers le monde. 
« ... donnez-moi du temps, la seule façon dont je peux y arriver est d'exploiter la force de mon malheur, vous comprenez ? Il ne voulait plus se battre. Le plus grand jihad, dit-il, était la capacité à parler. Voilà ce qu'il faisait présentement. Le langage était l'arme la plus tranchante. Elle était puissante. Il voulait la manier. Il devait se montrer prudent. Mon nom est Bassam Aramin. Je suis le père d'Abir. Tout le reste provenait de là. » 
Deux combattants de la Paix, qui martèlent, répètent inlassablement leur histoire pour que la force de leur chagrin devienne une arme, et que par les mots la Paix ne soit plus un espoir mais une réalité. 
Un investissement dans leur paix. Pas dans leur sang.

Apeirogon dresse un portrait juste, effrayant, affligeant d'Israël. 
« Une espèce de brouillard envahissait ses auditeurs. Il savait que sa réponse les décevait. Ils voulaient autre autre chose - un État, deux États, trois État, huit. Ils voulaient qu'il dissèque Oslo, qu'il parle du droit au retour, qu'il débatte de la fin du sionisme, des nouvelles colonies, du colonialisme, de l'impérialisme, de la hudna, de l'ONU. Ils voulaient savoir son avis sur la résistance armée. Sur les colons eux-mêmes. Ils avaient entendu tellement de choses, disaient-ils, et pourtant ils en savaient si peu. Et les centres commerciaux, les terres volées, les fanatiques ? Il restait coi. Pour lui, tout tournait autour de l'Occupation. Elle était un ennemi commun. Elle était en train de détruire les deux camps. Il ne haïssait pas les juifs, disait-il, il ne haïssait pas Israël. Ce qu'il haïssait, c'était le fait d'être occupé, l'humiliation que cela représentait, l'étouffement, la dégradation quotidienne, l'avilissement. Il n'y aurait aucune sécurité tant que l'Occupation ne cesserait pas. Essayez un checkpoint ne serait-ce qu'une journée. Essayez un mur en plein milieu de votre cour d'école. Essayez vos oliviers défoncés par un bulldozer. Essayez votre nourriture en train de moisir dans un camion, à un checkpoint. Essayez l'occupation de votre imaginaire. Allez-y. Essayez. »
Apeirogon ne se résume pas. Il se lit. Il se vit. 
Sa portée est sans limite. 
Un vecteur de paix irréfragable.
Merci Colum McCann. 
Merci les éditions Belfond. 
Pour ce dur mais nécessaire voyage. Nous en savons si peu. Alors poser nos yeux sur des mots qui nous en font voir un peu plus sur ce conflit, entrer dans l'intimité d'âmes meurtries nous grandit. Et quand l'empathie nous gagne, alors, alors, c'est bouleversant ... merci, merci ...
« Le meilleur jihad est celui que l'on mène contre soi-même. » 

« La route 1 passe sur les ruines de Qalunya : ici l'Histoire s'empile. »

« Les jours durcissaient comme des pains : il les mangeait sans appétit. »

« Au bout d'un moment, le dirigeable a commencé à l'oppresser davantage, comme une main légère sur son torse, la pression devenant plus forte, jusqu'à ce que Rami ne souhaite qu'une chose, trouver un endroit où il ne serait pas vu. C'était si souvent comme ça. L'envie de se volatiliser. De tout faire disparaître, d'un seul geste. De tout effacer. Tabula rasa. Pas ma guerre. Pas mon Israël. »

« Huit jours avant sa mort, après une spectaculaire orgie de nourriture, le président français François Mitterrand commanda un ultime repas d'ortolan, un minuscule oiseau chanteur à la gorge jaune, pas plus grand que son pouce. Ce mets incarnait à ses yeux l'âme de la France. »

« Un cygne peut être aussi fatal au pilote qu'un tir de lance-roquettes. »

« Quand le premier soleil s'agrippe aux fenêtres, un petit rai d'ombre tricote des mailles sur les marches en pierre. »

« S'il est facile d'entrer dans le camp - il suffit pour cela de franchir le tourniquet en métal au checkpoint -, il est plus compliqué d'en sortir. Pour aller à Jérusalem, une carte d'identité ou une autorisation est nécessaire. Pour rejoindre le reste de la Cisjordanie - ce que, comme Bassam, vous devez faire si vous avez une plaque d'immatriculation verte -, il n'y a pour seule issue qu'une route défoncée. »

« Au XIIIème siècle, le chimiste syrien Hassan al-Rammah décrivit le processus de fabrication de la poudre : le salpêtre était bouilli et mélangé à de la cendre de bois pour faire du nitrate de potassium, lequel était ensuite séché et transformé en explosif. En arabe, la poudre était nommé neige de Chine. »
 
