mercredi 9 décembre 2020

Le silence d'Isra ★★★★☆ de Etaf Rum

« Il n'est pas de plus grande agonie que de garder une histoire tue en soi. » MAYA ANGELOU

Et quelle histoire encore ici ! 
Dans certaines cultures, naître femme n'est pas une bonne idée, vraiment pas une bonne idée. 
Naître femme, c'est vivre bâillonnée, être à la merci de  son mari parce qu'avoir un mari c'est la destinée de la jeune fille, tout comme mettre au monde un fils au risque de couvrir la communauté d'opprobre . 
Devenues mères, belle-mères, elles se font les gardiennes de ce monde et bâillonnent à leur tour leurs propres filles, belle-filles. Le silence est pour elles la seule voix. Elles pensent  qu'il est « plus sûr de se soumettre que de se faire entendre. ». La lutte est si dure. L'honneur, une excuse légitime. 

Etaf Rum décrit ce monde (hypocrite) dans lequel vivent des femmes opprimées par les limites et les interdits, et des hommes qui doivent apprendre à leur femme quelle est leur place.

🎵🎵 Si la voisine crie très fort, c’est qu’elle a pas bien entendu
Si elle a du bleu sur le corps, c’est qu’elle a joué dans la peinture
Et si un jour elle a disparu, c’est qu’elle est partie en lune de miel
En attendant, les jours de pluie elle met ses lunettes de soleil

Tout va bien, tout va bien
Petit tout va bien 🎵🎵

Isra, Deya, Sarah ... ont compris que le silence ne sauve pas. Elles aimeraient avoir prise sur leur vie, décider par elle-même, s'affranchir du rôle de la poule pondeuse au masculin, de l'oppression et de la voix de la peur qui n'est pas celle de la vérité, écrire leur propre page, ne plus faire semblant que tout va bien...Je leur ai souhaité, au plus profond de moi-même, tout au long de ce récit, de trouver l'étincelle qui brillera dans leur vie et qui les fera changer de destinée.  

Parfois, les mots pèsent une tonne.

Une lecture inconfortable, exténuante mais pas décourageante qui fait briller les yeux et mouille les joues, inévitablement.  

« J'écris pour ces femmes qui ne parlent pas,
pour celles qui n'ont pas de voix
parce qu'elles sont terrorisées,
parce qu'on nous a plus appris à respecter
la peur qu'à nous respecter nous-mêmes.
On nous a appris que le silence
pouvait nous sauver, mais c'est faux. » AUDRE LORDE

INCIPIT
« Je suis née sans voix, par un jour nuageux et froid à Brooklyn. Personne ne parlait jamais de ce mal. Ce n'est que des années plus tard que j'ai su que j'étais muette, lorsque j'ai ouvert la bouche afin de demander ce que je désirais : j'ai alors pris conscience que personne ne pouvait m'aider. Là d'où je viens, le mutisme est la condition même de mon genre, aussi naturel que les seins d'une femme, aussi impératif que la génération à venir qui couve dans son ventre. Mais jamais nous ne vous l'avouerons, bien entendu. Là d'où je viens, on nous apprenait à dissimuler notre condition. On nous apprenait à nous réduire nous-mêmes au silence, on nous apprenait que notre silence nous sauverait. Ce n'est que maintenant, bien des années plus tard, que je sais que tout cela est faux. Ce n'est que maintenant, en écrivant cette histoire, que je sens venir ma voix. »

« Alger, 1950
Tâche blanche, informe, qui se précise quand, entrant dans le port, la ville surgit de la mer. Collines en amphithéâtre, odeurs de jasmin, d'anisette, de poubelles, de fruits décomposés, maisons qui escaladent les pentes, et dont le blanc à peu près absolu ne laisse voir par intervalles que le gris d'une place ou le vert foncé d'un jardin. »

« On racontait que quand le corps expéditionnaire entra dans Alger, le 9 juillet 1830, ils furent saisis d'horreur par l'état d'insalubrité d'une ville déjà décimée par la peste, le choléra et le typhus. Les immondices jonchaient les rues. Rats et cafards pullulaient. La dysenterie, mais aussi la syphilis, la variole importées par les voyageurs étaient devenus endémiques, gravées à même les corps des misérables, rongeant les os et la peau des enfants. »