« 110. Deux des secouristes du ZAKA revinrent à scooter le lendemain matin pour récupérer un œil à côté duquel ils étaient passés.
L’œil avait été remarqué par un vieil homme, Moti Richler, qui, à l'aube, regardant du haut de son appartement de Ben Yehuda Street, vit le bout de chair découpé posé sur le grand auvent bleu du café Atara.
Un long fil de nerf optique était encore attaché à la pupille.
111. Aujourd’hui encore, le fonctionnement de l'œil humain est considéré par les scientifiques comme une chose aussi profondément mystérieuse que les complexités du vol migratoire. »
« Les kamikazes avaient, à eux tous, soixante-neuf ans. ils s'envolèrent dans un nuage rose. »

« Bassam et Rami en virent à comprendre qu'ils se serviraient de la force de leur chagrin comme d'une arme. »

« [...] la bibliothèque du palais de Topkapi, à Istanbul,connue parmi les chercheurs - avec ses plafonds voûtés et ses carreaux d'Iznik décorés - pour être une des plus belles au monde. »

« 169. Le coeur en plutonium de la bombe sur Nagasaki avait la taille d'une pierre qu'on peut lancer.
170. Et on pense que les mythes sont incroyables. »
« Il avait appris que le remède au destin était la patience. »

« Un oiseau peut voyager entre un site de nidification au Danemark et la Tanzanie, entre la Russie et l’Éthiopie, entre la Pologne et l'Ouganda, entre l’Écosse et la Jordanie, en l'espace de quelques semaines, voire de quelques jours. 
Des groupes entiers, comptant jusqu'à trois cent mille individus, noircissent parfois le ciel au-dessus du corridor de terre.
Six sur dix y laissent leur peur à cause des lignes à haute tension, des pylônes, des cheminées d'usines, des projecteurs, des gratte-ciel, des foreuses, des puits de pétrole, des poisons, des pesticides, des maladies, des sécheresses, des récoltes ratées, des fusils à répétition, des pièges à appâts, des braconniers, des oiseaux de proie, des tempêtes de sable soudaines, des coups de froid, des crues, des vagues de chaleur, des orages, des chantiers de construction , des fenêtres, des pales d'hélicoptère, des avions de chasse, des marées noires, des vagues scélérates, des îles de déchets, des conduites d'évacuation bouchées, des mangeoires vides, des eaux malsaines, des clous rouillés, des éclats de verre, des chasseurs, des cueilleurs, des avions de pointage, des garçons équipés de fronde, des cercles en plastique emballant les packs de six. 
Le trajet au-dessus de la Palestine et d'Israël est connu depuis longtemps comme une des routes migratoires les plus sanglantes du monde. »

« Par la suite, il comparerait la guerre à une forme d'oeuvre d'art atroce : les civières arrivaient blanches et repartaient rouges. Les lits étaient passés au tuyau d'arrosage et réinstallés dans le camion ; il repartait pour le désert et ramassait des hommes dont le visage serait bientôt cerclé dans le journal. »

« À son retour de la guerre, il dit à Nurit qu'il n'était pas sûr d'être revenu chez lui en entier. »

« Sir Richard Francis Burton traduisit les Nuits arabes, également appelées Livre des Mille Nuits et une nuit, également appelé Les Mille et Une Nuits. »

« Un jour, tandis qu'il était sous le coup de sa fatwa, Salman Rushdie reçut dans son courrier un caillou, seul dans une enveloppe blanche, sans aucun message. Le caillou resta sur son bureau des années durant, jusqu'à ce qu'une femme de ménage, à New York, le balaie par erreur et le jette à la poubelle. »

« [...] lui demanda s'il avait un faible pour les chameaux. Hertzl répondit que oui, il s'intéressait à la capacité du chameau à cracher, sans peur, au visage de son maître. »

« La question essentielle qu'il souhaitait poser à Freud était celle-ci : estimait-il possible de guider le développement psychologique de l'humanité de façon à la rendre résistante aux psychoses de la haine et de la destruction, libérant ainsi la civilisation de la menace persistante de la guerre ? »

« Rares sont les êtres humains, dit-il, dont l'existence s'écoule paisiblement. Il est facile d'infecter l'humanité de la fièvre guerrière, et l'homme a un instinct actif pour la haine et la destruction. Malgré tout, dit Freud, l'espoir de voir la guerre cesser n'était pas une chimère. Il fallait pour cela l'établissement, par consentement collectif, d'un organe de contrôle central qui aurait le dernier mot dans chaque conflit d'intérêt. 
En outre, tout ce qui crée les liens émotionnels entre les êtres humains combat inévitablement la guerre. Ce qu'il fallait viser était un sentiment de communauté, et une mythologie des instincts. » 

« Lorsque l'échange entre Einstein et Freud fut publié en 1933, Adolf Hitler était déjà au pouvoir. Les éditions originales des lettres en allemand et en anglais, intitulées Pourquoi la guerre ?, se limitèrent à seulement deux mille exemplaires.
Les deux hommes quittèrent leur patrie pour s'exiler, Freud en Angleterre et Einstein en Amérique, afin d'échapper à un destin que ni eux, ni personne, ne pouvait encore imaginer. »

«264.
Un bureau spécial, dénommé l'Institut d'hygiène, était chargé de livrer les cristaux de zyklon B aux soldats SS d'Auschwitz. On convoyait les boîtes par ambulance jusqu'aux chambres à gaz.
Les cristaux - qui avaient une durée de conservation de trois mois - étaient déversés par des ouvertures dans le plafond. 
265.
Un poumon qui se rétracte. »

« Le meilleur jihad est celui que l'on mène contre soi-même. »
« Qu'est-ce qui remonte, Salwa, quand la pluie tombe ? »

« Il commença à travailler à son mémoire de maîtrise : L'Holocauste : usage et abus de l'Histoire et la mémoire. Il le rédigeait à la main. Il pensait en arabe mais écrivait en anglais. Il savait que ce n'étaient pas  des idées nouvelles, qu'elles l'étaient seulement pour lui. Malgré tout, il se sentait comme un explorateur. Il s'était naufragé en pleine mer. Si la plupart du temps il finissait pas s'échouer sur le rivage, il lui arrivait de tomber sur une petite rumeur de terre. Mais quand il essayait de trouver un point d'appui, la terre disparaissait sous ses yeux. C'était ça, la vraie terreur, se dit-il. Il était de sa responsabilité de ne pas faiblir. Il voulait partager de l'usage du passé dans la justification du présent. De l'hélice de l'Histoire, chaque moment lié au suivant. Là où la trajectoire du passé coupe celle de l'avenir. »

« Une espèce de brouillard envahissait ses auditeurs. Il savait que sa réponse les décevait. Ils voulaient autre autre chose - un État, deux États, trois État, huit. Ils voulaient qu'il dissèque Oslo, qu'il parle du droit au retour, qu'il débatte de la fin du sionisme, des nouvelles colonies, du colonialisme, de l'impérialisme, de la hudna, de l'ONU. Ils voulaient savoir son avis sur la résistance armée. Sur les colons eux-mêmes. Ils avaient entendu tellement de choses, disaient-ils, et pourtant ils en savaient si peu. Et les centres commerciaux, les terres volées, les fanatiques ? Il restait coi. Pour lui, tout tournait autour de l'Occupation. Elle était un ennemi commun. Elle était en train de détruire les deux camps. Il ne haïssait pas les juifs, disait-il, il ne haïssait pas Israël. Ce qu'il haïssait, c'était le fait d'être occupé, l'humiliation que cela représentait, l'étouffement, la dégradation quotidienne, l'avilissement. Il n'y aurait aucune sécurité tant que l'Occupation ne cesserait pas. Essayez un checkpoint ne serait-ce qu'une journée. Essayez un mur en plein milieu de votre cour d'école. Essayez vos oliviers défoncés par un bulldozer. Essayez votre nourriture en train de moisir dans un camion, à un checkpoint. Essayez l'occupation de votre imaginaire. Allez-y. Essayez. »

« Hier j'étais intelligent, et je voulais changer le monde. Aujourd'hui je suis sage, et j'ai commencé à me changer moi-même. Rumi, poète persan. »

« Personne en Israël ne vivait en dehors des bombes. »

« Deux fois par an, des agents d'entretien retirent les petits bouts de papier fourrés dans les trous du mu des Lamentations. 
Les papiers sont ramassés dans des sacs en plastique puis enterrés au cimetière du mont des Oliviers. Une grande pelleteuse creuse le trou ; les prières sont déposées à l'intérieur et recouvertes de terre.
Le fossoyeur local entretient le site, qu'il replante chaque année, rituellement, d'herbe fraîche. »

« Mitterrand disait que son ultime dîner - les ortolans - réunirait en un seul repas le goût de Dieu, la souffrance du Christ et le sang éternel des hommes. »

« Lors du Congrés mondial des partisans de la paix, en 1949, Pablo Picasso dévoila le dessin d'une colombe tenant un rameau d'olivier dans son bec. L'oeuvre - inspirée de l'épisode biblique de l'arche de Noé, où la colombe revient avec un rameau feuillu pour signifier que les eaux du déluge se sont retirées - devint immédiatement un symbole universel d'opposition à la guerre. »