« La fièvre des marais faisait tomber les hommes comme des mouches. On racontait que les morts étaient si nombreux qu'à Paris on songeait à tout arrêter mais qu'on s'abstint au dernier moment, parce qu'on pensait justement qu'en Afrique le véritable ennemi, c'était la maladie, le véritable champ de bataille, l'hôpital, et qu'on ne pouvait pas, disaient-ils, répétaient-ils, répétaient-ils encore cent cinquante ans plus tard, on ne pouvait décemment pas laisser tous ces pauvres Algériens sur leur pauvre terre, si mal soignés dans une telle misère, et c'est pourquoi, sur ordre de Charles X, tandis que les soldats épuisés par les fièvres continuaient d'avancer tels des squelettes dans les marais, on implanta à des ports des lazarets, dans lesquels on mit en quarantaine passagers et cargaisons, et partout, dans chaque ville assez importante, la monarchie de Juillet établit aux frais de la France des officines de santé sous la tutelle de l'armée pour s'imposer, s'il le fallait par la force, désinfection et purification. »

« Une fille n'était qu'une simple invitée de passage, qui attendait qu'un autre homme veuille bien les emporter, elle et son fardeau financier. »

« Bientôt, tu apprendras qu'il n'y a pas de place pour l'amour dans la vie d'une femme. Tu n'as besoin que d'une chose : sabr, la patience. »

« [...] les femmes étaient éduquées dans la croyance qu'elles étaient des créatures honteuses et sans valeur qui méritaient d'être battues, éduquées à être totalement dépendantes des hommes qui les battaient. »

« Qu'est-ce qui les avait poussés à quitter leur pays pour s'établir en Amérique, où une chose pareille pouvait arriver ? Une chose pareille. La bouche sèche, Farida se répéta ces mots. Sa fille leur aurait-elle désobéi, les aurait-elles déshonorés s'ils l’avaient élevée au pays ? Quelle importance s'ils étaient morts d'une balle dans le dos à un check-point, ou asphyxiés par les lacrymogènes sur le chemin de l'école ou de la mosquée ? Peut-être auraient-ils mieux fait de rester chez eux, quitte à se faire tuer par les soldats. Mieux fait de rester et de se battre pour leur terre, mieux fait de rester et de mourir. Toute douleur aurait été préférable à celle de la culpabilité et du remords. »

« [Elle] savait que, quoi qu'une femme puisse dire, sa culture l'emportait toujours. Même si c'était dans la tragédie. Même si c'était dans la mort. [...] Il fallait bien plus qu'une seule femme pour changer les choses. Il aurait fallu toutes les femmes que comptait ce monde. Elle s'était consolée tant de fois avec ces pensées, mais cette nuit, elles ne la remplissaient que de honte. »

Quatrième de couverture

PALESTINE, 1990. Isra, 17 ans, préfère lire en cachette et s’évader dans les méandres de son imagination plutôt que de s’essayer à séduire les prétendants que son père a choisis pour elle. Mais ses rêves de liberté tournent court : avant même son dix-huitième anniversaire, la jeune fille est mariée et forcée de s’installer à Brooklyn, où vivent son époux et sa nouvelle famille.
La tête encore pleine de chimères adolescentes, Isra espère trouver aux États-Unis une vie meilleure mais déchante vite : les femmes sont cloîtrées à la maison, avec les enfants ; les maris, peu loquaces, travaillent jour et nuit. Invisible aux yeux du monde, la jeune fille autrefois rêveuse disparaît peu à peu face à la tyrannie de sa belle-mère et la pression étouffante de devoir donner naissance à un fils. Mais comble du déshonneur, Isra ne met au monde que des filles, dont la fougueuse Deya…

BROOKLYN, 2008. Deya, 18 ans, est en âge d’être mariée. Elle vit avec ses sœurs et ses grands-parents, qui lui cherchent déjà un fiancé. Mais la révolte gronde en Deya, qui rêve d’aller à l’université et se souvient combien sa mère était malheureuse, recluse et seule. Alors qu’est révélé un secret bien gardé, Deya découvre que les femmes de sa famille sont plus rebelles que ce qu’elle croyait et y puise la force de changer enfin le cours de son destin.

Dans ce premier roman aux accents autobiographiques d’une force inouïe, Etaf Rum pose un regard toujours nuancé sur la force libératrice de la littérature pour les plus faibles et les opprimés et sur les conflits intérieurs des femmes d’aujourd’hui, prises en étau entre aspirations et traditions.

Issue d'une famille d'immigrés palestiniens, Etaf Rum est née à Brooklyn. Elle enseigne la littérature américaine en Caroline du Nord, où elle réside avec ses deux enfants. Le Silence d'Isra, classé parmi les meilleures ventes du new York Times et applaudi par la critique, est son premier roman.

Éditions Les éditions de l'Observatoire, janvier 2020
430 pages
Traduit de l'anglais (États-Unis) par Diniz Galhos

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