« Lors de la guerre russo-finlandaise de 1939, l'Union soviétique lâcha des centaines de bombes incendiaires sur la Finlande. Les bombes - plusieurs engins explosifs explosifs contenus dans une bombe géante - étaient mortelles, ce qui n'empêchait pas le ministre des Affaires étrangères soviétique, Viatcheslav Molotov, d'affirmer que ce n'étaient pas du tout des bombes, mais de la nourriture pour les Finnois affamés.
Les bombes furent surnommées, malicieusement, les corbeilles à pain de Molotov. 
En réponse, les Finnois dirent vouloir quelque chose à boire pour accompagner la nourriture. Ils inventèrent donc le cocktail Molotov pour faire passer le pain russe. »

« D'un côté du Mur, Cinnyris osea est connu depuis longtemps comme le souimanga de Palestine, l'oiseau national palestinien. De l'autre côté - et dans les années plus récentes - il commence à être appelé le souimanga d'Israël. »

« Chez moi, un tableau est une somme de destructions. Je fais un tableau, ensuite je le détruis. Mais à la fin du compte rien n'est perdu ; le rouge que j'ai enlevé d'une part se trouve quelque part ailleurs. Picasso. »

« C'était une ville qui gardait le souvenir du couvre-feu, un paysage brumeux de fantômes. »

« 465. Le mouvement dominant du Requiem de Verdi est celui qui mène du deuil accablant à la terreur absolue, il se sépare en plusieurs directions différentes, fanfares de trompettes et solos de flûte, mais revient toujours à la grosse caisse et à l'orchestre en pleine puissance. 
466. Le Requiem fut créé à Milan, en 1874, dans une église catholique où il était interdit d'applaudir.
467. Après la dernière de Schächter, Eichmann aurait dit : « Ces fous de juifs, qui chantent leur propre requiem. » 
468. Le metteur en scène d'avant-garde Peter Brook a dit un jour qu'une standing ovation était à coup sûr le signe d'un public qui s'applaudit lui-même. »

« Certaines personnes ont tout intérêt à maintenir le silence. D'autres ont tout intérêt à répandre la haine fondée sur la peur. La peur fait vendre, et elle fait les lois, et elle prend les terres, et elle construit des colonies, et elle aime faire taire tout le monde. Et, soyons honnêtes, en Israël on est très doués pour la peur, elle nous occupe. Nos hommes politiques aiment nous faire peur. Nous aimons nous faire peur les uns aux autres.Nous employons le mot sécurité pour faire taire les autres. Mais il ne s'agit pas de ça, il s'agit d'occuper la vie de quelqu'un d'autre. Il s'agit de contrôle. Donc de pouvoir. »

« Je n'ai plus le temps de haïr. Nous devons apprendre à nous servir de notre douleur. Investir dans notre paix, pas dans notre sang, voilà ce que nous disons. »

Quatrième de couverture

Rami Elhanan est israélien, fils d’un rescapé de la Shoah, ancien soldat de la guerre du Kippour ; Bassam Aramin est palestinien, et n’a connu que la dépossession, la prison et les humiliations.

Tous deux ont perdu une fille. Abir avait dix ans, Smadar, treize ans.

Passés le choc, la douleur, les souvenirs, le deuil, il y a l’envie de sauver des vies.
 
Eux qui étaient nés pour se haïr décident de raconter leur histoire et de se battre pour la paix.

Afin de restituer cette tragédie immense, de rendre hommage à l’histoire vraie de cette amitié, Colum McCann nous offre une œuvre totale à la forme inédite ; une exploration tout à la fois historique, politique, philosophique, religieuse, musicale, cinématographique et géographique d’un conflit infini. Porté par la grâce d’une écriture, flirtant avec la poésie et la non-fiction, un roman protéiforme qui nous engage à comprendre, à échanger et, peut-être, à entrevoir un nouvel avenir.

Apeirogon, n.m. : figure géométrique au nombre infini de côtés.

©(c) Patrice Normand_Opale_Leemage

Né à Dublin en 1965, Colum McCann est l’auteur de six romans, Le Chant du coyote, Les Saisons de la nuit, Danseur, Zoli, Et que le vaste monde poursuive sa course folle, National Book Award en 2009 et Meilleur livre de l’année (Lire), et Transatlantic ; ainsi que de trois recueils de nouvelles, La Rivière de l’exil, Ailleurs, en ce pays et Treize façons de voir, tous parus chez Belfond et repris chez 10/18. Après Lettres à un jeune auteur paru en 2018, texte à dimension autobiographique, Colum McCann nous livre une œuvre hors-norme, entre fiction et non-fiction, sur le conflit israélo-palestinien.
Il vit à New York avec sa femme et leurs trois enfants.


Éditions La Table Ronde, août 2020
510 pages
Traduit de l'anglais (Irlande)  par Clément Baude
Prix du Meilleur Livre étranger 2020